De l’éloquence académique - Les notices et portraits de M. Mignet
Est-ce que ces deux mots, éloquence et académique, peuvent être vraiment associés l’un à l’autre ? Est-ce que,
- Hurlant d’effroi de se voir accouplés,
ils ne constituent pas une antithèse, ces deux mots dont l’un signifie l’audace, la puissance, la fougue, la parole soudaine excitée par la chaleur du débat et s’échappant en improvisations hardies, dont l’autre éveille l’idée d’un langage étudié, châtié, mesuré, combiné pour des effets prévus, emprisonné dans des limites infranchissables, soumis à des traditions régulières, rigoureuses, presque formalistes ? Ici un joug écrasant, la bienveillance des sentimens et la politesse des habitudes s’imposant à l’écrivain condamné à certaines formes solennelles et obligé de louer en jugeant, c’est-à-dire réduit souvent à ne pas juger à force de louer ; là une liberté absolue de tout exprimer de ce que l’on sent, un champ immense ouvert à l’imagination de l’orateur, nulle obligation de ménager son auditoire que souvent même il entraîne par sa puissance et dont il transforme entièrement les impressions et les opinions. Ici enfin l’art de bien dire et de dire à propos, mais sans jamais heurter la tradition, et à la condition expresse de subir certaines formes prescrites, de se conformer exactement aux pensées pressenties des auditeurs, aux usages consacrés du lieu où l’on parle, et d’y accommoder son langage ; là au contraire la passion débordant tout entière et jaillissant du cœur pour aller librement frapper le cœur d’un auditoire souvent surpris, parfois hostile, et qui finit toujours par être subjugué.
Si en effet, comme l’a dit La Bruyère, « l’éloquence est un don de l’âme, lequel nous rend maîtres du cœur et de l’esprit des autres, » comment appliquer ce grand mot aux œuvres de ces discoureurs diserts et expérimentés, mais nécessairement froids, qui, marchant à travers mille obstacles sur un terrain imposé, dans une voie déterminée d’avance et vers un but qu’ils n’ont pas choisi, s’adressant à un auditoire de cérémonie qui a ses exigences et sait les faire prévaloir, n’ont pas même le mérite de la difficulté vaincue, car les obstacles, ils les tournent au lieu de les surmonter, l’auditoire, ils lui obéissent servilement, loin de songer à le convaincre et à le dominer. Chez la plupart des écrivains condamnés à louer sans réserve un personnage désigné, les chaînes que porte l’auteur alourdissent sa main et son style. On sent une tension continuelle et une marche souvent aussi pénible pour le lecteur qu’elle l’a été pour l’écrivain. Où des entraves existent, l’inspiration fait défaut. « Quand l’âme est à l’étroit, a dit le véritable maître de la critique moderne, le goût tombe, l’éloquence meurt[1]. » L’assaisonnement piquant de la critique est interdit dans ces morceaux d’apparat qui sont sans caractère personnel, sans effet durable et dont la véhémence pompeuse se perd dans le vide. Rien de ce qui jaillit de la passion toute pure ne saurait y trouver place. Comme on cherche un songe dans une tragédie, on cherche et on trouve dans tous ces discours, composés d’ordinaire sur le même patron, le même début solennel, les mêmes parallèles, les mêmes formes démodées et surannées. Chez quelques-uns de ces écrivains, chez Thomas par exemple, il y a comme une soumission résignée à parcourir avec monotonie la voie déterminée. Chez d’autres, on reconnaît quelques tentatives pour secouer le joug, quelques éclairs d’indépendance, certains efforts méritoires tendant à franchir les bornes imposées ; mais la nécessité l’emporte bientôt, et l’on rachète ces passagers et téméraires écarts en rentrant bien vite dans l’impérieuse et énervante tradition. Nous ne connaissons pas d’orateurs vraiment dignes de ce nom qui auraient résisté à ce régime débilitant. Mirabeau lui-même, condamné à l’exercice fastidieux de l’éloge à tout prix, y aurait vu s’amollir ses qualités les plus énergiques, s’énerver son génie et tarir la source de ses plus magnifiques élans ; ou plutôt il aurait brusquement rompu les liens pour rester lui-même et ne pas sacrifier son éloquence, la grande, à cette éloquence de luxe, qui est à l’autre ce que la convention est à la réalité. L’Académie française nous semble avoir été bien mieux inspirée dans ses concours lorsqu’à ces mots : « Éloge d’un personnage, » elle a substitué ceux-ci ; « Étude sur tel personnage. » Elle accorde ainsi une plus grande liberté à l’écrivain et l’autorise au blâme sans lequel la louange ne saurait avoir de prix. Elle a été bien mieux inspirée encore lorsqu’elle a laissé les concurrens entièrement libres du choix du sujet, ce qu’elle a fait trop rarement pour le prix d’éloquence, quelquefois pour le prix de poésie. Elle s’est pourtant très bien trouvée de cette innovation. La muse de l’éloquence, comme la muse de la poésie, rend en inspirations élevées ce qu’on lui accorde en indépendance. En outre, l’écrivain s’offre ainsi au jugement de l’Académie par le goût qui l’a inspiré dans le choix du sujet autant que par le goût qui l’a dirigé dans la manière de le traiter. Si l’Académie renouvelait plus souvent cette épreuve, il est à croire que ses annales compteraient moins d’éloges pompeux et plus de saines études critiques, et que les jeunes écrivains exerceraient plus utilement leur esprit en étudiant tour à tour les côtés défectueux et les qualités de nos grands hommes.
Est-ce à dire que nous proscrivions l’éloge ? Assurément non. L’éloge a toujours été l’aiguillon nécessaire à certains hommes, et en général à ceux que la fortune a placés le plus haut. Philippe de Macédoine, répondant à un courtisan qui lui conseillait de détruire Athènes : « Et par qui serons-nous loués ? » Alexandre s’écriant : « O Athéniens, qu’il en coûte pour être estimé de vous ! » Pierre le Grand prêt à poignarder un de ses capitaines et s’arrêtant sur ce mot : « Frappe, mais ce sera dans ton histoire ! » obéissaient au même sentiment.
Mais c’est de l’historien bien plus que de l’auteur futur d’un éloge dont vraiment tiennent compte ceux qui, participant aux grandes affaires de leur pays, se préoccupent de l’opinion de la postérité. Nous sommes disposés, comme Thomas, à voir dans la postérité « un asile où la justice est rétablie, » où Socrate est vengé, Galilée absous, où Bacon réapparaît un grand homme, où Cicéron ne craint plus le fer des assassins, ni Démosthène le poison, où Virgile s’assied plus haut qu’Auguste, et Corneille à côté de Condé, où Molière, Catinat et Fabert prennent la place glorieuse que leur assure leur génie, mais que leur naissance infime les a empêchés d’occuper de leur vivant. Dans cet asile d’équité, où l’immortalité commence, ni l’or, ni la vanité, ni les stupides préjugés ne comptent plus pour rien. Chacun prend la rang que lui assignent son génie ou ses vertus. Mais cet équitable classement, cette souveraine et décisive justice, c’est moins dans les honneurs rendus aux grands hommes que nous les trouvons ; c’est moins dans ces statues, dans ces inscriptions, dans ces arcs de triomphe, dans ces éloges solennels et éphémères, que dans l’histoire. Que de fois en effet ces brillans honneurs ont été usurpés ! Que de fois les décisions précipitées d’un courtisan trop empressé de faire élever une statue au père de son maître ont été cassées par le peuple justement irrité ! Quant aux panégyriques, n’oublions pas que Velleius Paterculus a écrit un éloge de Tibère, que Sénèque a exalté Claude, que Lucain, en tête de la Pharsale, a placé Néron dans le ciel, enfin que Quintilien, Martial et Stace ont rivalisé à qui composerait le plus ardent panégyrique de Domitien. Il y a là, il faut en convenir, de quoi dégoûter des éloges et ceux qui seraient tentés de les lire et ceux qui aspireraient à en être le sujet.
De quel prix plus considérable est le jugement de l’historien, soit que, sous la forme de mémoires, il raconte ce qu’il a vu, il peigne sur le vif les impressions ressenties par les contemporains mêmes des événemens ; soit que, étudiant avec soin les témoignages et ayant acquis une connaissance complète des faits, des temps, des lieux, des hommes, des institutions, il se soit rendu digne d’être le juge des choses du passé. Le panégyriste loue, l’historien politique prononce un arrêt. Le premier n’a besoin que d’un prétexte ou d’un programme ; le second jouit d’autant de liberté pour rechercher la vérité que pour la dire. « Le procès fait aux mauvais princes est le meilleur éloge des bons, » a dit un critique. Assurément, s’il avait été donné aux despotes de surprendre les secrets de l’avenir, ce n’est pas la pensée d’être oubliés un jour par les panégyristes qui les aurait préoccupés, mais bien l’apparition vengeresse d’un Tacite ou d’un Saint-Simon qui les aurait par avance terrifiés. Néron, apercevant tout à coup devant lui ceux qui devaient raconter son règne, aurait vu avec effroi Tacite, cet écrivain de génie dont la profonde sagacité devait exceller à pénétrer les intentions sous les paroles, les desseins sous les actes, l’homme sous le personnage, et qui, avec une incomparable énergie, allait flétrir en des pages immortelles le crime et la tyrannie et les livrer au mépris de la postérité. Louis XIV aurait oublié ses adulateurs et ses historiographes gagés pour porter toute son attention sur ce duc effacé presque ignoré avant la régence et qui s’est dédommagé de ses froissemens par ses impitoyables récits, a vengé les blessures de son orgueil par ses observations mordantes, et, pénétrant jusqu’au plus profond du cœur égoïste et sec du roi, portant la lumière jusque dans les recoins les plus retirés et les plus sombres de cette cour si brillante au premier plan, en a montré avec tant de relief les pompeux ridicules et les misères cachées. Duclos raconte dans ses Mémoires qu’il a fait donner par l’Académie française pour sujet du prix d’éloquence L’éloge de D’Aguesseau ; puis il juge à son tour ce personnage avec cette agréable familiarité propre aux mémoires, plaçant l’ombre à côté de la lumière et publiant quelques anecdotes qui, sans diminuer la gloire de l’illustre magistrat, le montrent sous un jour des plus vrais. Chacun a lu les Mémoires de Duclos ; qui songe à rechercher et à lire l’éloge de D’Aguesseau, fait sur commande et destiné à une séance d’apparat ? Ce sont là des morceaux de circonstance qui n’ont pas plus de signification que les cantates officielles. Ce sont là des compositions de rhétorique, à la pompe factice, que conservent pieusement les descendans du héros dans leurs papiers de famille, mais qui ne comptent pas pour la postérité, car leur mérite littéraire est médiocre, leur valeur historique nulle, et leur portée philosophique est encore à découvrir.
Si nous avons fait bon marché de cette éloquence de rhéteur, empruntée, théâtrale, qui enfle les choses, grandit outre mesure les héros, qui, ne jaillissant ni de la nécessité, ni de la passion, ne saurait être sincère, et dont l’abus a généralisé la mauvaise acception de ces mots : éloquence académique, est-ce à dire qu’un discours ne puisse pas être éloquent par cela seul qu’il a été prononcé dans une académie ? Contre une telle hérésie, vingt noms, et des plus justement glorieux dans les lettres françaises, protesteraient. Il suffit de rappeler cette éloquence tour à tour brillante et familière, tantôt s’élevant aux plus hauts sommets, tantôt s’honorant en racontant les vertus obscures des obscurs et admirables lauréats des prix Monthyon, ici trouvant au fond du cœur les inspirations les plus touchantes, là employant avec une grâce exquise l’arme légère de l’ironie, et qui, particulièrement propre à notre siècle, a montré sous un aspect si nouveau les talens variés de Villemain[2], de Guizot, de Vitet, de Prévost-Paradol, de Saint-Marc Girardin, pour nommer seulement ceux qui ne sont plus. Mais, quelque liberté que sache se donner, sinon celui qui, pénétrant dans l’Académie française, est obligé dans tous les cas de louer son prédécesseur, du moins le directeur qui lui répond et dont parfois les louanges ironiques sont plus meurtrières que des critiques, il est certain que l’éloquence a de plus libres allures ailleurs qu’à l’Académie. La chaire dans tous les temps et dans tous les lieux, la tribune politique quand elle est une réalité et non un simulacre, comme cela s’est vu pendant quinze ans naguère, offrent des conditions particulière de liberté. Le danger même qu’y courait parfois l’orateur politique était comme un excitant de plus à son éloquence, et, s’il se souvenait que sa tête répondait de ses paroles, il n’en était que plus hardi dans ses discours. Les Gracques assassinés, Cicéron égorgé, Démosthène réduit au poison et Phocion condamné à la ciguë, Vergniaud et Gensonné périssant sur l’échafaud, tous ces martyrs de la tribune n’ont jamais[3] sacrifié un seul de leurs traits impitoyables au sentiment de leur sécurité. C’est le 2 juin 1793, dans cette fameuse séance où des assassins innombrables et acharnés assiégeaient la convention, se pressant aux portes et aux fenêtres et demandant à grands cris qu’on leur livrât les girondins qu’ils tenaient en joue, c’est alors que ceux-ci ont été le plus hardis dans leurs discours, comme si la mort qu’ils avaient en face les conviait à jeter pour la dernière fois leurs plus véhémentes apostrophes. Quant à l’orateur de la chaire, son domaine est aussi infini que la divinité au nom de laquelle il parle. Interprète de Dieu sur la terre, il rabaisse en son nom la gloire humaine et la réduit à néant. Plus haut a été placé l’homme devant le tombeau duquel parle l’orateur, plus éclatante a été sa renommée, plus encore, dans les paroles du prêtre, Dieu est partout présent, renversant les trônes, déjouant les calculs les plus habiles, domptant tout ce qui lui résiste. Le mot de panégyrique ne devrait en aucun cas désigner ces discours où la louange décernée à l’homme a quelque chose d’ironique et ses grandeurs terrestres sont montrées si éphémères, où tout ce qui compte ici-bas disparaît devant l’image d’une autre vie, où enfin Dieu seul est grand.
Si le sort des nations et les destinées futures de l’homme ont été et sont encore pour l’orateur politique et pour l’orateur de la chaire deux sources intarissables d’éloquence, il en est une autre dans l’hommage librement rendu par l’admiration et la reconnaissance au génie et aux vertus de l’homme. Mais c’est à la condition expresse que l’écrivain, libre dans le choix de ses sujets, absolument indépendant dans la façon de les traiter, aussi incapable de lâches complaisances envers un pouvoir jaloux que de frivoles sacrifices aux goûts et aux modes du temps, ami de la vérité et de la vérité seule, aura ainsi acquis assez d’autorité pour que sa voix soit celle d’une nation tout entière, son jugement l’arrêt de la postérité. Telles sont les Vies de Plutarque, ce grand, cet incomparable résurrecteur de tous ceux qu’il a mis en scène, parce qu’il l’a fait simplement, avec un naturel parfait, sans prétendre à éblouir, sans céder à un enthousiasme excessif ni s’exhaler en indignations théâtrales. Il converse avec le lecteur plus qu’il ne discourt. Son autorité lui vient de son honnêteté d’abord, puis de sa haute simplicité, de cette pureté d’un goût mâle et sévère qui le caractérise, enfin de cette connaissance approfondie des mœurs, des institutions, de l’éducation, des habitudes, grâce à laquelle c’est l’antiquité tout entière qui revit et se meut dans ce livre immortel. Aussi quelle salutaire influence il a exercée ! Quelle source il a été de méditations fécondes, d’efforts virils, de sentimens nobles et élevés, de bonnes pensées dans l’acception la plus large du mot ! Il a eu cette rare fortune d’initier bien des âmes aux grandes choses et de révéler des vocations jusque-là inaperçues. Il a fait des hommes, y compris Mme Roland. De tous les livres dus à une inspiration humaine, celui de Plutarque est le meilleur, car il n’en est point qui ait fait plus de bien.
Où retrouver à un tel degré ces qualités simples autant que fortes ? On a rapproché de Plutarque Fontenelle en disant que son livre a fait des savans comme celui de Plutarque avait fait des héros. C’est un peu imiter Plutarque dans son goût des parallèles. Sans doute Fontenelle, en racontant le vie des plus illustres membres de l’Académie dont il était le secrétaire perpétuel, a prêté une attrayante séduction à la science et a pu ainsi lui procurer de nouveaux adeptes. « Au lieu de se servir comme dans l’ancienne Égypte, pour employer ses paroles, d’une certaine langue sacrée entendue des seuls prêtres et de quelques initiés, » il a exposé les grands résultats obtenus par ses savans contemporains avec cette lumineuse clarté qui fait comprendre sans efforts ce qui semble avoir été écrit sans peine. Curieux de tout connaître et très capable de tout faire comprendre, prodiguant l’esprit et même le bel esprit, fin et quelquefois subtil, il a excellé dans l’art de juger sainement les savans français et étrangers placés par Louis XIV dans la même Académie. Mais il l’a fait sans passion, sans chaleur, sans flamme. Il était tout cerveau, et d’un cœur sec. Aussi est-il mort à cent ans de la difficulté de vivre plus longtemps. Une seule fois, dans sa longue vie, il s’est départi de son calme sceptique, et, triomphant. de sa froide nature, il s’est ému, mais c’est pour recevoir le cardinal Dubois et lui décerner les plus pompeux éloges. Ce jour-là l’orateur ingénieux et d’ordinaire discret n’a pas été l’organe anticipé de la postérité.
Quoi qu’il en soit de cette grossière erreur et de cette malencontreuse exception, il serait injuste de méconnaître que Fontenelle a ouvert une voie nouvelle non-seulement en montrant les savans dans leur caractère, dans la piquante et séduisante simplicité de leur vie privée, mais surtout en expliquant les découvertes par les méthodes et en ne séparant jamais la marche de la science de l’histoire des savans. Dans cette voie se sont engagés après lui, sans l’égaler, D’Alembert, emprunté par l’Académie française à l’Académie des sciences pour devenir l’organe des lettres, comme Fontenelle avait été prêté par l’Académie française à l’Académie des sciences pour que celle-ci en fît son spirituel interprète ; puis Condorcet, Cuvier, et, de nos jours, Flourens et M. Dumas. Mais ni la précision géométrique de D’Alembert, dont on a dit avec raison que chez lui « la justesse n’est pas un bonheur de l’esprit, mais une déduction rigoureuse, » ni l’instruction solide et variée contenue dans les éloges de Condorcet, ni la pénétration profonde et le degré de perfection dans l’analyse qui distinguent Cuvier, ni la fermeté des jugemens portés par Flourens, ne sauraient faire oublier le monument élevé par Fontenelle. C’est qu’il n’a pas eu le seul mérité de faire valoir le premier une des idées les plus fécondes du XVIIIe siècle, à savoir l’alliance étroite du génie littéraire avec les sciences, alliance que devaient resserrer davantage encore Buffon, Maupertuis, La Condamine, Bailly, Vicq-d’Azir, et, dans ce siècle, Laplace, Fourier, Biot et Arago, Fontenelle a su en outre donner à ses éloges une originalité particulière en les concevant, en les écrivant en philosophe. Chez lui se trouve avant tout un observateur pénétrant des hommes, un spectateur attentif de la vie humaine. Ses notices, que nous nommerions volontiers des traités de morale, mais en aucun cas des éloges, car il est loin d’abuser de l’admiration, ni des discours, car elles n’ont pas le tour oratoire, ses notices abondent en maximes courantes pour l’usage ordinaire de la vie et en vues quelquefois profondes, toujours fines, sur le caractère des hommes. Sceptique sans amertume, ironique sans malice, juge clairvoyant, mais sans sévérité, il prouve à la fois qu’il sait pénétrer à fond notre nature, et que sa supériorité bienveillante le dispense d’insister sur les défauts. Il ne se borne pas à faire paraître la science aussi aimable et aussi facile que l’est le style par lequel il en résume les découvertes. Il la montre conduisant l’homme non-seulement à la vérité, mais au bonheur, en ce qu’elle a pour effet pie rendre l’esprit égal et tranquille. À cet égard Fontenelle aurait pu se donner en exemple. Il a été actif, mais jamais au point d’être agité. Nul plus que lui ne s’est affranchi « de ces vaines inquiétudes, de ces agitations insensées qui sont les plus douloureuses et les plus incurables de toutes les maladies[4]. » Plus le savant qu’il a à peindre a eu une existence solitaire et enveloppée tout entière par la science, plus Fontenelle excelle dans ses portraits et fait une ample récolte d’observations. Tout lui offre matière à enseignement, mais cet enseignement il le donne sans pédanterie. En lui rien de gourmé, rien qui éveille le souvenir du professeur. Toujours maître de sa plume comme il a été toujours maître de sa vie, il comprend l’enthousiasme d’autrui, mais sans jamais le partager, et la même philosophie sereine qui a dirigé tous ses actes a inspiré chacun des jugemens qu’il a portés. C’est par là qu’il vivra. Pour l’art d’exposer avec une suprême élégance les découvertes des savans, s’il a été le premier dans l’ordre des temps[5], il a eu et il a encore de dignes continuateurs ; mais il se distingue de tous parce qu’aux traditions de l’homme lettré, aux impressions de l’homme du monde, il a joint la philosophie calme et sereine du sage. Observateur attentif des hommes, il n’est ni leur dupe ni leur détracteur ; il les connaît trop pour rien ignorer de leurs travers, dont cependant il se garde bien de triompher. Sa haute raison plane au-dessus des faiblesses humaines, mais il laisse voir qu’il les aperçoit et qu’il les excuse. Est-ce à dire que son indulgence soit banale ? Nullement. Qu’elle soit dédaigneuse et hautaine ? Moins encore. Entre ces tendances si contraires, Fontenelle a su découvrir un tempérament qui vraiment le caractérise et que depuis personne n’a retrouvé.
On le voit, un auteur d’éloges n’a quelques chances de pénétrer dans la postérité que si, ne se bornant pas à être un dispensateur officiel et solennel de louanges, il a un trait caractéristique qui attire sur lui et retienne l’attention. Quelques-uns des éloges prononcés à Athènes sur la tombe des guerriers morts sont parvenus jusqu’à nous parce que c’étaient moins des éloges banals que de véritables harangues politiques où, à la louange décernée aux vainqueurs, se mêlaient de véhémentes apostrophes adressées à l’ennemi, lesquelles suscitaient de nouveaux héros. Le discours prononcé par Cicéron sur les guerriers de la légion de Mars morts dans un combat livré par Antoine est moins un éloge de ces guerriers qu’une philippique nouvelle destinée à entretenir la haine des survivans. Là les auteurs d’éloges sont en réalité des orateurs politiques, de même que Fontenelle est avant tout un philosophe moraliste.
Ce trait caractéristique, cette dominante du talent, ne sont pas malaisés à découvrir chez le secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences morales et politiques, qui vient d’ajouter un quatrième volume aux trois volumes[6] de Notices et portraits précédemment publiés. L’historien-orateur, comme le nommait ici même, il y a trente ans, un critique célèbre[7], a de plus en plus justifié cette dénomination dans ces magnifiques études qui, s’élevant aujourd’hui au nombre de trente-deux et embrassant un siècle de notre histoire, forment un vaste ensemble tout à fait digne d’un examen approfondi et d’une étude complète. Libre dans le choix de ses sujets, M. Mignet a attesté cette indépendance en laissant de côté des hommes qu’il ne lui convenait pas de peindre et en choisissant ses personnages non-seulement parmi les membres français de l’Académie dont il est le secrétaire perpétuel, mais aussi parmi les associés étrangers pris dans les sommités scientifiques du monde entier. Avec quelle entière impartialité il les a jugés ; avec quelle pénétration il a étudié tour à tour les plus illustres représentans de toutes les grandes idées de la fin du dernier siècle et de notre temps ; comment et avec quelle opportunité le biographe, excellant à pénétrer dans la vie intime des hommes et à expliquer la formation de leur caractère, est toujours resté l’historien dont la vue embrasse l’ensemble des événemens et démêle leurs véritables causes ; comment il a ainsi donné à ses portraits un cachet particulier, une marque originale, c’est ce que nous allons essayer de montrer. Nous le ferons avec l’attention scrupuleuse qui convient à un tel juge. Il s’est donné pour but moins d’écrire des éloges que d’étudier avec indépendance la part prise par certains hommes dans les événemens contemporains et de faire l’histoire de leurs systèmes et de leurs travaux. C’est en cela que nous nous efforcerons de l’imiter. Louer M. Mignet est superflu ; rendre compte de sa méthode et tâcher d’en pénétrer le secret peut ne pas être sans quelque utilité.
Ç’a été, de la part des organisateurs de l’Institut, un acte d’équité incontestable que de créer une classe particulière pour les sciences morales et politiques. Le XVIIIe siècle en effet, après avoir agrandi les sciences mathématiques et physiques auxquelles, dès le XVIIe siècle, le génie de quelques hommes avait imprimé une vive impulsion, posa les fondemens des sciences morales et politiques. Proclamant l’indépendance entière de la raison, fondant l’ordre social sur l’utilité réciproque, donnant l’égalité civile comme base de la loi, érigeant en dogme le progrès successif de l’espèce humaine, il n’a pas seulement obtenu les résultats considérables dont nous jouissons et cette liberté que nous devons à ses efforts. Il a aussi, ce qu’il ne faut pas oublier, lancé l’humanité dans une marche qui doit être ininterrompue, vers des destinées toujours plus complètes. Il était donc juste que ces sciences morales et politiques, qui avaient exercé une telle influence sur le XVIIIe siècle et qui venaient de faire une révolution, eussent une représentation particulière dans le sein de l’Institut. C’est ce que comprirent ses trois principaux fondateurs : Talleyrand, qui présenta le premier ce projet à l’assemblée constituante, Daunou, qui le fit accepter par la convention la veille même du jour où elle cessa d’exister, et Lakanal, qui organisa sous le directoire cette véritable assemblée représentative des sciences, des lettres et des beaux-arts, à laquelle furent confiés le dépôt des précieuses conquêtes obtenues, en même temps que la mission de les perfectionner. Il semble qu’au moment de se terminer le XVIIIe siècle ait voulu, par la fondation la plus durable, instituer les gardiens des belles sciences qui avaient fait sa gloire et créer pour l’esprit humain des états généraux où celui-ci fût représenté dans ses plus éclatantes manifestations.
Mais c’est parce que l’Académie des sciences morales et politiques était tout particulièrement chargée de conserver et d’accroître le dépôt qui lui avait été confié qu’elle ne tarda pas à porter ombrage au premier consul. Celui-ci voulait être secondé et non contredit. Il consentait à pardonner leur passé aux hommes qui avaient participé à la révolution, mais à la condition qu’ils abdiqueraient leurs principes pour se livrer entièrement à un maître aux yeux duquel penser c’était protester et qui érigeait en règles de conscience les besoins de son autorité. Il répondait aux prières d’Auguste Staël, qui sollicitait le retour de sa mère à Paris et promettait qu’elle ne s’occuperait plus de politique : « Bah ! de la politique ! N’en fait-on pas en parlant de morale, de littérature, de tout au monde ?[8]. » Tous ceux qui, au tort d’avoir des idées en propre, joignaient celui de vouloir s’y tenir, il les nommait des idéologues, et cette désignation était une déclaration d’hostilité contre eux. L’Académie des sciences morales et politiques, qui en contenait beaucoup, fut supprimée. Rétablie en 1832, elle ne tarda pas à choisir M. Mignet comme son secrétaire perpétuel. Il y avait dans le choix de l’historien de la révolution française une convenance parfaite de la part d’une académie directement issue de cette révolution. Les survivans du XVIIIe siècle, encore nombreux alors dans cette classe de l’Institut, avaient partagé leur vie entre les recherches de la pensée et les vicissitudes de l’action. À la fois savans éminens et hommes d’état considérables, ils obligeaient leur biographe à ne pas séparer l’histoire de leurs travaux de celle de leur pays. La plupart d’entre eux ont siégé dans nos premières et mémorables assemblées, et ont compté parmi les fondateurs du système social inauguré en 1789. La plupart d’entre eux ont concouru à la destruction de tout un ancien ordre de choses à jamais disparu, et ont contribué à l’établissement d’un nouveau. Aussi M. Mignet a-t-il pu dire avec raison que, dans ses Notices et portraits, il a passé en revue la révolution et ses crises, la restauration et ses luttes, la monarchie de juillet et ses libres institutions ; qu’il a rattaché les événemens publics à des biographies particulières et montré le mouvement général des idées dans les œuvres de ceux qui ont tant contribué à leur développement. M. Mignet n’a nullement grossi l’importance de son œuvre quand il a dit que la fusion des diverses classés de la vieille monarchie en une seule nation, la division des provinces en départemens, l’abolition du régime féodal privé, lequel avait survécu au régime féodal politique, l’organisation de l’impôt sous la constituante, la création des écoles publiques et de l’Institut national sous la convention, la forme donnée à l’administration moderne sous le consulat, la fondation de la jurisprudence civile sous l’empire, le noble développement des droits politiques sous la royauté constitutionnelle, enfin la marche incessante des sciences sociales et philosophiques, rappellent le souvenir des hommes qu’il avait à faire connaître en peignant leur caractère et en signalant la part qu’ils ont prise aux grands actes de l’histoire contemporaine. Raconter la vie de ces hommes, retracer la glorieuse carrière de Sieyes, de Rœderer, de Talleyrand, de Merlin, de Daunou, de Siméon, de Bignon, de Cabanis, de Lakanal, de Portalis, c’était donc recommencer l’histoire de la révolution française, mais c’était la recommencer dans des conditions différentes. Tandis que, dans cette éloquente vue d’ensemble qui a été la première dans l’ordre des temps des histoires de notre régénération politique, l’historien a embrassé, par un récit substantiel autant que rapide, l’ensemble des événemens, l’interprète de l’Académie a, dans ses portraits, plus spécialement montré le rôle particulier qu’au milieu de ces événemens les circonstances ont assigné à certains hommes. Tandis que, dans son esquisse vigoureuse d’événemens dont M. Thiers allait peindre l’éclatant tableau, M. Mignet a établi la loi générale des faits et montré leur enchaînement logique, le secrétaire perpétuel a tracé d’une main aussi sûre les traits caractéristiques des personnages tour à tour mêlés au drame et engrenés dans l’action. Mais au fond rien n’est changé dans les jugemens. Sans doute dans les notices une part plus grande est faite à l’origine, à l’éducation, aux influences premières, aux habitudes des personnages. Comme ils sont le sujet principal qui doit attirer l’attention, l’artiste a fait converger sur eux la lumière ; ils sont vus plus de face et mis en plein jour ; mais leur rôle n’est pas grossi, leur responsabilité n’est ni diminuée, ni exagérée, et, en ce qui touche la marche générale des choses, l’impression définitive demeure la même. L’historien avait subordonné les hommes aux événemens ; le portraitiste s’est bien gardé de sacrifier les événemens aux hommes. Plus éclatans en couleur, plus profondément étudiés, les hommes sont, dans les notices comme dans l’histoire générale, les instrumens de Dieu, « qui dépose moins souvent ses desseins dans leur esprit que dans leur situation et qui se sert de leurs passions pour accomplir ses desseins[9]. » La galerie de portraits peut être placée à côté du tableau d’ensemble sans que celui-ci coure le risque d’être dénaturé par le voisinage et affaibli dans une seule de ses parties.
C’est ainsi que, dans son portrait de Droz, M. Mignet a prouvé qu’il ne renonçait pas au système fataliste qui avait inspiré son Histoire de la révolution française. Mais il a eu le soin de préciser ce système, de dissuader de l’étendre outre mesure et jusqu’au point où il serait dangereux, de montrer que la fatalité historique, telle qu’il la conçoit, n’enchaîne pas la puissance, n’annule pas la moralité humaines. L’historien de la révolution française avait dit à propos de Robespierre : « Il faut, homme de faction, qu’on périsse par les échafauds, comme les conquérans par la guerre. » Le biographe de M. Droz dit : « Si, dans ces momens terribles, la puissance de l’individu diminue, sa liberté morale ne s’affaiblit pas. L’homme demeure responsable de ses actes, parce que, s’il n’est pas le maître des événemens, il reste toujours le maître de sa conduite. Il n’est pas tenu de réussir ; mais il est tenu d’agir selon les règles même oubliées de la justice, et de se conformer aux lois de l’éternelle morale, lors même qu’elles sont le plus outragées. » Ailleurs, dans la notice consacrée à Merlin, nous trouvons ce trait significatif : « Le général de brigade Bonaparte s’était présenté au comité de salut public pour demander des passeports ; il se proposait d’aller servir en Turquie dans l’armée du Grand Seigneur. Bizarrerie de deux destinées à tant d’égards semblables ! De même que Cromwell, dont les opinions étaient persécutées en Angleterre avant la révolution de 1640, avait voulu se réfugier en Amérique avec Hampden et avait été arrêté dans son dessein au moment où il était prêt à monter sur le vaisseau qui devait le porter obscurément loin des grandeurs auxquelles il était réservé, de même Bonaparte voulut partir pour Constantinople et ne le put pas : la Providence ne se laisse pas ainsi dérober ses instrumens[10]. » On le voit, c’est toujours la même pensée : la Providence dirigeant les événemens et se servant des passions des hommes pour les y mêler, mais les hommes restant libres d’y prendre part ou d’y demeurer étrangers. Dans ces limites, le fatalisme n’est pas immoral, puisqu’il se concilie avec la liberté humaine. L’historien fataliste, tel que l’est M. Mignet, annonce, prévoit, explique, ce qui n’est pas excuser, et s’il montre que dans certains entraînemens terribles, dans certaines convulsions des peuples, les efforts pour ralentir ou précipiter les mouvemens sont également vains, que fait-il après tout si ce n’est constater une vérité indéniable ? N’oublions pas d’ailleurs que ces lois dans l’histoire, Bossuet, Bolingbroke, Montesquieu, De Maistre, les ont vues et reconnues. Ces lois inéluctables, M. Mignet les a, il est vrai, appliquées dès 1824 et a continué à les appliquer dans ses notices à un sujet tout récent, à la représentation d’une époque rapprochée, à l’histoire de personnages qui vivaient hier encore ; mais qu’importe, si l’écrivain, qui semble être le contemporain des événemens de son histoire à la façon animée dont il raconte, paraît s’être reculé au fond de la plus lointaine postérité à la façon impartiale dont il juge ?
« C’est ici le moment d’apprécier cet esprit puissant et singulier, dit M. Mignet dans son portrait de Sieyes, et de le faire avec le respect dû à un confrère illustre, mais avec l’impartialité qu’exige l’histoire, à laquelle il appartient ; » et il commence la notice consacrée à Talleyrand par ces mots : « Tout en accordant ce que je dois au corps devant lequel je parle, aux souvenirs personnels qui me restent, je me croirai devant l’histoire. » Ces engagemens fréquemment renouvelés, l’impartial interprète de l’Académie les a sans cesse tenus. Parfois même, organe de la justice publique, il a pris la parole avec l’empressement d’un polémiste pour venger la vérité méconnue et rétablir les droits de l’histoire outragée. C’est ainsi que Montalembert, successeur de Droz à l’Académie française, ayant prononcé à la fin de 1851 un éloge de son prédécesseur, qui était en réalité une violente diatribe contre la révolution française, M. Mignet, renonçant à son habitude ordinaire de laisser écouler plusieurs années entre la mort des personnages et son jugement, s’empresse, moins de trois mois après le discours de Montalembert, de lire sur Droz une notice qui en est la réfutation. Le passionné et violent orateur avait lancé un véhément réquisitoire contre la révolution, qu’il définissait « une sanglante inutilité, » et contre l’assemblée constituante, qu’il accusait « d’avoir traité la France en pays conquis, d’avoir mis à sac toutes les affections, tous les souvenirs, et de les avoir immolés à cet orgueil cruel qui est le propre des novateurs ; » à laquelle il reprochait « d’avoir manqué de justice, de courage, d’humanité et surtout de bon sens, » et dont il osait dire avec une étrange audace : « Dieu l’a châtiée par la stérilité de ses œuvres. » Prenant à son tour la parole, M. Mignet réfute chacune des affirmations si hasardées de son partial devancier ; il montre que la révolution a été nécessaire parce que « les vices de l’ancien régime étaient restés à peu près incurables jusqu’en 1789, parce qu’au moment de l’ouverture des états-généraux rien n’était changé, parce que le parlement soutenait les privilèges, la cour continuait les abus, le clergé conseillait l’intolérance, la noblesse revendiquait l’inégalité, le roi exerçait l’arbitraire. » Puis, vengeant l’assemblée constituante des injustes attaques dont elle a été l’objet, il dit d’elle : « Éprise du bien public, passionnée pour les intérêts universels, croyant à la justice absolue, cette mémorable assemblée effaça les traces des anciennes servitudes, proclama les nouvelles libertés, substitua l’égalité civile au privilège, les prescriptions de la loi aux caprices de l’arbitraire, voulut que des besoins plus étendus des peuples sortissent les règles plus parfaites de leur gouvernement. Malgré des illusions et des fautes, elle s’est rendue digne du respect et de la reconnaissance des hommes pour avoir consacré ces belles notions de justice et de liberté que le XVIIIe siècle avait prescrites au monde comme son droit et qu’elle lui a données comme sa règle. Ce sera sa gloire immortelle d’avoir fait entrer dans les lois les principes épars que la raison des sages avait disséminés dans les livres. Ces principes sont devenus le patrimoine, désormais inaliénable, du genre humain. Quand les hommes ont vu une fois la vérité dans son éclat, ils ne peuvent plus l’oublier. Elle reste debout, et tôt au tard elle triomphe parce qu’elle est la pensée de Dieu et le besoin du monde[11]. » Mais ces réfutations nécessaires sont si bien enchâssées dans la notice de Droz, elles y sont si parfaitement à leur place, que quiconque la lit sans connaître le discours passionné auquel elle est une réponse indirecte ne saurait le soupçonner. C’est là la marque significative du talent de M. Mignet, qui toujours et avant tout reste historien. En écrivant en 1824 l’Histoire de la révolution française, il avait évidemment voulu faire œuvre d’opposition contre la politique de la restauration. Et pourtant ce récit est tellement exempt de passion et d’injustice que, tout en ayant été une œuvre d’opposition, il est resté une œuvre définitive et dont le temps a consacré l’indiscutable valeur. De même en racontant à son tour la vie de M. Droz, M. Mignet aurait pu céder à la tentation bien séduisante de prendre à partie son devancier et de réformer ostensiblement ses jugemens. Cela lui était d’autant plus facile qu’il écrivait un discours et non pas un récit historique. Mais M. Mignet a su résister à cette tentation. S’il fait œuvre d’opposition, c’est par le choix de certains sujets, lesquels doivent naturellement amener le développement de certaines idées. Faisant corps avec le sujet principal et ne pouvant sans détriment en être détachées, elles n’altèrent pas le caractère définitif de l’œuvre. Que si l’époque où ces idées sont exprimées les rend agressives et accablantes par l’application qui peut en être faite, ou piquantes et malicieuses par l’effet de contraste qui en résulte, c’est tant pis pour les victimes de ces rapprochemens, surtout quand l’historien-orateur a le soin de tirer du sujet traité tout ce qui en découle, mais rien que ce qui en découle directement. M. Mignet se maintient dans des régions trop élevées pour rechercher ces épigrammes voilées, ces allusions transparentes, si chères à certains écrivains, et que parfois ils font venir de si loin. Il évite scrupuleusement tout ce qui ferait perdre à son œuvre en durée ce qu’elle pourrait gagner en vogue. L’éclat d’une polémique retentissante ne l’a jamais tenté. Il place son art trop haut pour vouloir descendre dans l’arène bruyante des partis, et c’est parce qu’il ne s’est jamais mêlé aux passions contemporaines que le temps passera sur ses œuvres sans en affaiblir la portée. On ne peut donc équitablement le rendre directement responsable des impressions diverses qu’a fait naître, des comparaisons auxquelles a pu conduire la publication de son Histoire de la révolution en 1824, de la Vie de Droz en 1852, de la Vie de Jouffroy et de Tocqueville sous l’empire, de la Vie du duc Victor de Broglie en 1874.
Mais si, comme nous venons de l’établir, la galerie de portraits et le tableau d’ensemble ont été conçus dans un même esprit et peint des mêmes couleurs, les portraits complètent utilement le tableau en permettant de mieux se rendre compte des travaux gigantesques accomplis par les acteurs de cette formidable tragédie. Dans l’histoire générale, en effet, les événemens saillans attirent trop exclusivement l’attention du lecteur. Il est dans la révolution certaines dates célèbres qui, de bonne heure gravées dans l’esprit, continuent toujours à exercer une réelle attraction. Le 14 juillet, les 5 et 6 octobre, le 20 juin, le 10 août, le 21 janvier, le 31 mai, le 9 thermidor, le 13 vendémiaire, le 18 fructidor, le 18 brumaire, toutes ces journées dramatiques et terribles sont nécessairement les points culminans et lumineux du récit autant par l’intérêt saisissant qu’elles offrent en elles-mêmes que par leur influence décisive sur la marche générale des choses. En revanche, le lecteur est disposé à passer plus rapidement sur les intervalles de ces journées, intervalles qu’il considère volontiers comme les entr’actes du drame. Combien il en est même, parmi les lecteurs attentifs des meilleures histoires de notre régénération, pour qui la révolution est tout entière dans les dates que nous venons de rappeler. Au collège elles ont servi, au professeur comme à l’élève, de points de repère aussi utiles à l’un pour retenir l’attention de ses jeunes auditeurs qu’à ceux-ci pour aider leur mémoire. Puis l’habitude a été conservée, et si l’on connaît dans leurs moindres détails ces dix ou douze journées, on s’imagine bien savoir sa révolution française. C’est là une profonde erreur dont on mesure la gravité, c’est là une injustice qu’on apprend à réparer, en lisant les notices de M. Mignet. On y voit en effet, exposés avec une lumineuse clarté, expliqués avec une rare compétence, ces grands travaux dont nous retrouvons des traces visibles dans toute l’organisation actuelle de notre société. Les ignorer ou du moins ne pas les apprécier à leur juste valeur est un acte d’ingratitude, car c’est à eux que nous devons les bienfaits dont jouit notre génération, moins grande, mais plus heureuse que la forte génération de 1789. C’est parce que celle-ci a compté non-seulement les hardis tribuns et les illustres capitaines que chacun connaît, mais aussi tant d’hommes laborieux qui ont su penser avec maturité, vouloir avec énergie et agir sans relâche, c’est parce que l’œuvre populaire des orateurs brillans et a la parole retentissante s’est complétée par l’action incessante et moins connue des organisateurs de la révolution, que la société française a été placée à la tête des sociétés européennes. La gloire est allée presque tout entière aux philosophes audacieux qui ont proclamé l’égalité civile, aux orateurs éloquens qui ont fait de cette égalité la loi, tandis que ceux qui ont organisé cette égalité, qui ont constitué la société tout entière, n’ont malheureusement pas de nos jours la réputation dont ils ont joui auprès de leurs contemporains. Les notices de M. Mignet remettent ces hommes laborieux à leur véritable place, en même temps qu’elles restituent leur vraie physionomie à ces années mémorables qui n’ont pas été seulement une époque de lutte, mais aussi, mais surtout une période incomparable de travaux exceptionnels. Il faut lire les substantielles études consacrées à Merlin, à Rœderer, à Daunou, à Lakanal, pour comprendre l’immensité de la tâche qu’il y eut alors à accomplir. M. Mignet nous transporte en effet dans ces temps encore plus éloignés de nous par la transformation de l’ordre social que par les années. Il nous conduit au milieu des désordres d’une société dissoute, dans cet amas confus de débris de toute sorte auxquels on eut alors à substituer en toutes choses une organisation nouvelle. L’antique édifice social renversé de fond en comble, tout était à changer : législation, croyances, institutions, idées, mœurs, langage. Le biographe, suivant pas à pas ses personnages, nous place avec eux en face des problèmes à résoudre, problèmes nombreux et compliqués, car il s’agissait de fonder un ordre politique et un ordre social. Il s’agissait de réaliser en détail et avec précision ce qui avait été arrêté en principe et d’une manière générale dans la célèbre nuit du 4 août, d’atteindre ce but en dégageant avec soin la propriété de la féodalité, d’effacer les dernières traces de la société ancienne sans porter aucune atteinte aux droits légitimes, de tenir compte des coutumes locales au moment même où elles allaient cesser d’exister, en un mot « d’extirper du sol qu’il épuisait le grand arbre féodal qui avait autrefois couvert la France entière, dont, pendant sept siècles de suite, les rois avaient abattu toutes les branches, mais qui vivait encore par ses innombrables racines[12]. » Pour chaque ordre distinct de travaux, des comités spéciaux se forment. L’un, où se distinguèrent Sieyes et Talleyrand, est chargé du remaniement territorial de la France, le travail le plus étendu auquel on se soit jamais livré. Dans un autre, on réunit et l’on coordonne les élémens épars d’une législation nouvelle. Ici on se préoccupe d’assurer la durée de tous les autres changemens en les opérant dans les intelligences elles-mêmes, et pour cela on sécularise l’enseignement, on le fonde, comme tout le reste, sur une base civile, et, dans un magnifique rapport dont les principes seront éternellement vrais, Talleyrand considère l’instruction dans sa source, dans son objet, dans son organisation, dans ses méthodes, l’offre à tous les degrés et à tous les âges, la proportionne à toutes les conditions. Là on réorganise l’impôt ou plutôt on l’établit à nouveau, et en même temps que l’on trouve les moyens de faire face aux charges les plus lourdes qui aient jamais pesé sur un gouvernement, on formule pour chaque administration financière ces admirables lois organiques qui, étant le résultat d’une science profonde du droit, d’une connaissance complète de toutes les sources de la richesse publique, d’une prévoyance habile à déjouer les calculs de la fraude, ont résisté à l’épreuve du temps et sont aujourd’hui encore la base fondamentale sur laquelle est assis l’impôt. Comité de constitution, comité de finances, comité, de législation, comité des opérations de la guerre, comité de recrutement, comité d’enseignement, comité des travaux administratifs, comité des successions, comité des subsistances, comité des fondations nouvelles, on est trop souvent tenté de les oublier pour porter exclusivement l’attention sur le comité de salut public. M. Mignet nous apprend à être plus équitables, en mettant en relief dans plusieurs de ses notices l’intérêt saisissant qu’offre, à côté des journées dramatiques et sanglantes de la révolution, chacune des journées laborieuses de ces éminens organisateurs, de ces infatigables ouvriers de l’édifice social nouveau.
Pour accomplir une œuvre aussi prodigieuse, ils sont venus, les uns, comme Sieyes et Talleyrand, formés par l’église ; les autres, tels que Rœderer et Merlin, issus du barreau ; ceux-ci, comme Daunou, ayant reçu la libérale et forte éducation que donnait alors la compagnie de l’Oratoire ; ceux-là, comme Lakanal, ayant commencé par le professorat, mais tous animés du même esprit et ayant entendu de bonne heure et avec joie ces bruits d’indépendance, ces rumeurs de révolution qui avaient agité le siècle et pénétré partout, même jusqu’au fond des cloîtres. Leur biographe montre en effet que, pour le grand rôle auquel les destinaient les événemens, ils s’étaient en quelque sorte désignés eux-mêmes par avance. Dès 1788, l’Académie de Berlin ayant appelé l’examen sur les bases de l’autorité paternelle, Daunou, da fond de son cloître, n’hésita pas à traiter cette question en philosophe et en opprimé. « Lorsqu’on examina sérieusement, dit-il, si celui que la dévotion de son père a fait moine est tenu à ne point quitter ce genre de vie, l’ignorance et la superstition avaient effacé toute idée d’ordre et de justice. » On sent dans cet écrit, dit M. Mignet, les approches d’une révolution. On y reconnaît l’homme qui devait saluer avec enthousiasme l’événement libérateur, embrasser tous les principes de 1789 et contribuer puissamment à leur triomphe. Avant même de publier sur les privilèges et sur le tiers-état les trois fameux écrits qui deviendront « le symbole politique de la révolution, » Sieyes n’avait pas seulement arrêté les principes qui le guidaient, mais aussi les institutions qu’il voulait proposer et le langage même dont il devait se servir. On en jugera par cette anecdote caractéristique : « En 1788, dans un de ses fréquens voyages de Chartres à Paris, raconte M. Mignet, Sieyes se promenait un jour aux Champs-Elysées avec M. de Talleyrand. Il fut témoin d’un acte de brutalité commis par le guet, qui était alors chargé de la police de Paris : une marchande occupait dans les Champs-Elysées une place d’où le guet l’expulsa violemment. Tous les passans s’arrêtèrent et firent éclater des murmures ; Sieyes, qui était du nombre, dit : Cela n’arrivera plus lorsqu’il y aura des gardes nationales en France[13]. » Longtemps avant la réunion des états-généraux, Rœderer publiait à Metz un écrit dans lequel, repoussant l’ancien mode d’élection par classes, il ne voulait que des députés de la nation et il demandait « une assemblée unique dont les membres seraient élus par les suffrages du plus grand nombre, dont les pouvoirs seraient souverains et dont les décisions seraient prises à la pluralité des voix qui bannit seule l’arbitraire des lois comme les lois bannissent seules l’arbitraire du gouvernement. » Merlin consacrait, les quatorze années qui ont précédé 1789 à se former par de fortes préparations au rôle considérable qu’il joua dans les assemblées publiques. « Semblable, dit M. Mignet, à ces sources dont les eaux s’accumulent lentement dans les entrailles de la terre pour ne jamais tarir lorsqu’elles en sortent, il amassa ces profondes connaissances qu’il devait répandre si abondamment plus tard. » Pendant la même période, Talleyrand, appelé à se mettre à la tête de sa famille par droit d’aînesse, destiné à la carrière des cadets par une infirmité, livré à lui-même durant son enfance et sa jeunesse, se formait seul en réfléchissant beaucoup et en apprenant à concentrer des sentimens qu’il ne pouvait pas exprimer et répandre. « Il était né, dit M. Mignet, avec des qualités rares ; l’éducation qu’il reçut à Saint-Sulpice et à la Sorbonne en ajouta d’autres à celles qu’il tenait de la nature et dont quelques-unes prirent même une autre direction. Il était intelligent, il devint instruit ; il était hardi, il devint réservé ; il était ardent, il devint contenu ; il était fort, il devint adroit. L’ambition qu’il aurait eue partout et qui, inséparable de ses grandes facultés, n’était en quelque sorte que leur exercice, emprunta aux habitudes de l’église sa lenteur et ses moyens… Contrarié dans ses goûts, il entra dans le monde en mécontent, prêt à y agir en révolutionnaire… Il appartint bientôt à l’école qui avait Voltaire pour maître, les droits de l’esprit pour croyance et les progrès de l’humanité pour dessein[14]. » Comment s’étonner dès lors que Talleyrand ait, à la veille de la révolution, prononcé devant le clergé des quatre bailliages de son diocèse un discours dans lequel, grand seigneur, il aspirait à l’égalité des classes et à la communauté des droits, évêque, il réclamait la liberté dés intelligences.
L’histoire générale s’occupe des personnages seulement quand ils entrent dans l’action. Elle les fait connaître par leurs actes publics et n’a pas mission d’expliquer comment s’est façonné leur caractère, comment ils ont acquis les qualités qui les rendent propres au rôle qu’ils jouent. L’auteur des Notices au contraire a pour devoir de montrer sous quelle influence se sont formés les personnages dont il parle, à quels sentimens leur âme s’est tout d’abord ouverte. Il y a nécessité à éclairer les débuts de la carrière d’une lumière qui souvent rejaillit sur l’existence tout entière et sert à pénétrer dans tous ses recoins. M. Mignet n’y manque jamais. Ce n’est pas qu’il appartienne à cette école contemporaine qui, poussant la curiosité jusqu’à la minutie et, donnant aux choses secondaires une importance qu’elles n’ont pas, aux milieux dans lesquels s’est mû un personnage une influence beaucoup trop grande, a fini, d’exagération en exagération, par expliquer la portée d’une œuvre, non par l’œuvre elle-même, mais par l’examen fait à la loupe des mœurs, de la condition, des habitudes, de la santé de son auteur, et même du climat de la région qu’il habite. Moins excessif, moins systématique, M. Mignet s’est borné à noter les influences incontestables, celles qui se sont exercées pendant l’enfance. C’est ainsi qu’il montre comment Broussais apprit de bonne heure à ne rien craindre et donna, dès son jeune âge, des preuves de l’énergie audacieuse qu’il porta plus tard dans la conduite de la vie et les luttes de la science. « Son père, médecin dans un petit village, l’envoyait de nuit porter dans les campagnes les remèdes qu’il avait prescrits à ses malades. Souvent il ignorait-la route qu’il devait parcourir et il se laissait alors guider jusqu’à la chaumière inconnue par le cheval qui y avait conduit son père pendant le jour. Le jeune et intrépide enfant (il n’avait pas alors douze ans) traversait ainsi sans hésitation et sans trouble des bruyères désertes, silencieuses et mal famées, s’aguerrissant dans ces courses nocturnes contre les craintes vagues, qui n’eurent pas plus de prise sur lui que les dangers réels[15]. » C’est ainsi encore que M. Mignet montre Jouffroy, dans son enfance, « se rendant souvent sur un plateau élevé d’où il apercevait la vaste chaîne des Alpes qui se déroulait devant lui avec ses vallées profondes et ses pics élancés, aimant du pays de sa jeunesse l’air libre, les horizons lointains, les neiges éclatantes, les forêts vertes, et y puisant ces belles et fortes teintes qui lui servirent à revêtir ensuite d’un langage naturel et coloré des pensées étendues et profondes[16]. » C’est dans le même ordre d’idées que nous trouvons dans la notice consacrée à Macaulay ce trait significatif : « Une vieille demeure des anciens Templiers, avec ses vingt-huit fenêtres de front, sa chapelle grise attenant au manoir, son site agréable sur les confins de la forêt de Charnwood et où se trouvaient conservés de respectables débris des temps passés, des casques qu’avaient portés des guerriers du moyen âge, des épées qui avaient été tirées dans le grand armement de 1588 contre l’invasion projetée de Philippe II, fut le berceau du futur et pittoresque historien[17]. » M. Mignet se garde bien d’insister. Une anecdote pour Broussais, un trait pour Jouffroy, une épithète pour Macaulay, lui suffisent pour exprimer un rapide rapprochement, ou plutôt pour en éveiller l’idée dans l’esprit du lecteur. Aller plus loin eût été tomber dans le système. Mais M. Mignet a été avec raison moins réservé et plus affirmatif en ce qui touche aux influences premières quand il a parlé des acteurs principaux de la révolution. Pour tous les hommes en effet qui ont eu la fortune de respirer de bonne heure, dans l’atmosphère enivrante du XVIIIe siècle, l’esprit de liberté philosophique, cette action a été décisive. Nous en trouvons la marque ineffaçable dans tous les personnages de cette époque, soit que leur vie ait été étudiée par autrui, soit qu’ils l’aient eux-mêmes racontée dans des mémoires. En ne se bornant pas à indiquer discrètement une influence possible, en peignant sous des traits énergiques les premières idées sous l’empire desquelles se sont formés les hommes de la révolution, les sentimens qui ont tout d’abord fait battre leur cœur, les convictions qui ont obtenu chez eux l’enthousiasme du jeune âge et conservé le dévoûment de l’âge mûr, M. Mignet a été fidèle à la vérité. Partout, dans les lettres privées comme dans les documens publics, dans les confidences personnelles aussi bien que dans les plus graves récits, ils sont décrits de la même façon, ces temps avant-coureurs de la révolution où l’on avait foi dans une régénération prochaine, ces temps où l’on était heureux et confiant, car, ainsi que le fait observer M. Mignet, on est toujours heureux et confiant dans les momens où les révolutions ne s’opèrent encore que dans les intelligences, où l’on ne change que les idées, où les croyances qui succombent ne font encore souffrir personne, où l’action qui s’exerce est purement morale, et où l’enthousiasme de ce qu’on espère ne permet pas de regretter ce qu’on perd.
Par l’entière conformité des jugemens particuliers émis dans les portraits avec les jugemens généraux prononcés dans l’histoire d’ensemble, par la description attachante des immenses travaux aux-. quels se sont livrés les organisateurs de la société nouvelle, par l’intérêt à la fois historique et philosophique qu’offre l’étude de l’origine et du développement de leurs convictions, les notices consacrées par M. Mignet à plusieurs grands personnages de la révolution française ont une importance considérable. Le savant secrétaire perpétuel a mis le même soin consciencieux à composer et à écrire ses autres notices. L’extrême diversité des travaux qui sont dures-sort de l’Académie des sciences morales et politiques fait la variété des portraits de M. Mignet, mais aussi lui a imposé bien des études approfondies sur des sujets très différens. Il n’a jamais failli à ces obligations nombreuses et il a même apporté une application toute particulière quand il s’est agi de décrire des travaux étrangers à ses études habituelles. Lorsque par exemple il a eu à exposer les doctrines médicales et physiologiques du docteur Broussais, il l’a fait avec une exactitude si remarquable, il a paru si familiarisé avec toutes les formules dogmatiques, avec tout le vocabulaire du médecin et du chirurgien qu’on pouvait croire l’historien transformé tout à coup en membre de l’Académie de médecine. Non pas qu’il y ait dans cette étude du pédantisme, de l’affectation et l’emploi d’un langage technique : M. Mignet a eu la patience de pénétrer dans-les obscurités et les longues dissertations propres aux travaux qu’il avait à analyser ; mais les vérités et les descriptions qui ont résulté de ses recherches sont sorties de sa plume brillantes comme la lumière. La fatigue a été pour lui, le charme pour le lecteur. C’est à cette notice surtout que l’on peut appliquer le mot de Voltaire :
- L’ignorant l’entendit, le savant l’admira !
car il était impossible employer un langage qui eût à la fois plus d’exactitude aux yeux des haines spéciaux, et plus de clarté pour ceux qui ne le sont pas. Sans doute c’est comme philosophe et non comme médecin que Broussais appartenait à l’Académie des sciences morales. Mais, ainsi que le fait remarquer M. Mignet, Broussais n’a été philosophe que par occasion et en quelque sorte par déduction, et comme en lui le physiologiste a précédé, inspiré, subjugué le penseur, il fallait chercher ses principes philosophiques dans ses théories médicales. M. Mignet ne s’est pas borné à les exposer ; il en a expliqué la formation et le développement, et, comme il n’a laissé aucun point obscur, comme il a montré ce qu’était l’école médicale au moment de l’arrivée de Broussais à Paris, quels furent ses maîtres, dans quel état, se trouvait la science de la médecine lorsque le fougueux novateur entreprit de la réformer, comme son biographe résume à grands traits l’histoire de cette science et va jusqu’à décrire par quelques coups de pinceau vigoureux le corps humain, on sort de cette lecture d’un discours de cinquante pages presque aussi instruit soi-même dans ces matières spéciales que si l’on avait lu vingt volumes choisis de médecine. Jamais un tel travail de condensation n’a abouti à une œuvre aussi substantielle, et pour le lecteur, à une satisfaction d’esprit plus complète. Jamais on n’a mieux prouvé que tout se peut dans la langue de Pascal et de Buffon, laquelle est rebelle seulement pour ceux qui n’ont pas l’habitude de s’en servir. La même lucidité se remarque dans la notice consacrée au philosophe Destutt de Tracy, qui cependant, pas plus que Broussais, n’a fait partie de l’école spiritualiste à laquelle appartient M. Mignet. Mais ici encore le biographe a si profondément pénétré jusqu’au fond de son sujet ; il a si bien indiqué les directions diverses que Destutt de Tracy a prises, les maîtres successifs dont il a subi l’influence, l’origine certaine de ses systèmes, le moment précis où il les a conçus, qu’on assiste en quelque sorte au développement de son intelligence et à la création même de ses découvertes. L’orateur s’est substitué, au philosophe pour le peindre, et celui-ci ne répudierait aucun des traits caractéristiques par lesquels est si vivement présentée la grande action qu’il a exercée.
Mais cette exactitude consciencieuse, ce soin scrupuleux de ne rien omettre de ce qui peut faire connaître un système dans toutes ses parties, M. Mignet sait les concilier avec ses devoirs de juge. Plus il a montré une équité impartiale en exposant des doctrines qui ne sont pas les siennes, moins il se refuse le droit de les réfuter. Il le fait sobrement, car sa principale mission n’est pas là ; mais il le fait en quelques traits assez énergiques, quoique brefs, pour entraîner la conviction. C’est ainsi qu’après avoir tracé d’une main ferme le dessin général du système matérialiste de Broussais, M. Mignet attaque franchement sur son propre terrain et le combat avec une déduction des plus rigoureuses et une logique absolument inflexible. Il montre que Broussais ne saurait avoir raison contre le sentiment unanime du genre humain et contre l’opinion à peu près générale des philosophes qui place dans le corps un principe spirituel distinct quoique dépendant de lui sous beaucoup de rapports pendant leur union passagère. « Est-il possible d’admettre, dit M. Mignet, qu’un instrument matériel produise seul des effets qui ne le sont pas ? que la pensée, à laquelle Broussais n’accorde pas plus que personne les attributs de la matière, puisqu’il convient qu’elle ne peut ni se voir, ni se toucher, ni se décomposer, soit le résultat direct d’un organe qui se voit, se touche, se décompose ? Avec quelle apparence ce qui est un peut-il être confondu avec ce qui est complexe ? ce qui est- spontané et actif avec ce qui est passif et dépendant ? Ce qui peut être partout à la fois dans l’espace et dans le temps, sans être soumis aux conditions de l’étendue et de la durée, avec ce qui ne saurait se trouver qu’en un seul lieu, dans un seul moment ? .. Il est aussi difficile de rejeter l’âme du corps que d’exclure Dieu du monde. Le corps ne peut pas plus se passer que le monde d’un ordonnateur spirituel qui possède et qui dirige ces nobles facultés à l’aide desquelles nous comprenons les lois des choses et des êtres y nous aimons la justice, nous faisons volontairement le bien, et nous nous élevons jusqu’au sacrifice réfléchi de nous-mêmes[18]. »
Aussi éloquent, aussi ferme quand il réfute les théories de Destutt de Tracy, M. Mignet n’en étudie pas avec moins de soin cette curieuse et originale physionomie qui vivra à jamais par le portrait qu’il en a tracé et que l’on sent ressemblant, tant il est plein de vie. En lisant la notice de M. Mignet, on croit voir la toile se détacher de son cadre et s’animer ; on croit rencontrer encore se rendant à l’Institut ce vieillard « vêtu de noir, constamment en bas de soie, le visage surmonté d’un vaste abat-jour vert, une longue canne à la main, marchant toujours seul avec plus de hardiesse et d’un pas plus ferme que ne devaient le permettre ses yeux presque éteints. » M. Mignet pouvait-il mieux à la fois le faire connaître et l’expliquer qu’en disant : « Il y avait chez lui un contraste singulier de simplicité démocratique et de manières féodales. Ayant à la fois reçu l’éducation aristocratique de l’ancienne société française et les principes libéraux du XVIIIe siècle, il était resté dans ses habitudes en arrière de ses idées. » Ce sont là des traits à la grande façon du XVIIe siècle, des traits qui illuminent une figure et la gravent profondément et à jamais dans le souvenir. Non moins saisissant, non moins ressemblant est le portrait que trace M. Mignet de Jouffroy, « qui portait sur son visage les traces d’une méditation constante et heureuse, dont le vaste front semblait le siège des plus hautes et des plus tranquilles pensées, dont les yeux doux et pénétrans étaient en quelque sorte tournés au dedans de lui-même, leur transparence profonde laissant voir les objets purs et beaux sur lesquels se fixaient incessamment ses regards. » La physionomie touchante et un peu mélancolique de ce philosophe, dans lequel il y avait beaucoup du poète, est reproduite aussi fidèlement que sont analysés avec exactitude ses travaux. Rien ne saurait être comparé, même dans l’œuvre de M. Mignet, à l’exposé merveilleux des doctrines de Jouffroy et surtout de sa théorie sur le sommeil :
« Cet état du sommeil, dit admirablement M. Mignet, état tout à la fois si ordinaire et si étrange, durant lequel la vie extérieure étant suspendue, commence une vie imaginaire qui présente des souvenirs sans rapport et des événemens sans suite, qui fait perdre l’appréciation des temps, le sentiment des distances, le discernement des impossibilités, où la mémoire distingue tout et ne rappelle rien et où l’esprit, ne sachant plus ni combiner ni vouloir, se laisse entraîner par des impressions qui se succèdent dans des situations qui se contredisent, sans s’étonner, de la succession invraisemblable des unes, sans être arrêté par la contradiction choquante des autres, M. Jouffroy le décrit fort ingénieusement, et le considère, avec Bacon, comme le retour de l’esprit vivant en lui-même. Tandis que les physiologistes font servir le sommeil au triomphe du corps, lui y voit la domination exclusive de l’âme. C’est elle qui veille pendant que son serviteur se délasse ; c’est elle qui, toujours attentive à ce qui se passe extérieurement, se montre insensible à un grand bruit qu’elle connaît, mais se trouble à un bruit dont elle n’a pas l’habitude, et réveille le corps pour vérifier le danger et au besoin s’en garantir ; c’est elle qui mesure le temps pendant la nuit et quelquefois interrompt le sommeil au moment précis fixé dans les projets de la veille ; c’est elle enfin qui, par un effort senti au-dedans avant de parvenir au dehors, rappelle les sens à leurs fonctions lorsqu’ils ont réparé leurs forces épuisées. Son action ne cesse donc jamais ; elle se transforme. Sa fatigue venant de la pensée, elle prend son repos dans le rêve. Ce genre de repos, elle ne se le donne pas seulement dans la nuit, mais dans le jour, et alors le rêve s’appelle rêverie. L’esprit, entraîné par l’apparition irréfléchie des objets ou par le souvenir non combiné des impressions et des sentimens, se laisse aller au courant mobile de ses libres et fantastiques imaginations aussi bien dans la rêverie, qui est le songe du jour, que dans le songe, qui est la rêverie de la nuit. »
Pour le soin scrupuleux des moindres détails, pour la délicatesse exquise de l’analyse et la perfection suprême de la forme, ce morceau se détache en relief et force l’admiration. On dirait que M. Mignet a vécu dans une intimité étroite avec celui qu’il fait connaître, et qu’en disciple respectueux il s’est assimilé ses doctrines ; mais en lisant les autres notices on fait une remarque semblable, parce que partout on retrouve la même fidélité consciencieuse, la même application vigilante à ne rien omettre d’essentiel, le même soin attentif de pénétrer jusqu’au fond de l’âme des personnages étudiés et de surprendre le secret de leurs mobiles. Tour à tour philosophe profond avec Broussais, Destutt de Tracy, Cabanis, Schelling, Jouffroy, Laromiguière, de Gérando et Cousin, diplomate pénétrant avec Talleyrand, Bignon et Rossi, jurisconsulte éclairé avec Livingston, Merlin, Siméon, Portalis, Savigny, homme d’état expérimenté avec Sieyes, Rœderer, Tocqueville, lord Brougham et le duc Victor de Broglie, économiste judicieux avec Charles Comte et Dunoyer, historien éminent avec Sismondi, Droz, Ancillon, Hallam, Macaulay et Thierry, M. Mignet a fait preuve d’une aptitude en quelque sorte universelle. Comme il n’est pas une seule question politique, morale ou sociale sur laquelle il n’ait jeté les lumières de sa haute raison, cet ensemble d’études magistrales est l’exposé le plus complet des grandes idées qui, depuis un siècle, remuent le monde. Nous emploierions le mot d’encyclopédie, s’il n’éveillait point la pensée de longs développemens et s’il n’excluait pas la concision et la sobriété qui distinguent le talent de M. Mignet. Mais, pour l’universalité des sujets sur lesquels il a semé à pleines mains tant d’aperçus nouveaux et élevés, rien ne surpasse dans notre littérature cette substantielle collection.
Ce n’est pas sur la France seule que l’historien-orateur porte son attention. Tantôt il suit lord Brougham en Angleterre, et, en quelques pages saisissantes, il décrit les institutions de cette grande nation. Tantôt il accompagne Bignon en Pologne, et il jette une vive clarté sur les causes de la chute de cette nation infortunée. Tantôt il pénètre avec Sismondi en Italie, et il étudie ce pays « qui a dépassé tous les autres en prospérité et en infortune, qui a conquis et organisé deux fois le monde sous les Romains et sous les papes, qui, expiant en quelque sorte ses victoires et sa domination, est tombé du faîte de la grandeur et de l’unité dans l’excès de l’affaiblissement et de la division, a été tour à tour envahi par les peuples barbares et par les chefs des monarchies militaires du continent, et s’est trouvé encore assez fort pour triompher de tous les conquérans pendant dix siècles[19]. » Tantôt il se transporte avec Livingston en Amérique, et il juge ce peuple « pour lequel sa position et la Providence ont plus fait que la prévoyance et les institutions mêmes de ses législateurs, car elles l’ont placé sur un vaste continent, sans voisins redoutables et dès lors sans ennemis, sans guerre étrangère et dès lors sans danger intérieur ; elles ont ouvert à son activité d’immenses perspectives, elles lui ont donné des déserts à peupler, des forêts à abattre, des savanes à cultiver, des montagnes à franchir, des fleuves à diriger, un monde entier à parcourir et à gagner à la civilisation[20]. » C’est encore pour honorer l’Amérique dans une de ses gloires les plus pures, en même temps que pour fournir un admirable modèle à suivre, que M. Mignet a écrit cette vie de Franklin « où chacun peut apprendre quelque chose, le pauvre comme le riche, l’ignorant comme le savant, le simple citoyen comme l’homme d’état, et qui offre surtout des enseignemens et des expériences à ceux qui, nés dans une humble condition, sans appui et sans fortune, sentent en eux le désir d’améliorer leur sort et cherchent les moyens de se distinguer parmi leurs semblables[21]. » C’est placer très haut, mais non trop haut, ce récit que de le mettre à côté des Vies de Plutarque. Sage plein d’indulgence, grand homme plein de simplicité, ayant agrandi la science, pratiqué la vertu, toujours voulu la liberté, Franklin est digne d’être mis à côté des héros de Plutarque, et son historien n’a pas été infidèle à la mission de rendre Franklin encore utile par ses exemples après l’avoir été par ses actions.
Pour une telle diversité de sujets, M. Mignet a su varier son style et l’assouplir aux diverses obligations qui lui incombaient. Simple et facile quand il s’agit de raconter la vie de Franklin, gracieux et plein de charme quand il expose, après Droz, l’art d’être heureux, majestueux et noble quand il résume à grands traits les destinées d’un peuple, bref, rapide, concis quand il trace le portrait de Sieyes, véhément et animé lorsqu’il replace sous nos yeux le fougueux et intempérant Broussais, le style des notices, toujours élégant et d’une pureté incomparable, sait revêtir toutes les formes et s’adapter à toutes les nécessités. Toutefois il est juste de dire qu’il est plus historique qu’oratoire, et que si M. Mignet a au suprême degré la correction académique, il s’abstient avec soin des ornemens académiques. Il a la fermeté de dessin et la netteté de contour qui caractérisent les grands écrivains. Son langage est encore plus voisin de la sculpture que de la peinture, et en le lisant on évoque volontiers l’idée du poli du marbre, de sa correcte simplicité et aussi de sa dureté, qui lui permet de résister au temps. Jamais il ne déclame, et l’émotion qu’il arrache au lecteur est d’autant plus profonde que ce n’est pas l’émotion appelée par des paroles pompeuses, mais bien celle qui sort spontanément des faits eux-mêmes exposés avec une saisissante exactitude. « La vraie éloquence se moque de l’éloquence, » a dit Pascal. Avec M. Mignet, on vérifie une fois de plus la justesse de ce mot. Qu’on lise par exemple le récit de la mort de Mirabeau dans la notice consacrée à Cabanis, son ami, ou de la fin tragique de Rossi dans la notice du grand patriote italien, c’est le même procédé, ou plutôt la même absence de procédés. Pas une parole qui soit destinée à troubler l’âme du lecteur, pas un appel direct à son émotion, pas un cri qui la provoque. Et pourtant l’émotion est obtenue, tant les moindres détails des deux funèbres images sont décrits avec netteté, tant leur fidélité poignante s’impose à nous d’une façon incontestable, tant les deux scènes se détachent vigoureusement et attirent avec force nos regards. C’est là la grande méthode, celle des maîtres, celle des historiens les plus illustres de l’antiquité, et c’est en cela encore que l’interprète de l’Académie des sciences morales est resté dans ses notices historien plutôt qu’orateur académique. Comment s’en plaindrait-on ? Il y aura en France d’habiles et de pompeux orateurs académiques longtemps encore après qu’il n’y aura plus de grands historiens. Rien de factice, rien d’artificiel dans les transitions qui unissent les unes aux autres les différentes parties des notices de M. Mignet. Le plus souvent le lien consiste dans une de ces fortes maximes où se révèle le penseur et qui se fixent dans l’esprit par leur énergique brièveté. Naissant naturellement du sujet et étroitement liées à ce qui les entoure, ces maximes peuvent être cependant détachées de leur cadre ; elles apparaissent alors avec leur valeur propre, et l’on reconnaît qu’elles sont des vérités non relatives, mais absolues. De même que les maximes qui abondent dans l’œuvre de M. Mignet, les allusions contemporaines sortent du fond même du sujet. Se présentant naturellement, elles ne sont pas une malignité de l’esprit ; elles ont le caractère de vérités durables. L’écrivain ni ne les recherche, ni ne les évite. Il les lance en un trait bref et rapide, et elles atteignent d’autant plus sûrement ceux qu’elles visent ou du moins qui ne peuvent pas ne point se les appliquer. Lorsque, le lendemain du coup d’état, M. Mignet, faisant le portrait de Jouffroy, flétrissait ces temps « où l’humanité énervée n’aspire qu’à se reposer et à jouir, où, pour avoir voulu des droits excessifs, on abandonne les droits nécessaires, où la philosophie et la liberté sont comme tombées en disgrâce[22], » il y eut des cris de colère ; mais l’écho de ces cris s’est éteint depuis longtemps, et la protestation courageuse demeure. C’est qu’elle est contenue dans une œuvre achevée, dont le style assurera la durée. C’est qu’elle émane d’un écrivain qui a plus que personne la faculté précieuse de concentration, le don si rare de ramener toutes choses à quelques lignes essentielles, sculpturales et par cela même à jamais indestructibles.
Commencée il y a quarante-deux ans et continuée dans le même esprit et avec le même talent supérieur, cette magnifique galerie s’enrichit à de trop longs intervalles d’un portrait nouveau. « C’est la destinée des vieillards, a dit M. Guizot, de survivre à leurs amis. » M. Mignet subit cette destinée. Il a vu déjà se succéder plusieurs générations de confrères parmi lesquels étaient des amis bien chers. Plus d’une fois le discours, qui lui était prescrit comme un devoir académique, devenait en même temps une dette de son cœur, et il était aidé dans l’accomplissement de sa tâche par l’amitié autant que par l’admiration. C’est ainsi qu’il a eu, il y a quelques années, l’obligation à la fois triste et douce d’écrire le portrait de Cousin, à côté duquel, près d’un demi-siècle, il avait vécu dans l’intimité d’une tendre affection. Bientôt sans doute M. Mignet s’acquittera d’un devoir plus glorieux encore, mais aussi douloureux pour son cœur, en retraçant la vie si vaste, si remplie, de cet homme extraordinaire dont l’intelligence, apte à tout, était de celles qui apparaissent de loin en loin pour éclairer le monde, et dont la mort n’a pas été seulement un deuil national, un deuil européen, mais aussi un deuil universel, car elle a apporté un préjudice à l’esprit humain tout entier. Nous souhaitons à plus d’un titre que le nombre de ces statues coulées en bronze aille longtemps encore en augmentant. Nous le souhaitons pour nos petits-neveux, qui ne pourront pas trouver de guide plus sûr, plus consciencieux quand ils chercheront à connaître notre époque. Nous le souhaitons pour notre pays, car jamais il n’a eu un tel besoin de puiser, dans de grands exemples, des forces nouvelles et d’entendre avec profit la voix si respectée d’un tel patriote, d’un tel libéral qui, comme son illustre ami, serait digne d’avoir pour devise patriam dilexit, veritatem coluit. Nous le souhaitons aussi pour l’Académie des sciences morales et politiques, car elle ne saurait avoir d’interprète plus autorisé. Naguère, et dans une cérémonie touchante, cette Académie fêtait la quarantième année de la magistrature si dignement exercée par M. Mignet. Puisse-t-elle voir cette étroite union se prolonger de plus en plus, et, après les noces d’argent, célébrer un jour les noces d’or !
En terminant cette étude consacrée d’abord à la fausse éloquence dite académique dans la mauvaise acception du mot, puis à la véritable éloquence académique, à celle qui est dans les choses et non dans les paroles, enfin et surtout à un maître d’un talent si supérieur, nous tenons à exprimer le vœu de voir l’Académie française supprimer les entraves qui trop souvent ont comprimé l’essor des écrivains auxquels elle faisait appel. « Les concours académiques, a dit Voltaire, sont comme les thèmes que l’on fait au collège. Ils n’influent en rien sur le goût de la nation. » Il est souhaitable que ce mot cesse d’être vrai. Que l’Académie, gardienne vigilante de la langue, oppose un obstacle infranchissable aux témérités entreprenantes de la fantaisie, aux envahissemens des néologismes, rien de mieux ; c’est là son rôle. La langue qui a suffi à Pascal, à Bossuet, à Rousseau, à Chateaubriand, est assez souple, assez riche pour prendre toutes les formes, reproduire toutes les couleurs, exprimer toutes les pensées. En général, ceux-là seuls la jugent insuffisante qui ne savent pas la manier. Mais de ce que nous sommes partisan convaincu de la nécessité de ne modifier en rien, ni directement ni indirectement, l’aspect de notre magnifique langue, nous ne croyons pas moins fermement à l’obligation qui s’impose à l’Académie de faire entrer les concours dans une voie nouvelle où l’on gagnerait en vérité, en vigueur et en influence efficace ce qu’on perdrait du côté des traditions et de la convention. Nous souhaitons que cette compagnie illustre, et qui jouit d’une si légitime autorité, ouvre une plus libre carrière à l’esprit en l’allégeant du poids accablant de formes usées, de traditions surannées, de moules uniformes, laisse pénétrer davantage dans l’éloquence académique le piquant ingrédient de la critique, renonce à l’éloge à tout prix, sans réserve, fait sur programme, enfin offre un champ plus vaste à l’inspiration des jeunes écrivains en leur laissant, dans le choix des sujets et dans la manière de les traiter, cette grande chose qui est la vraie, la seule inspiratrice des idées fortes et des mouvemens éloquens, la liberté.
MARIUS TOPIN.
- ↑ Villemain, Cours de littérature française au dix huitième siècle, t. III, p. 253.
- ↑ Avant qu’il fut secrétaire perpétuel de l’Académie française et alors qu’il pouvait encore être directeur de cette compagnie. C’est durant cette période qu’en recevant Scribe il a prononcé un discours qui est un chef-d’œuvre de malicieuse ironie et de verve mordante.
- ↑ Une seule fois Cicéron, défendant Milon, s’est troublé en apercevant les gens armés que Pompée avait fait placer autour du tribunal.
- ↑ Fontenelle, Éloge de Cassini.
- ↑ Du Hamel, son prédécesseur comme secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, écrivait encore en latin ses discours.
- ↑ Le premier volume de notices comprend Sieyes, Rœderer, Livingston, Talleyrand, Broussais, Merlin, Destutt de Tracy, Daunou. Le second : Siméon, Sismondi, Charles Comte, Ancillon, Bignon, Rossi, Cabanis, Droz, Franklin. Le troisième : Jouffroy, Laromiguière, de Gérando, Lakanal, Schelling, Portalis, Hallam, Macaulay. Le quatrième volume, qui a paru comme les trois autres chez Didier, comprend de Savigny, Alexis de Tocqueville, Victor Cousin, Brougham, Charles Dunoyer, Victor de Broglie, Amédée Thierry.
- ↑ Sainte-Beuve, Revue du 15 mars 1846.
- ↑ Villemain, Cours de littérature française au dix-huitième siècle, t. IV, p. 365.
- ↑ Notices et portraits, t. Ier, p. 35.
- ↑ Notices et portraits, t. Ier, p. 307.
- ↑ Notices et portraits, t. II, p. 294-295.
- ↑ Notices et portraits, t. Ier, p. 293.
- ↑ Notices et portraits, t. 1er, p. 74.
- ↑ Notices et portraits, t. Ier, p, 180-190.
- ↑ Notices et portraits, t. Ier, p. 245.
- ↑ Notices et portraits, t. III, p. 5.
- ↑ Notices et portraits, t. III, p. 317.
- ↑ Notices et portraits, t. Ier, p. 278.
- ↑ Notices et portraits, t. II, p. 61.
- ↑ Notices et portraits, t. Ier, p. 150.
- ↑ Notices et portraits, t. II, p. 310.
- ↑ Notices et portraits, t. III, p. 2.