De l’Allemagne/Première partie/VI

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Librairie Stéréotype (Tome 1p. 52-61).

CHAPITRE VI.

De l’Autriche[1].


Les littérateurs du nord de l’Allemagne ont accusé l’Autriche de négliger les sciences et les lettres ; on a même fort exagéré l’espèce de gêne que la censure y établissoit. S’il n’y a pas eu de grands hommes dans la carrière littéraire en Autriche, ce n’est pas autant à la contrainte qu’au manque d’émulation qu’il faut l’attribuer.

C’est un pays si calme, un pays où l’aisance est si tranquillement assurée à toutes les classes de citoyens, qu’on n’y pense pas beaucoup aux jouissances intellectuelles. On y fait plus pour le devoir que pour la gloire ; les récompenses de l’opinion y sont si ternes, et ses punitions si douces, que, sans le mobile de la conscience, il n’y auroit pas de raison pour agir vivement dans aucun sens.

Les exploits militaires devaient être l’intérêt principal des habitants d’une monarchie qui s’est illustrée par des guerres continuelles, et cependant la nation autrichienne s’étoit tellement livrée au repos et aux douceurs de la vie, que les événements publics eux-mêmes n’y faisoient pas grand bruit jusqu’au moment où ils pouvoient réveiller le patriotisme ; et ce sentiment est calme dans un pays où il n’y a que du bonheur. L’on trouve en Autriche beaucoup de choses excellentes, mais peu d’hommes vraiment supérieurs, car il n’y est pas fort utile de valoir mieux qu’un autre ; on est pas envié pour cela, mais oublié, ce qui décourage encore plus. L’ambition persiste dans le désir d’obtenir des places ; le génie se lasse de lui-même ; le génie, au milieu de la société, est une douleur, une fièvre intérieure dont il faudroit se faire traiter comme d’un mal, si les récompenses de la gloire n’en adoucissaient pas les peines.

En Autriche et dans le reste de l’Allemagne on plaide toujours par écrit, et jamais à haute voix. Les prédicateurs sont suivis parce qu’on observe les pratiques de religion ; mais ils n’attirent point par leur éloquence. Les spectacles sont extrêmement négligés, surtout la tragédie. L’administration est conduite avec beaucoup de sagesse et de justice ; mais il y a tant de méthode en tout, qu’à peine si l’on peut s’apercevoir de l’influence des hommes. Les affaires se traitent d’après un certain ordre de numéros que rien au monde ne dérange. Des règles invariables en décident, et tout se passe dans un silence profond. Ce silence n’est pas l’effet de la terreur, car que peut-on craindre dans un pays où les vertus du monarque et les principes de l’équité dirigent tout ? Mais le profond repos des esprits comme des âmes ôte tout intérêt à la parole. Le crime ou le génie, l’intolérance ou l’enthousiasme, les passions ou l’héroïsme ne troublent ni n’exaltent l’existence. Le cabinet autrichien a passé dans le dernier siècle pour très-astucieux : ce qui ne s’accorde guère avec le caractère allemand en général ; mais souvent on prend pour une politique profonde ce qui n’est que l’alternative de l’ambition et de la foiblesse. L’histoire attribue presque toujours aux individus comme aux gouvernements plus de combinaison qu’ils n’en ont eu.

L’Autriche, réunissant dans son sein des peuples très-divers, tels que les Bohèmes, les Hongrois, etc., n’a point cette unité si nécessaire à une monarchie ; néanmoins la grande modération des maîtres de l’État a fait depuis long-temps un lien pour tous de l’attachement à un seul. L’empereur d’Allemagne étoit tout à la fois souverain de son propre pays, et chef constitutionnel de l’Empire. Sous ce dernier rapport, il avoit à ménager des intérêts divers et des lois établies, et prenoit, comme magistrat impérial, une habitude de justice et de prudence, qu’il reportoit ensuite dans le gouvernement de ses États héréditaires. La nation bohème et hongroise, les Tyroliens et les Flamands, qui composoient autrefois la monarchie, ont tous plus de vivacité naturelle que les véritables Autrichiens ; ceux-ci s’occupent sans cesse de l’art de modérer au lieu de celui d’encourager. Un gouvernement équitable, une terre fertile, une nation riche et sage, tout devoit leur faire croire qu’il ne falloit que se maintenir pour être bien, et qu’on n’avoit besoin en aucun genre du secours extraordinaire des talents supérieurs. On peut s’en passer en effet dans les temps paisibles de l’histoire ; mais que faire sans eux dans les grandes luttes ?

L’esprit du catholicisme qui dominoit à Vienne, quoique toujours avec sagesse, avoit pourtant écarté sous le règne de Manie-Thérèse ce qu’on appeloit les lumières du dix-huitième siècle. Joseph II vint ensuite, et prodigua toutes ces lumières à un État qui n’étoit préparé ni au bien ni au mal qu’elles peuvent faire. Il réussit momentanement dans ce qu’il vouloit, parce qu’il ne rencontra point en Autriche de passion vive ni pour ni contre ses désirs ; « mais après sa mort il ne resta rien de ce qu’il avoit établi[2], » parce que rien ne dure que ce qui vient progressivement.

L’industrie, le bien-vivre et les jouissances domestiques sont les intérêts principaux de l’autriche. Malgré la gloire qu’elle s’est acquise par la persévérance et la valeur de ses troupes, l’esprit militaire n’a pas vraiment pénétré dans toutes les classes de la nation. Ses armées sont pour elle comme des forteresses ambulantes, mais il n’y a guère plus d’émulation dans cette carrière que dans toutes les autres ; les officiers les plus probes sont en même temps les plus braves ; ils y ont d’autant plus de mérite, qu’il en résulte rarement pour eux un avancement brillant et rapide. On se fait presque un scrupule en Autriche de favoriser les hommes supérieurs, et l’on auroit pu croire quelquefois que le gouvernement vouloit pousser l’équité plus loin que la nature, et traiter d’une égale manière le talent et la médiocrité.

L’absence d’émulation a sans, doute un avantage, c’est qu’elle apaise la vanité ; mais souvent aussi la fierté même s’en ressent, et l’on finit par n’avoir plus qu’un orgueil commode auquel l’extérieur seul suffit en tout.

C’étoit aussi, ce me semble, un mauvais système que d’interdire l’entrée des livres étrangers. Si l’on pouvait conserver dans un pays l’énergie du treizième et du quatorzième siècle, en le garantissant des écrits du dix-huitième, ce seroit peut-être un grand bien ; mais comme il faut nécessairement que les opinions et les lumières de l’Europe pénètrent au milieu d’une monarchie qui est au centre même de cette Europe, c’est un inconvénient de ne les y laisser arriver qu’à demi ; car ce sont les plus mauvais écrits qui se font jour. Les livres remplis de plaisanteries immorales et de principes égoïstes amusent le vulgaire, et sont toujours connus de lui : et les lois prohibitives n’ont tout leur effet que contre les ouvrages philosophiques, qui élèvent l’âme et étendent les idées. La contrainte que ces lois imposent, est précisément ce qu’il faut pour favoriser la paresse de l’esprit, mais non pour conserver l’innocence du cœur.

Dans un pays où tout mouvement est difficile ; dans un pays où tout inspire une tranquillité profonde, le plus léger obstacle suffit pour ne rien faire, pour ne rien écrire, et, si l’on le veut même, pour ne rien penser. Qu’y a-t-il de mieux que le bonheur, dira-t-on ? Il faut savoir néanmoins ce qu’on entend par ce mot. Le bonheur consiste-t-il dans les facultés qu’on développe, ou dans celles qu’on étouffe ? Sans doute un gouvernement est toujours digne d’estime quand il n’abuse point de son pouvoir, et ne sacrifie jamais la justice à son intérêt ; mais la félicité du sommeil est trompeuse. ; de grands revers peuvent la troubler ; et pour tenir plus aisément et plus doucement les rênes il ne faut pas engourdir les coursiers.

Une nation peut très-facilement se contenter des biens communs de la vie, le repos et l’aisance ; et des penseurs superficiels prétendront que tout l’art social se borne à donner au peuple ces biens. Il en faut pourtant de plus nobles pour se croire une patrie. Le sentiment patriotique se compose des souvenirs que les grands hommes ont laissés, de l’admiration qu’inspirent les chefs-d’œuvre du génie national ; enfin de l’amour que l’on ressent pour les institutions, la religion et la gloire de son pays. Toutes ces richesses de l’âme sont les seules que raviroit un joug étranger ; mais si l’on s’en tenoit uniquement aux jouissances matérielles, le même sol, quel que fut son maître, ne pourroit-il pas toujours les procurer ?

L’on craignoit à tort dans le dernier siècle, en Autriche, que la culture des lettres n’affoiblît l’esprit militaire. Rodolphe de Habsbourg détacha de son cou la chaîne d’or qu’il portait, pour en décorer un poëte alors célèbre. Maximilien fit écrire un poëme sous sa dictée. Charles-Quint savoit et cultivoit presque toutes les langues. Il y avoit jadis sur la plupart des trônes de l’Europe des souverains instruits dans tous les genres, et qui trouvoient dans les connaissances littéraires une nouvelle source de grandeur d’âme. Ce ne sont ni les lettres ni les sciences qui nuiront jamais à l’énergie du caractère. L’éloquence rend plus brave, la bravoure rend plus éloquent ; tout ce qui fait battre le cœur pour une idée généreuse double la véritable force de l’homme, sa volonté : mais l’égoïsme systématique, dans lequel on comprend quelquefois sa famille comme un appendice de soi-même, mais la philosophie, vulgaire au fond, quelque élégante qu’elle soit dans les formes, qui porte à dédaigner tout ce qu’on appelle des illusions, c’est-à-dire le dévouement et l’enthousiasme ; voilà le genre de lumières redoutable pour les vertus nationales ; voilà celles cependant que la censure ne sauroit écarter d’un pays entouré par l’atmosphère du dix-huitième siècle : l’on ne peut échapper à ce qu’il y a de pervers dans les écrits qu’en laissant arriver de toutes parts ce qu’ils contiennent de grand et de libre.

On défendoit à Vienne de représenter Don Carlos, parce qu’on ne voulait pas y tolérer son amour pour Elizabeth. Dans Jeanne d’Arc, de Schiller, on faisoit d’Agnès Sorel la femme légitime de Charles VII. Il n’étoit pas permis à la bibliothèque publique de donner à lire l’Esprit des Lois : mais, au milieu de cette gêne, les romans de Crébillon circuloient dans les mains de tout le monde ; les ouvrages licencieux entroient, les ouvrages sérieux étoient seuls arrêtés.

Le mal que peuvent faire les mauvais livres n’est corrigé que par les bons ; les inconvénients des lumières ne sont évités que par un plus haut degré de lumières. Il y a deux routes à prendre en toutes choses : retrancher ce qui est dangereux, ou donner des forces nouvelles pour y résister. Le second moyen est le seul qui convienne à l’époque où nous vivons ; car l’innocence ne pouvant être de nos jours la compagne de l’ignorance, celle-ci ne fait que du mal. Tant de paroles ont été dites, tant de sophismes répétés, qu’il faut beaucoup savoir pour bien juger, et les temps sont passés où l’on s’en tenoit en fait d’idées au patrimoine de ses pères. On doit donc songer, non à repousser les lumières, mais à les rendre complètes, pour que leurs rayons brisés ne présentent point de fausses lueurs. Un gouvernement ne sauroit prétendre à dérober à une grande nation la connaissance de l’esprit qui règne dans son siècle ; cet esprit renferme des éléments de force et de grandeur, dont on peut user avec succès quand on ne craint pas d’aborder hardiment toutes les questions : on trouve alors dans les vérités éternelles des ressources contre les erreurs passagères, et dans la liberté même le maintien de l’ordre et l’accroissement de la puissance.


  1. Ce chapitre sur l’Autriche a été écrit dans l’année 1808
  2. Supprimé par la censure