De l’Allemagne/Quatrième partie/VIII

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Librairie Stéréotype (Tome 3p. 352-362).

CHAPITRE VIII.

De l’esprit de secte en Allemagne.


L’habitude de la méditation porte à des rêveries de tout genre sur la destinée humaine. La vie active peut seule détourner notre intérêt de la source des choses, mais tout ce qu’il y a de grand ou d’absurde en fait d’idées est le résultat du mouvement intérieur qu’on ne peut dissiper au dehors. Beaucoup de gens sont très-irrités contre les sectes religieuses ou philosophiques, et leur donnent le nom de folies, et de folies dangereuses. Il me semble que les égarements même de la pensée sont bien moins à craindre, pour le repos et la moralité des hommes, que l’absence de la pensée. Quand on n’a pas en soi cette puissance de réflexion qui supplée à l’activité matérielle, on a besoin d’agir sans cesse et souvent au hasard.

Le fanatisme des idées a quelquefois conduit, il est vrai, à des actions violentes, mais c’est presque toujours parce qu’on a recherché les avantages de ce monde à l’aide des opinions abstraites. Les systèmes métaphysiques sont peu redoutables en eux-mêmes, ils ne le deviennent que quand ils sont réunis à des intérêts d’ambition, et c’est alors de ces intérêts dont il faut s’occuper si l’on veut modifier les systèmes ; mais les hommes capables de s’attacher vivement à une opinion indépendamment des résultats qu’elle peut avoir sont toujours d’une noble nature.

Les sectes philosophiques et religieusès qui, sous divers noms, ont existé en Allemagne, n’ont presque point eu de rapport avec les affaires politiques, et le genre de talent nécessaire pour entraîner les hommes à des résolutions vigoureuses s’est rarement manifesté dans ce pays. On peut se disputer sur la philosophie de Kant, sur les questions théologiques, sur l’idéalisme du l’empirisme, sans qu’il en résulte jamais rien que des livres.

L’esprit de secte et l’esprit de parti diffèrent à beaucoup d’égards ; l’esprit de parti présente les opinions par ce qu’elles ont de saillant pour les laire comprendre au vulgaire ; et l’esprit de secte, surtout en Allemagne, tend toujours vers ce qu’il y a de plus abstrait : il faut, dans l’esprit de parti, saisir le point de vue de la rnultitude pour s’y placer ; les Allemands ne pensent qu’à la théorie, et dut-elle se perdre dans les nuages, ils l’y suivront. L’esprit de parti excite dans les hommes de certaines passions communes qui les réunissent en masse. Les Allemands subdivisent tout à force d’expliquer, de distinguer et de commenter. Ils ont une sincérité philosophique singulièrement propre à la recherche de la vérité, mais point du tout à l’art de la mettre en œuvre. L’esprit de secte n’aspire qu’à convaincre ; l’esprit de parti veut rallier. L’esprit de secte se dispute sur les idées ; l’esprit de parti veut du pouvoir sur les hommes. Il y a de la discipline dans l’esprit de parti, et de l’anarchie dans l’esprit de secte. L’autorité, quelle qu’elle soit, n’a presque rien à craindre de l’esprit de secte, on le satisfait en laissant une grande latitude à la pensée ; mais l’esprit de parti n’est pas si facile à contenter, et ne se borne point à ces conquêtes intellectuelles dans lesquelles chaque individu peut se créer un empire sans destituer un possesseur.

On est en France beaucoup plus susceptible de l’esprit de parti que de l’esprit de secte : on s’y entend trop bien au réel de la vie, pour ne pas transformer en action ce qu’on désire, et en pratique ce qu’on pense ; mais peut-être y est-on trop étranger à l’esprit de secte : on n’y tient pas assez aux idées abstraites pour mettre de la chaleur à les défendre ; d’ailleurs l’on ne veut être lié par aucun genre d’opinions, afin de s’avancer plus libre au-devant de toutes les circonstances. Il y a plus de bonne foi dans l’esprit de secte que dans l’esprit de parti, ainsi les Allemands doivent être bien plus propres à l’un qu’à l’autre.

Il faut distinguer trois espèces de sectes religieuses et philosophiques en Allemagne ; premièrement, les différentes communions chrétiennes qui ont existé, surtout à l’époque de la réformation, lorsque tous les esprits se sont tournés vers les questions théologiques ; secondement, les associations secrètes ; et enfin les adeptes de quelques systèmes particuliers dont un homme est le chef. Il faut ranger dans la première classe les anabaptistes et les moraves ; dans la seconde, la plus ancienne des associations secrètes, les francs-maçons ; et dans la troisième, les différents genres d’illuminés.

Les anabaptistes étoient plutôt une secte révolutionnaire que religieuse ; et comme ils durent leur existence à des passions politiques et non à des opinions, ils passèrent avec les circonstances. Les moraves, tout-à-fait étrangers aux intérêts de ce monde, sont, comme je l’ai dit, une communion chrétienne de la plus grande pureté. Les quakers portent au milieu de la société les principes des moraves : ceux-ci se retirent du monde pour être plus sûrs de rester fidèles à ces principes.

La franc-maçonnerie est une institution beaucoup plus sérieuse en Écosse et en Allemagne qu’en France. Elle a existé dans tous les pays ; mais il paroît cependant que c’est de l’Allemagne surtout qu’est venue cette association, transportée ensuite en Angleterre par les Anglo-Saxons, et renouvelée à la mort de Charles Ier par les partisans de la restauration, qui se rassemblèrent près de L’église de Saint-Paul pour rappeler Charles II sur le trône. On croit aussi que les francs-maçons, surtout en Écosse, se rattachent de quelque manière à l’orde des templiers. Lessing a écrit sur la franc-maçonnerie un dialogue où son génie lumineux se fait éminemment remarquer. Il affirme que cette association a pour but de réunir les hommes malgré les barrières établies par la société ; car si, sous quelques rapports, l’état social forme un lien entre les hommes en les soumettant à l’empire des lois, il les sépare par les différences de rang et de gouvernement : cette fraternité, véritable image de l’âge d’or, a été mêlée dans la franc-maçonnerie à beaucoup d’autres idées qui sont aussi bonnes et morales. On ne sauroit se dissimuler cependant qu’il est dans la nature des associations secrètes de porter les esprits vers l’indépendance ; mais ces associations sont très-favorables au développement des lumières, car tout ce que les hommes font par eux-mêmes et spontanément donne à leur jugement plus de force et d’étendue.

Il se peut aussi que les principes de l’égalité démocratique se propagent par ce genre d’institutions qui met les hommes en évidence d’après leur valeur réelle et non d’après leur rang dans le monde. Les associations secrètes apprennent quelle est la puissance du nombre et de la réunion, tandis que les citoyens isolés sont pour ainsi dire des êtres abstraits les uns pour les autres. Sous ce rapport, ces associations pourroient avoir une grande influence dans l’état ; mais il est juste cependant de reconnoître que la franc-maçonnerie ne s’occupe en général que des intérêts religieux et philosophiques.

Ses membres se divisent entre eux en deux classes ; la franc-maçonnerie philosophique et la franc-maçonnerie hermétique ou égyptienne. La première a pour objet l’église intérieure ou le développement de la spiritualité de l’âme. La seconde se rapporte aux sciences, à celles qui s’occupent des secrets de la nature. Les frères rose-croix, entre autres, sont un des grades de la franc-maçonnerie, et les frères rose-croix dans l’origine étaient alchimistes.

De tout temps et dans tous les pays il a existé des associations secrètes, dont les membres avoient pour but de se fortifier mutuellement dans la croyance à la spiritualité de l’âme ; les mystères d’Éleusis chez les païens, la secte des esséniens chez les Hébreux étoient fondés sur cette doctrine, qu’on ne vouloit pas profaner en la livrant aux plaisanteries du vulgaire. Il y a près de trente ans qu’à Wilhelms-Bad il y eut une assemblée de francs-maçons, présidée par le duc de Brunswick ; cette assemblée avoit pour objet la réforme des francs-maçons d’Allemagne, et il paroit que les opinons mystiques en général, et celles de Saint-Martin en particulier, influèrent beaucoup sur cette réunion. Les institutions politiques, les relations sociales, et souvent même celles de famille, ne prennent que extérieur de la vie : il est donc naturel que de tout temps on ait cherché quelque manière intime de se reconnoître et de s’entendre ; et tous ceux dont le caractère a quelque profondeur se croient des adeptes, et cherchent à se distinguer par quelques signes du reste des hommes. Les associations secrètes dégénèrent avec le temps ; mais leur principe est presque toujours un sentiment d’enthousiasme comprimé par la société.

Il y a trois classes d’illuminés ; les illuminés mystiques, les illuminés visionnaires et les illuminés politiques. La première, celle dont Jacob Bœhme, et dans le dernier siècle, Pasqualis et Saint-Martin peuvent être considérés comme les chefs, tient par divers liens à cette église intérieure, sanctuaire de ralliement pour tous les philosophes religieux ; ces illuminés s’occupent uniquement de la religion et de la nature interprétée par les dogmes de la religion.

Les illuminés visionnaires, à la tête desquels on doit placer le Suédois Swedenborg, croient que par la puissance de la volonté ils peuvent faire apparaître des morts et opérer des miracles. Le feu roi de Prusse, Frédéric Guillaume, a été induit en erreur par la crédulité de ces hommes, ou par leurs ruses qui avoient l’apparence de la crédulité. Les illuminés idéalistes dédaignent ces illuminés visionnaires comme des empiriques, ils méprisent leurs prétendus prodiges, et pensent que la merveille des sentiments de l’âme doit l’emporter à elle seule sur toutes les autres.

Enfin des hommes qui n’avoient pour but que de s’emparer de l’autorité dans tous les états, et de se faire donner des places, ont pris le nom d’illuminés ; leur chef étoit un Bavarois, Weisshaupt, homme d’un esprit supérieur, et qui avoit très-bien senti la puissance qu’on pouvait acquérir en réunissant les forces éparses des individus, et en les dirigeant toutes vers un même but. Un secret, quel qu’il soit, flatte l’amour-propre des hommes ; et quand on leur dit qu’ils sont de quelque chose dont leurs pareils ne sont pas, on acquiert toujours de l’empiré sur eux. L’amour-propre se blesse de ressembler à la multitude ; et des qu’on veut donner des marques de distinction connues ou cachées, on est sûr de mettre en mouvement l’imagination de la vanité, la plus active de toutes.

Les illuminés politiques n’avoient pris des autres illuminés que quelques signes pour se reconnoître ; mais les intérêts, et non les opinions, leur servaient de point de ralliement. Ils avoient pour but, il est vrai, de réformer l’ordre social sur de nouveaux principes ; toutefois, en attendant l’accomplissement de ce grand œuvre, ce qu’ils voulaient d’abord, c’était de s’emparer des emplois publics. Une telle secte a bien des adeptes par tous pays qui s’initient d’eux-mêmes à ses secrets : en Allemagne cependant cette secte est la seule peut-être qui ait été fondée sur une combinaison politique ; toutes les autres sont nées d’un enthousiasme quelconque, et n’ont eu que la recherche de la vérité pour but.

Parmi les hommes qui s’efforcent de pénétrer les secrets de la nature, il faut compter les alchimistes, les magnétiseurs, etc. ; il est probable qu’il y a beaucoup de folie dans ces prétendues découvertes : mais qu’y peut-on trouver d’effrayant ? Si l’on arrivoit à reconnoître dans les phénomènes physiques ce qu’on appelle du merveilleux, ou en auroit avec raison de la joie. Il y a des moments où la nature paroît une machine qui se meut constamment par les mêmes ressorts, et c’est alors que son inflexible régularité fait peur ; mais quand on croit entrevoir en elle quelque chose de spontané comme la pensée, un espoir confus s’empare de l’âme, et nous dérobe au regard fixe de la nécessité.

Au fond de tous ces essais et de tous ces systèmes scientifiques et philosophiques il y a toujours une tendance très-marquée vers la spiritualité de l’âme. Ceux qui veulent deviner les secrets de la nature sont très-opposés aux matiéralistes ; car c’est toujours dans la pensée qu’ils cherchent la solution de l’énigme du monde physique. Sans doute un tel mouvement dans les esprits pourroit conduire à de grandes erreurs ; mais il en est ainsi de tout ce qui est animé ; dès qu’il y a vie, il y a danger.

Les efforts individuels finiroient par être interdits si l’on s’asservissoit à la méthode qui régulariseroit les mouvements de l’esprit, comme la discipline commande à ceux du corps. Le problème consiste donc à guider les facultés sans les comprimer ; et l’on voudrait qu’il fût possible d’adapter à l’imagination des hommes l’art encore inconnu de s’élever avec des ailes, et de diriger le vol dans les airs.