De l’Allemagne/Quatrième partie/XII

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Librairie Stéréotype (Tome 3p. 397-411).

CHAPITRE XII.

Influence de l’enthousiasme sur le bonheur.


Il est temps de parler de bonheur ! J’ai écarté ce mot avec un soin extrême, parce que depuis près d’un siècle surtout on l’a placé dans des plaisirs si grossiers, dans une vie si égoïste, dans des calculs si rétrécis, que l’image même en est profanée. Mais on peut le dire cependant avec confiance, l’enthousiasme est de tous les sentiments celui qui donne le plus de bonheur, le seul qui en donne véritablement, le seul qui sache nous faire supporter la destinée humaine dans toutes les situations où le sort peut nous placer.

C’est en vain qu’on veut se réduire aux jouissances matérielles, l’âme revient de toutes parts ; l’orgueil, l’ambition, l’amour-propre, tout cela c’est encore de l’âme, quoiqu’un souffle empoisonné s’y mêle. Quelle misérable existence cependant que celle de tant d’hommes en ruse avec eux mêmes presque autant qu’avec les autres, et repoussant les mouvements généreux qui renaissent dans leur cœur comme une maladie de l’imagination que le grand air doit dissiper ! Quelle pauvre existence aussi que celle de beaucoup d’hommes qui se contentent de ne pas faire du mal, et traitent de folie la source d’où dérivent les belles actions et les grandes pensées ! Ils se renferment par vanité dans une médiocrité tenace, qu’ils auraient pu rendre accessible aux lumières du dehors ; ils se condamnent à cette monotonie d’idées, à cette froideur de sentiment qui laisse passer les jours sans en tirer ni fruits, ni progrès, ni souvenirs ; et si le temps ne sillonnoit pas leurs traits, quelles traces auraient-ils gardées de son passage ? s’il ne falloit pas vieillir et mourir, quelle réflexion sérieuse entreroit jamais dans leur tête ?

Quelques raisonneurs prétendent que l’enthousiasme dégoûte de la vie commune, et que ne pouvant pas rester toujours dans cette disposition, il vaut mieux ne l’éprouver jamais : et pourquoi donc ont-ils accepté d’être jeunes, de vivre même, puisque cela ne devoit pas toujours durer ? Pourquoi donc ont-ils aimé, si tant est que cela leur soit jamais arrivé, puisque la mort pouvoit les séparer des objets de leur affection ? Quelle triste économie que celle de l’âme ! elle nous a été donnée pour être développée, perfectionnée, prodiguée même dans un noble but.

Plus on engourdit la vie, plus on se rapproche de l’existence matérielle, et plus l’on diminue, dira-t-on, la puissance de souffrir. Cet argument séduit un grand nombre d’hommes, il consiste à tâcher d’exister le moins possible. Cependant il y a toujours dans la dégradation une douleur dont on ne se rend pas compte, et qui poursuit sans cesse en secret : l’ennui, la honte, et la fatigue qu’elle cause sont revêtues des formes de l’impertinence et du dédain par la vanité ; mais il est bien rare qu’on s’établisse en paix dans cette façon d’être sèche et bornée, qui laisse sans ressource en soi-même quand les prospérités extérieures nous délaissent. L’homme a la conscience du beau comme celle du bon, et la privation de l’un lui fait sentir le vide ainsi que la déviation de l’autre, le remords.

On accuse l’enthousiasme d’être passager ; l’existence seroit trop heureuse si l’on pouvoit retenir des émotions si belles ; mais c’est parce qu’elles se dissipent aisément qu’il faut s’occuper de les conserver. La poésie et les beaux-arts servent à développer dans l’homme ce bonheur d’illustre origine qui relève les cœurs abattus, et met à la place de l’inquiète satiété de la vie le sentiment habituel de l’harmonie divine dont nous et la nature faisons partie. Il n’est aucun devoir, aucun plaisir, aucun sentiment qui n’emprunte de l’enthousiasme je ne sais quel prestige d’accord avec le pur charme de la vérité.

Les hommes marchent tous au secours de leur pays quand les circonstances l’exigent ; mais s’ils sont inspirés par l’enthousiasme de leur patrie, de quel beau mouvement ne se sentent-ils pas saisis ! Le sol qui les a vus naître, la terre de leurs aïeux, la mer qui baigne les rochers[1], de longs souvenirs, une longue espérance, tout se soulève autour d’eux comme un appel au combat ; chaque battement de leur cœur est une pensée d’amour et de fierté. Dieu l’a donnée cette patrie aux hommes qui peuvent la défendre, aux femmes qui pour elle consentent aux dangers de leurs frères, de leurs époux et de leurs fils. À l’approche des périls qui la menacent, une fièvre sans frisson comme sans délire hâte le cours du sang dans les veines ; chaque effort dans une telle lutte vient du recueillement intérieur le plus profond. L’on n’aperçoit d’abord sur le visage de ces généreux citoyens que du calme, il y a trop de dignité dans leurs émotions pour qu’ils s’y livrent au dehors ; mais que le signal se fasse entendre, que la bannière nationale flotte dans les airs, et vous verrez des regards jadis si doux, si prêts à le redevenir à l’aspect du malheur, tout à coup animés par une volonté sainte et terrible ! ni les blessures, ni le sang même ne feront plus frémir ; ce n’est plus de la douleur, ce n’est plus de la mort, c’est une offrande au Dieu des armées ; nul regret, nulle incertitude, ne se mêlent alors aux résolutions les plus désespérées, et quand le cœur est entier dans ce qu’il veut, l’on jouit admirablement de l’existence. Dès que l’homme se divise au dedans de lui-même, il ne sent plus la vie que comme un mal, et si de tous les sentiments l’enthousiasme est celui qui rend le plus heureux, c’est qu’il réunit plus qu’aucun autre toutes les forces de l’âme dans le même foyer.

Les travaux de l’esprit ne semblent à beaucoup d’écrivains qu’une occupation presque mécanique, et qui remplit leur vie comme toute autre profession pourroit le faire ; c’est encore quelque chose de préférer celle-là ; mais de tels hommes ont-ils l’idée du sublime bonheur de la pensée quand l’enthousiasme l’anime ? Savent-ils de quel espoir l’on se sent pénétré quand on croit manifester par le don de l’éloquence une vérité profonde, une vérité qui forme un généreux lien entre nous et toutes les âmes en sympathie avec la nôtre ?

Les écrivains sans enthousiasme ne connoissent, de la carrière littéraire, que les critiques, les rivalités, les jalousies, tout ce qui dojt menacer la tranquillité quand on se mêle aux passions des hommes ; ces attaques et ces injustices font quelquefois du mal ; mais la vraie, l’intime jouissance du talent, peut-elle en être altérée ? Quand un livre paroit, que de moments heureux n’a-t-il pas déjà valu à celui qui l’écrivit selon son cœur et comme un acte de son culte ! Que de larmes pleines de douceur n’a-t-il pas répandues dans sa solitude sur les merveilles de la vie, l’amour, la gloire, la religion ? enfin dans ses rêveries n’a-t-il pas joui de l’air comme l’oiseau, des ondes comme un chasseur altéré, des fleurs comme un amant qui croit respirer encore les parfums dont sa maîtresse est environnée ? Dans le monde on se sent oppressé par ses facultés, et l’on souffre souvent d’être seul de sa nature au milieu de tant d’êtres qui vivent à si peu de frais ; mais le talent créateur suffit, pour quelques instants du moins, à tous nos vœux ; il a ses richesses et ses couronnes, il offre à nos regards les images lumineuses et pures d’un monde idéal, et son pouvoir s’étend quelquefois jusqu’à nous faire entendre dans notre cœur la voix d’un objet chéri.

Croient-ils connoître la terre, croient-ils avoir voyagé ceux qui ne sont pas doués d’une imagination enthousiaste ? Leur cœur bat-il pour l’écho des montagnes ? l’air du midi les a-t-il enivrés de sa suave langueur ? Comprennent-ils la diversité des pays, l’accent et le caractère des idiomes étrangers ? Les chants populaires et les danses nationales leur découvrent-ils les mœurs et le génie d’une contrée ? Suffit-il d’une seule sensation pour réveiller en eux une foule de souvenirs ?

La nature peut-elle être sentie par des hommes sans enthousiasme ? Ont-ils pu lui parler de leurs froids intérêts, de leurs misérables désirs ? Que répondroient la mer et les étoiles aux vanités étroites de chaque homme pour chaque jour ? Mais si notre âme est émue, si elle cherche un Dieu dans l’univers, si même elle veut encore de la gloire et de l’amour, il y a des nuages qui lui parlent, des torrents qui se laissent interroger, et le vent dans la bruyère semble daigner nous dire quelque chose de ce qu’on aime.

Les hommes sans enthousiasme croient goûter des jouissances par les arts ; ils aiment l’élégance du luxe, ils veulent se connoître en musique et en peinture, afin d’en parler avec grâce, avec goût, et même avec ce ton de supériorité qui convient à l’homme du monde, lorsqu’il s’agit de l’imagination ou de la nature ; mais tous ces arides plaisirs, que sont-ils à côté du véritable enthousiasme ? En contemplant le regard de la Niobé, de cette douleur calme et terrible qui semble accuser les Dieux d’avoir été jaloux du bonheur d’une mère, quel mouvement s’élève dans notre sein ! Quelle consolation l’aspect de la beauté ne fait-il pas éprouver, car la beauté est aussi de l’âme, et l’admiration qu’elle inspire est noble et pure ! Ne faut-il pas pour admirer l’Apollon sentir en soi-nlême un genre de fierté qui foule aux pieds tous les serpents de la terre ? Ne faut-il pas être chrétien pour pénétrer la physionomie des vierges de Raphaël et de St. Jérôme du Dominiquin ? Pour retrouver la même expression dans la grâce enchanteresse et dans le visage abattu, dans la jeunesse éclatante et dans les traits défigurés ? La même expression qui part de l’âme et traverse comme un rayon céleste l’aurore de la vie ou les ténèbres de l’âge avancé ?

Y a-t-il de la musique pour ceux qui ne sont pas capables d’enthousiasme ? Une certaine habitude leur rend les sons harmonieux nécessaires, ils en jouissent comme de la saveur des fruits ou de la décoration des couleurs ; mais leur être entier a-t-il retenti comme une lyre, quand au milieu de la nuit le silence a tout à coup été troublé par des chants ou par ces instruments qui ressemblent à la voix humaine ? Ont-ils alors senti le mystère de l’existence dans cet attendrissement qui réunit nos deux natures, et confond dans une même jouissance les sensations et l’âme ? Les palpitations de leur cœur ont-elles suivi le rhythme de la musique ? Une émotion pleine de charmes leur a-t-elle appris ces pleurs qui n’ont rien de personnel, ces pleurs qui ne demandent point de pitié, mais qui nous délivrent d’une souffrance inquiète excitée par le besoin d’admirer et d’aimer ?

Le goût des spectacles est universel, car la plupart des hommes ont plus d’imagination qu’ils ne croient, et ce qu’ils considèrent comme l’attrait du plaisir, comme une sorte de foiblesse qui tient encore à l’enfance, est souvent ce qu’ils ont de meilleur en eux : ils sont, en présence des fictions, vrais, naturels, émus, tandis que dans le monde, la dissimulation, le calcul et la vanité disposent de leurs paroles, de leurs sentiments et de leurs actions. Mais pensent-ils avoir senti tout ce qu’inspire une tragédie vraiment belle, ces hommes pour qui la peinture des affections les plus profondes n’est qu’une distraction amusante ? Se doutent-ils du trouble délicieux que font éprouver les passions épurées par la poésie ? Ah ! combien les fictions nous donnent de plaisir ! Elles nous intéressent sans faire naître en nous ni remords ni crainte, et la sensibilité qu’elles développent n’a pas cette âpreté douloureuse dont les affections véritables ne sont presque jamais exemptes.

Quelle magie le langage de l’amour n’emprunte-t-il pas de la poésie et des beaux-arts ! Qu’il est beau d’aimer par le cœur et par la pensée ! de varier ainsi de mille manières un sentiment qu’un seul mot peut exprimer, mais pour lequel toutes les paroles du monde ne sont encore que misère ! de se pénétrer des chefs-d’œuvre de l’imagination qui relèvent tous de l’amour, et de trouver, dans les merveilles de la nature et du génie, quelques expressions de plus pour révéler son propre cœur !

Qu’ont-ils éprouvé ceux qui n’ont point admiré la femme qu’ils aimoient, ceux en qui le sentiment n’est point un hymne du cœur, et pour qui la grâce et la beauté ne sont pas l’image céleste des affections les plus touchantes ? Qu’a-t-elle senti celle qui n’a point vu dans l’objet de son choix un protecteur sublime, un guide fort et doux, dont le regard commande et supplie, et qui reçoit à genoux le droit de disposer de notre sort ? Quelles délices inexprimables les pensées sérieuses ne mêlent-elles pas aux impressions les plus vives ! La tendresse de cet ami, dépositaire de notre bonheur, doit nous bénir aux portes du tombeau comme dans les beaux jours de la jeunesse, et tout ce qu’il y a de solennel dans l’existence se change en émotions délicieuses, quand l’amour est chargé, comme chez les anciens, d’allumer et d’éteindre le flambeau de la vie.

Si l’enthousiasme enivre l’âme de bonheur, par un prestige singulier il soutient encore dans l’infortune ; il laisse après lui je ne sais quelle trace lumineuse et profonde qui ne permet pas même à l’absence de nous effacer du cœur de nos amis. Il nous sert aussi d’asile à nous-mêmes contre les peines les plus amères, et c’est le seul sentiment qui puisse calmer sans refroidir.

Les affections les plus simples, celles que tous les cœurs se croient capables de sentir, l’amour maternel, l’amour filial, peut-on se flatter de les avoir connues dans leur plénitude, quand on n’y a pas mêlé d’enthousiasme ? Comment aimer son fils sans se flatter qu’il sera noble et fier, sans souhaiter pour lui la gloire qui multiplieroit sa vie, qui nous feroit entendre de toutes parts le nom que notre cœur répète ? Pourquoi ne jouiroit-on pas avec transport des talents de son fils, du charme de sa fille ? Quelle singulière ingratitude envers la divinité que l’indifférence pour ses dons ! Ne sont-ils pas célestes, puisqu’ils rendent plus facile de plaire à ce qu’on aime ?

Si quelque malheur cependant ravissoit de tels avantages à notre enfant, le même sentiment prendroit alors une autre forme : l’exalteroit en nous la pitié, la sympathie, le bonheur d’être nécessaire. Dans toutes les circonstances l’enthousiasme anime ou console ; et lors même que le coup le plus cruel nous atteint, quand nous perdons celui qui nous a donné la vie, celui que nous aimions comme un ange tutélaire, et qui nous inspiroit à la fois un respect sans crainte et une confiance sans bornes, l’enthousiasme vient encore à notre secours ; il rassemble dans notre sein quelques étincelles de l’àme qui s’est envolée vers les cieux ; nous vivons en sa présence, et nous nous promettons de transmettre un jour l’histoire de sa vie. Jamais, nous le croyons, jamais sa main paternelle ne nous abandonnera tout-à-fait dans ce monde, et son image attendrie se penchera vers nous pour nous soutenir avant de nous rappeler.

Enfin quand elle arrive la grande lutte, quand il faut à son tour se présenter au combat de la mort, sans doute l’affoiblissement de nos facultés, la perte de nos espérances, cette vie si forte qui s’obseurcit, cette foule de sentiments et d’idées qui habitoient dans notre sein, et que les ténèbres de la tombe enveloppent, ces intérêts, ces affections, cette existence qui se change eu fantôme avant de s’évanouir, tout cela fait mal, et l’homme vulgaire paroît, quand il expire, avoir moins à mourir ! Dieu soit béni cependant pour le secours qu’il nous prépare encore dans cet instant ; nos paroles seront incertaines, nos yeux ne verront plus la lumière, nos réflexions qui s’enchaînoient avec clarté erreront isolées sur de confuses traces ; mais l’enthousiasme ne nous abandonnera pas, ses ailes brillantes planeront sur notre lit funèbre, il soulèvera les voiles de la mort, il nous rappellera ces moments où, pleins d’énergie nous avions senti que notre cœur étoit impérissable, et nos derniers soupirs seront peut-être comme une noble pensée qui remonte vers le ciel.

[2] « Oh, France ! terre de gloire et d’amour ! si l’enthousiasme un jour s’éteignoit sur votre sol, si le calcul disposoit de tout, et que le raisonnement seul inspirât même le mépris des périls, à quoi vous serviroient votre beau ciel, vos esprits si brillants, votre nature si féconde ? Une intelligence active, une impétuosité savante vous rendroient les maîtres du monde ; mais vous n’y laisseriez que la trace des torrents de sable, terribles comme les flots, arides comme le désert ! »

FIN DU TOME TROISIÈME ET DERNIER.
  1. Il est aisé d’apercevoir que je tâchois, par cette phrase et par celles qui suivent, de désigner l’Angleterre ; en effet, je n’aurois pu parler de la guerre avec enthousiasme, sans me la représenter comme celle d’une nation libre combattant pour son indépendance.
  2. Cette dernière phrase est celle qui a excité le plus d’indignation à la police contre mon livre ; il me semble cependant qu’elle n’auroit pu déplaire aux Français.