De l’Allemagne/Seconde partie/XIX

La bibliothèque libre.
Librairie Stéréotype (Tome 2p. 93-118).

CHAPITRE XIX.

Jeanne d’Arc, et la Fiancée de Messine.


Schiller, dans une pièce devers pleine de charmes, reproche aux Français de n’avoir pas, montré de la reconnoissance pour Jeanne d’Arc. L’une des plus belles époques de l’histoire, celle où la France et son roi Charles VII furent délivrés du joug des étrangers, n’a point encore été célébrée par un écrivain digne d’effacer le souvenir du poëme de Voltaire ; et c’est un étranger qui a tâché de rétablir la gloire d’une héroïne française, d’une héroïne dont le sort malheureux intéresseroit pour elle, quand ses exploits n’exciteroient pas un juste enthousiasme. Shakespear devoit juger Jeanne d’Arc avec partialité, puisqu’il étoit Anglais, et néanmoins il la représente, dans sa pièce historique de Henri VI, comme une femme inspirée d’abord par le ciel, et corrompue ensuite par le démon de l’ambition. Ainsi les Français seuls ont laissé déshonorer sa mémoire : c’est un grand tort de notre nation que de ne pas résister à la moquerie quand elle lui est présentée sous des formes piquantes. Cependant il y a tant de place dans ce monde, et pour le sérieux et pour la gaieté, qu’on pourroit se faire une loi de ne pas déjouer ce qui est digne de respect, sans se priver pour cela de la liberté de la plaisanterie.

Le sujet de Jeanne d’Arc étant tout à la fois historique et merveilleux, Schiller a entremêlé sa pièce de morceaux lyriques, et ce mélange produit un très-bel effet, même à la représentation. Nous n’avons guère en français que le monologue de Polyeucte ou les chœurs d’Athalie et d’Esther qui puissent nous en donner l’idée. La poésie dramatique est inséparable de la situation qu’elle doit peindre ; c’est le récit en action, c’est le débat de l’homme avec le sort. La poésie lyrique convient presque toujours aux sujets religieux ; elle élève l’âme vers le ciel, elle exprime je ne sais quelle résignation sublime qui nous saisit souvent au milieu des passions les plus agitées, et nous délivre de nos inquiétudes personnelles, pour nous faire goûter un instant la paix divine.

Sans doute il faut prendre garde que la marche progressive de l’intérêt ne puisse en souffrir ; mais le but de l’art dramatique n’est pas uniquement de nous apprendre si le héros est tué, ou s’il se marie : le principal objet des événements représentés c’est de servir à développer les sentiments et les caractères. Le poëte a donc raison de suspendre quelquefois l’action théâtrale, pour faire entendre la musique céleste de l’âme. On peut se recueillir dans l’art comme dans la vie, et planer un moment au-dessus de tout ce qui se passe en nous-mêmes et autour de nous.

L’époque historique dans laquelle Jeanne d’Arc a vécu est particulièrement propre à faire ressortir le caractère français dans toute sa beauté, lorsqu’une foi inaltérable, un respect sans bornes pour les femmes, une générosité presque imprudente à la guerre, signaloient cette nation en Europe.

Il faut se représenter une jeune fille de seize ans, d’une taille majestueuse, mais avec des traits encore enfantins, un extérieur délicat et n’ayant d’autre force que celle qui lui vient d’en-haut : inspirée par la religion, poëte dans ses actions, poëte aussi dans ses paroles, quand l’esprit divin l’anime ; montrant dans ses discours tantôt un génie admirable, tantôt l’ignorance absolue de tout ce que le ciel ne lui a pas révélé. C’est ainsi que Schiller a conçu le rôle de Jeanne d’Arc. Il la fait voir d’abord à Vaucouleurs dans l’habitation rustique de son père, entendant parler des revers de la France et s’enflammant à ce récit. Son vieux père blâme sa tristesse, sa rêverie, son enthousiasme. Il ne pénètre pas le secret de l’extraordinaire, et croit qu’il y a du mal dans tout ce qu’il n’a pas l’habitude de voir. Un paysan apporte un casque qu’une Bohémienne lui a remis d’une façon toute mystérieuse. Jeanne d’Arc s’en saisit, elle le place sur sa tête, et sa famille elle-même est étonnée de l’expression de ses regards.

Elle prophétise le triomphe de la France et la défaite de ses ennemis. Un paysan, esprit fort, lui dit qu’il n’y a plus de miracle dans ce monde. « Il y en aura encore un, s’écrie-t-elle ; une blanche colombe va paroître, et avec la hardiesse d’un aigle elle combattra les vautours qui déchirent la patrie. Il sera renversé cet orgueilleux duc de Bourgogne, traître à la France, ce Talbot aux cent bras, le fléau du ciel, ce Salisbury blasphémateur, toutes ces hordes insulaires seront dispersées comme un troupeau de brebis. Le Seigneur, le Dieu des combats, sera toujours avec la colombe. Il daignera choisir une créature tremblant, et triomphera par une foible fille, car il est le Tout-Puissant. »

Les sœurs de Jeanne d’Arc s’éloignent, et son père lui commande de s’occuper de ses travaux champêtres, et de rester étrangère à tous ces grands événements dont les pauvres bergers ne doivent pas se mêler. Il sort, Jeanne d’Arc reste seule ; et, prête à quitter pour jamais le séjour de son enfance, un sentiment de regret la saisit.

« Adieu, dit-elle, vous, contrées qui me fûtes si chères ; vous, montagnes ; vous, tranquilles et fidèles vallées, adieu ! Jeanne d’Arc ne viendra plus parcourir vos riantes prairies. Vous, fleurs que j’ai plantées, prospérez loin de moi. Je vous quitte, grotte sombre, fontaines rafraîchissantes. Echo, toi, la voix pure de la vallée, qui répondais à mes chants, jamais ces lieux ne me reverront. Vous, l’asile de toutes mes innocentes joies, je vous laisse pour toujours : que mes agneaux se dispersent dans les bruyères, un autre troupeau me réclame, l’esprit saint m’appelle à la sanglante carrière du péril.

Ce n’est point un désir vaniteux ni terrestre qui m’attire, c’est la voix de celui qui s’est montré à Moyse dans le buisson ardent du mont Horeb, et lui a commandé de résister à Pharaon. C’est lui qui, toujours favorable aux bergers, appela le jeune David pour comte battre le géant. Il m’a dit aussi : — Pars et rends témoignage à mon nom sur la terre. Tes membres doivent être renfermés dans le rude airain. Le fer doit couvrir ton sein délicat. Aucun homme ne doit faire éprouver à ton cœur les flammes de l’amour. La couronne de l’hyménée n’ornera jamais ta chevelure. Aucun enfant chéri ne reposera sur ton sein ; mais parmi toutes les femmes de la terre tu recevras seule en partage les lauriers des combats. Quand les plus courageux se lassent, quand l’heure fatale de la France semble approcher, c’est toi qui porteras mon oriflamme : et tu abattras les orgueilleux conquérants comme les épis tombent au jour de la moisson. Tes exploits changeront la roue de la fortune, tu vas apporter le salut aux héros de la France, et dans Reims délivrée placer la couronne sur la tête de ton roi. —

C’est ainsi que le ciel s’est fait entendre à moi. Il m’a envoyé ce casque comme un signe de sa volonté. La trempe miraculeuse de ce fer me communique sa force, et l’ardeur des anges guerriers m’enflamme ; je vais me précipiter dans le tourbillon des combats, il m’entraîne avec l’impétuosité de l’orage. J’entends la voix des héros qui m’appelle ; le cheval belliqueux frappe la terre, et la trompette résonne. »

Cette première scène est un prologue, mais elle est inséparable de la pièce ; il falloit mettre en action l’instant où Jeanne d’Arc prend sa résolution solennelle ; se contenter d’en faire un récit ce seroit ôter le mouvement et l’impulsion qui transportent le spectateur dans la disposition qu’exigent les merveilles auxquelles il doit croire.

La pièce de Jeanne d’Arc marche toujours, d’après l’histoire, jusqu’au couronnement à Reims. Le caractère d’Agnès Sorel est peint avec élévation et délicatesse, il fait ressortir la pureté de Jeanne d’Arc ; car toutes les qualités de ce monde disparoissent à côté des vertus vraiment religieuses. Il y a un troisième caractère de femme qu’on feroit bien de supprimer en entier, c’est celui d’Isabeau de Bavière ; il est grossier, et le contraste est beaucoup trop fort pour produire de l’effet. Il faut opposer Jeanne d’Arc à Agnès Sorel, l’amour divin à l’amour terrestre ; mais la haine et la perversité, dans une femme, sont au-dessous de l’art ; il se dégrade en les peignant.

Shakespear a donné l’idée de la scène dans laquelle Jeanne d’Arc ramène le duc de Bourgogne à la fidélité qu’il doit à son roi ; mais Schiller l’a exécutée d’une façon admirable. La vierge d’Orléans veut réveiller dans l’âme du duc cet attachement à la France, qui étoit si puissant alors dans tous les généreux habitants de cette belle contrée.

« Que prétends-tu ? lui dit-elle : quel est donc l’ennemi que cherche ton regard meurtrier ? Ce prince que tu veux attaquer est comme toi de la race royale ; tu fus son compagnon d’armes. Son pays est le tien ; moi-même ne suis-je pas une fille de ta patrie ? Nous tous que tu veux anéantir, ne sommes-nous pas tes amis ? Nos bras sont prêts à s’ouvrir pour te recevoir, nos genoux à se plier humblement devant toi. Notre épée est sans pointe contre ton cœur ; ton aspect nous intimide, et sous un casque ennemi nous respectons encore dans tes traits la ressemblance avec nos rois. »

Le duc de Bourgogne repousse les prières de Jeanne d’Arc, dont il craint la séduction surnaturelle.

« Ce n’est point, lui dit-elle, ce n’est point la nécessité qui me courbe à tes pieds ; je n’y viens point comme une suppliante. Regarde autour de toi. Le camp des Anglais est en cendre, et vos morts couvrent le champ de bataille ; tu entends de toutes parts les trompettes guerrières des Français : Dieu a décidé, la victoire est à nous. Nous voulons partager avec notre ami les lauriers que nous avons conquis. Oh ! viens avec nous, noble transfuge ; viens, c’est avec nous que tu trouveras la justice et la victoire : moi, l’envoyée de Dieu, je tends vers toi ma main de sœur. Je veux en te sauvant t’attirer de notre côté. Le ciel est pour la France. Des anges que tu ne vois pas combattent pour notre roi. Ils sont « tous parés de lis. L’étendard de notre noble cause est blanc aussi comme le lis, et la Vierge pure est son chaste symbole.

LE DUC DE BOURGOGNE.

Les mots trompeurs du mensonge sont pleins d’artifices. Mais le langage de cette femme est simple comme celui d’un enfant, et si le mauvais génie l’inspire il sait lui souffler les paroles de l’innocence : non, je ne veux plus l’entendre. Aux armes, je me défendrai mieux en la combattant qu’en l’écoutant.

JEANNE.

Tu m accuses de magie : tu crois voir en moi les artifices de l’enfer ! fonder la paix, réconcilier les haines, est-ce donc là l’œuvre de l’enfer ? La concorde viendroit-elle du séjour des damnés ? Qu’y a-t-il d’innocent, de sacré, d’humainement bon, si ce n’est de se dévouer pour sa patrie ? Depuis quand la nature est-elle si fort en combat avec elle-même, que le ciel abandonne la bonne cause et que le démon la défende ? Si ce que je te dis est vrai, dans quelle source l’ai-je puisé ? Qui fut la compagne de ma vie pastorale, qui donc instruisit la simple fille d’un berger dans les choses royales ? Jamais je ne m’étois présentée devant les souverains, l’art de la parole m’est étranger, mais à présent que j’ai besoin de t’émouvoir, une pénétration profonde m’éclaire ; je m’élève aux pensées les plus hautes ; la destinée des empires et des rois apparoît lumineuse à mes regards, et, à peine sortie de l’enfance, je puis diriger la foudre du ciel contre ton cœur. »

À ces mots le duc de Bourgogne est ému, troublé. Jeanne d’Arc s’en aperçoit, et s’écrie : « Il a pleuré, il est vaincu ; il est à nous. » Les Français inclinent devant lui leurs épées et leurs drapeaux. Charles VII paroît, et le duc de Bourgogne se précipite à ses pieds.

Je regrette pour nous que ce ne soit pas un Français qui ait conçu cette scène ; mais que de génie et surtout que de naturel ne faut-il pas pour s’identifier ainsi avec tout ce qu’il y a de beau et de vrai dans tous les pays et dans tous les siècles !

Talbot, que Schiller représente comme un guerrier athée, intrépide contre le ciel même, méprisant la mort, bien qu’il la trouve horrible, Talbot, blessé par Jeanne d’Arc, meurt sur le théâtre en blasphémant. Peut-être eût-il mieux valu suivre la tradition, qui dit que Jeanne d’Arc n’avoit jamais versé le sang humain, et triomphoit sans tuer. Un critique, d’un goût pur et sévère, a reproché aussi à Schiller d’avoir montré Jeanne d’Arc sensible à l’amour, au lieu de la faire mourir martyre, sans qu’aucun sentiment l’eût jamais distraite de sa mission divine : c’est ainsi qu’il auroit fallu la peindre dans un poëme ; mais je ne sais si une âme tout-à-fait sainte ne produirait pas dans une pièce de théâtre le même effet que des êtres merveilleux ou allégoriques, dont on prévoit d’avance toutes les actions, et qui, n’étant point agités par les passions humaines, ne nous présentent point le combat ni l’intérêt dramatique.

Parmi les nobles chevaliers de la cour de France, le preux Dunois s’empresse le premier à demander à Jeanne d’Arc de l’épouser, et, fidèle à ses vœux, elle le refuse. Un jeune Montgommery, au milieu d’une bataille, la supplie de l’épargner, et lui peint la douleur que sa mort va causer à son vieux père ; Jeanne d’Arc rejeta sa prière, et montre dans cette occasion plus d’inflexibilité que son devoir ne l’exige ; mais au moment de frapper un jeune Anglais, Lionel, elle se sent tout à coup attendrie par sa figure, et l’amour entre dans son cœur. Alors toute sa puissance est détruite. Un chevalier noir comme le destin lui apparoît dans le combat, et lui conseille de ne pas aller à Reims. Elle y va néanmoins ; la pompe solennelle du couronnement passe sur le théâtre ; Jeanne d’Arc marche au premier rang, mais ses pas sont chancelants ; elle porte en tremblant l’étendard sacré, et l’on sent que l’esprit divin ne la protège plus.

Avant d’entrer dans l’église, elle s’arrête et reste seule sur la scène. On entend de loin les instruments de fête qui accompagnent la cérémonie du sacre, et Jeanne d’Arc prononce des plaintes harmonieuses pendant que le son des flûtes et des hautbois plane doucement dans les airs.

« Les armes sont déposées, la tempête de la guerre se tait, les chants et les danses succèdent aux combats sanguinaires. Des refrains joyeux se font entendre dans les rues ; l’autel et l’église sont parés dans tout l’éclat d’une fête ; des couronnes de fleurs sont suspendues aux colonnes : cette vaste ville ne contient qu’à peine le nombre des hôtes étrangers qui se précipitent pour être les témoins de l’allégresse populaire ; un même sentiment remplit tous les cœurs ; et ceux que séparoit jadis une haine meurtrière se réunissent maintenant dans la félicité universelle : celui qui peut se nommer Français en est fier ; l’antique éclat de la couronne est renouvelé, et la France obéit avec gloire au petit-fils de ses rois

C’est par moi que ce jour magnifique est arrivé, et cependant je ne partage point le bonheur public. Mon cœur est changé, mon coupable cœur s’éloigne de cette solennité sainte, et c’est vers le camp des Anglais, c’est vers nos ennemis que se tournent toutes mes pensées. Je dois me dérober au cercle joyeux qui m’entoure, pour cacher à tous la faute qui pèse sur mon cœur. Qui ? moi ! libératrice de mon pays, animée par le rayon du ciel, dois-je sentir une flamme terrestre ? Moi, guerrière du Très-Haut, brûler pour l’ennemi de la France ! Puis-je encore regarder la chaste lumière du soleil ?

Hélas, comme cette musique m’enivre ! Les sons les plus doux me rappellent sa voix, et leur enchantement semble m’offrir ses traits. Que l’orage de la guerre se renouvelle ; que le bruit des lances retentisse autour de moi ; dans l’ardeur du combat je retrouverai mon courage ; mais ces accords harmonieux s’insinuent dans mon sein, et changent en mélancolie toutes les puissances de mon cœur.

Ah ! pourquoi donc ai-je vu ce noble visage ? Dès cet instant j’ai été coupable. Malheureuse ! Dieu veut un instrument aveugle, c’est avec des yeux aveugles que tu devois obéir. Tu l’as regardé, c’en est fait, la paix de Dieu s’est retirée de toi, et les pièges de l’enfer t’ont saisie. Ah ! simple houlette des bergers, pourquoi vous ai-je échangée contre une épée ? Pourquoi, reine du ciel, m’es-tu jamais apparue ? Pourquoi donc ai-je entendu ta voix dans la forêt des chênes ? reprends ta couronne, je ne puis la mériter. Oui, je vois le ciel ouvert, je vois les bienheureux, et mes espérances sont dirigées vers la terre ! Oh ! Vierge sainte, tu m’imposas cette vocation cruelle ; pouvois-je endurcir ce cœur que le ciel avoit créé pour aimer ? Si tu veux manifester ta puissance, prends pour organes ceux qui, dégagés du péché, habitent dans ta demeure éternelle ; envoie tes esprits immortels et purs, étrangers aux passions comme aux larmes. Mais ne choisis pas la foible fille, ne choisis point le cœur sans force d’une bergère. Que me faisoient les destins des combats et les querelles des rois ! Tu as troublé ma vie, tu m’as entraînée dans les palais des princes, et là j’ai trouvé la séduction et l’erreur. Ah ! ce n’étoit pas moi qui avois voulu ce sort. »

Ce monologue est un chef-d’œuvre de poésie ; un même sentiment ramène naturellement aux mêmes expressions ; et c’est en cela que les vers s’accordent si bien avec les affections de l’âme : car ils transforment en une harmonie délicieuse ce qui pourroit paroître monotone dans le simple langage de la prose. Le trouble de Jeanne d’Arc va toujours croissant. Les honneurs qu’on lui rend, la reconnoissance qu’on lui témoigne, rien ne peut la rassurer, quand elle se sent abandonnée par la main toute-puissante qui l’avoit élevée. Enfin ses funestes pressentiments s’accomplissent, et de quelle manière !

Il faut, pour concevoir l’effet terrible de l’accusation de sorcellerie, se transporter dans les siècles où le soupçon de ce crime mystérieux planoit sur toutes les choses extraordinaires. La croyance au mauvais principe, telle qu’elle existoit alors, supposait la possibilité d’un culte affreux envers l’enfer ; les objets effrayants de la nature en étoient le symbole, et des signes bizarres le langage. On attribuoit à cette alliance avec le démon toutes les prospérités de la terre dont la cause n’étoit pas bien connue. Le mot de magie désignoit l’empire du mal sans bornes, comme la Providence le règne du bonheur infini. Cette imprécation, elle est sorcière, il est sorcier, devenue ridicule de nos jours, faisoit frissonner il y a quelques siècles ; tous les liens les plus sacrés se brisoient quand ces paroles étoient prononcées ; nul courage ne les bravoit, et le désordre qu’elles mettoient dans les esprits étoit tel, qu’on eût dit que les démons de l’enfer apparoissoient réellement quand on croyoit les voir apparoître.

Le malheureux fanatique, père de Jeanne d’Arc, est saisi par la superstition du temps ; et, loin d’être fier de la gloire de sa fille, il se présente lui-même au milieu des chevaliers et des seigneurs de la cour y pour accuser Jeanne d’Arc de sorcellerie. À l’instant, tous les cœurs se glacent d’effroi ; les chevaliers, compagnons d’armes de Jeanne d’Arc, la pressent de se justifier, et elle se tait. Le roi l’interroge, et elle se tait. L’archevêque la supplie de jurer sur le crucifix qu’elle est innocente, et elle se tait. Elle ne veut pas se défendre du crime dont elle est faussement accusée, quand elle se sent coupable d’un autre crime que son cœur ne peut se pardonner. Le tonnerre se fait entendre, l’épouvante s’empare du peuple, Jeanne d’Arc est bannie de l’empire qu’elle vient de sauver. Nul n’ose s’approcher d’elle. La foule se disperse ; l’infortunée sort de la ville ; elle erre dans la campagne ; et lorsqu’abîmée de fatigue elle accepte une boisson rafraîchissante, un enfant qui la reconnaît arrache de ses mains ce foible soulagement. On diroit que le souffle infernal dont on la croit environnée peut souiller tout ce qu’elle touche, et précipiter dans l’abîme éternel quiconque oseroit la secourir. Enfin, poursuivie d’asile en asile, la libératrice de la France tombe au pouvoir de ses ennemis.

Jusque-là cette tragédie romantique, c’est ainsi que Schiller l’a nommée, est remplie de beautés du premier genre : on peut bien y trouver quelques longueurs (jamais les auteurs allemands ne sont exempts de ce défaut) ; mais on voit passer devant soi des événements si remarquables, que l’imagination s’exalte à leur hauteur, et que, ne jugeant plus cette pièce en ouvrage de l’art, on considère le merveilleux tableau qu’elle renferme comme un nouveau reflet de la sainte inspiration de l’héroïne. Le seul défaut grave qu’on puisse reprocher à ce drame lyrique, c’est le dénouement : au lieu de prendre celui qui étoit donné par l’histoire, Schiller suppose que Jeanne d’Arc, enchaînée par les Anglais, brise miraculeusement ses fers, va rejoindre le camp des Français, décide la victoire en leur faveur, et reçoit une blessure mortelle. Le merveilleux d’invention à côté du merveilleux transmis par l’histoire ôte à ce sujet quelque chose de sa gravité. D’ailleurs, qu’y avoit-il de plus beau que la conduite et les réponses mêmes de Jeanne d’Arc, lorsqu’elle fut condamnée à Rouen par les grands seigneurs anglais et les évêques normands ?

L’histoire raconte que cette jeune fille réunit le courage le plus inébranlable à la douleur la plus touchante ; elle pleurait comme une femme, mais elle se conduisoit comme un héros. On l’accusa de s’être livrée à des pratiques superstitieuses, et elle repoussa cette inculpation avec les arguments dont une personne éclairée pourroit se servir de nos jours ; mais elle persista toujours à déclarer qu’elle avoit eu des révélations intimes qui l’avoient décidée dans le choix de sa carrière. Abattue par l’horreur du supplice qui la menacoit, elle rendit constamment témoignage devant les Anglais à l’énergie des Français, aux vertus du roi de France, qui cependant l’avoit abandonnée. Sa mort n’est ni celle d’un guerrier ni celle d’un martyr ; mais, à travers la douceur et la timidité de son sexe, elle montra dans les derniers moments une force d’inspiration presque aussi étonnante que celle dont on l’accusoit comme d’une sorcellerie. Quoi qu’il en soit, le simple récit de sa fin émeut bien plus que le dénouement de Schiller. Lorsque la poésie veut ajouter à l’éclat d’un personnage historique, il faut du moins qu’elle lui conserve avec soin la physionomie qui la caractérise car la grandeur n est vraiment frappante que quand on sait lui donner l’air naturel. Or, dans le sujet de Jeanne d’Arc, c’est le fait véritable qui non-seulement a plus de naturel, mais plus de grandeur que la fiction.

La Fiancée de Messine a été composée d’après un système dramatique tout-à-fait différent de celui que Schiller avoit suivi jusqu’alors, et auquel il est heureusement revenu. C’est pour faire admettre les chœurs sur la scène qu’il a choisi un sujet dans lequel il n’y a de nouveau que les noms ; car c’est, au fond, la même chose que les Frères ennemis. Seulement Schiller a introduit de plus une sœur dont les deux frères deviennent amoureux sans savoir qu’elle est leur sœur, et l’un tue l’autre par jalousie. Cette situation, terrible en elle-même, est entremêlée de chœurs qui font partie de la pièce. Ce sont les serviteurs des deux frères qui interrompent et glacent l’intérêt par leurs discussions mutuelles. La poésie lyrique qu’ils récitent tous à la fois est superbe ; mais ils n’en sont pas moins, quoi qu’ils disent, des chœurs de chambellans. Le peuple entier peut seul avoir cette dignité indépendante qui lui permet d’être un spectateur impartial. Le chœur doit représenter la postérité. Si des affections personnelles l’animoient, il seroit nécessairement ridicule ; car on ne concevroit pas comment plusieurs personnes diroient la même chose en même temps, si leurs voix n’étoient pas censées être l’interprète impassible des vérités éternelles.

Schiller, dans la préface qui précède la Fiancée de Messine, se plaint avec raison de ce que nos usages modernes n’ont plus ces formes populaires qui les rendaient si poétiques chez, les anciens.

« Les palais, dit-il, sont fermés, les tribunaux ne se tiennent plus en plein air devant les portes des villes ; les écrits ont pris la place de la parole vivante ; le peuple lui-même, cette masse si forte et si viable, n’est presque plus qu’une idée abstraite, et les divinités des mortels n’existent plus que dans leur cœur. Il faut que le poëte ouvre les palais, replace les juges sous la voûte du ciel, relève les statues des dieux, ranime enfin les images qui partout ont fait place aux idées. »

Ce désir d’un autre temps, d’un autre pays, est un sentiment poétique. L’homme religieux a besoin du ciel, et le poëte d’une autre terre : mais on ignore quel culte et quel siècle la Fiancée de Messine nous représente ; elle sort des usages modernes, sans nous placer dans les temps antiques. Le poëte y a mêlé toutes les religions ensemble ; et cette confusion détruit la haute unité de la tragédie, celle de la destinée qui conduit tout. Les événements sont atroces, et cependant l’horreur qu’ils inspirent est tranquille. Le dialogue est aussi long, aussi développé que si l’affaire de tous étoit de parler en beaux vers, et qu’on aimât, qu’on fût jaloux, qu’on hait son frère, qu’on le tuât sans quitter la sphère des réflexions générales et des sentiments philosophiques.

Il y a néanmoins dans la Fiancée de Messine des traces admirables du beau génie de Schiller. Quand l’un des frères a été tué par son frère jaloux, on apporte le mort dans le palais de la mère ; elle ne sait point encore qu’elle a perdu son fils, et c’est ainsi que le chœur qui précède le cercueil le lui annonce :

« De tout côté le malheur parcourt les villes. Il erre en silence autour des habitations des hommes : aujourd’hui c’est à celle-ci qu’il frappe, demain c’est à celle-là ; aucune n’est épargnée. Le messager douloureux et funeste tôt ou tard passera le seuil de la porte où demeure un vivant. Quand les feuilles tombent dans la saison prescrite, quand les vieillards affoiblis descendent dans le tombeau, la nature obéit en paix à ses antiques lois, à son éternel usage, l’homme n’en est point effrayé ; mais, sur cette terre, c’est le malheur imprévu qu’il faut craindre. Le meurtre, d’une main violente, brise les liens les plus sacrés, et la mort vient enlever dans la barque du Styx le jeune homme florissant. Quand les nuages amoncelés couvrent le ciel de deuil, quand le tonnerre retentit dans les abîmes, tous les cœurs sentent la force redoutable de la destinée ; mais la foudre enflammée peut partir des hauteurs sans nuages, et le malheur s’approche comme un ennemi rusé au milieu des jours de fête.

N’attache donc point ton cœur à ces biens dont la vie passagère est ornée. Si tu jouis, apprends à perdre, et si la fortune est avec toi, songe à la douleur.

Quand le frère apprend que celle dont il étoit amoureux, et pour laquelle il a tué son frère, est sa sœur, son désespoir n’a point de bornes, et il se résout à mourir. Sa mère veut lui pardonner, sa sœur lui demande de vivre ; mais il se mêle à ses remords un sentiment d’envie qui le rend encore jaloux de celui qui n’est plus.

Ma mère, dit-il, quand le même tombeau renfermera le meurtrier et la victime, quand une même voûte couvrira nos cendres réunies, ta malédiction sera désarmée. Tes pleurs couleront également pour tes deux fils : la mort est un puissant médiateur ! elle éteint les flammes de la colère, elle réconcilie les ennemis, et la pitié se penche comme une sœur attendrie sur l’urne qu’elle embrasse. »

Sa mère le presse encore de ne pas l’abandonner. – « Non, lui dit-il, je ne puis vivre avec un cœur brisé. Il faut que je retrouve la joie, et que je m’unisse avec les esprits libres de l’air. L’envie a empoisonné ma jeunesse ; cependant tu partageois justement ton amour entre nous deux. Penses-tu que je pourrais supporter maintenant l’avantage que tes regrets donnent à mon frère sur moi ? La mort nous sanctifie ; dans son palais indestructible, ce qui étoit mortel et souillé se change en un cristal pur et brillant ; les erreurs de la misérable humanité disparoissent. Mon frère seroit au-dessus de moi dans ton cœur, comme les étoiles sont au-dessus de la terre, et l’ancienne rivalité qui nous a séparés pendant la vie renaîtroi pour me dévorer sans relâche. Il seroit par-delà ce monde, il seroit dans ton souvenir l’enfant chéri, l’enfant immortel. »

La jalousie qu’inspire un mort est un sentiment plein de délicatesse et de vérité. Qui pourroit en effet triompher des regrets ? Les vivants égaleront-ils jamais la beauté de l’image céleste que l’ami qui n’est plus a laissée dans notre cœur ? Ne nous a-t-il pas dit : — Ne m’oubliez pas. — N’est-il pas là sans défense ? — Où vit-il sur cette terre, si ce n’est dans le sanctuaire de notre âme ? Et qui, parmi les heureux de ce monde, s’uniroit jamais à nous aussi intimement que son souvenir ?