De l’Allemagne/Seconde partie/XVI

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Librairie Stéréotype (Tome 2p. 20-30).

CHAPITRE XVI.

Des drames de Lessing


Le théâtre allemand n’existoit pas avant Lessing, on n’y jouoit que des traductions ou des imitations des pièces étrangères. Le théâtre a plus besoin encore que les autres branches de la littérature d’une capitale où les ressources de la richesse et des arts soient réunies ; et tout est dispersé en Allemagne. Dans une ville il y a des acteurs, dans l’autre des auteurs, dans une troisième des spectateurs ; et nulle part un foyer où tous les moyens soient rassemblés. Lessing employa l’activité naturelle de son caractère à donner un théâtre national à ses compatriotes, et il écrivit un journal intitulé La Dramaturgie, dans lequel il examina la plupart des pièces traduites du français qu’on représentoit en Allemagne : la parfaite justesse d’esprit qu’il montre dans ses critiques suppose encore plus de philosophie que de connoissance de l’art. Lessing en général pensoit commue Diderot sur l’art dramatique. Il croyoit que la sévère régularité des tragédies françaises s’opposoit à ce qu’on pût traiter un grand nombre de sujets simples et touchants, et qu’il falloit faire des drames pour y suppléer. Mais Diderot dans ses pièces mettoit l’affectation du naturel à la place de l’affectation de convention, tandis que le talent de Lessing est vraiment simple et sincère. Il a donné le premier aux Allemands l’honorable impulsion de travailler pour le théâtre d’après leur propre génie. L’originalité de son caractère se manifeste dans ses pièces ; cependant elles sont soumises aux mêmes principes que les nôtres ; leur forme n’a rien de particulier, et quoiqu’il ne s’embarrassât guère de l’unité de temps ni de lieu, il ne s’est point élevé comme Goethe et Schiller à la conception d’un système nouveau. Minna de Barnhelm, Emilia Galotti et Nathan le Sage sont les trois drames de Lessing qui méritent d’être cités.

Un officier d’un noble caractère, après avoir reçu plusieurs blessures à l’armée, se voit tout à coup menacé dans son honneur par un procès injuste : il ne veut pas laisser voir à la femme qu’il aime, et dont il est aimé, l’amour qu’il a pour elle, déterminé qu’il est à ne pas lui faire partager son malheur en l’épousant. Voilà tout le sujet de Minna de Barnhelm. Avec des moyens aussi simples Lessing a su produire un grand intérêt ; le dialogue est plein d’esprit et de charme, le style très-pur, et chaque personnage se fait si bien connoître, que les moindres nuances de leurs impressions intéressent, comme la confidence d’un ami. Le caractère d’un vieux sergent, dévoué de toute son âme au jeune officier qu’on persécute, offre un mélange heureux de gaieté et de sensibilité ; ce genre de rôle réussit toujours au théâtre ; la gaieté plaît davantage quand on est assuré qu’elle ne tient pas à l’insouciance, et la sensibilité paroît plus naturelle quand elle ne se montre que par intervalles. Dans cette même pièce il y a un rôle d’aventurier français tout-à-fait manqué ; il faut avoir la main légère pour trouver ce qui peut prêter à la moquerie dans les Français ; et la plupart des étrangers ne les ont peints qu’avec des traits lourds, et dont la ressemblance n’est ni délicate ni frappante.

Emilia Galotti n’est pas le sujet de Virginie transporté dans une circonstance moderne et particulière ; ce sont des sentiments trop forts pour le cadre, c’est une action trop énergique pour qu’on puisse l’attribuer à un nom inconnu. Lessing avoit sans doute un sentiment d’humeur assez républicain contre les courtisans, car il se complaît dans la peinture de celui qui veut aider son maître à déshonorer une jeune fille innocente ; ce courtisan Martinelli est presque trop vil pour la vraisemblance, et les traits de sa bassesse n’ont pas assez d’originalité : l’on sent que Lessing l’a représenté ainsi dans un but hostile, et rien ne nuit à la beauté d’une fiction comme une intention quelconque qui n’a pas cette beauté même pour objet. Le personnage du prince est traité par l’auteur avec plus de finesse ; les passions tumultueuses et la légèreté de caractère, dont la réunion est si funeste dans un homme puissant, se font sentir dans toute sa conduite ; un vieux ministre lui apporte des papiers, parmi lesquels se trouve une sentence de mort : dans son impatience d’aller voir celle qu’il aime, le prince est prêt à la signer sans y regarder ; le ministre prend un prétexte pour ne la pas donner, frémissant de voir exercer avec cette irréflexion une telle puissance. Le rôle de la comtesse Orsina, jeune maîtresse du prince, qu’il abandonne pour Emilie, est fait avec le plus grand talent ; c’est un mélange de frivolité et de violence qui peut très-bien se rencontrer dans une Italienne attachée à une cour. On voit dans cette femme ce que la société a produit, et ce que cette société même n’a pu détruire ; la nature du midi combinée avec ce qu’il y a de plus factice dans les mœurs du grand monde, et le singulier assemblage de la fierté dans le vice, et de la vanité dans la sensibilité. Une telle peinture ne pourroit entrer ni dans nos vers, ni dans nos formes convenues ; mais elle n’en est pas moins tragique.

La scène dans laquelle la comtesse Orsina excite le père d’Emilie à tuer le prince pour dérober sa fille à la honte qui la menace est de la plus grande beauté ; le vice y arme la vertu, la passion y suggère tout ce que la plus austère sévérité pourroit dire pour enflammer l’honneur jaloux d’un vieillard ; c’est le cœur humain présenté dans une situation nouvelle, et c’est en cela que consiste le vrai génie dramatique. Le vieillard prend le poignard, et ne pouvant assassiner le prince, il s’en sert pour immoler sa propre fille. Orsina, sans le savoir, est l’auteur de cette action terrible ; elle a gravé ses passagères fureurs dans une âme profonde, et les plaintes insensées de son amour coupable ont fait verser le sang innocent. On remarque dans les rôles principaux des pièces de Lessing un certain air de famille, qui feroit croire que c’est lui-même qu’il a peint dans ses personnages : le major Tellheim dans Minna, Odoard le père d’Émilie, et le Templier dans Nathan, ont tous les trois une sensibilité fière, dont la teinte est misanthropique.

Le plus beau des ouvrages de Lessing c’est Nathan le Sage : on ne peut voir dans aucune pièce la tolérance religieuse mise en action avec plus de naturel et de dignité. Un Turc, un Templier et un Juif sont les principaux personnages de ce drame, la première idée en est puisée dans le conte des trois anneaux de Bocace ; mais l’ordonnance de l’ouvrage appartient en entier à Lessing. Le Turc, c’est le sultan Saladin, que l’histoire représente comme un homme plein de grandeur ; le jeune Templier a dans le caractère toute la sévérité de l’état religieux qu’il professe, et le Juif est un vieillard qui a acquis une grande fortune dans le commerce, mais dont les lumières et la bienfaisance rendent les habitudes généreuses. Il comprend toutes les croyances sincères, et voit la Divinité dans le cœur de tout homme vertueux. Ce caractère est d’une admirable simplicité. L’on s’étonne de l’attendrissement qu’il cause, quoiqu’il ne soit agité ni par des passions vives ni par des circonstances fortes. Une fois cependant on veut enlever à Nathan une jeune fille à laquelle il a servi de père, et qu’il a comblée de soins depuis sa naissance : la douleur de s’en séparer lui seroit amère ; et pour se défendre de l’injustice qui veut la lui ravir, il raconte comment elle est tombée entre ses mains.

Les chrétiens immolèrent tous les juifs à Gaza, et dans la même nuit Nathan vit périr sa femme et ses sept enfants ; il passa trois jours prosterné dans la poussière, jurant une haine implacable aux chrétiens ; peu à peu la raison lui revint, et il s’écria « Il y a pourtant un Dieu, que sa volonté soit faite ! » Dans ce moment un prêtre vint le prier de se charger d’un enfant chrétien, orphelin dès le berceau, et le vieillard hébreux l’adopta. L’attendrissement de Nathan en faisant ce récit émeut d’autant plus, qu’il cherche à se contenir, et que la pudeur de la vieillesse lui fait désirer de cacher ce qu’il éprouve. Sa sublime patience ne se dément point, quoiqu’on le blesse dans sa croyance et dans sa fierté, en l’accusant comme d’un crime d’avoir élevé Reca dans la religion juive ; et sa justification n’a pour but que d’obtenir le droit de faire encore du bien à l’enfant qu’il a recueilli.

La pièce de Nathan est plus attachante encore par la peinture des caractères que par les situations. Le Templier a dans l’âme quelque chose de farouche qui vient de la crainte d’être sensible. La prodigalité orientale de Saladin fait contraste avec l’économie généreuse de Nathan. Le trésorier du sultan, un derviche vieux et sévère, l’avertit que ses revenus sont épuisés par ses largesses. — « Je m’en afflige, dit Saladin, parce que je serai forcé de retrancher de mes dons ; quant à moi, j’aurai toujours ce qui fait toute ma fortune, un cheval, une épée et un seul Dieu. » — Nathan est un ami des hommes ; mais la défaveur dans laquelle le nom de juif l’a fait vivre au milieu de la société mêle une sorte de dédain pour la nature humaine à l’expression de sa bonté. Chaque scène ajoute quelques traits piquants et spirituels au développement de ces divers personnages ; mais leurs relations ensemble ne sont pas assez vives pour exciter une forte émotion.

À la fin de la pièce on découvre que le Templier et la fille adoptée par le juif sont frère et sœur, et que le sultan est leur oncle. L’intention de l’auteur a visiblement été de donner dans sa famille dramatique l’exemple d’une fraternité religieuse plus étendue. Le but philosophique vers lequel tend toute la pièce en diminue l’intérêt au théâtre ; il est presque impossible qu’il n’y ait pas une certaine froideur dans un drame qui a pour objet de développer une idée générale, quelque belle qu’elle soit : cela tient de l’apologue, et l’on diroit que les personnages ne sont pas là pour leur compte, mais pour servir à l’avancement des lumières. Sans doute il n’y a pas de fiction, il n’y a pas même d’événement réel dont on ne puisse tirer une pensée ; mais il faut que ce soit l’événement qui amène la réflexion, et non pas la réflexion qui fasse inventer l’événement : l’imagination dans les beaux-arts doit toujours agir la première.

Il a paru depuis Lessing un nombre infini de drames en Allemagne ; maintenant on commence à s’en lasser. Le genre mixte du drame ne s’introduit guère qu’à cause de la contrainte qui existe dans les tragédies : c’est une espèce de contrebande de l’art ; mais lorsque l’entière liberté est admise, on ne sent plus la nécessité d’avoir recours aux drames pour faire usage des circonstances simples et naturelles. Le drame ne conserveroit donc qu’un avantage, celui de peindre, comme les romans, les situations de notre propre vie, les mœurs du temps où nous vivons ; néanmoins quand on n’entend prononcer au théâtre que des noms inconnus, on perd l’un des plus grands plaisirs que la tragédie puisse donner, les souvenirs historiques qu’elle retrace. On croit trouver plus d’intérêt dans le drame, parce qu’il nous représente ce que nous voyons tous les jours : mais une imitation trop rapprochée du vrai n’est pas ce que l’on recherche dans les arts. Le drame est à la tragédie ce que les figures de cire sont aux statues ; il y a trop de vérité et pas assez d’idéal ; c’est trop si c’est de l’art, et jamais assez pour que ce soit de la nature.

Lessing ne peut être considéré comme un auteur dramatique du premier rang ; il s’étoit occupé de trop d’objets divers pour avoir un grand talent en quelque genre que ce fût. L’esprit est universel ; mais l’aptitude naturelle à l’un des beaux-arts est nécessairement exclusive. Lessing étoit, avant tout, un dialecticien de la plus grande force, et c’est un obstacle à l’éloquence dramatique : car le sentiment dédaigne les transitions, les gradations et les motifs ; c’est une inspiration continuelle et spontanée qui ne peut se rendre compte d’elle-même. Lessing étoit bien loin sans doute de la sécheresse philosophique ; mais il avoit dans le caractère plus de vivacité que de sensibilité ; le génie dramatique est plus bizarre, plus sombre, plus inattendu que ne pouvoit l’être un homme qui avoit consacré la plus grande partie de sa vie au raisonnement.