De l’Allemagne/Troisième partie/III

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Librairie Stéréotype (Tome 3p. 30-43).

CHAPITRE III.

De la philosophie française.


Descartes a été pendant long-temps le chef de la philosophie française ; et si sa physique n’avoit pas été reconnue pour mauvaise, peut-être sa métaphysique auroit-elle conservé un ascendant plus durable. Bossuet, Fénélon, Pascal, tous les grands hommes du siècle de Louis XIV avoient adopté l’idéalisme de Descartes : et ce système s’accordoit beaucoup mieux avec le catholicisme que la philosophie purement expérimentale ; car il paroît singulièrement difficile de réunir la foi aux dogmes les plus mystiques avec l’empire souverain des sensations sur l’âme.

Parmi les métaphysiciens françois qui ont professé la doctrine de Locke, il faut compter au premier rang Condillac, que son état de prêtre obligeoit à des ménagements envers la religion, et Bonnet qui, naturellement religieux, vivoit à Genève dans un pays où les lumières et la piété sont inséparables. Ces deux philosophes, Bonnet surtout, ont établi des exceptions en faveur de la révélation ; mais il me semble qu’une des causes de l’affoiblissement du respect pour la religion, c’est de l’avoir mise à part de toutes les sciences, comme si la philosophie, le raisonnement, enfin tout ce qui est estimé dans les affaires terrestres ne pouvoit s’appliquer à la religion : une vénération dérisoire l’écarte de tous les intérêts de la vie ; c’est pour ainsi dire la reconduire hors du cercle de l’esprit humain à force de révérences. Dans tous les pays où règne une croyance religieuse, elle est le centre des idées, et la philosophie consiste à trouver l’interprétation raisonnée des vérités divines.

Lorsque Descartes écrivit, la philosophie de Bacon n’avoit pas encore pénétré en France, et l’on étoit encore au même point d’ignorance et de superstition scolastiques qu’à l’époque où le grand penseur de l’Angleterre publia ses ouvrages. Il y a deux manières de redresser les préjugés des hommes ; le recours à l’expérience, et l’appel à la réflexion. Bacon prit le premier moyen, Descartes le second ; l’un rendit d’immenses services aux sciences ; l’autre à la pensée, qui est la source de toutes les sciences.

Bacon étoit un homme d’un beaucoup plus grand génie et d’une instruction plus vaste encore que Descartes ; il a su fonder sa philosophie dans le monde matériel ; celle de Descartes fut décréditée par les savants qui attaquèrent avec succès ses opinions sur le système du monde : il pouvoit raisonner juste dans l’examen de l’âme, et se tromper par rapport aux lois physiques de l’univers ; mais les jugements des hommes étant presque tous fondés sur une aveugle et rapide confiance dans les analogies, l’on a cru que celui qui observoit si mal au dehors ne s’entendoit pas mieux à ce qui se passe en dedans de nous-mêmes. Descartes a dans sa manière d’écrire une simplicité pleine de bonhomie qui inspire de la confiance, et la force de son génie ne sauroit être contestée. Néanmoins quand on le compare soit aux philosophes allemands, soit à Platon, on ne peut trouver dans ses ouvrages ni la théorie de l’idéalisme dans toute son abstraction, ni l’imagination poétique qui en fait la beauté. Un rayon lumineux cependant avoit traversé l’esprit de Descartes, et c’est à lui qu’appartient la gloire d’avoir dirigé la philosophie moderne de son temps vers le développement intérieur de l’âme. Il produisit une grande sensation en appelant de toutes les vérités reçues à l’examen de la réflexion ; on admira ces axiomes : Je pense, donc j’existe, donc j’ai un créateur, source parfaite de mes incomplètes facultés ; tout peut se révoquer en doute au dehors de nous, le vrai n’est que dans notre âme, et c’est elle qui en est le juge suprême.

Le doute universel est l’a b c de la philosophie ; chaque homme recommence à raisonner avec ses propres lumières, quand il veut remonter aux principes des choses ; mais l’autorité d’Aristote avoit tellement introduit les formes dogmatiques en Europe, qu’on fut étonné de la hardiesse de Descartes qui soumettoit toutes les opinions au jugement naturel. Les écrivains de Port-Royal furent formés à son école ; aussi les Français ont-ils eu dans le dix-septième siècle des penseurs plus sévères que dans le dix-huitième. À côté de la grâce et du charme de l’esprit, une certaine gravité dans le caractère annonçoit l’influence que devoit exercer une philosophie qui attribuoit toutes nos idées à la puissance de la réflexion.

Malebranche, le premier disciple de Descartes, est un homme doué du génie de l’âme à un éminent degré : l’on s’est plu à le considérer dans le dix-huitième siècle comme un rêveur, et l’on est perdu en France quand on a la réputation de rêveur ; car elle emporte avec elle l’idée qu’on n’est utile à rien, ce qui déplaît singulièrement à tout ce qu’on appelle les gens raisonnables ; mais ce mot d’utilité est-il assez noble pour s’appliquer aux besoins de l’âme ?

Les écrivains français du dix-huitième siècle s’entendoient mieux à la liberté politique ; ceux du dix-septième à la liberté morale. Les philosophes du dix-huitième étoient des combattants ; ceux du dix-septième des solitaires. Sous un gouvernement absolu, tel que celui de Louis XIV, l’indépendance ne trouve d’asile que dans la méditation ; sous les règnes anarchiques du dernier siècle les hommes de lettres étoient animés par le désir de conquérir le gouvernement de leur pays aux principes et aux idées libérales dont l’Angleterre donnoit un si bel exemple. Les écrivains qui n’ont pas dépassé ce but sont très-dignes de l’estime de leurs concitoyens ; mais il n’en est pas moins vrai que les ouvrages composés dans le dix-septième siècle sont plus philosophiques, à beaucoup d’égards, que ceux qui ont été publiés depuis ; car la philosophie consiste surtout dans l’étude et la connoissance de notre être intellectuel.

Les philosophes du dix-huitième siècle se sont plus occupés de la politique sociale que de la nature primitive de l’homme ; les philosophes du dix-septième, par cela seul qu’ils étoient religieux, en savoient plus sur le fond du cœur. Les philosophes, pendant le déclin de la monarchie française, ont excité la pensée au dehors, accoutumés qu’ils étoient à s’en servir comme d une arme ; les philosophes, sous l’empire de Louis XIV, se sont attachés davantage à la métaphysique idéaliste, parce que le recueillement leur étoit plus habituel et plus nécessaire. Il faudroit, pour que le génie français atteignît au plus haut degré de perfection, apprendre des écrivains du dix-huitième siècle à tirer parti de ses facultés, et des écrivains du dix-septième à en connoitre la source.

Descartes, Pascal et Malebranche ont beaucoup plus de rapport avec les philosophes allemands que les écrivains du dix-huitième siècle ; mais Malebranche et les Allemands différent en ceci, que l’un donne comme article de foi ce que les autres réduisent en théorie scientifique ; l’un cherche à revêtir de formes dogmatiques ce que l’imagination lui inspire, parce qu’il a peur d’être accusé d’exaltation ; tandis que les autres, écrivant à la fin d’un siècle où l’on a tout analysé, se savent enthousiastes et s’attachent seulement à prouver que l’enthousiasme est d’accord avec la raison.

Si les Français avoient suivi la direction métaphysique de leurs grands hommes du dix-septième siècle, ils auroient aujourd’hui les mêmes opinions que les Allemands ; car Leibnitz est dans la route philosophique le successeur naturel de Descartes et de Malebranche, et Kant le successeur naturel de Leibnitz.

L’Angleterre influa beaucoup sur les écrivains du dix-huitième siècle : l’admiration qu’ils ressentoient pour ce pays leur inspira le désir d’introduire en France sa philosophie et sa liberté. La philosophie des Anglais n’étoit sans danger qu’avec leurs sentiments religieux, et leur liberté, qu’avec leur obéissance aux lois. Au sein d’une nation où Newton et Clarke ne prononçoient jamais le nom de Dieu sans s’incliner, les systèmes métaphysiques, fussent-ils erronés, ne pouvoient être funestes. Ce qui manque en France, en tout genre, c’est le sentiment et l’habitude du respect, et l’on y passe bien vite de l’examen qui peut éclairer à l’ironie qui réduit tout en poussière.

Il me semble qu’on pourroit marquer dans le dix-huitième siècle, en France, deux époques parfaitement distinctes, celle dans laquelle l’influence de l’Angleterre s’est fait sentir, et celle où les esprits se sont précipités dans la destruction : alors les lumières se sont changées en incendie, et la philosophie, magicienne irritée, a consumé le palais où elle avoit étalé ses prodiges.

En politique, Montesquieu appartient à la première époque, Raynal à la seconde ; en religion, les écrits de Voltaire, qui avoient la tolérance pour but, sont inspirés par l’esprit de la première moitié du siècle ; mais sa misérable et vaniteuse irréligion a flétri la seconde. Enfin, en métaphysique, Condillac et Helvétius, quoiqu’ils fussent contemporains, portent aussi l’un et l’autre l’empreinte de ces deux époques si différentes ; car, bien que le système entier de la philosophie des sensations soit mauvais dans son principe, cependant les conséquences qu’Helvétius en a tirées ne doivent pas être imputées à Condillac ; il étoit bien loin d’y donner son assentiment.

Condillac a rendu la métaphysique expérimentale plus claire et plus frappante qu’elle ne l’est dans Locke ; il l’a mise véritablement à la portée de tout le monde : il dit avec Locke que l’âme ne peut avoir aucune idée qui ne lui vienne par les sensations : il attribue à nos besoins l’origine des connoissances et du langage ; aux mots, celle de la réflexion ; et nous faisant ainsi recevoir le développement entier de notre être moral par les objets extérieurs, il explique la nature humaine, comme une science positive, d’une manière nette, rapide, et, sous quelques rapports, incontestable ; car si l’on ne sentoit en soi ni des croyances natives du cœur, ni une conscience indépendante de l’expérience, ni un esprit créateur, dans toute la force de ce terme, on pourroit assez se contenter de cette définition mécanique de l’âme humaine. Il est naturel d’être séduit par la solution facile du plus grand des problèmes ; mais cette apparente simplicité n’existe que dans la méthode ; l’objet auquel on prétend l’appliquer n’en reste pas moins d’une immensité inconnue, et l’énigme de nous-mêmes dévore comme le sphinx les milliers de systèmes qui prétendent à la gloire d’en avoir deviné le mot.

L’ouvrage de Condillac ne devroit être considéré que comme un livre de plus sur un sujet inépuisable, si l’influence de ce livre n’avoit pas été funeste. Helvétius, qui tire de la philosophie des sensations toutes les conséquences directes qu’elle peut permettre, affirme que si l’homme avoit les mains faites comme le pied d’un cheval, il n’auroit que l’intelligence d’un cheval. Certes, s’il en étoit ainsi, il seroit bien injuste de nous attribuer le tort ou le mérite de nos actions ; car la différence qui peut exister entre les diverses organisations des individus autoriseroit et motiveroit bien celle qui se trouve entre leurs caractères.

Aux opinions d’Helvétius succédèrent celles du Système de la Nature, qui tendoient à l’anéantissement de la Divinité dans l’univers, et du libre arbitre dans l’homme. Locke, Condillac, Helvétius, et le malheureux auteur du Système de la Nature, ont marché progressivement dans la même route ; les premiers pas étoient innocents : ni Locke ni Condillac n’ont connu les dangers des principes de leur philosophie ; mais bientôt ce grain noir, qui se remarquoit à peine sur l’horizon intellectuel, s’est étendu jusqu’au point de replonger l’univers et l’homme dans les ténèbres.

Les objets extérieurs étoient, disoit-on, le mobile de toutes nos impressions ; rien ne sembloit donc plus doux que de se livrer au monde physique, et de s’inviter comme convive à la fête de la nature ; mais par degrés la source intérieure s’est tarie, et jusqu’à l’imagination qu’il faut pour le luxe et pour les plaisirs va se flétrissant à tel point qu’on n’aura bientôt plus même assez d’âme pour goûter un bonheur quelconque, quelque matériel qu’il soit.

L’immortalité de l’âme et le sentiment du devoir sont des suppositions tout-à-fait gratuites dans le système qui fonde toutes nos idées sur nos sensations ; car nulle sensation ne nous révèle l’immortalité dans la mort. Si les objets extérieurs ont seuls formé notre conscience, depuis la nourrice qui nous reçoit dans ses bras jusqu’au dernier acte d’une vieillesse avancée, toutes les impressions s’enchaînent tellement l’une à l’autre, qu’on ne peut en accuser avec équité la prétendue volonté, qui n’est qu’une fatalité de plus.

Je tâcherai de montrer dans la seconde partie de cette section que la morale fondée sur l’intérêt, si fortement prêchée par les écrivains français du dernier siècle, est dans une connexion intime avec la métaphysique, qui attribue toutes nos idées à nos sensations, et que les conséquences de l’une sont aussi mauvaises dans la pratique que celles de l’autre dans la théorie. Ceux’qui ont pu lire les ouvrages licencieux qui ont été publiés en France vers la fin du dix-huitième siècle attesteront que quand les auteurs de ces coupables écrits veulent s’appuyer d’une espèce de raisonnement, ils en appellent tous à l’influence du physique sur le moral ; ils rapportent aux sensations toutes les opinions les plus condamnables ; ils développent enfin sous toutes les formes la doctrine qui détruit le libre arbitre et la conscience.

On ne sauroit nier, dira-t-on peut-être, que cette doctrine ne soit avilissante ; mais néanmoins, si elle est vraie, faut-il la repousser et s’aveugler à dessein ? Certes, ils auroient fait une déplorable découverte ceux qui auroient détrôné notre âme, condamné l’esprit à s’immoler lui-même, en employant ses facultés à démontrer que les lois communes à tout ce qui est physique lui conviennent ; mais, grâce à Dieu, et cette expression est ici bien placée, grâce à Dieu, dis-je, ce système est tout-à-fait faux dans son principe, et le parti qu’en ont tiré ceux qui soutenoient la cause de l’immortalité est une preuve de plus des erreurs qu’il renferme.

Si la plupart des hommes corrompus se sont appuyée sur la philosophie matérialiste, lorsqu’ils ont voulu s’avilir méthodiquement et mettre leurs actions en théorie, c’est qu’ils croyoient, en soumettant l’âme aux sensations, se délivrer ainsi de la responsabilité de leur conduite. Un être vertueux, convaincu de ce système, en seroit profondément affligé, car il craindroit sans cesse que l’influence toute-puissante des objets extérieurs n’altérât la pureté de son âme et la force de ses résolutions. Mais quand on voit des hommes se réjouir en proclamant qu’ils sont en tout l’œuvre des circonstances, et que ces circonstances sont combinées par le hasard, on frémit au fond du cœur de leur satisfaction perverse.

Lorsque les sauvages mettent le feu à des cabanes, l’on dit qu’ils se chauffent avec plaisir à l’incendie qu’ils ont allumé : ils exercent alors du moins une sorte de supériorité sur le désordre dont ils sont coupables, ils font servir la destruction à leur usage ; mais quand l’homme se plaît à dégrader la nature humaine, qui donc en profitera ?