De l’Allemagne/Troisième partie/VI

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Librairie Stéréotype (Tome 3p. 67-95).

CHAPITRE VI.

Kant.


Kant a vécu jusque dans un âge très-avancé, et jamais il n’est sorti de Kœnigsberg ; c’est là qu’au milieu des glaces du nord il a passé sa vie entière à méditer sur les lois de l’intelligence humaine. Une ardeur infatigable pour l’étude lui a fait acquérir des connoissances sans nombre. Les sciences, les langues, la littérature, tout lui étoit familier ; et sans rechercher la gloire dont il n’a joui que très-tard, n’entendant que dans sa vieillesse le bruit de sa renommée, il s’est contenté du plaisir silencieux de la réflexion. Solitaire, il contemploit son âme avec recueillement ; l’examen de la pensée lui prêtoit de nouvelles forces à l’appui de la vertu, et quoiqu’il ne se mêlât jamais avec les passions ardentes des hommes, il a su forger des armes pour ceux qui seroient appelés à les combattre.

On n’a guère d’exemple que chez les Grecs d’une vie aussi rigoureusement philosophique, et déjà cette vie répond de la bonne foi de l’écrivain. À cette bonne foi la plus pure il faut encore ajouter un esprit fin et juste qui servoit de censeur au génie quand il se laissoit emporter trop loin. C’en est assez, ce me semble, pour qu’on doive juger au moins impartialement les travaux persévérants d’un tel homme.

Kant publia d’abord divers écrits sur les sciences physiques, et il montra dans ce genre d’étude une telle sagacité que c’est lui qui prévit le premier l’existence de la planète Uranus. Herschel lui-même, après l’avoir découverte, a reconnu que c’étoit Kant qui l’avoit annoncée. Son traité sur la nature de l’entendement humain, intitulé Critique de la raison pure, parut il y a près de trente ans, et cet ouvrage fut quelque temps inconnu ; mais lorsqu’enfin on découvrit les trésors d’idées qu’il renferme, il produisit une telle sensation en Allemagne, que presque tout ce qui s’est fait depuis lors, en littérature comme en philosophie, vient de l’impulsion donnée par cet ouvrage.

À ce traité de l’entendement humain succéda la Critique de la Raison pratique, qui portoit sur la morale, et la Critique du Jugement, qui avoit la nature du beau pour objet ; la même théorie sert de base à ces trois traités, qui embrassent les lois de l’intelligence, les principes de la vertu et la contemplation des beautés de la nature et des arts.

Je vais tâcher de donner un aperçu des idées principales que renferme cette doctrine. Quelque soin que je prenne pour l’exposer avec clarté, je ne me dissimule point qu’il faudra toujours de l’attention pour la comprendre. Un prince qui apprenoit les mathématiques s’impatientoit du travail qu’exigeoit cette étude : — Il faut nécessairement, lui dit celui qui les enseignoit, que votre altesse se donne la peine d’étudier pour savoir ; car il n’y a point de route royale en mathématiques. — Le public français, qui a tant de raisons de se croire un prince, permettra bien qu’on lui dise qu’il n’y a point de route royale en métaphysique, et que, pour arriver à la conception d’une théorie quelconque, il faut passer par les intermédiaires qui ont conduit l’auteur lui-même aux résultats qu’il présente.

La philosophie matérialiste livroit l’entendement humain à l’empire des objets extérieurs, la morale à l’intérêt personnel, et réduisoit le beau à n’être que l’agréable. Kant voulut rétablir les vérités primitives et l’activité spontanée dans l’àme, la conscience dans la morale, et l’idéal dans les arts. Examinons maintenant de quelle manière il a rempli ces différents buts.

À l’époque où parut la Critique de la Raison pure, il n’existoit que deux systèmes sur l’entendement humain parmi les penseurs ; l’un, celui de Locke, attribuoit toutes nos idées à nos sensations ; l’autre, celui de Descartes et de Leibnitz, s’attachoit à démontrer la spiritualité et l’activité de l’âme, le libre arbitre, enfin toute la doctrine idéaliste ; mais ces deux philosophes appuyoient leur doctrine sur des preuves purement spéculatives. J’ai exposé dans le chapitre précédent les inconvénients qui résultent de ces efforts d’abstraction qui arrêtent pour ainsi dire notre sang dans nos veines, afin que les facultés intellectuelles règnent seules en nous. La méthode algébrique, appliquée à des objets qu’on ne peut saisir par le raisonnement seul, ne laisse aucune trace durable dans l’esprit. Pendant qu’on lit ces écrits sur les hautes conceptions philosophiques, on croit les comprendre, on croit les croire, mais les arguments qui ont paru les plus convaincants échappent bientôt au souvenir.

L’homme lassé de ces efforts se borne-t-il à ne rien connoître que par les sens, tout sera douleur pour son âme. Aura-t-il l’idée de l’immortalité quand les avant-coureurs de la destruction sont si profondément gravés sur le visage des mortels, et que la nature vivante tombe sans cesse en poussière ? Lorsque tous les sens parlent de mourir, quel foible espoir nous entretiendroit de renaître ? Si l’on ne consultoit que les sensations, quelle idée se feroit-on de la bonté suprême ? Tant de douleurs se disputent notre vie, tant d’objets hideux déshonorent la nature, que la créature infortunée maudit cent fois l’existence avant qu’une dernière convulsion la lui ravisse. L’homme, au contraire, rejette-t-il le témoignage des sens, comment se guidera-t-il sur cette terre ? et s’il n’en croyoit qu’eux cependant, quel enthousiasme, quelle morale, quelle religion résisteroient aux assauts réitérés que leur livreroient tour à tour la douleur et le plaisir ?

La réflexion erroit dans cette incertitude immense, lorsque Kant essaya de tracer les limites des deux empires, des sens et de l’âme, de la nature extérieure et de la nature intellectuelle. La puissance de méditation et la sagesse avec laquelle il marqua ces limites n’avoient peut-être point eu d’exemple avant lui : il ne s égara point dans de nouveaux systèmes sur la création de l’univers ; il reconnut les bornes que les mystères éternels apposent à l’esprit humain, et ce qui sera nouveau peut-être pour ceux qui n’ont fait qu’entendre parler de Kant, c’est qu’il n’y a point eu de philosophe plus opposé, sous plusieurs rapports, à la métaphysique ; il ne s’est rendu si profond dans cette science que pour employer les moyens mêmes qu’elle donne à démontrer son insuffisance. On diroit que, nouveau Curtius, il s’est jeté dans le gouffre de l’abstraction pour le combler.

Locke avoit combattu victorieusement la doctrine des idées innées dans l’homme, parce qu’il a toujours représenté les idées comme faisant partie des connoissances expérimentales. L’examen de la raison pure, c’est-à-dire des facultés primitives dont l’intelligence se compose, ne fixa pas son attention. Leibnitz, comme nous l’avons dit plus haut, prononça cet axiome sublime : « Il n’y a rien dans l’intelligence qui ne vienne par les sens, si ce n’est l’intelligence elle-même. » Kant a reconnu de même que Locke qu’il n’y avoit point d’idées innées, mais il s’est proposé de pénétrer dans le sens de l’axiome de Leibnitz, en examinant quelles sont les lois et les sentiments qui constituent l’essence de l’âme humaine indépendamment de toute expérience. La Critique de la Raison pure s’attache à montrer en quoi consistent ces lois et quels sont les objets sur lesquels elles peuvent s’exercer.

Le scepticisme, auquel le matérialisme conduit presque toujours, étoit porté si loin que Hume avoit fini par ébranler la base du raisonnement même en cherchant des arguments contre l’axiome qu’il n’y a point d’effet sans cause. Et telle est l’instabilité de la nature humaine quand on ne place pas au centre de l’âme, le principe de toute conviction, que l’incrédulité, qui commence par attaquer l’existence du monde moral, arrive à défaire aussi le monde matériel dont elle s’étoit d’abord servie pour renverser l’autre. Kant vouloit savoir si la certitude absolue étoit possible à l’esprit humain, et il ne la trouva que dans les notions nécessaires, c’est-à-dire dans toutes les lois de notre entendement, qui sont de nature à ce que nous ne puissions rien concevoir autrement que ces lois ne nous le représentent.

Au premier rang des formes impératives de notre esprit sont l’espace et le temps. Kant démontre que toutes nos perceptions sont soumises à ces deux formes, il en conclut qu’elles sont en nous et non pas dans les objets, et qu’à cet égard, c’est notre entendement qui donne des lois à la nature extérieure au lieu d’en recevoir d’elle. La géométrie qui mesure l’espace et l’arithmétique qui divise le temps sont des sciences d’une évidence complète parce qu’elles reposent sur les notions nécessaires de notre esprit.

Les vérités acquises par l’expérience n’emportent jamais avec elles cette certitude absolue ; quand on dit le soleil se lève chaque jour, tous les hommes sont mortels, etc. l’imagination pourroit se figurer une exception à ces vérités que l’expérience seule fait considérer comme indubitables, mais l’imagination elle-même ne sauroit rien supposer hors de l’espace et du temps ; et l’on ne peut considérer comme un résultat de l’habitude, c’est-à-dire de la répétition constante des mêmes phénomènes, ces formes de notre pensée que nous imposons aux choses ; les sensations peuvent être douteuses, mais le prisme à travers lequel nous les recevons est immuable.

À cette intuition primitive de l’espace et du temps il faut ajouter ou plutôt donner pour base les principes du raisonnement, sans lesquels nous ne pouvons rien comprendre, et qui sont les lois de notre intelligence ; la liaison des causes et des effets, l’unité, la pluralité, la totalité, la possibilité, la réalité, la nécessité, etc.[1]. Kant les considère également comme des notions nécessaires, et il n’élève au rang de sciences que celles qui sont fondées immédiatement sur ces notions, parce que c’est dans celles-là seulement que la certitude peut exister. Les formes du raisonnement n’ont de résultat que quand on les applique au jugement des objets extérieurs, et dans cette application elles sont sujettes à l’erreur ; mais elles n’en sont pas moins nécessaires en elles-mêmes, c’est-à-dire que nous ne pouvons nous en départir dans aucune de nos pensées ; il nous est impossible de nous rien figurer hors des relations de causes et d’effets, de possibilité, de quantité, etc. ; et ces notions sont aussi inhérentes à notre conception que l’espace et le temps. Nous n’apercevons rien qu’à travers les lois immuables de notre manière de raisonner ; donc ces lois aussi sont en nous-mêmes et non au dehors de nous.

On appelle, dans la philosophie allemande, idées subjectives celles qui naissent de la nature de notre intelligence et de ses facultés, et idées objectives toutes celles qui sont excitées par les sensations. Quelle que soit la dénomination qu’on adopte à cet égard, il me semble que l’examen de notre esprit s’accorde avec la pensée dominante de Kant, c’est-à-dire la distinction qu’il établit entre les formes de notre entendement et les objets que nous connoissons d’après ces formes ; et soit qu’il s’en tienne aux conceptions abstraites, soit qu’il en appelle, dans la religion et dans la morale, aux sentiments qu’il considère aussi comme indépendants de l’expérience, rien n’est plus lumineux que la ligne de démarcation qu’il trace entre ce qui nous vient par les sensations et ce qui tient à l’action spontanée de notre âme.

Quelques mots de la doctrine de Kant ayant été mal interprétés, on a prétendu qu’il croyoit aux connoissances à priori, c’est-à-dire à celles qui seroient gravées dans notre esprit avant que nous les eussions apprises. D’autres philosophes allemands, plus rapprochés du système de Platon, ont en effet pensé que le type du monde étoit dans l’esprit humain, et que l’homme ne pourroit concevoir l’univers s’il n’en avoit pas l’image innée en lui-même ; mais il n’est pas question de cette doctrine dans Kant : il réduit les sciences intellectuelles à trois, la logique, la métaphysique et les mathématiques. La logique n’enseigne rien par elle-même, mais comme elle repose sur les lois de notre entendement, elle est incontestable dans ses principes, abstraitement considérés ; cette science ne peut conduire à la vérité que dans son application aux idées et aux choses ; ses principes sont innés, son application est expérimentale. Quant à la métaphysique, Kant nie son existence, puisqu’il prétend que le raisonnement ne peut avoir lieu que dans la sphère de l’expérience. Les mathématiques seules lui paroissent dépendre immédiatement de la notion de l’espace et du temps, c’est-à-dire des lois de notre entendement, antérieures a l’expérience. Il cherche à prouver que les mathématiques ne sont point une simple analyse, mais une science synthétique, positive, créatrice, et certaine par elle-même, sans qu’on ait, besoin de recourir à expérience pour s’assurer de sa vérité. On peut étudier dans le livre de Kant les arguments sur lesquels il appuie cette manière de voir ; mais au moins est-il vrai qu’il n’y a point d’homme plus opposé à ce qu’on appelle la philosophie des rêveurs, et qu’il auroit plutôt du penchant pour une façon de penser sèche et didactique, quoique sa doctrine ait pour objet de relever l’espèce humaine dégradée par la philosophie matérialiste.

Loin de rejeter l’expérience, Kant considère l’œuvre de la vie comme n’étant autre chose que l’action de nos facultés innées sur les connoissances qui nous viennent du dehors. Il croit que l’expérience ne seroit qu’un chaos sans les lois de l’entendement, mais que les lois de l’entendement n’ont pour objet que les éléments donnés par l’expérience. Il s’ensuit qu’au-delà de ses limites la métaphysique elle-même ne peut rien nous apprendre, et que c’est au sentiment que l’on doit attribuer la prescience et la conviction de tout ce qui sort du monde visible.

Lorsqu’on veut se servir du raisonnement seul pour établir les vérités religieuses, c’est un instrument pliable en tout sens, qui peut également les défendre et les attaquer, parce qu’on ne sauroit à cet égard trouver aucun point d’appui dans l’expérience. Kant place sur deux lignes parallèles les arguments pour et contre la liberté de l’homme, l’immortalité de l’âme, la durée passagère ou éternelle du monde ; et c’est au sentiment qu’il en appelle pour faire pencher la balance, car les preuves métaphysiques lui paroissent en égale force de part et d’autre[2]. Peut-être a-t-il eu tort de pousser jusque-là le scepticisme du raisonnement ; mais c’est pour anéantir plus sûrement ce scepticisme, en écartant de certaines questions les discussions arbitraires qui l’ont fait naître.

Il seroit injuste de soupçonner la piété sincère de Kant, parce qu’il a soutenu qu’il y avoit parité entre les raisonnements pour et contre dans les grandes questions de la métaphysique transcendante. Il me semble au contraire qu’il y a de la candeur dans cet aveu. Un si petit nombre d’esprits sont en état de comprendre de tels raisonnements, et ceux qui en sont capables ont une telle tendance à se combattre les uns les autres, que c’est rendre un grand-service, à la foi religieuse que de bannir la métaphysique de toutes les questions qui tiennent à l’existence de Dieu, au libre arbitre, à l’origine du bien et du mal.

Quelques personnes respectables ont dit qu’il ne faut négliger aucune arme, et que les arguments métaphysiques aussi doivent être employés pour persuader ceux sur qui ils ont de l’empire ; mais ces arguments conduisent à la discussion, et la discussion au doute sur quelque sujet que ce soit.

Les belles époques de l’espèce humaine dans tous les temps ont été celles où des vérités d’un certain ordre n’étoient jamais contestées ni par des écrits ni par des discours. Les passions pouvoient entraîner à des actes coupables, mais nul ne révoquoit en doute la religion même à laquelle il n’obéissoit pas. Les sophismes de tout genre, abus d’une certaine philosophie, ont détruit, dans divers pays et dans différents siècles, cette noble fermeté de croyance, source du dévouement héroïque. N’est-ce donc pas une belle idée à un philosophe que d’interdire à la science même qu’il professe l’entrée du sanctuaire, et d’employer toute la force de l’abstraction à prouver qu’il y a des régions dont elle doit être bannie ?

Des despotes et des fanatiques ont essayé de défendre à la raison humaine l’examen de certains sujets, et toujours la raison s’est affranchie de ces injustes entraves. Mais les bornes qu’elle s’impose à elle-même, loin de l’asservir, lui donnent une nouvelle force, celle qui résulte toujours de l’autorité des lois librement consenties par ceux qui s’y soumettent.

Un sourd-muet, avant d’avoir été élevé par l’abbé Sicard, pourroit avoir une certitude intime de l’existence de la Divinité. Beaucoup d’hommes sont aussi loin des penseurs profonds que les sourds-muets le sont des autres hommes, et cependant ils n’en sont pas moins susceptibles d’éprouver pour ainsi dire en eux-mêmes les vérités primitives, parce que ces vérités sont du ressort du sentiment.

Les médecins, dans l’étude physique de l’homme, reconnoissent le principe qui l’anime, et cependant nul ne sait ce que c’est que la vie, et, si l’on se mettoit à raisonner, on pourroit très-bien, comme l’ont fait quelques philosophes grecs, prouver aux hommes qu’ils ne vivent pas. Il en est de même de Dieu, de la conscience, du libre arbitre. Il faut y croire, parce qu’on les sent : tout argument sera toujours d’un ordre inférieur à ce fait.

L’anatomie ne peut s’exercer sur un corps vivant sans le détruire ; l’analyse, en s’essayant sur des vérités indivisibles, les dénature par cela même qu’elle porte atteinte à leur unité. Il faut partager notre âme en deux, pour qu’une moitié de nous-mêmes observe l’autre. De quelque manière que ce partage ait lieu, il ôte à notre être l’identité sublime sans laquelle nous n’avons pas la force nécessaire pour croire ce que la conscience seule peut affirmer.

Réunissez un grand nombre d’hommes au théâtre et dans la place publique, et dites-leur quelque vérité de raisonnement, quelque idée générale que ce puisse être, à l’instant vous verrez se manifester presque autant d’opinions diverses qu’il y aura d’individus rassemblés. Mais si quelques traits de grandeur d’âme sont racontés, si quelques accents de générosité se font entendre, aussitôt des transports unanimes vous apprendront que vous avez touché à cet instinct de l’âme, aussi vif, aussi puissant dans notre être, que l’instinct conservateur de l’existence.

En rapportant au sentiment, qui n’admet point le doute, la connoissance des vérités transcendantes, en cherchant à prouver que le raisonnement n’est valable que dans la sphère des sensations, Kant est bien loin de considérer cette puissance du sentiment comme une illusion ; il lui assigne au contraire le premier rang dans la nature humaine ; il fait de la conscience le principe inné de notre existence morale, et le sentiment du juste et de l’injuste est, selon lui, la loi primitive du cœur, comme l’espace et le temps celle de l’intelligence.

L’homme, à l’aide du raisonnement, n’a-t-il pas nié le libre arbitre ? Et cependant il en est si convaincu qu’il se surprend à éprouver de l’estime ou du mépris pour les animaux eux-mêmes, tant il croit au choix spontané du bien et du mal dans tous les êtres !

C’est le sentiment qui nous donne la certitude de notre liberté, et cette liberté est le fondement de la doctrine du devoir ; car, si l’homme est libre, il doit se créer à lui-même des motifs tout-puissants qui combattent l’action des objets extérieurs et dégagent la volonté de l’égoïsme. Le devoir est la preuve et la garantie de l’indépendance mystique de l’homme. Nous examinerons dans les chapitres suivants les arguments de Kant contre la morale fondée sur l’intérêt personnel, et la sublime théorie qu’il met à la place de ce sophisme hypocrite ou de cette doctrine perverse. Il peut exister deux manières de voir sur le premier ouvrage de Kant, la Critique de la Raison pure ; précisément parce qu’il a reconnu lui-même le raisonnement pour insuffisant et pour contradictoire, il devoit s’attendre à ce qu’on s’en serviroit contre lui ; mais il me semble impossible de ne pas lire avec respect sa Critique de la Raison pratique, et les différents écrits qu’il a composés sur la morale.

Non-seulement les principes de la morale de Kant sont austères et purs, comme on devoit les attendre de l’inflexibilité philosophique ; mais il rallie constamment l’évidence du cœur à celle de l’entendement, et se complaît singulièrement à faire servir sa théorie abstraite sur la nature de l’intelligence à l’appui des sentiments les plus simples et les plus forts.

Une conscience acquise par les sensations pourroit être étouffée par elles, et l’on dégrade la dignité du devoir en le faisant dépendre des objets extérieurs. Kant revient donc sans cesse à montrer que le sentiment profond de cette dignité est la condition nécessaire de notre être moral, la loi par laquelle il existe. L’empire des sensations et les mauvaises actions qu’elles font commettre ne peuvent pas plus détruire en nous la notion du bien ou du mal que celle de l’espace et du temps n’est altérée par les erreurs d’application que nous en pouvons faire. Il y a toujours, dans quelque situation qu’on soit, une force de réaction contre les circonstances, qui naît du fond de l’âme ; et l’on sent bien que ni les lois de l’entendement, ni la liberté morale, ni la conscience, ne viennent en nous de l’expérience.

Dans son traité sur le sublime et le beau, intitulé : Critique du Jugement, Kant applique aux plaisirs de l’imagination le même système dont il a tiré des développements si féconds dans la sphère de l’intelligence et du sentiment, ou plutôt c’est la même âme qu’il examine, et qui se manifeste dans les sciences, la morale et les beaux-arts. Kant soutient qu’il y a dans la poésie et dans les arts dignes comme elle de peindre les sentiments par des images, deux genres de beauté, l’un qui peut se rapporter au temps et à cette vie, l’autre à l’éternel et à l’infini.

Et qu’on ne dise pas que l’infini et l’éternel sont intelligibles, c’est le fini et le passager qu’on seroit souvent tenté de prendre pour un rêve ; car la pensée ne peut voir de terme à rien, et l’être ne sauroit concevoir le néant. On ne peut approfondir les sciences exactes elles-mêmes sans y rencontrer l’infini et l’éternel ; et les choses les plus positives appartiennent autant, sous de certains rapports, à cet infini et à cet éternel, que le sentiment et l’imagination.

De cette application du sentiment de l’infini aux beaux-arts doit naitre l’idéal, c’est-à-dire le beau, considéré, non pas comme la réunion et l’imitation de ce qu’il y a de mieux dans la nature, mais comme l’image réalisée de ce que notre âme se représente. Les philosophes matérialistes jugent le beau sous le rapport de l’impression agréable qu’il cause, et le placent ainsi dans l’empire des sensations ; les philosophes spiritualistes, qui rapportent tout à la raison, voient dans le beau le parfait, et lui trouvent quelque analogie avec l’utile et le bon, qui sont les premiers degrés du parfait. Kant a rejeté l’une et l’autre explication.

Le beau, considéré seulement comme l’agréable, seroit renfermé dans la sphère des sensations, et soumis par conséquent à la différence des goûts ; il ne pourroit mériter cet assentiment universel qui est le véritable caractère de la beauté. Le beau, défini comme la perfection, exigeroit une sorte de jugement pareil à celui qui fonde l’estime : l’enthousiasme que le beau doit inspirer ne tient ni aux sensations, ni au jugement ; c’est une disposition innée, comme le sentiment du devoir et les notions nécessaires de l’entendement, et nous reconnoissons la beauté quand nous la voyons, parce qu’elle est l’image extérieure de l’idéal, dont le type est dans notre intelligence. La diversité des goûts peut s’appliquer à ce qui est agréable, car les sensations sont la source de ce genre de plaisir ; mais tous les hommes doivent admirer ce qui est beau, soit dans les arts, soit dans la nature, parce qu’ils ont dans leur âme des sentiments d’origine céleste que la beauté réveille, et dont elle les fait jouir.

Kant passe de la théorie du beau à celle du sublime, et cette seconde partie de sa critique du jugement est plus remarquable encore que la première : il fait consister le sublime dans la liberté morale, aux prises avec le destin ou avec la nature. La puissance sans bornes nous épouvante, la grandeur nous accable, toutefois nous échappons par la vigueur de la volonté au sentiment de notre foiblesse physique. Le pouvoir du destin et l’immensité de la nature sont dans une opposition infinie avec la misérable dépendance de la créature sur la terre ; mais une étincelle du feu sacré dans notre sein triomphe de l’univers, puisqu’il suffit de cette étincelle pour résister à ce que toutes les forces du monde pourroient exiger de nous.

Le premier effet sublime est d’accabler l’homme ; et le second, de le relever. Quand nous contemplons l’orage qui soulève les flots de la mer et semble menacer et la terre et le ciel, l’effroi s’empare d’abord de nous à cet aspect, bien qu’aucun danger personnel ne puisse alors nous atteindre ; mais quand les nuages s’amoncellent, quand toute la fureur de la nature se manifeste, l’homme se sent une énergie intérieure qui peut l’affranchir de toutes les craintes, par la volonté ou par la résignation, par l’exercice ou par l’abdication de sa liberté morale ; et cette conscience de lui-même le ranime et l’encourage.

Quand on nous raconte une action généreuse, quand on nous apprend que des hommes ont supporté des douleurs inouïes pour rester fidèles à leur opinion, jusque dans ses moindres nuances, d’abord l’image des supplices qu’ils ont soufferts confond notre pensée ; mais, par degrés, nous reprenons des forces, et la sympathie que nous nous sentons avec la grandeur d’âme nous fait espérer que nous aussi nous saurions triompher des misérables sensations de cette vie, pour rester vrais, nobles et fiers jusqu’à notre dernier jour.

Au reste, personne ne sauroit définir ce qui est pour ainsi dire au sommet de notre existence ; nous sommes trop élevés a l’égard de nous-mêmes pour nous comprendre, dit saint Augustin. Il seroit bien pauvre en imagination celui qui croiroit pouvoir épuiser la contemplation de la plus simple fleur ; comment donc parviendroit-on à connoitre tout ce que renferme l’idée du sublime ?

Je ne me flatte assurément pas d’avoir pu rendre compte, en quelques pages, d’un système qui occupe, depuis vingt ans, toutes les têtes pensantes de l’Allemagne ; mais j’espère en avoir dit assez pour indiquer l’esprit général de la philosophie de Kant, et pour pouvoir expliquer dans les chapitres suivants l’influence qu’elle a exercée, sur la littérature, les sciences et la morale.

Pour bien concilier la philosophie expérimentale avec la philosophie idéaliste. Kant n’a point soumis l’une à l’autre, mais il a su donner à chacune des deux séparément un nouveau degré de force. L’Allemagne étoit menacée de cette doctrine aride, qui considéroit tout enthousiasme comme une erreur, et rangeoit au nombre des préjugés les sentiments consolateurs de l’existence. Ce fut une satisfaction vive pour des hommes à la fois si philosophes et si poètes, si capables d’étude et d’exaltation, de voir toutes les belles affections de l’âme défendues avec la vigueur des raisonnements les plus abstraits. La force de l’esprit ne peut jamais être long-temps négative, c’est-à-dire, consister principalement dans ce qu’on ne croit pas, dans ce qu’on ne comprend pas, dans ce qu’on dédaigne. Il faut une philosophie de croyance, d’enthousiasme ; une philosophie qui confirme par la raison ce que le sentiment nous révèle.

Les adversaires de Kant l’ont accusé de n’avoir fait que répéter les arguments des anciens idéalistes ; ils ont prétendu que la doctrine du philosophe allemand n’étoit qu’un ancien système dans un langage nouveau. Ce reproche n’est pas fondé. Il y a non-seulement des idées nouvelles, mais un caractère particulier dans la doctrine de Kant.

Elle se ressent de la philosophie du dix-huitième siècle, quoiqu’elle soit destinée à la réfuter, parce qu’il est dans la nature de l’homme d’entrer toujours en composition avec l’esprit de son temps, lors même qu’il veut le combattre. La philosophie de Platon est plus poétique que celle de Kant, la philosophie de Malebranche plus religieuse ; mais le grand mérite du philosophe allemand a été de relever la dignité morale, en donnant pour base à tout ce qu’il y a de beau dans le cœur une théorie fortement raisonnée. L’opposition qu’on a voulu mettre entre la raison et le sentiment conduit nécessairement la raison à l’égoïsme et le sentiment à la folie ; mais Kant, qui sembloit appelé à conclure toutes les grandes alliances intellectuelles, a fait de l’âme un seul foyer où toutes les facultés sont d’accord entre elles.

La partie polémique des ouvrages de Kant, celle dans laquelle il attaque la philosophie matérialiste, seroit à elle seule un chef-d’œuvre. Cette philosophie a jeté dans les esprits de si profondes racines, il en est résulté tant d’irréligion, et d’égoïsme, qu’on devroit encore regarder comme les bienfaiteurs de leur pays ceux qui n’auroient fait que combattre ce système, et raviva les pensées de Platon, de Descartes et de Leibnitz : mais la philosophie de la nouvelle école allemande contient une foule d’idées qui lui sont propres ; elle est fondée sur d’immenses connoissances scientifiques, qui se sont accrues chaque jour, et sur une méthode de raisonnement singulièrement abstraite et logique ; car, bien que Kant blâme l’emploi de ces raisonnements dans l’examen des vérités hors du cercle de l’expérience, il montre dans ses écrits une force de tête en métaphysique qui le place, sous ce rapport, au premier rang des penseurs.

On ne sauroit nier que le style de Kant, dans sa Critique de la Raison pure, ne mérite presque tous les reproches que ses adversaires lui ont faits. Il s’est servi d’une terminologie très-difficile à comprendre, et du néologisme le plus fatigant. Il vivoit seul avec ses pensées, et se persuadoit qu’il falloit des mots nouveaux pour des idées nouvelles, et cependant il y a des paroles pour tout.

Dans les objets les plus clairs par eux-mêmes, Kant prend souvent pour guide une métaphysique fort obscure, et ce n’est que dans les ténèbres de la pensée qu’il porte un flambeau lumineux : il rappelle les Israélites, qui avoient pour guide une colonne de feu pendant la nuit, et une colonne nébuleuse pendant le jour.

Personne en France ne se seroit donné la peine d’étudier des ouvrages aussi hérissés de difficultés que ceux de Kant ; mais il avoit affaire à des lecteurs patients et persévérants. Ce n’étoit pas sans doute une raison pour en abuser ; peut-être toutefois n’auroit-il pas creusé si profondément dans la science de l’entendement humain, s’il avoit mis plus d’importance aux expressions dont il se servoit pour l’expliquer. Les philosophes anciens ont toujours divisé leur doctrine en deux parties distinctes, celle, qu’ils réservoient pour les initiés et celle qu’ils professoient en public. La manière d’écrire de Kant est tout-à-fait différente, lorsqu’il s’agit de sa théorie, ou de l’application de cette théorie.

Dans ses traités de métaphysique il prend les mots comme des chiffres, et leur donne la valeur qu’il veut, sans s’embarrasser de celle qu’ils tiennent de l’usage. C’est, ce me semble, une grande erreur ; car l’attention du lecteur s’épuise à comprendre le langage avant d arriver aux idées, et le connu ne sert jamais d’échelon pour parvenir à l’inconnu.

Il faut néanmoins rendre à Kant la justice qu’il mérite même comme écrivain, quand il renonce à son langage scientifique. En parlant des arts, et surtout de la morale, son style est presque toujours parfaitement clair, énergique et simple. Combien sa doctrine paroit alors admirable ! Comme il exprime le sentiment du beau et l’amour du devoir ! Avec quelle force il les sépare tous les deux de tout calcul d’intérêt ou d’utilité ! Comme il ennoblit les actions par leur source et non par leur succès ! Enfin, quelle grandeur morale ne sait-il pas donner à l’homme, soit qu’il l’examine en lui-même, soit qu’il le considère dans ses rapports extérieurs ; l’homme, cet exilé du ciel, ce prisonnier de la terre, si grand, comme exilé, si misérable, comme captif !

On pourroit extraire des écrits de Kant une foule d’idées brillantes sur tous les sujets, et peut-être même est-ce de cette doctrine seule qu’il est possible de tirer maintenant des aperçus ingénieux et nouveaux ; car le point de vue matérialiste en toutes choses n’offre plus rien d’intéressant ni d’original. Le piquant des plaisanteries contre ce qui est sérieux, noble et divin, est usé, et l’on ne rendra désormais quelque jeunesse à la race humaine qu’en retournant à la religion par la philosophie, et au sentiment par la raison.


  1. Kant donne le nom de catégorie aux diverses notions nécessaires de l’entendement dont il présente le tableau.
  2. Ces arguments opposés sur les grandes questions métaphysiques sont appelés antimonies dans le livre de Kant.