De l’Allemagne/Troisième partie/XV

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Librairie Stéréotype (Tome 3p. 209-213).

CHAPITRE XV.

De la morale scientifique.


On a voulu tout démontrer depuis que le goût des sciences exactes s’est emparé des esprits, et le calcul des probabilités permettant de soumettre l’incertain même à des règles, l’on s’est flatté de résoudre mathématiquement toutes les difficultés que présentoient les questions les plus délicates, et de faire ainsi régner l’algèbre sur l’univers. Des philosophes en Allemagne ont aussi prétendu donner à la morale les avantages d’une science, rigoureusement prouvée dans ses principes comme dans ses conséquences, et qui n’admet ni objection ni exception dès qu’on adopte la première base. Kant et Fichte ont essayé ce travail métaphysique, et Schleiermacher, le traducteur de Platon, et l’auteur de plusieurs discours sur la religion, dont nous parlerons dans la section suivante, a publié un livre très-profond sur l’examen des diverses morales considérées comme science. Il voudroit en trouver une dont tous les raisonnements fussent parfaitement enchaînés, dont le principe contînt toutes les conséquences, et dont chaque conséquence fît reparoître le principe ; mais jusqu’à présent il ne semble pas que ce but puisse être atteint.

Les anciens ont aussi voulu faire une science de la morale, mais ils comprenoient dans cette science les lois et le gouvernement : en effet, il est impossible de fixer d’avance tous les devoirs de la vie, quand on ignore ce que la législation et les mœurs du pays où l’on est peuvent exiger ; c’est d’après ce point de vue que Platon a imaginé sa république. L’homme entier y est considéré sous le rapport de la religion, de la politique et de la morale ; mais comme cette république ne sauroit exister, on ne peut concevoir comment, au milieu des abus de la société humaine, un code de morale, quel qu’il füt, pourroit se passer de l’interprétation habituelle de la conscience. Les philosophes recherchent la forme scientifique en toutes choses ; on diroit qu’ils se flattent d’enchaîner ainsi l’avenir, et de se soustraire entièrement au joug des circonstances ; mais ce qui nous en affranchit, c’est notre âme, c’est la sincérité de notre amour intime pour la vertu. La science de la morale n’enseigne pas plus à être un honnête homme, dans toute la magnificence de ce mot, que la géométrie à dessiner, ni la poétique à trouver des fictions heureuses.

Kant, qui avoit reconnu la nécessité du sentiment dans les vérités métaphysiques, a voulu s’en passer dans la morale, et il n’a jamais pu établir, d’une manière incontestable, qu’un grand fait du cœur humain, c’est que la morale a le devoir et non l’intérêt pour base ; mais, pour connoître le devoir, il faut en appeler à sa conscience et à la religion. Kant, en écartant la religion des motifs de la morale, ne pouvoit voir dans la conscience qu’un juge et non une voix divine, aussi n’a-t-il cessé de présenter à ce juge des questions épineuses ; les solutions qu’il en a données, et qu’il croyoit évidentes, n’en ont pas moins été attaquées de mille manières ; car ce n’est jamais que par le sentiment qu’on arrive à l’unanimité d’opinion parmi les hommes.

Quelques philosophes allemands ayant reconnu l’impossibilité de rédiger en lois toutes les affections qui composent notre être, et de faire une science pour ainsi dire de tous les mouvements du cœur, se sont contentés d’affirmer que la morale consistoit dans l’harmonie avec soi-même. Sans doute, quand on n’a pas de remords, il est probable qu’on n’est pas criminel, et quand même on commettroit des fautes d’après l’opinion des autres, si d’après la sienne on a fait son devoir, on n’est pas coupable ; mais il ne faut pas se fier cependant à ce contentement de soi-même qui semble devoir être la meilleure preuve de la vertu. Il y a des hommes qui sont parvenus à prendre leur orgueil pour de la conscience ; le fanatisme est, pour d’autres, un mobile désintéressé qui justifie tout à leurs propres yeux : enfin l’habitude du crime donne, à de certains caractères, un genre de force qui les affranchit du repentir, au moins tant qu’ils ne sont pas atteints par l’infortune.

Il ne s’ensuit pas de cette impossibilité de trouver une science de la morale, ou des signes universels auxquels on puisse reconnoître si ses préceptes sont observés, qu’il n’y ait pas des devoirs positifs qui doivent nous servir de guides ; mais comme il y a dans la destinée de l’homme nécessité et liberté, il faut que dans sa conduite il y ait aussi l’inspiration et la règle ; rien de ce qui tient à la vertu ne peut être ni tout-à-fait arbitraire, ni tout-à-fait fixé : aussi l’une des merveilles de la religion est-elle de réunir au même degré l’élan de l’amour et la soumission à la loi ; le cœur de l’homme est ainsi tout à la fois satisfait et dirigé.

Je ne rendrai point compte ici de tous les systèmes de morale scientifique qui ont été publiés en Allemagne il en est de tellement subtils, que, bien qu’ils traitent de notre propre nature, on ne sait sur quoi s’appuyer pour les concevoir. Les philosophes français ont rendu la morale singulièrement aride en rapportant tout à l’intérêt personnel. Quelques métaphysiciens allemands sont arrivés au même résultat, en fondant néanmoins toute leur doctrine sur les sacrifices. Ni les systèmes matérialistes, ni les systèmes abstraits ne peuvent donner une idée complète de la vertu.