De l’Allemagne – Tome 1/Seconde partie

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Librairie Stéréotype (Tome 1p. 189-343).

SECONDE PARTIE.

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LA LITTERATURE

ET LES ARTS.

CHAPITRE PREMIER.

Pourquoi les Français ne rendent-ils pas justice
à la littérature allemande ?
.


Je pourrais répondre d’une manière fort simple à cette question, en disant que très-peu de personnes en France savent l’allemand, et que les beautés de cette langue, surtout en poésie, ne peuvent être traduites en français. Les langues teutoniques se traduisent facilement entre elles ; il en est de même des langues latines : mais celles-ci ne sauroient rendre la poésie des peuples germaniques. Une musique composée pour un instrument n’est point exécutée avec succès sur un instrument d’un autre genre. D’ailleurs la littérature allemande n’existe guère dans toute son originalité qu’à dater de quarante à cinquante ans ; et les Français, depuis vingt années, sont tellement préoccupés par les événements politiques, que toutes leurs études en littérature ont été suspendues.

Ce seroit toutefois traiter bien superficiellement la question, que de s’en tenir à dire que les Français sont injustes envers la littérature allemande, parce qu’ils ne la connoissent pas : ils ont, il est vrai, des préjugés contre elle ; mais ces préjugés tiennent au sentiment confus des différences prononcées qui existent entre la manière de voir et de sentir des deux nations.

En Allemagne il n’y a de goût fixe sur rien, tout est indépendant, tout est individuel. L’on juge d’un ouvrage par l’impression qu’on en reçoit, et jamais par les règles, puisqu’il n’y en a point de généralement admises : chaque auteur est libre de se créer une sphère nouvelle. En France la plupart des lecteurs ne veulent jamais être émus, ni même s amuser aux dépens de leur conscience littéraire : le scrupule s’est réfugié là. Un auteur allemand forme son public ; en France le public commande aux auteurs. Comme on trouve en France un beaucoup plus grand nombre de gens d’esprit qu’en Allemagne, le public y est beaucoup plus imposant, tandis que les écrivains allemands, éminemment élevés au-dessus de leurs juges, les gouvernent au lieu d’en recevoir la loi. De là vient que ces écrivains ne se perfectionnent guère par la critique : l’impatience des lecteurs ou celle des spectateurs ne les oblige point à retrancher les longueurs de leurs ouvrages, et rarement ils s’arrêtent à temps, parce qu’un auteur, ne se lassant presque jamais de ses propres conceptions, ne peut être averti que par les autres du moment où elles cessent d’intéresser. Les Français pensent et vivent dans les autres, au moins sous le rapport de l’amour-propre ; et l’on sent, dans la plupart de leurs ouvrages, que leur principal but n’est pas l’objet qu’ils traitent, mais l’effet qu’ils produisent. Les écrivains français sont toujours en société, alors même qu’ils composent ; car ils ne perdent pas de vue les jugements, les moqueries et le goût à la mode, c’est-à-dire l’autorité littéraire sous laquelle on vit à telle ou telle époque.

La première condition pour écrire, c’est une manière de sentir vive et forte. Les personnes qui étudient dans les autres ce qu’elles doivent éprouver, et ce qu’il leur est permis de dire, littérairement parlant, n’existent pas. Sans doute nos écrivains de génie (et quelle nation en possède plus que la France !) ne se sont asservis qu’aux liens qui ne nuisaient pas à leur originalité : mais il faut comparer les deux pays en masse, et dans le temps actuel, pour connoitre à quoi tient leur difficulté de s’entendre.

En France on ne lit guère un ouvrage que pour en parler ; en Allemagne, où l’on vit presque seul, l’on veut que l’ouvrage même tienne compagnie ; et quelle société de l’âme peut-on faire avec un livre qui ne seroit lui-même que l’écho de la société ! Dans le silence de la retraite, rien ne semble plus triste que l’esprit du monde. L’homme solitaire a besoin qu’une émotion intime lui tienne lieu du mouvement extérieur qui lui manque.

La clarté passe en France pour l’un des premiers mérites d’un écrivain ; car il s’agit aant tout de ne pas se donner de la peine, et d’attraper, en lisant le matin, ce qui fait briller le soir en causant. Mais les Allemands savent que la clarté ne peut jamais être qu’un mérite relatif : un livre est clair selon le sujet et selon le lecteur. Montesquieu ne peut être compris aussi facilement que Voltaire, et néanmoins il est aussi lucide que l’objet de ses méditations le permet. Sans doute il faut porter la lumière dans la profondeur ; mais ceux qui s’en tiennent aux grâces de l’esprit, et au jeu des paroles, sont bien plus sûrs d’être compris : ils n’approchent d’aucun mystère, comment donc seroient-ils obscurs ? Les Allemands, par un défaut opposé, se plaisent dans les ténèbres ; souvent ils remettent dans la nuit ce qui étoit au jour, plutôt que de suivre la route battue ; ils ont un tel dégoût pour les idées communes, que, quand ils se trouvent dans la nécessité de les retracer, ils les environnent d’une métaphysique abstraite qui peut les faire croire nouvelles jusqu’à ce qu’on les ait reconnues. Les écrivains allemands ne se gênent point avec leurs lecteurs ; leurs ouvrages étant reçus et commentés comme des oracles, ils peuvent les entourer d’autant de nuages qu’il leur plaît ; la patience ne manquera point pour écarter ces nuages ; mais il faut qu’à la fin on aperçoive une divinité : car, ce que les Allemands tolèrent le moins, c’est l’attente trompée ; leurs efforts mêmes et leur persévérance leur rendent les grands résultats nécessaires. Dès qu’il n’y a pas dans un livre des pensées fortes et nouvelles, il est bien vite dédaigné, et si le talent fait tout pardonner, l’on n’apprécie guère les divers genres d’adresse par lesquels on peut essayer d’y suppléer.

La prose des Allemands est souvent trop négligée. L’on attache beaucoup plus d’importance au style en France qu’en Allemagne ; c’est une suite naturelle de l’intérêt qu’on met à la parole, et du prix qu’elle doit avoir dans un pays où la société domine. Tous les hommes d’un peu d’esprit sont juges de la justesse et de la convenance de telle ou telle phrase, tandis qu’il faut beaucoup d’attention et d’étude pour saisir l’ensemble et l’enchaînement d’un ouvrage. D’ailleurs les expressions prêtent bien plus à la plaisanterie que les pensées, et dans tout ce qui tient aux mots l’on rit avant d’avoir réfléchi. Cependant la beauté du style n’est point, il faut en convenir, un avantage purement extérieur ; car les sentiments vrais inspirent presque toujours les expressions les plus nobles et les plus justes, et s’il est permis d’être indulgent pour le style d’un écrit philosophique, on ne doit pas l’être pour celui d’une composition littéraire ; dans la sphère des beaux-arts la forme appartient autant à l’âme que le sujet même.

L’art dramatique offre un exemple frappant des facultés distinctes des deux peuples. Tout ce qui se rapporte à l’action, à l’intrigue, à l’intérêt des événements, est mille fois mieux combiné, mille fois mieux conçu chez les Français ; tout ce qui tient au développement des impressions du cœur, aux orages secrets des passions fortes, est beaucoup plus approfondi chez les Allemands.

Il faut, pour que les hommes supérieurs de l’un et de l’autre pays atteignent au plus haut point de perfection, que le Français soit religieux, et que l’Allemand soit un peu mondain. La piété s’oppose à la dissipation d’âme, qui est le défaut et la grâce de la nation française ; la connoissance des hommes et de la société donneroit aux Allemands, en littérature, le goût et la dextérité qui leur manquent. Les écrivains des deux pays sont injustes les uns envers les autres : les Français cependant se rendent plus coupables à cet égard que les Allemands ; ils jugent sans connoître, ou n’examinent qu’avec un parti pris : les Allemands sont plus impartiaux. L’étendue des connoissances fait passer sous les yeux tant de manières de voir diverses, qu’elle donne à l’esprit la tolérance qui naît de l’universalité.

Les Français gagneroient plus néanmoins à concevoir le génie allemand, que les Allemands à se soumettre au bon goût français. Toutes les fois que, de nos jours, on a pu faire entrer dans la régularité française un peu de sève étrangère, les Français y ont applaudi avec transport. J. J. Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Châteaubriand, etc., dans quelques-uns de leurs ouvrages, sont tous, même à leur insçu, de l’école germanique, c’est-à-dire qu’ils ne puisent leur talent que dans le fond de leur âme. Mais si l’on vouloit discipliner les écrivains allemands d’après les lois prohibitives de la littérature française, ils ne sauroient comment naviguer au milieu des écueils qu’on leur auroit indiqués ; ils regretteroient la pleine mer, et leur esprit seroit plus troublé qu’éclairé. Il ne s’ensuit pas qu’ils doivent tout hasarder, et qu’ils ne feroient pas bien de s’imposer quelquefois des bornes ; mais il leur importe de les placer d’après leur manière de voir. Il faut, pour leur faire adopter de certaines restrictions nécessaires, remonter au principe de ces restrictions, sans jamais employer l’autorité du ridicule, contre laquelle ils sont tout-à-fait révoltés.

Les hommes de génie de tous les pays sont faits pour se comprendre et pour s’estimer ; mais le vulgaire des écrivains et des lecteurs allemands et français rappelle cette fable de La Fontaine où la cigogne ne peut manger dans le plat, ni le renard dans la bouteille. Le contraste le plus parfait se fait voir entre les esprits développés dans la solitude et ceux formés par la société. Les impressions du dehors et le recueillement de l’âme, la connoissance des hommes et l’étude des idées abstraites, l’action et la théorie donnent des résultats tout-à-fait opposés. La littérature, les arts, la philosophie, la religion des deux peuples attestent cette différence ; et l’éternelle barrière du Rhin sépare deux régions intellectuelles qui, non moins que les deux contrées, sont étrangères l’une à l’autre.



CHAPITRE II.

Du jugement qu’on porte en Angleterre sur la
littérature allemande.
.


La littérature allemande est beaucoup plus connue en Angleterre qu’en France. On y étudie davantage les langues étrangères, et les Allemands ont plus de rapports naturels avec les Anglais qu’avec les Français ; cependant il y a des préjugés, même en Angleterre, contre la philosophie et la littérature des Allemands. Il peut être intéressant d’en examiner la cause.

Le goût de la société, le plaisir et l’intérêt de la conversation ne sont point ce qui forme les esprits en Angleterre : les affaires, le parlement, l’administration, remplissent toutes les têtes, et les intérêts politiques sont le principal objet des méditations. Les Anglais veulent à tout des résultats immédiatement applicables, et de là naissent leurs préventions contre une philosophie qui a pour objet le beau plutôt que l’utile.

Les Anglais ne séparent point, il est vrai, la dignité de l’utilité, et toujours ils sont prêts, quand il le faut, à sacrifier ce qui est utile à ce qui est honorable ; mais ils ne se prêtent pas volontiers, comme il est dit dans Hamlet, à ces conversations avec l’air dont les Allemands sont très-épris. La philosophie des Anglais est dirigée vers les résultats avantageux au bien-être de l’humanité. Les Allemands s’occupent de la vérité pour elle-même, sans penser au parti que les hommes peuvent en tirer. La nature de leurs gouvernements ne leur ayant point offert des occasions grandes et belles de mériter la gloire et de servir la patrie, ils s’attachent en tout genre à la contemplation, et cherchent dans le ciel l’espace que leur étroite destinée leur refuse sur la terre. Ils se plaisent dans l’idéal, parce qu’il n’y a rien dans l’état actuel des choses qui parle à leur imagination. Les Anglais s’honorent avec raison de tout ce qu’ils possèdent, de tout ce qu’ils sont, de tout ce qu’ils peuvent être ; ils placent leur imagination et leur amour sur leurs lois, leurs mœurs et leur culte. Ces nobles sentiments donnent à l’âme plus de force et d’énergie ; mais la pensée va peut-être encore plus loin quand elle n’a point de bornes ni même de but déterminé, et que, sans cesse en rapport avec l’immense et l’infini, aucun intérêt ne la ramène aux choses de ce monde.

Toutes les fois qu’une idée se consolide, c’est-à-dire qu’elle se change en institution, rien de mieux que d’en examiner attentivement les résultats et les conséquences, de la circonscrire et de la fixer : mais quand il s’agit d’une théorie, il faut la considérer en elle-même. Il n’est plus question de pratique, il n’est plus question d’utilité, et la recherche de la vérité dans la philosophie, comme l’imagination dans la poésie, doit être indépendante de toute entrave.

Les Allemands sont comme les éclaireurs de l’armée de l’esprit humain ; ils essaient des routes nouvelles, ils tentent des moyens inconnus ; comment ne seroit-on pas curieux de savoir ce qu’ils disent au retour de leurs excursions dans l’infini ? Les Anglais, qui ont tant d’originalité dans le caractère, redoutent néanmoins assez généralement les nouveaux systèmes. La sagesse d’esprit leur a fait tant de bien dans les affaires de la vie, qu’ils aiment à la retrouver dans les études intellectuelles ; et c’est là cependant que l’audace est inséparable du génie. Le génie, pourvu qu’il respecte la religion et la morale, doit aller aussi loin qu’il veut : c’est l’empire de la pensée qu’il agrandit.

La littérature, en Allemagne, est tellement empreinte de la philosophie dominante, que l’éloignement qu’on auroit pour l’une pourroit influer sur l’autre : cependant les Anglais, depuis quelque temps, traduisent avec plaisir les poëtes allemands, et ne méconnoissent point l’analogie qui doit résulter d’une même origine. Il y a plus de sensibilité dans la poésie anglaise et plus d’imagination dans la poésie allemande. Les affections domestiques exerçant un grand empire sur le cœur des Anglais, leur poésie se sent de la délicatesse et de la fixité de ces affections : les Allemands, plus indépendants en tout parce qu’ils sont moins libres, peignent les sentiments comme les idées à travers des nuages : on diroit que l’univers vacille devant leurs yeux, et l’incertitude même de leurs regards multiplie les objets dont leur talent peut se servir.

Le principe de la terreur, qui est un des grands moyens de la poésie allemande, a moins d’ascendant sur l’imagination des Anglais de nos jours ; ils décrivent la nature avec charme, mais elle n’agit plus sur eux comme une puissance redoutable qui renferme dans son sein les fantômes, les présages, et tient chez les modernes la même place que la destinée parmi les anciens. L’imagination, en Angleterre, est presque toujours inspirée par la sensibilité ; l’imagination des Allemands est quelquefois rude et bizarre : la religion de l’Angleterre est plus sévère, celle de l’Allemagne est plus vague ; et la poésie des nations doit nécessairement porter l’empreinte de leurs sentiments religieux. La convenance ne règne point dans les arts en Angleterre comme en France ; cependant l’opinion publique y a plus d’empire qu’en Allemagne, l’unité nationale en est la cause. Les Anglais veulent mettre d’accord en toutes choses les actions et les principes ; c’est un peuple sage et bien ordonné, qui a compris dans la sagesse la gloire, et dans l’ordre la liberté : les Allemands, n’ayant fait que rêver l’une et l’autre, ont examiné les idées indépendamment de leur application, et se sont ainsi nécessairement élevés plus haut en théorie.

Les littérateurs allemands actuels se montrent (ce qui doit paroître singulier) beaucoup plus opposés que les Anglais à l’introduction des réflexions philosophiques dans la poésie. Les premiers génies de la littérature anglaise, il est vrai, Shakespear, Milton, Dryden dans ses odes, etc., sont des poëtes qui ne se livrent point à l’esprit de raisonnement ; mais Pope et plusieurs autres doivent être considérés comme didactiques et moralistes. Les Allemands se sont refaits jeunes, les Anglais sont devenus mûrs[1]. Les Allemands professent une doctrine qui tend à ranimer l’enthousiasme dans les arts comme dans la philosophie, et il faut les louer s’ils la maintiennent ; car le siècle pèse aussi sur eux, et il n’en est point où l’on soit plus enclin à dédaigner ce qui n’est que beau ; il n’en est point où l’on répète plus souvent cette question la plus vulgaire de toutes : À quoi bon ?



CHAPITRE III.

Des principales époques de la littérature
allemande.
.


La littérature allemande n’a point eu ce qu’on a coutume d’appeler un siècle d’or, c’est-à-dire une époque où les progrès des lettres sont encouragés par la protection des chefs de l’Etat. Léon X, en Italie, Louis XIV, en France, et dans les temps anciens Périclès et Auguste ont donné leur nom à leur siècle. On peut aussi considérer le règne de la reine Anne comme l’époque la plus brillante de la littérature anglaise : mais cette nation qui existe par elle-même n’a jamais dû ses grands hommes à ses rois. L’Allemagne étoit divisée ; elle ne trouvoit dans l’Autriche aucun amour pour les lettres, et dans Frédéric II, qui étoit à lui seul toute la Prusse, aucun intérêt pour les écrivains allemands ; les lettres en Allemagne n’ont donc jamais été réunies dans un centre, et n’ont point trouvé d’appui dans l’État. Peut-être la littérature a-t-elle dû à cet isolement comme à cette indépendance plus d’originalité et d’énergie.

« On a vu, dit Schiller, la poésie, dédaignée par le plus grand des fils de la patrie, par Frédéric, s’éloigner du trône puissant qui ne la protégeroit pas ; mais elle osa se dire allemande ; mais elle se sentit fière de créer elle-même sa gloire. Les chants des bardes germains retenti tirent sur le sommet des montagnes, se précipitèrent comme un torrent dans les vallées ; le poëte indépendant ne reconnut pour loi que les impressions de son âme et pour souverain que son génie. »

Il a dû résulter cependant de ce que les hommes de lettres allemands n’ont point été encouragés par le gouvernement, que pendant long-temps ils ont fait des essais individuels dans les sens les plus opposés, et qu’ils sont arrivés tard à l’époque vraiment remarquable de leur littérature.

La langue allemande, depuis mille ans, a été cultivée d’abord par les moines, puis par les chevaliers, puis par les artisans, tels que Hans-Sachs, Sébastien Brand, et d’autres, à l’approche de la reformation, et dernièrement enfin par les savants, qui en ont fait un langage propre à toutes les subtilités de la pensée.

En examinant les ouvrages dont se compose la littérature allemande, on y retrouve, suivant le génie de l’auteur, les traces de ces différentes cultures, comme on voit dans les montagnes les couches des minéraux divers que les révolutions de la terre y ont apportés. Le style change presque entièrement de nature suivant l’écrivain, et les étrangers ont besoin de faire une nouvelle étude à chaque livre nouveau qu’ils veulent comprendre.

Les Allemands ont eu, comme la plupart des nations de l’Europe du temps de la chevalerie, des troubadours et des guerriers qui chantoient l’amour et les combats. On vient de retrouver un poème épique intitulé les Nibelungs, et composé dans le treizième siècle. On y voit l’héroïsme et la fidélité qui distinguoient les hommes d’alors lorsque tout étoit vrai, fort et décidé comme les couleurs primitives de la nature. L’allemand, dans ce poème, est plus clair et plus simple qu’à présent, les idées générales ne s’y étaient point encore introduites, et l’on ne faisoit que raconter des traits de caractère. La nation germanique pouvoit être considérée alors comme la plus belliqueuse de toutes les nations européennes, et ses anciennes traditions ne parlent que de châteaux forts et de belles maîtresses pour lesquelles on donnait sa vie. Lorsque Maximilien essaya plus tard de ranimer la chevalerie, l’esprit humain n’avoit plus cette tendance, et déjà commençoient les querelles religieuses qui tournent la pensée vers la métaphysique, et placent la force de l’âme dans les opinions plutôt que dans les exploits.

Luther perfectionna singulièrement sa langue, en la faisant servir aux discussions théologiques : sa traduction des Psaumes et de la Bible est encore un beau modèle. La vérité et la concision poétique qu’il donne à son style sont tout-à-fait conformes au génie de l’allemand, et le son même des mots a je ne sais quelle franchise énergique sur laquelle on se repose avec confiance. Les guerres politiques et religieuses, où les Allemands avoient le malheur de se combattre les uns les autres, détournèrent les esprits de la littérature : et quand on s’en occupa de nouveau, ce fut sous les auspices du siècle de Louis XIV, à l’époque où le désir d’imiter les Français s’empara de la plupart des cours et des écrivains de l’Europe.

Les ouvrages de Hagedorn, de Gellert, de Weiss, etc., n’étoient que du français appesanti ; rien d’original, rien qui fût conforme au génie naturel de la nation. Ces auteurs vouloient atteindre à la grâce française sans que leur genre de vie ni leurs habitudes leur en donnassent l’inspiration ; ils s’asservissoient à la règle sans avoir ni l’élégance, ni le goût qui peuvent donner de l’agrément à ce despotisme même. Une autre école succéda bientôt à l’école française, et ce fut dans la Suisse allemande qu’elle s’éleva ; cette école étoit d’abord fondée sur l’imitation des écrivains anglais. Bodmer, appuyé par l’exemple du grand Haller, tâcha de démontrer que la littérature anglaise s’accordoit mieux avec le génie des Allemands que la littérature française. Gottsched, un savant sans goût et sans génie, combattit cette opinion. Il jaillit une grande lumière de la dispute de ces deux écoles. Quelques hommes alors commencèrent à se frayer une route par eux-mêmes. Klopstock tint le premier rang dans l’école anglaise, comme Wieland dans l’école française ; mais Klopstock ouvrit une carrière nouvelle à ses successeurs, tandis que Wieland fut à la fois le premier et le dernier dans l’école française du dix-huitième siècle : le premier, parce que nul n’a pu dans ce genre s’égaler à lui ; le dernier, parce qu’après lui les écrivains allemands suivirent une route tout-à-fait différente.

Comme il y a dans toutes les nations teutoniques des étincelles de ce feu sacré que le temps a recouvert de cendre, Klopstock, en imitant d’abord les Anglais, parvint à réveiller l’imagination et le caractère particulier des Allemands, et presqu’au même moment, Winckelmann dans les arts, Lessing dans la critique, et Goethe dans la poésie, fondèrent une véritable école allemande, si toutefois on peut appeler de ce nom ce qui admet autant de différences qu’il y a d’individus et de talents divers. J’examinerai séparément la poésie, l’art dramatique, les romans et l’histoire ; mais chaque homme de génie formant pour ainsi dire une école à part en Allemagne, il m’a semblé nécessaire de commencer par faire connoître les traits principaux qui distinguent chaque écrivain en particulier, et de caractériser personnellement les hommes de lettres les plus célèbres, avant d’analyser leurs ouvrages.



CHAPITRE IV.

Wieland.


De tous les Allemands qui ont écrit dans le genre français, Wieland est le Seul dont les ouvrages aient du génie, et quoiqu’il ait presque toujours imité les littératures étrangères, on ne peut méconnoître les grands services qu’il a rendus à sa propre littérature, en perfectionnant sa langue, en lui donnant une versification plus facile et plus harmonieuse.

Il y avoit, en Allemagne, une foule d’écrivains qui tâchoient de suivre les traces de la littérature française du siècle de Louis XIV. Wieland est le premier qui ait introduit avec succès celles du dix-huitième siècle. Dans ses écrits en prose il a quelques rapports avec Voltaire, et dans ses poésies, avec l’Arioste. Mais ces rapports, qui sont volontaires, n’empêchent pas que sa nature au fond ne soit tout-à-fait allemande. Wieland est infiniment plus instruit que Voltaire ; il a étudié les anciens d’une façon plus érudite qu’aucun poëte ne l’a fait en France. Les défauts, comme les qualités de Wieland, ne lui permettent pas de donner à ses écrits la grâce et la légèreté françaises.

Dans ses romans philosophiques, Agathon, Peregrinus Protée, il arrive tout de suite à l’analyse, à la discussion, à la métaphisique ; il se fait un devoir d’y mêler ce qu’on appelle communément des fleurs mais l’on sent que son penchant naturel seroit d’approfondir tous les sujets qu’il essaie de parcourir. Le sérieux et la gaieté sont l’un et l’autre trop prononcés dans les romans de Wieland pour être réunis ; car, en toute chose, les contrastes sont piquants, mais les extrêmes opposés fatiguent.

Il faut, pour imiter Voltaire, une insouciance moqueuse et philosophique qui rende indifférent à tout, excepté à la manière piquante d’exprimer cette insouciance. Jamais un Allemand ne peut arriver à cette brillante plaisanterie ; la vérité l’attache trop, il veut savoir et expliquer ce que les choses sont ; et lors même qu’il adopte des opinions condamnables, un repentir secret ralentit sa marche malgré lui. La philosophie épicurienne ne convient pas à l’esprit des Allemands ; ils donnent à cette philosophie un caractère dogmatique, tandis qu’elle n’est séduisante que lorsqu’elle se présente sous des formes légères : dès qu’on lui prête des principes, elle déplaît à tous également.

Les ouvrages de Wieland en vers ont beaucoup plus de grâce et d’originalité que ses écrits en prose : l’Obéron et les autres poëmes dont je parlerai à part sont pleins de charme et d’imagination. On a cependant reproché à Wieland d’avoir traité l’amour avec trop peu de sévérité, et il doit être ainsi jugé chez ces Germains qui respectent encore un peu les femmes à la manière de leurs ancêtres ; mais quels qu’aient été les écarts d’imagination que Wieland se soit permis, on ne peut s’empêcher de reconnaître en lui une sensibilité véritable ; il a souvent eu bonne ou mauvaise intention de plaisanter sur l’amour, mais une nature sérieuse l’empêche de s’y livrer hardiment ; il ressemble à ce prophète qui bénit au lieu de maudire ; il finit par s’attendrir, en commençant par l’ironie.

L’entretien de Wieland a beaucoup de charme, précisément parce que ses qualités naturelles sont en opposition avec sa philosophie. Ce désaccord peut lui nuire comme écrivain, mais rend sa société très-piquante : il est animé, enthousiaste, et comme tous les hommes de génie, jeune encore dans sa vieillesse ; et cependant il veut être sceptique, et s’impatiente quand on se sert de sa belle imagination, même pour le porter à la croyance. Naturellement bienveillant, il est néanmoins susceptible d’humeur ; quelquefois parce qu’il n’est pas content de lui, quelquefois parce qu’il n’est pas content des autres : il n’est pas content de lui, parce qu’il voudroit arriver à un degré de perfection dans la manière d’exprimer ses pensées, à laquelle les choses et les mots ne se prêtent pas ; il ne veut pas s’en tenir à ces à-peu-près qui conviennent mieux à l’art de causer que la perfection même : il est quelquefois mécontent des autres, parce que sa doctrine un peu relâchée et ses sentiments exaltés ne sont pas faciles à concilier ensemble. Il y a en lui un poëte allemand, et un philosophe français qui se fâchent alternativement l’un pour l’autre, mais ses colères cependant sont très-douces à supporter ; et sa conversation, remplie d’idées et de connoissances, serviroit de fonds à l’entretien de beaucoup d’hommes d’esprit en divers genres.

Les nouveaux écrivains, qui ont exclu de la littérature allemande toute influence étrangère, ont été souvent injustes envers Wieland : c’est lui dont les ouvrages, même dans la traduction, ont excité l’intérêt de toute l’Europe ; c’est lui qui a fait servir la science de l’antiquité au charme de la littérature ; c’est lui qui a donné, dans les vers, à sa langue féconde, mais rude, une flexibilité musicale et gracieuse ; il est vrai cependant qu’il n’etoit pas avantageux à son pays que ses écrits eussent des imitateurs : l’originalité nationale vaut mieux, et l’on devoit, tout en reconnoissant Wieland pour un grand maître, souhaiter qu’il n’eût pas de disciples.



CHAPITRE V.

Klopslock.


Il y a eu en Allemagne beaucoup plus d’hommes remarquables dans l’école anglaise que dans l’école française. Parmi les écrivains formés par la littérature anglaise il faut compter d’abord cet admirable Haller, dont le génie poétique le servit si efficacement, comme savant, en lui inspirant plus d’enthousiasme pour la nature, et des vues plus générales sur ses phénomènes ; Gessner, que l’on goûte en France, plus même qu’en Allemagne ; Gleim, Ramier, etc., et avant eux tous Klopstock.

Son génie s’étoit enflammé par la lecture de Milton et de Young ; mais c’est avec lui que l’école vraiment allemande a commencé. Il exprime d’une manière fort heureuse, dans une de ses odes, l’émulation des deux muses.

« J’ai vu… Oh ! dites-moi, étoit-ce le présent, ou contemplois-je l’avenir ? J’ai vu la muse de la Germanie entrer en lice avec la muse anglaise, s’élancer pleine d’ardeur à la victoire.

Deux termes élevés à l’extrémité de la carrière se distinguoient à peine, l’un ombragé de chênes, l’autre entouré de palmiers[2].

Accoutumée à de tels combats, la muse d’Albion descendit fièrement dans l’arène ; elle reconnut ce champ, qu’elle parcourut déjà dans sa lutte sublime avec le fils de Méon, avec le chantre du Capitole.

Elle vit sa rivale, jeune, tremblante, mais son tremblement étoit noble : l’ardeur de la victoire coloroit son visage, et sa chevelure d’or flottoit sur ses épaules.

Déjà, retenant à peine sa respiration pressée dans un sein ému, elle croyoit entendre la trompette, elle dévoroit l’arène, elle se penchait vers le terme.

Fière d’une telle rivale, plus fière d’elle-même, la noble anglaise mesure d’un regard la fille de Thuiskon. Oui, je m’en souviens, dit-elle, dans les forêts de chênes, près des bardes antiques, ensemble nous naquîmes.

Mais on m’avoit dit que tu n’étois plus. Pardonne, ô muse, si tu revis pour l’immortalité ; pardonne-moi de ne l’apprendre qu’à cette heure… Cependant je le saurai mieux au but.

Il est là… le vois-tu dans ce lointain ? par delà le chêne, vois-tu les palmes, peux-tu discerner la couronne ? tu te tais… Oh ! ce fier silence, ce courage contenu, ce regard de feu fixé sur la terre… je le connois.

Cependant… pense encore avant le dangereux signal, pense… n’est-ce pas moi qui déjà luttai contre la muse des Thermopyles, contre celle des Sept Collines ?

Elle dit : le moment décisif est venu, le héraut s’approche : Ô fille d’Albion, s’écria la muse de la Germanie, je t’aime, en t’admirant je t’aime… mais l’immortalité, les palmes me sont encore plus chères que toi. Saisis cette couronne, si ton génie le veut : mais qu’il me soit permis de la partager avec toi.

Comme mon cœur bat… Dieux immortels… si même j’arrivois plus tôt au but sublime… oh ! alors tu me suivras de près… ton souffle agitera mes cheveux flottants.

Tout à coup la trompette retentit, elles volent avec la rapidité de l’aigle, un nuage de poussière s’élève sur la vaste carrière ; je les vis près du chêne, mais le nuage s’épaissit, et bientôt je les perdis de vue. »

C’est ainsi que finit l’ode, et il y a de la grâce à ne pas désigner le vainqueur.

Je renvoie au chapitre sur la poésie allemande l’examen des ouvrages de Klopstock sous le point de vue littéraire, et je me borne à les indiquer maintenant comme des actions de sa vie. Tous ses ouvrages ont eu pour but, ou de réveiller le patriotisme dans son pays, ou de célébrer la religion : si la poésie avoit ses saints, Klopstock devroit être compté comme l’un des premiers.

La plupart de ses odes peuvent être considérées comme des psaumes chrétiens, c’est le David du Nouveau Testament que Klopstock ; mais ce qui honore surtout son caractère, sans parler de son génie, c’est l’hymne religieuse, sous la forme d’un poëme épique, à laquelle il a consacré vingt années, la Messiade. Les chrétiens possédoient deux poèmes, l’Enfer, du Dante, et le Paradis Perdu, de Milton : l’un étoit plein d’images et de fantômes, comme la religion extérieure des Italiens. Milton, qui avoit vécu au milieu des guerres civiles, excelloit surtout dans la peinture des caractères, et son Satan est un factieux gigantesque, armé contre la monarchie du ciel. Klopstock a conçu le sentiment chrétien dans toute sa pureté ; c’est au divin Sauveur des hommes que son âme a été consacrée. Les Pères de l’Eglise ont inspiré Le Dante ; la Bible, Milton : les plus grandes beautés du poème de Rlopstock sont puisées dans le Nouveau Testament ; il sait faire ressortir de la simplicité divine de l’Évangile un charme de poésie qui n’en altère point la pureté.

Lorsqu’on commence ce poëme, on croit entrer dans une grande église, au milieu de laquelle un orgue se fait entendre, et l’attendrissement, et le recueillement que les temples du Seigneur inspirent, s’emparent de l’âme en lisant la Messiade.

Klopstock se proposa, dès sa jeunesse, ce poëme pour but de son existence : il me semble que les hommes s’acquitteroient tous dignement envers la vie, si, dans un genre quelconque, un noble objet, une grande idée signaloient leur passage sur la terre ; et c’est déjà une preuve honorable de caractère, que diriger vers une même entreprise les rayons épars de ses facultés, et les résultats de ses travaux. De quelque manière qu’on juge les beautés et les défauts de la Messiade, on devroit en lire souvent quelques vers : la lecture entière de l’ouvrage peut fatiguer ; mais, chaque fois qu’on y revient, l’on respire comme un parfum de l’âme qui fait sentir de l’attrait pour toutes les choses célestes.

Après de longs travaux, après un grand nombre d’armées, Klopstock enfin termina son poëme. Horace, Ovide, etc., ont exprimé de diverses manières le noble orgueil qui leur répondoit de la durée immortelle de leurs ouvrages :[3]exegi monumentum œre perennius : et, nomenque erit indelebile nostrum. Un sentiment d’une toute autre nature pénétra l’âme de Klopstock quand la Messiade fut achevée. Il l’exprime ainsi dans l’ode au Rédempteur, qui est à la fin de son poème.

« Je l’espérois de toi, ô Médiateur céleste ! J’ai chanté le cantique de la nouvelle alliance. La redoutable carrière est parcourue, et tu m’as pardonné mes pas chancelants.

Reconnoissance, sentiment éternel, brûlant, exalté, fais retentir les accords de ma harpe ; hâte-toi ; mon cœur est inondé de joie, et je verse des pleurs de ravissement.

Je ne demande aucune récompense ; n’ai-je pas déjà goûté les plaisirs des anges, puisque j’ai chanté mon Dieu ? L’émotion pénétra mon âme jusque dans ses profondeurs, et ce qu’il y a de plus intime en mon être fut ébranlé.

Le ciel et la terre disparurent à mes regards ; mais bientôt l’orage se calma : le souffle de ma vie ressembloit à l’air pur et serein d’un jour de printemps.

Ah ! que je suis récompensé ! n’ai-je pas vu couler les larmes des chrétiens ? et dans un autre monde peut-être m’accueilleront-ils encore avec ces célestes larmes !

J’ai senti aussi les joies humaines ; mon cœur, je voudrois en vain te le cacher, mon cœur fut animé par l’ambition de la gloire : dans ma jeunesse, il battit pour elle ; maintenant, il bat encore, mais d’un mouvement plus contenu.

Ton apôtre n’a-t-il pas dit aux fidèles : Que tout ce qui est vertueux et digne de louange soit l’objet de vos pensées !… C’est cette flamme céleste que j’ai choisie pour guide, elle apparoît au-devant de mes pas, et montre à mon œil ambitieux une route plus sainte.

C’est par elle que le prestige des plaisirs terrestres ne m’a point trompé : quand j’étois prêt à m’égarer, le souvenir des heures saintes où mon âme fut initiée, les douces voix des anges, leurs harpes, leurs concerts me rappelèrent à moi-même.

Je suis au but, oui j’y suis arrivé, et je tremble de bonheur ; ainsi (pour parler humainement des choses célestes), ainsi nous serons émus, quand nous nous trouverons un jour auprès de celui qui mourut et ressuscita pour nous.

C’est mon Seigneur et mon Dieu dont la main puissante m’a conduit à ce but à travers les tombeaux ; il m’a donné la force et le courage contre la mort qui s’approchoit ; et des dangers inconnus, mais terribles, furent écartés du poëte, que protégeoit le bouclier céleste.

J’ai terminé le chant de la nouvelle alliance ; la redoutable carrière est parcourue. Ô Médiateur céleste, je l’espérois de toi. »

Ce mélange d’enthousiasme poétique et de confiance religieuse inspire l’admiration et l’attendrissement tout ensemble. Les talents s’adressoient jadis à des divinités de la fable. Klopstock les a consacrés, ces talents, à Dieu même ; et, par l’heureuse union de la religion chrétienne et de la poésie, il montre aux Allemands comment ils peuvent avoir des beaux-arts qui leur appartiennent et ne relèvent pas seulement des anciens en vassaux imitateurs.

Ceux qui ont connu Klopstock le respectent autant qu’ils l’admirent. La religion, la liberté, l’amour, ont occupé toutes ses pensées ; il professa la religion par l’accomplissement de tous ses devoirs ; il abdiqua la cause même de la liberté, quand le sang innocent l’eut souillée, et la fidélité consacra les attachements de son cœur. Jamais il ne s’appuya de son imagination pour justifier aucun écart ; elle exaltoit son âme sans l’égarer. On dit que sa conversation étoit pleine d’esprit et même de goût ; qu’il aimoit l’entretien des femmes, et surtout celui des françaises, et qu’il étoit bon juge de ce genre d’agréments que la pédanterie réprouve. Je le crois facilement, car il y a toujours quelque chose d’universel dans le génie, et peut-être même tient-il par des rapports secrets à la grâce, du moins à celle que donne la nature.

Combien un tel homme étoit loin de l’envie, de l’égoïsme, des fureurs de vanité, dont plusieurs écrivains se sont excusés au nom de leurs talents ! S’ils en avoient eu davantage, aucun de ces défauts ne les auroit agités. On est orgueilleux, irritable, étonné de soi-même, quand un peu d’esprit vient se mêler à la médiocrité du caractère ; mais le vrai génie inspire de la reconnoissance et de la modestie : car on sent qui l’a donné, et l’on sent aussi quelles bornes celui qui l’a donné y a mises.

On trouve, dans la seconde partie de la Messiade, un très-beau morceau sur la mort de Marie, sœur de Marthe et de Lazare, et désignée dans l’évangile comme l’image de la vertu contemplative. Lazare, qui a reçu de Jésus-Christ une seconde fois la vie, dit adieu à sa sœur avec un mélange de douleur et de confiance profondément sensible. Klopstock a fait des derniers moments de Marie le tableau de la mort du juste. Lorsqu’à son tour il étoit aussi sur son lit de mort, il répétoit d’une voix expirante ses vers sur Marie, il se les rappeloit à travers les ombres du cercueil, et les prononçoit tout bas pour s’exhorter lui-même à bien mourir : ainsi les sentiments exprimés par le jeune homme étoient assez purs pour consoler le vieillard.

Ah ! qu’il est beau le talent, quand on ne l’a jamais profané, quand il n’a servi qu’à révéler aux hommes, sous la forme attrayante des beaux-arts, les sentiments généreux et les espérance religieuses obscurcies au fond de leur cœur !

Ce même chant de la mort de Marie fut lu à la cérémonie funèbre de l’enterrement de Klopstock. Le poëte étoit vieux quand il cessa de vivre ; mais l’homme vertueux saisissoit déjà les palmes immortelles qui rajeunissent l’existence et fleurissent sur les tombeaux. Tous les habitants de Hambourg rendirent au patriarche de la littérature les honneurs qu’on n’accorde guère ailleurs qu’au rang ou au pouvoir, et les mânes de Klopstock reçurent la récompense que méritoit sa belle vie.



CHAPITRE VI.

Lessing et Winckelmann.


La littérature allemande est peut-être la seule qui ait commencé par la critique ; partout ailleurs la critique est venue après les chefs-d’œuvre ; mais en Allemagne elle les a produits. L’époque où les lettres y ont eu le plus d’éclat est cause de cette différence. Diverses nations s’étant illustrées depuis plusieurs siècles dans l’art d’écrire, les Allemands arrivèrent après toutes les autres, et crurent n’avoir rien de mieux à faire que de suivre la route déjà tracée ; il falloit donc que la critique écartât d’abord l’imitation pour faire place à l’originalité. Lessing écrivit en prose avec une netteté et une précision tout-à-fait nouvelles : la profondeur des pensées embarrasse souvent le style des écrivains de la nouvelle école ; Lessing, non moins profond, avoit quelque chose d’âpre dans le caractère qui lui faisoit trouver les paroles les plus précises et les plus mordantes. Lessing étoit toujours animé dans ses écrits par un mouvement hostile contre les opinions qu’il attaquoit, et l’humeur donne du relief aux idées.

Il s’occupa tour à tour du théâtre, de la philosophie, des antiquités, de la théologie, poursuivant partout la vérité comme un chasseur qui trouve encore plus de plaisir dans la course que dans le but. Son style a quelque rapport avec la concision vive et brillante des Français ; il tendoit à rendre l’allemand classique : les écrivains de la nouvelle école embrassent plus de pensées à la fois, mais Lessing doit être plus généralement admiré ; c’est un esprit neuf et hardi et qui reste néanmoins à la portée du commun des hommes ; sa manière de voir est allemande, sa manière de s’exprimer européenne. Dialecticien spirituel et serré dans ses arguments, l’enthousiasme pour le beau remplissoit cependant le fond de son âme ; il avoit une ardeur sans flamme, une véhémence philosophique toujours active, et qui produisoit par des coups redoublés des effets durables.

Lessing analysa le théâtre français, alors généralement à la mode dans son pays, et prétendit que le théâtre anglais avoit plus de rapports avec le génie de ses compatriotes. Dans ses jugements sur Mérope, Zaïre, Sémiramis et Rodogune, ce n’est point telle ou telle invraisemblance particulière qu’il relève ; il s’attaque à la sincérité des sentiments et des caractères, et prend à partie les personnages de ces fictions comme des êtres réels : sa critique est un traité sur le cœur humain autant qu’une poétique littéraire. Pour apprécier avec justice les observations de Lessing sur le système dramatique en général, il faut examiner, comme nous le ferons dans les chapitres suivants, les principales différences de la manière de voir des Français et des Allemands à cet égard. Mais ce qui importe à l’histoire de la littérature, c’est qu’un Allemand ait eu le courage de critiquer un grand écrivain français, et de plaisanter avec esprit le prince des moqueurs, Voltaire lui-même.

C’étoit beaucoup pour une nation sous le poids de l’anathème qui lui refusoit le goût et la grâce, de s’entendre dire qu’il existoit dans chaque pays un goût national, une grâce naturelle, et que la gloire littéraire pouvoit s’acquérir par des chemins divers. Les écrits de Lessing donnèrent une impulsion nouvelle ; on lut Shakespear, on osa se dire Allemand en Allemagne, et les droits de l’originalité s’établirent à la place du joug de la correction.

Lessing a composé des pièces de théâtre et des ouvrages philosophiques qui méritent d’être examinés à part ; il faut toujours considérer les auteurs allemands sous plusieurs points de vue. Comme ils sont encore plus distingués par la faculté de penser que par le talent, ils ne se vouent point exclusivement à tel ou tel genre ; la réflexion les attire successivement dans des carrières différentes.

Parmi les écrits de Lessing, l’un des plus remarquables, c’est le Laocoon ; il caractérise les sujets qui conviennent à la poésie et à la peinture avec autant de philosophie dans les principes que de sagacité dans les exemples : toutefois l’homme qui fit une véritable révolution en Allemagne dans la manière de considérer les arts, et par les arts la littérature, c’est Winckelmann. Je parlerai de lui ailleurs sous le rapport de son influence sur les arts ; mais la beauté de son style est telle qu’il doit être mis au premier rang des écrivains allemands.

Cet homme, qui n’avoit connu d’abord l’antiquité que par les livres, voulut aller considérer ses nobles restes ; il se sentit attiré vers le midi avec ardeur. On retrouve encore souvent dans les imaginations allemandes quelques traces de cet amour du soleil, de cette fatigue du nord qui entraîna les peuples septentrionaux dans les contrées méridionales. Un beau ciel fait naître des sentiments semblables à l’amour de la patrie. Quand Winckelmann, après un long séjour en Italie, revint en Allemagne, l’aspect de la neige, des toits pointus qu’elle couvre, et des maisons enfumées le remplissoit de tristesse. Il lui sembloit qu’il ne pouvoit plus goûter les arts, quand il ne respiroit plus l’air qui les a fait naître. Quelle éloquence contemplative dans ce qu’il écrit sur l’Apollon du Belvédère, sur le Laocoon ! Son style est calme et majestueux comme l’objet qu’il considère. Il donne à l’art d’écrire l’imposante dignité des monuments, et sa description produit la même sensation que la statue. Nul avant lui n’avoit réuni des observations exactes et profondes à une admiration si pleine de vie ; c’est ainsi seulement qu’on peut comprendre les beaux-arts. Il faut que l’attention qu’ils excitent vienne de l’amour, et qu’on découvre dans les chefs-d’œuvre du talent, comme dans les traits d’un être chéri, mille charmes révélés par les sentiments, qu’ils inspirent.

Des poètes, avant Winckelmann, avoient étudié les tragédies des Grecs pour les adapter à nos théâtres. On connoissoit des érudits qu’on pouvoit consulter comme des livres ; mais personne ne s’étoit fait pour ainsi dire un païen pour pénétrer l’antiquité. Winckelmann a les défauts et les avantages d’un Grec amateur des arts ; et l’on sent, dans ses écrits, le culte de la beauté, tel qu’il existoit chez un peuple où si souvent elle obtint les honneurs, de l’apothéose.

L’imagination et l’érudition prêtoient également à Winckelmann leurs différentes lumières ; on étoit persuadé jusqu’à lui qu’elles s’excluoient mutuellement. Il a fait voir que, pour deviner les anciens, l’une étoit aussi nécessaire que l’autre. On ne peut donner de la vie aux objets de l’art que par la connoissance intime du pays et de l’époque dans laquelle ils ont existé. Les traits vagues ne captivent point l intérêt. Pour animer les récits et les fictions dont les siècles passés sont le théâtre, il faut que l’érudition même seconde l’imagination et la rende, s’il est possible, témoin de ce qu’elle doit peindre, et contemporaine de ce qu’elle raconte.

Zadig devinoit, par quelques traces confuses, par quelques mots à demi déchirés, des circonstances qu’il déduisoit toutes des plus légers indices. C’est ainsi qu’il faut prendre l’érudition pour guide à travers l’antiquité ; les vestiges qu’on aperçoit sont interrompus, effacés, difficiles à saisir : mais, en s’aidant à la fois de l’imagination et de l’étude, on recompose le temps, et l’on refait la vie.

Quand les tribunaux sont appelés à décider sur l existence d’un fait, c’est quelquefois une légère circonstance qui les éclaire. L’imagination est, à cet égard, comme un juge ; un mot, un usage, une allusion saisie dans les ouvrages des anciens, lui sert de lueur pour arriver à la connoissance de la vérité toute entière.

Winckelmann sut appliquer à l’examen des monuments des arts l’esprit de jugement qui sert à la connoissance des hommes ; il étudie la physionomie d’une statue comme celle d’un être vivant. Il saisit avec une grande justesse les moindres observations, dont il sait tirer des conclusions frappantes. Telle physionimie, tel attribut, tel vêtement, peut tout à coup jeter un jour inattendu sur de longues recherches. Les cheveux de Cérès sont relevés avec un désordre qui ne convient pas à Minerve : la perte de Proserpine a pour jamais troublé l’âme de sa mère. Minos, fils et disciple de Jupiter, a, dans les médailles, les mêmes traits que son père ; cependant la majesté calme de l’un et l’expression sévère de l’autre distinguent le souverain des dieux du juge des hommes. Le torse est un fragment de la statue d’Hercule divinisé, de celui qui reçoit d’Hébé la coupe de l’immortalité, tandis que l’Hercule Farnèse ne possède encore que les attributs d’un mortel ; chaque contour du torse, aussi énergique, mais plus arrondi, caractérise encore la force du héros, mais du héros qui, placé dans le ciel, est désormais absous des rudes travaux de la terre. Tout est symbolique dans les arts, et la nature sous mille apparences diverses dans ces statues, dans ces tableaux, dans ces poésies, où l’immortalité doit indiquer le mouvement, où l’extérieur doit révéler le fond de l’âme, où l’existence d’un instant doit être éternisée.

Winckelmann a banni des beaux-arts, en Europe, le mélange du goût antique et du goût moderne. En Allemagne, son influence s’est encore plus montrée dans la littérature que dans les arts. Nous serons conduits à examiner par la suite si l’imitation scrupuleuse des anciens est compatible avec l’originalité naturelle, ou plutôt si nous devons sacrifier cette originalité naturelle pour nous astreindre à choisir des sujets dans lesquels la poésie, comme la peinture, n’ayant pour modèle rien de vivant, ne peuvent représenter que des statues ; mais cette discussion est étrangère au mérite de Winckelmann : il a fait connoître en quoi consistoit le goût antique dans les beaux-arts ; c’étoit aux modernes à sentir ce qu’il leur convenoit d’adopter ou de rejeter à cet égard. Lorsqu’un homme de talent parvient à manifester les secrets d’une nature antique ou étrangère, il rend service par l’impulsion qu’il trace : l’émotion reçue doit se transformer en nous-mêmes : et plus cette émotion est vraie, moins elle inspire une servile imitation.

Winckelmann a développé les vrais principes admis maintenant dans les arts sur l’idéal, sur cette nature perfectionnée dont le type est dans notre imagination, et non au dehors de nous. L’application de ces principes à la littérature est singulièrement féconde.

La poétique de tous les arts est rassemblée sous un même point de vue dans les écrits de Winckelmann, et tous y ont gagné. On a mieux compris la poésie par la sculpture, la sculpture par la poésie, et l’on a été conduit par les arts des Grecs à leur philosophie. La métaphysique idéaliste, chez les Allemands comme chez les Grecs, a pour origine le culte de la beauté par excellence, que notre âme seule peut concevoir et reconnoître ; c’est un souvenir du ciel, notre ancienne patrie, que cette beauté merveilleuse ; les chefs-d’œuvre de Phidias, les tragédies de Sophocle et la doctrine de Platon s’accordent pour nous en donner la même idée sous des formes différentes.



CHAPITRE VII.

Goethe.


Ce qui manquoit à Klopstock, c’étoit une imagination créatrice : il mettoit de grandes pensées et de nobles sentiments en beaux vers ; mais il n’étoit pas ce qu’on peut appeler artiste. Ses inventions sont foibles, et les couleurs dont il les revêt n’ont presque jamais cette plénitude de force qu’on aime à rencontrer dans la poésie et dans tous les arts qui devoient donner à la fiction l’énergie et l’originalité de la nature. Klopstock s’égare dans l’idéal : Goethe ne perd jamais terre, tout en atteignant aux conceptions les plus sublimes. Il y a dans son esprit une vigueur que la sensibilité n’a point affoiblie. Goethe pourroit représenter la littérature allemande toute entière, non qu’il n’y ait d’autres écrivains supérieurs à lui, sous quelques rapports ; mais seul il réunit tout ce qui distingue l’esprit allemand, et nul n’est aussi remarquable par un genre d’imagination dont les Italiens, les Anglais ni les Français ne peuvent réclamer aucune part.

Goethe ayant écrit dans tous les genres, l’examen de ses ouvrages remplira la plus grande partie des chapitres suivants ; mais la connoissance personnelle de l’homme qui a le plus influé sur la littérature de son pays sert, ce me semble, à mieux comprendre cette littérature.

Goethe est un homme d’un esprit prodigieux en conversation ; et, l’on a beau dire, l’esprit doit savoir causer. On peut présenter quelques exemples d’hommes de génie taciturnes : la timidité, le malheur, le dédain ou l’ennui en sont souvent la cause ; mais en général l’étendue des idées et la chaleur de l’âme doivent inspirer le besoin de se communiquer aux autres ; et ces hommes, qui ne veulent pas être jugés par ce qu’ils disent, pourroiont bien ne pas mériter plus d’intérêt pour ce qu’ils pensent. Quand on sait faire parler Goethe, il est admirable ; son éloquence est nourrie de pensées ; sa plaisanterie est en même temps pleine de grâce et de philosophie ; son imagination est frappée par les objets extérieurs, comme l’étoit celle des artistes chez les anciens ; et néanmoins sa raison n’a que trop la maturité de notre temps. Rien ne trouble la force de sa tête, et les inconvénients même de son caractère, l’humeur, l’embarras, la contrainte, passent comme des nuages au bas de la montagne sur le sommet de laquelle son génie est placé.

Ce qu’on nous raconte de l’entretien de Diderot pourroit donner quelque idée de celui de Goethe ; mais, si l’on en juge par les écrits de Diderot, la distance doit être infinie entre ces deux hommes. Diderot est sous le joug de son esprit ; Goethe domine même son talent : Diderot est affecté à force de vouloir faire effet ; on aperçoit le dédain du succès dans Goethe à un degré qui plaît singulièrement, alors même qu’on s’impatiente de sa négligence. Diderot a besoin de suppléer, à force de philantropie, aux sentiments religieux qui lui manquent ; Goethe seroit plus volontiers amer que doucereux ; mais ce qu’il est avant tout, c’est naturel ; et sans cette qualité, en effet, qu’y a-t-il dans un homme qui puisse en intéresser un autre ?

Goethe n’a plus cette ardeur entraînante qui lui inspira Werther ; mais la chaleur de ses pensées suffit encore pour tout animer. On diroit qu’il n’est pas atteint par la vie, et qu’il la décrit seulement en peintre : il attache plus de prix maintenant aux tableaux qu’il nous présente qu’aux émotions qu’il éprouve ; le temps l’a rendu spectateur. Quand il avoit encore une part active dans les scènes des passions, quand il souffroit lui-même par le cœur, ses écrits produisoient une impression plus vive.

Comme on se fait toujours la poétique de son talent, Goethe soutient à présent qu’il faut que l’auteur soit calme, alors même qu’il compose un ouvrage passionné, et que l’artiste doit conserver son sang-froid pour agir plus fortement sur l’imagination de ses lecteurs : peut-être n’auroit-il pas eu cette opinion dans sa première jeunesse ; peut-être alors étoit-il possédé par son génie, au lieu d’en être le maître ; peut-être sentoit-il alors que le sublime et le divin étant momentanés dans le cœur de l’homme, le poëte est inférieur à l’inspiration qui l’anime, et ne peut la juger sans la perdre.

Au premier moment on s’étonne de trouver de la froideur et même quelque chose de roide à l’auteur de Werther ; mais quand on obtient de lui qu’il se mette à l’aise, le mouvement de son imagination fait disparoître en entier la gêne qu’on a d’abord sentie : c’est un homme dont l’esprit est universel ; car il n’y a point d’indifférence dans son impartialité : c’est une double existence, une double force, une double lumière qui éclaire à la fois dans toute chose les deux côtés de la question. Quand il s’agit de penser, rien ne l’arrête, ni son siècle, ni ses habitudes, ni ses relations ; il fait tomber à plomb son regard d’aigle sur les objets qu’il observe : s’il avoit eu une carrière politique, si son âme s’étoit développée par les actions, son caractère seroit plus décidé, plus ferme, plus patriote ; mais son esprit ne planeroit pas si librement sur toutes les manières de voir ; les passions ou les intérêts lui traceroient une route positive.

Goethe se plaît, dans ses écrits comme dans ses discours, à briser les fils qu’il a tissés lui-même, à déjouer les émotions qu’il excite, à renverser les statues qu’il a fait admirer. Lorsque, dans ses fictions il inspire de l’intérêt pour un caractère, bientôt il montre les inconséquences qui doivent en détacher. Il dispose du monde poétique comme un conquérant du monde réel, et se croit assez fort pour introduire comme la nature le génie destructeur dans ses propres ouvrages. S’il n’étoit pas un homme estimable, on auroit peur d’un genre de supériorité qui s’élève au-dessus de tout, dégrade et relève, attendrit et persifle, affirme et doute alternativement, et toujours avec le même succès.

J’ai dit que Goethe possédoit à lui seul les traits principaux du génie allemand, on les trouve tous en lui à un degré éminent : une grande profondeur d’idées, la grâce qui naît de l’imagination, grâce plus originale que celle formée par l’esprit de société ; enfin une sensibilité quelquefois fantastique, mais par cela même plus faite pour intéresser des lecteurs qui cherchent dans les livres de quoi varier leur destinée monotone, et veulent que la poésie leur tienne lieu d’événements véritables. Si Goethe étoit Français, on le feroit parler du matin au soir : tous les auteurs contemporains de Diderot alloient puiser des idées dans son entretien, et lui donnoient une jouissance habituelle par l’admiration qu’il inspiroit. En Allemagne on ne sait pas dépenser son talent dans la conversation, et si peu de gens, même parmi les plus distingués, ont l’habitude d’interroger et de répondre, que la société n’y compte pour presque rien ; mais l’influence de Goethe n’en est pas moins extraordinaire. Il y a une foule d’hommes en Allemagne qui croiroient trouver du génie dans l’adresse d’une lettre, si c’étoit lui qui l’avoit mise. L’admiration pour Goethe est une espèce de confrérie dont les mots de ralliement servent à faire connoitre les adeptes les uns aux autres. Quand les étrangers veulent aussi l’admirer, ils sont rejetés avec dédain, si quelques restrictions laissent supposer qu’ils se sont permis d’examiner des ouvrages qui gagnent cependant beaucoup à l’examen. Un homme ne peut exciter un tel fanatisme sans avoir de grandes facultés pour le bien et pour le mal ; car il n’y a que la puissance dans quelque genre que ce soit que les hommes craignent assez pour l’aimer de cette manière.



CHAPITRE VIII.

Schiller.


Schiller étoit un homme d’un génie rare et d’une bonne foi parfaite ; ces deux qualités devroient être inséparables au moins dans un homme de lettres. La pensée ne peut être mise à l’égal de l’action que quand elle réveille en nous l’image de la vérité ; le mensonge est plus dégoûtant encore dans les écrits que dans la conduite. Les actions, même trompeuses, restent encore des actions, et l’on sait à quoi se prendre pour les juger ou pour les haïr ; mais les ouvrages ne sont qu’un amas fastidieux de vaines paroles, quand ils ne partent pas d’une conviction sincère.

Il n’y a pas une plus belle carrière que celle des lettres, quand on la suit comme Schiller. Il est vrai qu’il y a tant de sérieux et de loyauté dans tout en Allemagne, que c’est là seulement qu’on peut connoître d’une manière complète le caractère et les devoirs de chaque vocation. Néanmoins Schiller étoit admirable entre tous par ses vertus autant que par ses talents. La conscience étoit sa muse : celle-là n’a pas besoin d’être invoquée, car on l’entend toujours quand on l’écoute une fois. Il aimoit la poésie, l’art dramatique, l’histoire, la littérature pour elle même. Il auroit été résolu à ne point publier ses ouvrages qu’il y auroit donné le même soin ; et jamais aucune considération tirée, ni du succès, ni de la mode, ni des préjugés, ni de tout ce qui vient des autres enfin, n’auroit pu lui faire altérer ses écrits ; car ses écrits étoient lui, ils exprimoient son âme, et il ne concevoit pas la possibilité de changer une expression, si le sentiment intérieur qui l’inspiroit n’étoit pas changé. Sans doute Schiller ne pouvoit pas être exempt d’amour-propre. S’il en faut pour aimer la gloire, il en faut même pour être capable d’une activité quelconque ; mais rien ne diffère autant dans ses conséquences que la vanité et l’amour de la gloire ; l’une tâche d’escamoter le succès, l’autre veut le conquérir ; l’une est inquiète d’elle-même et ruse avec l’opinon, l’autre ne compte que sur la nature et s’y fie pour tout soumettre. Enfin, au-dessus même de l’amour de la gloire il y a encore un sentiment plus pur, l’amour de la vérité, qui fait des hommes de lettres comme les prêtres guerriers, d’une noble cause ; ce sont eux qui désormais doivent garder le feu sacré : car de foibles femmes ne suffiroient plus comme jadis pour le défendre.

C’est une belle chose que l’innocence, dans le génie, et la candeur dans la force. Ce qui nuit à l’idée qu’on se fait de la bonté, c’est qu’on la croit de la foiblesse ; mais quand elle est unie au plus haut degré de lumières et d’énergie, elle nous fait comprendre comment la Bible a pu nous dire que Dieu fit l’homme à son image : Schiller s’étoit fait tort à son entrée dans le monde par des égarements d’imagination ; mais avec la force de l’âge il reprit cette pureté sublime qui naît des hautes pensées. Jamais il n’entroit en négociation avec les mauvais sentiments. Il vivoit, il parloit, il agissoit comme si les méchants n’existoient pas ; et quand il les peignoit dans ses ouvrages, c’étoit avec plus d’exagération et moins de profondeur que s’il les avoit vraiment connus. Les méchants s’offroient à son imagination comme un obstacle, comme un fléau physique, et peut-être en effet qu’à beaucoup d’égards ils n’ont pas une nature intellectuelle ; l’habitude du vice a changé leur âme en un instinct perverti.

Schiller étoit le meilleur ami, le meilleur père, le meilleur époux ; aucune qualité ne manquoit à ce caractère doux et paisible que le talent seul enflammoit ; l’amour de la liberté, le respect pour les femmes, l’enthousiasme des beaux-arts, l’adoration pour la divinité, animoient son génie, et dans l’analyse de ses ouvrages il sera facile de montrer à quelle vertu ses chefs-d’œuvre se rapportent. On dit beaucoup que l’esprit peut suppléer à tout ; je le crois, dans les écrits où le savoir-faire domine ; mais quand on veut peindre la nature humaine dans ses orages et dans ses abîmes, l’imagination même ne suffit pas ; il faut avoir une âme que la tempête ait agitée, mais où le ciel soit descendu pour ramener le calme.

La première fois que j’ai vu Schiller c’étoit dans le salon du duc et de la duchesse de Weimar, en présence d’une société aussi éclairée qu’imposante : il lisoit très-bien le français, mais il ne l’avoit jamais parlé. Je soutins avec chaleur la supériorité de notre système dramatique sur tous les autres. Il ne se refusa point à me combattre ; et sans s’inquiéter des difficultés et des lenteurs qu’il éprouvoit en s’exprimant en français, sans redouter non plus l’opinion des auditeurs, qui étoit contraire à la sienne, sa conviction intime le fit parler. Je me servis d’abord, pour le réfuter, des armes françaises, la vivacité et la plaisanterie ; mais bientôt je démêlai dans ce que disoit Schiller tant d’idées à travers l’obstacle des mots, je fus si frappée de celle simplicité de caractère qui portoit un homme de génie à s’engager ainsi dans une lutte où les paroles manquoient à ses pensées, je le trouvai si modeste et si insouciant dans ce qui ne concemoit que ses propres succès, si fier et si animé dans la défense de ce qu’il croyoit la vérité, que je lui vouai dès cet instant une amitié pleine d’admiration.

Atteint, jeune encore, par une maladie sans espoir, ses, enfants, sa femme, qui méritoit par mille qualités touchantes l’attachement qu’il avoit pour elle, ont adouci ses derniers moments. Madame de Wollzogen, une amie digne de le comprendre, lui demanda, quelques heures avant sa mort, comment il se trouvoit : Toujours plus tranquille, lui répondit-il. En effet, n’avoit-iL pas raison de se confier à la divinité dont il avoit secondé le règne sur la terre ? N’approchoit-il pas du séjour des justes ? N’est-il pas dans ce moment auprès de ses pareils, et n’a-t-il pas déjà retrouvé les amis qui nous attendent ?



CHAPITRE IX.

Du style et de la versification dans la langue
allemande
.


En apprenant la prosodie d’une langue, on entre plus intimement dans l’esprit de la nation qui la parle que par quelque genre d’étude que ce puisse être. De là vient qu’il est amusant de prononcer des mots étrangers : on s’écoute comme si c’étoit un autre qui parlât ; mais il n’y a rien de si délicat, de si difficile à saisir que l’accent : on apprend mille fois plus aisément les airs de musique les plus compliqués que la prononciation d’une seule syllabe. Une longue suite d’années, ou les premières impressions de l’enfance, peuvent seules rendre capable d’imiter cette prononciation, qui appartient à ce qu’il y a de plus subtil et de plus indéfinissable dans l’imagination et dans le caractère national.

Les dialectes germaniques ont pour origine une langue mère, dans laquelle ils puisent tous. Cette source commune renouvelle et multiplie les expressions d’une façon toujours conforme au génie des peuples. Les nations d’origine latine ne s’enrichissent pour ainsi dire que par l’extérieur ; elles doivent avoir recours aux langues mortes, aux richesses pétrifiées pour étendre leur empire. Il est donc naturel que les innovations en fait de mots leur plaisent moins qu’aux nations qui font sortir les rejetons d’une tige toujours vivante. Mais les écrivains français ont besoin d’animer et de colorer leur style par toutes les hardiesses qu’un sentiment naturel peut leur inspirer, tandis que les Allemands, au contraire, gagnent à se restreindre. La réserve ne sauroit détruire en eux l’originalité ; ils ne courent risque de la perdre que par l’excès même de l’abondance.

L’air que l’on respire a beaucoup d’influence sur les sons que l’on articule : la diversité du sol et du climat produit dans la même langue des manières de prononcer très-différentes. Quand on se rapproche de la mer, les mots s’adoucissent ; le climat y est tempéré ; peut-être aussi que le spectacle habituel de cette image de l’infini porte à la rêverie et donne à la prononciation plus de mollesse et d’indolence : mais quand on s’élève vers les montagnes, l’accent devient plus fort, et l’on diroit que les habitants de ces lieux élevés veulent se faire entendre au reste du monde du haut de leurs tribunes naturelles. On retrouve dans les dialectes germaniques les traces des diverses influences que je viens d’indiquer.

L’allemand est en lui-même une langue aussi primitive et d’une construction presque aussi savante que le grec. Ceux qui ont fait des recherches sur les grandes familles des peuples ont cru trouver les raisons historiques de cette ressemblance : toujours est-il vrai qu’on remarque dans l’allemand un rapport grammatical avec le grec ; il en a la difficulté sans en avoir le charme ; car la multitude des consonnes dont les mots sont composés les rendent plus bruyants que sonores. On diroit que ces mots sont par eux-mêmes plus forts que ce qu’ils expriment, et cela donne souvent une monotonie d’énergie au style. Il faut se garder cependant de vouloir trop adoucir la prononciation allemande : il en résulte un certain gracieux maniéré tout-à-fait désagréable : on entend des sons rudes au fond, malgré la gentillesse qu’on essaie d’y mettre, et ce genre d’affectation déplaît singulièrement.

J. J. Rousseau a dit que les langues du midi étaient filles de la joie, et les langues du nord, du besoin. L’italien et l’espagnol sont modulés comme un chant harmonieux ; le français est éminemment propre à la conversation ; les débats parlementaires et l’énergie naturelle à la nation ont donné à l’anglais quelque chose d’expressif qui supplée à la prosodie de la langue. L’allemand est plus philosophique de beaucoup que l’italien, plus poétique par sa hardiesse que le français, plus favorable au rhythme des vers que l’anglais : mais il lui reste encore une sorte de roideur qui vient peut-être de ce qu’on ne s’en est guère servi ni dans la société ni en public.

La simplicité grammaticale est un des grands avantages des langues modernes ; cette simplicité, fondée sur des principes de logique communs à toutes les nations, rend très-facile de s’entendre ; une étude très-légère suffit pour apprendre l’italien et l’anglais ; mais c’est une science que l’allemand. La période allemande entoure la pensée comme des serres qui s’ouvrent et se referment pour la saisir. Une construction de phrases à peu près telle qu’elle existe chez les anciens s’y est introduite plus facilement que dans aucun autre dialecte européen ; mais les inversions ne conviennent guère aux langues modernes. Les terminaisons éclatantes des mots grecs et latins faisoient sentir quels étoient parmi les mots ceux qui devoient se joindre ensemble, lors même qu’ils étoient séparés : les signes des déclinaisons chez les Allemands sont tellement sourds qu’on a beaucoup de peine à retrouver les paroles qui dépendent les unes des autres sous ces uniformes couleurs.

Lorsque les étrangers se plaignent du travail qu’exige l’étude de l allemand, on leur répond qu’il est très-facile d’écrire dans cette langue avec la simplicité de la grammaire française, tandis qu’il est impossible en français d’adopter la période allemande, et qu’ainsi donc il faut la considérer comme un moyen de plus ; mais ce moyen séduit les écrivains, et ils en usent trop. L’allemand est peut-être la seule langue dans laquelle les vers soient plus faciles à comprendre que la prose, la phrase poétique, étant nécessairement coupée par la mesure même du vers, ne sauroit se prolonger au-delà.

Sans doute il y a plus de nuances, plus de liens entre les pensées dans ces périodes qui forment un tout et rassemblent sous un même point de vue les divers rapports qui tiennent au même sujet ; mais, si l’on se laissoit aller à l’enchaînement naturel des différentes pensées entre elles, on finiroit par vouloir les mettre toutes dans une même phrase. L’esprit humain a besoin de morceler pour comprendre ; et l’on risque de prendre des lueurs pour des vérités quand les formes mêmes du langage sont obscures.

L’art de traduire est poussé plus loin en allemand que dans aucun autre dialecte européen. Voss a transporté dans sa langue les poëtes grecs et latins avec une étonnante exactitude, et W. Schlegel les poëtes anglais, italiens et espagnols, avec une vérité de coloris dont il n’y avoit point d’exemple avant lui. Lorsque l’allemand se prête à la traduction de l’anglais, il ne perd pas son caractère naturel, puisque ces langues sont toutes deux d’origine germanique ; mais quelque mérite qu’il y ait dans la traduction d’Homère par Voss, elle fait de l’Iliade et de l’Odyssée des poëmes dont le style est grec bien que les mots soient allemands. La connoissance de l’antiquité y gagne ; l’originalité propre à l’idiome de chaque nation y perd nécessairement. Il semble que c’est une contradiction d’accuser la langue allemande tout à la fois de trop de flexibilité et de trop de rudesse ; mais ce qui se concilie dans les caractères peut aussi se concilier dans les langues ; et souvent dans la même personne les inconvénients de la rudesse n’empêchent pas ceux de la flexibilité.

Ces défauts se font sentir beaucoup plus rarement dans les vers que dans la prose, et dans les compositions originales que dans les traductions ; je crois donc qu’on peut dire avec vérité qu’il n’y a point aujourd’hui de poésie plus frappante et plus variée que celle des Allemands.

La versification est un art singulier dont l’examen est inépuisable ; les mots qui, dans les rapports ordinaires de la vie, servent seulement de signe à la pensée, arrivent à notre âme par le rhythme des sons harmonieux, et nous causent une double jouissance qui naît de la sensation et de la réflexion réunies ; mais si toutes les langues sont également propres à dire ce que l’on pense, toutes ne le sont pas également à faire partager ce que l’on éprouve, et les effets de la poésie tiennent encore plus à la mélodie des paroles qu’aux idées qu’elles expriment.

L’allemand est la seule langue moderne qui ait des syllabes longues et brèves comme le grec et le latin ; tous les autres dialectes européens sont plus ou moins accentués, mais les vers ne sauroient s’y mesurer à la manière des anciens d’après la longueur des syllabes : l’accent donne de l’unité aux phrases comme aux mots, il a du rapport avec la signification de ce qu’on dit ; l’on insiste sur ce qui doit déterminer le sens ; et la prononciation, en faisant ressortir telle ou telle parole, rapporte tout à l’idée principale. Il n’en est pas ainsi de la durée musicale des sons dans le langage ; elle est bien plus favorable à la poésie que l’accent, parce qu’elle n’a point d’objet positif et qu’elle donne seulement un plaisir noble et vague comme toutes les jouissances sans but. Chez les anciens, les syllabes étoient scandées d’après la nature des voyelles et les rapports des sons entre eux, l’harmonie seule en décidoit : en allemand tous les mots accessoires sont brefs, et c’est la dignité grammaticale, c’est-à-dire l’importance de la syllabe radicale qui détermine sa quantité ; il y a moins de charme dans cette espèce de prosodie que dans celle des anciens, parce qu’elle tient plus aux combinaisons abstraites qu’aux sensations involontaires ; néanmoins c’est toujours un grand avantage pour une langue d’avoir dans sa prosodie de quoi suppléer à la rime.

C’est une découverte moderne que la rime, elle tient à tout l’ensemble de nos beaux-arts, et ce seroit s’interdire de grands effets que d’y renoncer ; elle est l’image de l’espérance et du souvenir. Un son nous fait désirer celui qui doit lui répondre, et quand le second retentit il nous rappelle celui qui vient de nous échapper. Néanmoins cette agréable régularité doit nécessairement nuire au naturel dans l’art dramatique et à la hardiesse dans le poëme épique. On ne sauroit guère se passer de la rime dans les idiomes dont la prosodie est peu marquée ; et cependant la gêne de la construction peut être telle, dans certaines langues, qu’un poëte audacieux et penseur auroit besoin de faire goûter l’harmonie des vers sans l’asservissement de la rime. Klopstock a banni les alexandrins de la poésie allemande ; il les a remplacés par les hexamètres et les vers ïambiques non rimés en usage aussi chez les Anglais, et qui donnent à l’imagination beaucoup de liberté. Les vers alexandrins convenaient très-mal à la langue allemande ; on peut s’en convaincre par les poésies du grand Haller lui-même, quelque mérite qu’elles aient ; une langue dont la prononciation est aussi forte étourdit par le retour et l’uniformité des hémistiches. D’ailleurs cette forme de vers appelle les sentences et les antithèses, et l’esprit allemand est trop scrupuleux et trop vrai pour se prêter à ces antithèses, qui ne présentent jamais les idées ni les images dans leur parfaite sincérité ni dans leurs plus exactes nuances. L’harmonie des hexamètres, et surtout des vers iambiques non rimés, n’est que l’harmonie naturelle inspirée par le sentiment : c’est une déclamation notée, tandis que le vers alexandrin impose un certain genre d’expressions et de tournures dont il est bien difficile de sortir. La composition de ce genre de vers est un art tout-à-fait indépendant même du génie poétique ; on peut posséder cet art sans avoir ce génie, et l’on pourroit au contraire être un grand poëte et ne pas se sentir capable de s’astreindre à cette forme.

Nos premiers poëtes lyriques en France, ce sont peut-être nos grands prosateurs, Bossuet, Pascal, Fénélon, Buffon, Jean-Jacques, etc. Le despotisme des alexandrins force souvent à ne point mettre en vers ce qui seroit pourtant de la véritable poésie ; tandis que chez les nations étrangères la versification étant beaucoup plus facile et plus naturelle, toutes les pensées poétiques inspirent des vers, et l’on ne laisse en général à la prose que le raisonnement. On pourroit défier Racine lui-même de traduire en vers français Pindare, Pétrarque ou Klopstock, sans dénaturer entièrement leur caractère. Ces poëtes ont un genre d’audace qui ne se trouve guère que dans les langues où l’on peut réunir tout le charme de la versification à l’originalité que la prose permet seule en français.

Un des grands avantages des dialectes germaniques en poésie, c’est la variété et la beauté de leurs épithètes. L’allemand, sous ce rapport aussi, peut se comparer au grec ; l’on sent dans un seul mot plusieurs images, comme, dans la note fondamentale d’un accord, on entend les autres sons dont il est composé, ou comme de certaines couleurs réveillent en nous la sensation de celles qui en dépendent. L’on ne dit en français que ce qu’on veut dire, et l’on ne voit point errer autour des paroles ces nuages à mille formes, qui entourent la poésie des langues du nord, et réveillent une foule de souvenirs. À la liberté de former une seule épithète de deux ou trois, se joint celle d’animer le langage en faisant avec les verbes des noms : Le vivre, le vouloir le sentir, sont des expressions moins abstraites que la vie, la volonté, le sentiment et tout ce qui tend à changer la pensée en action donne toujours plus de mouvement au style. La facilité de renverser à son gré la construction de la phrase est aussi très-favorable à la poésie, et permet d’exciter, par les moyens variés de la versification, des impressions analogues à celles de la peinture et de la musique. Enfin l’esprit général des dialectes teutoniques, c’est l’indépendance : les écrivains cherchent avant tout à transmettre ce qu’ils sentent ; ils diroient volontiers à la poésie comme Héloïse à son amant : S’il y a un mot plus vrai, plus tendre, plus profond encore pour exprimer ce que j’éprouve, c’est celui-là que je veux choisir. Le souvenir des convenances de société poursuit en France le talent jusque dans ses émotions les plus intimes ; et la crainte du ridicule est l’épée de Damoclès, qu’aucune fête de l’imagination ne peut faire oublier.

On parle souvent dans les arts du mérite de la difficulté vaincue ; néanmoins on a dit avec raison qu’ou cette difficulté ne se sentoit pas, et qu’alors elle étoit nulle, ou qu’elle se sentoit, et qu’alors elle n’étoit pas vaincue. Les entraves font ressortir l’habileté de l’esprit ; mais il y a souvent dans le vrai génie une sorte de maladresse, semblable, à quelques égards, à la duperie des belles âmes, et l’on auroit tort de vouloir l’asservir à des gênes arbitraires, car il s’en tireroit beaucoup moins bien que des talents du second ordre.



CHAPITRE X.

De la poésie.


Ce qui est vraiment divin dans le cœur de l’homme ne peut être défini ; s’il y a des mots pour quelques traits, il n’y en a point pour exprimer l’ensemble, et surtout le mystère de la véritable beauté dans tous les genres. Il est facile de dire ce qui n’est pas de la poésie ; mais si l’on veut comprendre ce qu’elle est, il faut appeler à son secours les impressions qu’excitent une belle contrée, une musique harmonieuse, le regard d’un objet chéri, et par-dessus tout un sentiment religieux qui nous fait éprouver en nous-mêmes la présence de la divinité. La poésie est le langage naturel à tous les cultes. La Bible est pleine de poésie, Homère est plein de religion ; ce n’est pas qu’il y ait des fictions dans la Bible, ni des dogmes dans Homère ; mais l’enthousiasme rassemble dans un même foyer des sentiments divers, l’enthousiasme est l’encens de la terre vers le ciel, il les réunit l’un à l’autre. Le don de révéler par la parole ce qu’on ressent au fond du cœur est très-rare ; il y a pourtant de la poésie dans tous les êtres capables d’affections vives et profondes ; l expression manque à ceux qui ne sont pas exercés à la trouver. Le poëte ne fait pour ainsi dire que dégager le sentiment prisonnier au fond de l’âme ; le génie poétique est une disposition intérieure de la même nature que celle qui rend capable d’un généreux sacrifice : c’est rêver l’héroïsme que composer une belle ode. Si le talent n’étoit pas mobile, il inspireroit aussi souvent les belles actions que les touchantes paroles ; car elles partent toutes également de la conscience du beau, qui se fait sentir en nous-mêmes.

Un homme d’un esprit supérieur disoit que la prose étoit factice, et la poésie naturelle : en effet, les nations peu civilisées commencent toujours par la poésie, et dès qu’une passion forte agite l’âme, les hommes les plus vulgaires se servent, à leur insçu, d’images et de métaphores ; ils appellent à leur secours la nature extérieure pour exprimer ce qui se passe en eux d’inexprimable. Les gens du peuple sont beaucoup plus près d’être poëtes que les hommes de bonne compagnie, car la convenance et le persiflage ne sont propres qu’à servir de bornes, ils ne peuvent rien inspirer.

Il y a lutte interminable dans ce monde entre la poésie et la prose, et la plaisanterie doit toujours se mettre du côté de la prose ; car c’est rabattre que plaisanter. L’esprit de société est cependant très-favorable à la poésie de la grâce et dela gaieté dont l’Arioste, La Fontaine, Voltaire, sont les plus brillants modèles. La poésie dramatique est admirable dans nos premiers écrivains ; la poésie descriptive, et surtout la poésie didactique a été portée chez les Français à un très-haut degré de perfection ; mais il ne paraît pas qu’ils soient appelés jusqu’à présent à se distinguer dans la poésie lyrique ou épique, telle que les anciens et les étrangers la conçoivent.

La poésie lyrique s’exprime au nom de l’auteur même ; ce n’est plus dans un personnage qu’il se transporte, c’est en lui-même qu’il trouve les divers mouvements dont il est animé : J. B. Rousseau dans ses odes religieuses, Racine dans Athalie, se sont montrés poètes lyriques ; ils étoient nourris des psaumes et pénétrés d’une foi vive ; néanmoins les difficultés de la langue et de la versification française s’opposent presque toujours à l’abandon de l’enthousiasme. On peut citer des strophes admirables dans quelques-unes de nos odes ; mais y en a-t-il une entière dans laquelle le dieu n’ait point abandonné le poète ? De beaux vers ne sont pas de la poésie ; l’inspiration dans les arts est une source inépuisable qui vivifie depuis la première parole jusqu’à la dernière : amour, patrie, croyance, tout doit être divinisé dans l’ode, c’est l’apothéose du sentiment : il faut, pour concevoir la vraie grandeur de la poésie lyrique, errer par la rêverie dans les régions éthérées, oublier le bruit de la terre en écoutant l’harmonie céleste, et considérer l’univers entier comme un symbole des émotions de l’âme.

L’énigme de la destinée humaine n’est de rien pour la plupart des hommes ; le poète l’a toujours présente à l’imagination. L’idée de la mort, qui décourage les esprits vulgaires, rend le génie plus audacieux, et le mélange des beautés de la nature et des terreurs de la destruction excite je ne sais quel délire de bonheur et d’effroi, sans lequel l’on ne peut ni comprendre ni décrire le spectacle de ce monde. La poésie lyrique ne raconte rien, ne s’astreint en rien à la succession des temps, ni aux limites des lieux ; elle plane sur les pays et sur les siècles ; elle donne de la durée à ce moment sublime pendant lequel l’homme s’élève au-dessus des peines et des plaisirs de la vie. Il se sent au milieu des merveilles du monde comme un être à la fois créateur et créé, qui doit mourir et qui ne peut cesser d’être, et dont le cœur tremblant et fort en même temps s’enorgueillit en lui-même et se prosterne devant Dieu.

Les Allemands réunissant-stout à la fois, ce qui est très-rare, l’imagination et le recueillement contemplatif, sont plus capables que la plupart des autres nations de la poésie lyrique. Les modernes ne peuvent se passer d’une certaine profondeur d’idées dont une religion spiritualiste leur a donné l’habitude et si cependant cette profondeur n’étoit point revêtue d’images, ce ne seroit pas de la poésie : il faut donc que la nature grandisse aux yeux de l’homme pour qu’il puisse s’en servir comme de l’emblème de ses pensées. Les bosquets, les fleurs et les ruisseaux suffisoient aux poëtes du paganisme ; la solitude des forêts, l’Océan sans bornes, le ciel étoilé peuvent à peine exprimer l’éternel et l’infini dont l’âme des chrétiens est remplie.

Les Allemands n’ont pas plus que nous de poème épique ; cette admirable composition ne paroît pas accordée aux modernes, et peut-être n’y a-t-il que l’Iliade qui réponde entièrement à l’idée qu’on se fait de ce genre d’ouvrage : il faut pour le poëme épique un concours singulier de circonstances qui ne s’est rencontré que chez les Grecs, l’imagination des temps héroïques et la perfection du langage des temps civilisés. Dans le moyen âge, l’imagination étoit forte, mais le langage imparfait ; de nos jours le langage est pur, mais l’imagination est en défaut. Les Allemands ont beaucoup d’audace dans les idées et dans le style, et peu d’invention dans le fond du sujet ; leurs essais épiques se rapprochent presque toujours du genre lyrique. Ceux des Français rentrent plutôt dans le genre dramatique, et l’on y trouve plus d’intérêt que de grandeur. Quand il s’agit de plaire au théâtre, l’art de se circonscrire dans un cadre donné, de deviner le goût des spectateurs et de s’y plier avec adresse, fait une partie du succès ; tandis que rien ne doit tenir aux circonstances extérieures et passagères dans la composition d’un poëme épique. Il exige des beautés absolues, des beautés qui frappent le lecteur solitaire, lorsque ses sentiments sont plus naturels et son imagination plus hardie. Celui qui voudroit trop hasarder dans un poëme épique pourroit bien encourir le blâme sévère du bon goût français ; mais celui qui ne hasarderait rien n’en seroit pas moins dédaigné.

Boileau, tout en perfectionnant le goût et la langue, a donné à l’esprit français, l’on ne sauroit le nier, une disposition très-défavorable à la poésie. Il n’a parlé que de ce qu’il falloit éviter ; il n’a insisté que sur des préceptes de raison et de sagesse qui ont introduit dans la littérature une sorte de pédanterie très-nuisible au sublime élan des arts. Nous avons en français des chefs-d’œuvre de versification ; mais comment peut-on appeler la versification de la poésie ! Traduire en vers ce qui étoit fait pour rester en prose, exprimer en dix syllabes, comme Pope, les jeux de cartes et leurs moindres détails, ou comme les derniers poëmes qui ont paru chez nous, le trictrac, les échecs, la chimie, c’est un tour de passe-passe en fait de paroles, c’est composer avec les mots comme avec les notes des sonates sous le nom de poëme.

Il faut cependant une grande connoissance de la langue poétique pour décrire ainsi noblement les objets qui prêtent le moins à l’imagination, et l’on a raison d’admirer quelques morceaux détachés de ces galeries de tableaux ; mais les transitions qui les lient entre eux sont nécessairement prosaïques comme ce qui se passe dans la tête de l’écrivain. Il s’est dit : — Je ferai des vers sur ce sujet, puis sur celui-ci, puis sur celui-là. — Et sans s’en apercevoir il nous met dans la confidence de sa manière de travailler. Le véritable poëte conçoit pour ainsi dire tout son poème à la fois au fond de son âme sans les difficultés du langage, il improviseroit, comme la sibylle et les prophètes, les hymnes saints du génie. Il est ébranlé par ses conceptions comme par un événement de sa vie. Un monde nouveau s’offre à lui ; l’image sublime de chaque situation, de chaque caractère, de chaque beauté de la nature frappe ses regards, et son cœur bat pour un bonheur céleste qui traverse comme un éclair l’obscurité du sort. La poésie est une possession momentanée de tout ce que notre âme souhaite ; le talent fait disparoître les bornes de l’existence et change en images brillantes le vague espoir des mortels.

Il seroit plus aisé de décrire les symptômes du talent que de lui donner des préceptes ; le génie se sent comme l’amour par la profondeur même de l’émotion dont il pénètre celui qui en est doué ; mais si l’on osoit donner des conseils à ce génie, dont la nature veut être le seul guide, ce ne seroit pas des conseils purement littéraires qu’on devroit lui adresser ; il faudroit parler aux poètes comme à des citoyens, comme à des héros ; il faudroit leur dire : — Soyez vertueux, soyez croyants, soyez libres, respectez ce que vous aimez, cherchez l’immortalité dans l’amour et la divinité dans la nature, enfin sanctifiez votre âme comme un temple, et l’ange des nobles pensées ne dédaignera pas d’y apparoître.



CHAPITRE XI.

De la poésie classique et de la poésie romantique.


Le nom de romantique a été introduit nouvellement en Allemagne pour désigner la poésie dont les chants des troubadours ont été l’origine, celle qui est née de la chevalerie et du christianisme. Si l’on n’admet pas que le paganisme et le christianisme, le nord et le midi, l’antiquité et le moyen âge, la chevalerie et les institutions grecques et romaines, se sont partagé l’empire de la littérature, l’on ne parviendra jamais à juger sous un point de vue philosophique le goût antique et le goût moderne.

On prend quelquefois le mot classique comme synonyme de perfection. Je m’en sers ici dans une autre acception, en considérant la poésie classique comme celle des anciens, et la poésie romantique comme celle qui tient de quelque manière aux traditions chevaleresques. Cette division se rapporte également aux deux ères du monde : celle qui a précédé l’établissement du christianisme, et celle qui l’a suivi.

On a comparé aussi dans divers ouvrages allemands la poésie antique à la sculpture, et la poésie romantique à la peinture ; enfin l’on a caractérisé de toutes les manières la marche de l’esprit humain, passant des religions matérialistes aux religions spiritualistes, de la nature à la divinité.

La nation française, la plus cultivée des nations latines, penche vers la poésie classique imitée des Grecs et des Romains. La nation anglaise, la plus rustre des nations germaniques, aime la poésie romantique et chevaleresque, et se glorifie des chefs-d’œuvre qu’elle possède en ce genre. Je n’examinerai point ici lequel de ces deux genres de poésie mérite la préférence : il suffit de montrer que la diversité des goûts, à cet égard, dérive non-seulement de causes accidentelles, mais aussi des sources primitives de l’imagination et de la pensée.

Il y a dans les poëmes épiques, et dans les tragédies des anciens, un genre de simplicité qui tient à ce que les hommes étoient identifiés à cette époque avec la nature, et croyoient dépendre du destin comme elle dépend de la nécessité. L’homme, réfléchissant peu, portoit toujours l’action de son âme au dehors ; la conscience elle-même étoit figurée par des objets extérieurs, et les flambeaux des Furies secouoient les remords sur la tête des coupables. L’événement étoit tout dans l’antiquité, le caractère tient plus de place dans les temps modernes ; et cette réflexion inquiète, qui nous dévore souvent comme le vautour de Prométhée, n’eût semblé que de la folie au milieu des rapports clairs et prononcés qui existoient dans l’état civil et social des anciens.

On ne faisoit en Grèce, dans le commencement de l’art, que des statues isolées ; les groupes ont été composés plus tard. On pourroit dire de même, avec vérité, que dans tous les arts il n’y avoit point de groupes ; les objets représentés se succédoient comme dans les bas-reliefs, sans combinaison, sans complication d’aucun genre. L’homme personnifioit la nature ; des nymphes habitoient les eaux, des hamadryades les forêts : mais la nature à son tour s’emparoit de l’homme, et l’on eût dit qu’il ressembloit au torrent, à la foudre, au volcan, tant il agissoit par une impulsion involontaire, et sans que la réflexion pût en rien altérer les motifs ni les suites de ses actions. Les anciens avoient pour ainsi dire une âme corporelle, dont tous les mouvements étoient forts, directs et conséquents ; il n’en est pas de même du cœur humain développé par le christianisme : les modernes ont puisé, dans le repentir chrétien, l’habitude de se replier continuellement sur eux-mêmes.

Mais, pour manifester cette existence toute intérieure, il faut qu’une grande variété dans les faits présente sous toutes les formes les nuances infinies de ce qui se passe dans l’âme. Si de nos jours les beaux-arts étoient astreints à la simplicité des anciens, nous n’atteindrions pas à la force primitive qui les distingue, et nous perdrions les émotions intimes et multipliées dont notre âme est susceptible. La simplicité de l’art, chez les modernes, tourneroit facilement à la froideur et à l’abstraction, tandis que celle des anciens étoit pleine de vie. L’honneur et l’amour, la bravoure et la pitié sont les sentiments qui signalent le christianisme chevaleresque ; et ces dispositions de l’âme ne peuvent se faire voir que par les dangers, les exploits, les amours, les malheurs, l’intérêt romantique enfin, qui varie sans cesse les tableaux. Les sources des effets de l’art sont donc différentes à beaucoup d’égards dans la poésie classique et dans la poésie romantique ; dans l’une, c’est le sort qui règne ; dans l’autre, c’est la Providence ; le sort ne compte pour rien les sentiments des hommes, la Providence ne juge les actions que d’après les sentiments. Comment la poésie ne créeroit-elle pas un monde d’une toute autre nature, quand il faut peindre l’œuvre d’un destin aveugle et sourd, toujours en lutte avec les mortels, ou cet ordre intelligent auquel préside un être suprême, que notre cœur interroge, et qui répond à notre cœur !

La poésie païenne doit être simple et saillante comme les objets extérieurs ; la poésie chrétienne a besoin des mille couleurs de l’arc-en-ciel pour ne pas se perdre dans les nuages. La poésie des anciens est plus pure comme art, celle des modernes fait verser plus de larmes : mais la question pour nous n’est pas entre la poésie classique et la poésie romantique, mais entre l’imitation de l’une et l’inspiration de l’autre. La littérature des anciens est chez les modernes une littérature transplantée : la littérature romantique ou chevaleresque est chez nous indigène, et c’est notre religion et nos institutions qui l’ont fait éclore. Les écrivains imitateurs des anciens se sont soumis aux règles du goût les plus sévères ; car ne pouvant consulter ni leur propre nature, ni leurs propres souvenirs, il a fallu qu’ils se conformassent aux lois d’après lesquelles les chefs-d’œuvre des anciens peuvent être adaptés à notre goût, bien que toutes les circonstances politiques et religieuses qui ont donné le jour à ces chefs-d’œuvre soient changées. Mais ces poésies d’après l’antique, quelque parfaites qu’elles soient, sont rarement populaires, parce qu’elles ne tiennent, dans le temps actuel, à rien de national.

La poésie française étant la plus classique de toutes les poésies modernes, elle est la seule qui ne soit pas répandue parmi le peuple. Les stances du Tasse sont chantées par les gondoliers de Venise ; les Espagnols et les Portugais de toutes les classes savent par cœur les vers de Calderon et de Camoëns. Shakespear est autant admiré par le peuple en Angleterre que par la classe supérieure. Des poëmes de Goethe et de Bürger sont mis en musique, et vous les entendez répéter des bords du Rhin jusqu’à la Baltique. Nos poëtes français sont admirés par tout ce qu’il y a d’esprits cultivés chez nous et dans le reste de l’Europe ; mais ils sont tout-à-fait inconnus aux gens du peuple et aux bourgeois même des villes, parce que les arts en France ne sont pas, comme ailleurs, natifs du pays même où leurs beautés se développent.

Quelques critiques français ont prétendu que la littérature des peuples germaniques étoit encore dans l’enfance de l’art ; cette opinion est tout-à-fait fausse : les hommes les plus instruits dans la connoissance des langues et des ouvrages des anciens n’ignorent certainement pas les inconvénients et les avantages du genre qu’ils adoptent ou de celui qu’ils rejettent ; mais leur caractère, leurs habitudes et leurs raisonnements les ont conduits à préférer la littérature fondée sur les souvenirs de la chevalerie, sur le merveilleux du moyen âge, à celle dont la mythologie des Grecs est la base. La littérature romantique est la seule qui soit susceptible encore d’être perfectionnée, parce qu’ayant ses racines dans notre propre sol, elle est la seule qui puisse croître et se vivifier de nouveau ; elle exprime notre religion ; elle rappelle notre histoire : son origine est ancienne, mais non antique.

La poésie classique doit passer par les souvenirs du paganisme pour arriver jusqu’à nous : la poésie des Germains est l’ère chrétienne des beaux-arts : elle se sert de nos impressions personnelles pour nous émouvoir : le génie qui l’inspire s’adresse immédiatement à notre cœur, et semble évoquer notre vie elle-même comme un fantôme le plus puissant et le plus terrible de tous.



CHAPITRE XII.

Des poëmes allemands.


On doit conclure, ce me semble, des diverses réflexions que contient le chapitre précédent, qu’il n’y a guère de poésie classique en Allemagne, soit qu’on considère cette poésie comme imitée des anciens, ou qu’on entende seulement par ce mot le plus haut degré possible de perfection. La fécondité de l’imagination des Allemands les appelle à produire plutôt qu’à corriger ; aussi peut-on difficilement citer, dans leur littérature, des écrits généralement reconnus pour modèles. La langue n’est pas fixée : le goût change à chaque nouvelle production des hommes de talent ; tout est progressif, tout marche, et le point stationnaire de perfection n’est point encore atteint ; mais est-ce un mal ? Chez toutes les nations où l’on s’est flatté d’y être parvenu, l’on a vu presque immédiatement après commencer la décadence, et les imitateurs succéder aux écrivains classiques, comme pour dégoûter d’eux.

Il y a en Allemagne un aussi grand nombre de poëtes qu’en Italie : la multitude des essais, dans quelque genre que ce soit, indique quel est le penchant naturel d’une nation. Quand l’amour de l’art y est universel, les esprits prennent d’eux-mêmes la direction de la poésie, comme ailleurs celle de la politique ou des intérêts mercantiles. Il y avoit chez les Grecs une foule de poëtes, et rien n’est plus favorable au génie que d’être environné d’un grand nombre d’hommes qui suivent la même carrière. Les artistes sont des juges indulgents pour les fautes, parce qu’ils connoissent les difficultés ; mais ce sont aussi des approbateurs exigeants ; il faut de grandes beautés, et des beautés nouvelles, pour égaler à leurs yeux les chefs-d’œuvre dont ils s’occupent sans cesse. Les Allemands improvisent pour ainsi dire en écrivant ; et cette grande facilité est le véritable signe du talent dans les beaux-arts ; car ils doivent, comme les fleurs du midi, naître sans culture ; le travail les perfectionne ; mais l’imagination est abondante, lorsqu’une généreuse nature en a fait don aux hommes. Il est impossible de citer tous les poëtes allemands qui mériteroient un éloge à part ; je me bornerai seulement à considérer, d’une manière générale, les trois écoles que j’ai déjà distinguées en indiquant la marche historique de la littérature allemande.

Wieland a imité Voltaire dans ses romans ; souvent Lucien, qui, sous le rapport philosophique, est le Voltaire de l’antiquité ; quelquefois l’Arioste, et, malheureusement aussi, Crébillon. Il a mis en vers plusieurs contes de chevalerie, Gandalin, Gérion le Courtois, Obéron, etc., dans lesquels il y a plus de sensibilité que dans l’Arioste ; mais toujours moins de grâce et de gaieté. L’allemand ne se meut pas, sur tous les sujets, avec la légèreté de l’italien ; et les plaisanteries qui conviennent à cette langue un peu surchargée de consonnes, ce sont plutôt celles qui tiennent à l’art de caractériser fortement qu’à celui d’indiquer à demi. Idris et le nouvel Amadis, sont des contes de fées dans lesquels la vertu des femmes est à chaque page l’objet de ces éternelles plaisanteries qui ont cessé d’être immorales à force d’être ennuyeuses. Les contes de chevalerie de Wieland me semblent beaucoup, meilleurs que ses poèmes imités du grec, Musarion, Endymion, Ganymède, le Jugement de Pâris, etc. Les histoires chevaleresques sont nationales en Allemagne. Le génie naturel du langage et des poëtes se prête à peindre les exploits et les amours de ces chevaliers et de ces belles, dont les sentiments étoient tout à la fois si forts et si naïfs, si bienveillants et si décidés : mais en voulant mettre des grâces modernes dans les sujets grecs, Wieland les a rendus nécessairement maniérés. Ceux qui prétendent modifier le goût antique par le goût moderne, ou le goût moderne par le goût antique, sont presque toujours affectés. Pour être à l’abri de ce danger, il faut prendre chaque chose pleinement dans sa nature.

L’Obéron passe en Allemagne presque pour un poëme épique. Il est fondé sur une histoire de chevalerie française, Huon de Bourdeaux, dont M. de Tressan a donné l’extrait ; et le génie Obéron et la fée Titania, tels que Shakespear les a peints dans sa pièce intitulée Rêve d’une nuit d’été, servent de mythologie à ce poëme. Le sujet en est donné par nos anciens romanciers ; mais on ne sauroit trop louer la poésie dont Wieland l’a enrichi. La plaisanterie tirée du merveilleux y est maniée avec beaucoup de grâce et d’originalité. Huon est envoyé en Palestine, par suite de diverses aventures, pour demander en mariage la fille du sultan, et quand le son du cor singulier qu’il possède met en danse tous les personnages les plus graves qui s’opposent au mariage, on ne se lasse point de cet effet comique, habilement répété ; et mieux le poëte a su peindre le sérieux pédantesque des imans et des visirs de la cour du sultan, plus leur danse involontaire amuse les lecteurs. Quand Obéron emporte sur un char ailé les deux amants dans les airs, l’effroi de ce prodige est dissipé par la sécurité que l’amour leur inspire. « En vain la terre, dit le poëte, disparoit à leurs yeux ; en vain la nuit couvre l’atmosphère de ses ailes obscures ; une lumière céleste rayonne dans leurs regards pleins de tendresse : leur âme se réfléchit l’une dans l’autre ; la nuit n’est pas la nuit pour eux ; l’Elysée les entoure ; le soleil éclaire le fond de leur cœur ; et l’amour, à chaque instant, leur fait voir des objets toujours délicieux et toujours nouveaux. »

La sensibilité ne s’allie guère en général avec le merveilleux : il y a quelque chose de si sérieux dans les affections de l’âme, qu’on n’aime pas à les voir compromises au milieu des jeux de l’imagination ; mais Wieland a l’art de réunir ces fictions fantastiques avec des sentiments vrais, d’une manière qui n’appartient qu’à lui.

Le baptême de la fille du sultan, qui se fait chrétienne pour épouser Huon, est encore un morceau de la plus grande beauté : changer de religion par amour est un peu profane ; mais le christianisme est tellement la religion du cœur, qu’il suffit d’aimer avec dévouement et pureté pour être déjà converti. Obéron a fait promettre aux deux jeunes époux de ne pas se donner l’un à l autre avant leur arrivée à Rome : ils sont ensemble dans le même vaisseau, et séparés du monde, l’amour les fait manquer à leur vœu. Alors la tempête se déchaîne, les vents sifflent, les vagues grondent et les voiles sont déchirées ; la foudre brise les mâts ; les passagers se lamentent, les matelots crient au secours. Enfin le vaisseau s’entr’ouvre, les flots menacent de tout engloutir, et la présence de la mort peut à peine arracher les deux époux au sentiment du bonheur de cette vie. Ils sont précipités dans la mer : un pouvoir invisible les sauve, et les fait aborder dans une île inhabitée, où ils trouvent un solitaire que ses malheurs et sa religion ont conduit dans cette retraite.

Amanda, l’épouse de Huon, après de longues traverses, met au monde un fils, et rien n’est ravissant comme le tableau de la maternité dans le désert : ce nouvel être qui vient animer la solitude, ces regards incertains de l’enfance, que la tendresse passionnée de la mère cherche à fixer sur elle, tout est plein de sentiment et de vérité. Les épreuves auxquelles Obéron et Titania veulent soumettre les deux époux continuent ; mais à la fin leur constance est récompensée. Quoiqu’il y ait des longueurs dans ce poëme, il est impossible de ne pas le considérer comme un ouvrage charmant, et s’il étoit bien traduit en vers français, il seroit jugé tel.

Avant et après Wieland il y a eu des poètes qui ont essayé d’écrire dans le genre français et italien : mais ce qu’ils ont fait ne vaut guère la peine d’être cité : et si la littérature allemande n’avoit pas pris un caractère à elle, sûrement elle ne feroit pas époque dans l’histoire des beaux-arts. C’est à la Messiade de Klopstock qu’il faut fixer l’époque de la poésie en Allemagne.

Le héros de ce poëme, selon notre langage mortel, inspire au même degré l’admiration et la pitié, sans que jamais l’un de ces sentiments soit affoibli par l’autre. Un poëte généreux a dit, en parlant de Louis XVI :

Jamais tant de respect n’admit tant de pitié[4].


Ce vers si touchant et si délicat pourroit exprimer l’attendrissement que le Messie fait éprouver dans Klopstock. Sans doute le sujet est bien au-dessus de toutes les inventions du génie ; il en faut beaucoup cependant pour montrer avec tant de sensibilité l’humanité dans l’être divin, et avec tant de force la divinité dans l’être mortel. Il faut aussi bien du talent pour exciter l’intérêt et l’anxiété dans le récit d’un événement décidé d’avance par une volonté toute puissante. Klopstock a su réunir avec beaucoup d’art tout ce que la fatalité des anciens et la providence des chrétiens peuvent inspirer à la fois de terreur et d’espérance.

J’ai parlé ailleurs du caractère d’Abbadona, de ce démon repentant qui cherche à faire du bien aux hommes : un remords dévorant s’attache à sa nature immortelle ; ses regrets ont le ciel même pour objet, le ciel qu’il a connu, les célestes sphères qui furent sa demeure : quelle situation que ce retour vers la vertu quand la destinée est irrévocable ; il manquoit aux tourments de l’enfer d être habité par une âme redevenue sensible ! Notre religion ne nous est pas familière en poésie, et Klopstock est l’un des poëtes modernes qui a su le mieux personnifier la spiritualité du christianisme par des situations et des tableaux analogues à sa nature.

Il n’y a qu’un épisode d’amour dans tout l’ouvrage, et c’est un amour entre deux ressuscités, Cidli et Semida ; Jésus-Christ leur a rendu la vie à tous les deux, et ils s’aiment d’une affection pure et céleste comme leur nouvelle existence ; ils ne se croient plus sujets à la mort ; ils espèrent qu’ils passeront ensemble de la terre au ciel, sans que l’horrible douleur d’une séparation apparente soit éprouvée par l’un d’eux. Touchante conception qu’un tel amour dans un poëme religieux ! elle seule pouvoit être en harmonie avec l’ensemble de l’ouvrage. Il faut l’avouer cependant, il résulte un peu de monotonie d’un sujet continuellement exalté ; l’âme se fatigue par trop de contemplation, et l’auteur auroit quelquefois besoin d’avoir affaire à des lecteurs déjà ressuscités comme Cidli et Semida. On auroit pu, ce me semble, éviter ce défaut, sans introduire dans la Messiade rien de profane : il eût mieux valu peut-être prendre pour sujet la vie entière de Jésus-Christ que de commencer au moment où ses ennemis demandent sa mort. L’on auroit pu se servir avec plus d’art des couleurs de l’orient pour peindre la Syrie, et caractériser d’une manière forte l’état du genre humain sous l’empire de Rome. Il y a trop de discours et des discours trop longs dans la Messiade ; l’éloquence elle-même frappe moins l’imagination qu’une situation, un caractère, un tableau qui nous laissent quelque chose à deviner. Le Verbe, ou la parole divine, existoit avant la création de l’univers ; mais pour les poëtes, il faut que la création précède la parole.

On a reproché aussi à Klopstock de n’avoir pas fait de ses anges des portraits assez variés ; il est vrai que dans la perfection les différences sont difficiles à saisir, et que ce sont d’ordinaire les défauts qui caractérisent les hommes : néanmoins on auroit pu donner plus de variété à ce grand tableau ; enfin surtout il n’auroit pas fallu, ce me semble, ajouter encore dix chants à celui qui termine l’action principale, la mort du Sauveur. Ces dix chants renferment sans doute de grandes beautés lyriques ; mais quand un ouvrage, quel qu’il soit, excite l’intérêt dramatique, il doit finir au moment où cet intérêt cesse. Des reflexions, des sentiments, qu’on liroit ailleurs avec le plus grand plaisir, lassent presque toujours lorsqu’un mouvement plus vif les a précédés. On est pour les livres à peu près comme pour les hommes ; on exige d’eux toujours ce qu’ils nous ont accoutumés à en attendre.

Il règne dans tout l’ouvrage de Klopstock une âme élevée et sensible ; toutefois les impressions qu’il excite sont trop uniformes, et les images funèbres y sont trop multipliées. La vie ne va que parce que nous oublions la mort ; et c’est pour cela sans doute que cette idée, quand elle reparoit, cause un frémissement si terrible. Dans la Messiade, comme dans Young, on nous ramène trop souvent au milieu des tombeaux ; c’en seroit fait des arts si l’on se plongeoit toujours dans ce genre de méditation ; car il faut un sentiment très-énergique de l’existence pour sentir le monde animé de la poésie. Les païens dans leurs poèmes, comme sur les bas-reliefs des sépulcres, représentaient toujours des tableaux variés, et faisoient ainsi de la mort une action de la vie ; mais les pensées vagues et profondes dont les derniers instants des chrétiens sont environnés prêtent plus à l’attendrissement qu’aux vives couleurs de l’imagination.

Klopstock a composé des odes religieuses, des odes patriotiques, et d’autres pleines de grâce sur divers sujets. Dans ses odes religieuses il sait revêtir d’images visibles les idées sans bornes ; mais quelquefois ce genre de poésie se perd dans l’incommensurable qu’elle voudroit embrasser.

Il est difficile de citer tel ou tel vers dans ses odes religieuses qui puisse se répéter comme une maxime détachée. La beauté de ces poésies consiste dans l’impression générale qu’elles produisent. Demanderoit-on à l’homme qui contemple la mer cette immensité toujours en mouvement et toujours inépuisable, cette immensité qui semble donner l’idée de tous les temps présents à la fois, de toutes les successions devenues simultanées ; lui demanderoit-on de compter, vague après vague, le plaisir qu’il éprouve en rêvant sur le rivage ? Il en est de même des méditations religieuses embellies par la poésie ; elles sont dignes d’admiration, y si elles inspirent un élan toujours nouveau vers une destinée toujours plus haute, si l’on se sent meilleur après s’en être pénétré : c’est là le jugement littéraire qu’il faut porter sur de tels écrits.

Parmi les odes de Klopstock, celles qui ont la révolution de France pour objet ne valent pas la peine d’être citées : le moment présent inspire presque toujours mal les poëtes ; il faut qu’ils se placent à la distance des siècles pour bien juger et même pour bien peindre ; mais ce qui fait un grand honneur à Klopstock, ce sont ses efforts pour ranimer le patriotisme chez les Allemands. Parmi les poésies composées dans ce respectable but, je vais essayer de faire connaître le chant des bardes après la mort d’Hermann, que les Romains appellent Arminius : il fut assassiné par les princes de la Germanie, jaloux de ses succès et de son pouvoir.

Hermann, chanté par les bardes Werdomar,
Kerdlng et Darmond.

« W. Sur le rocher de la mousse antique, asséyons-nous, ô bardes ! et chantons l’hymne funèbre. Que nul ne porte ses pas plus loin, que nul ne regarde sous ces branches où repose le plus noble fils de la patrie.

Il est là, étendu dans son sang, lui, le secret effroi des Romains, alors même qu’au milieu des danses guerrières et des chants de triomphe ils emmenoient sa Thusnelda captive : non, ne regardez pas ! Qui pourroit le voir sans pleurer ? et la lyre ne doit pas faire entendre des sons plaintifs, mais des chants de gloire pour l’immortel.

K. J’ai encore la blonde chevelure de l’enfance, je n’ai ceint le glaive qu’en ce jour : mes mains sont pour la première fois armées de la lance et de la lyre, comment pourrois-je chanter Hermann ?

N’attendez pas trop du jeune homme, ô pères ; je veux essuyer avec mes cheveux dorés mes joues inondées de pleurs, avant d’oser chanter le plus grand des fils de Mana[5].

D. Et moi aussi je verse des pleurs de rage ; non, je ne les retiendrai pas : coulez, larmes brûlantes, larmes de la fureur, vous n’êtes muettes, vous appelez la vengeance sur des guerriers perfides ; ô mes compagnons ! entendez ma malédiction terrible : que nul des traîtres à la patrie, assassins du héros, ne meure dans les Combats !

W. Voyez-vous le torrent qui s’élance de la montagne et se précipite sur ces rochers ; il roule avec ses flots des pins déracinés ; il les amène, il les amène pour le bûcher d’Hermann, Bientôt le héros sera poussière, bientôt il reposera dans la tombe d’argile ; mais que sur cette poussière sainte soit placé le glaive par lequel il a juré la perte du conquérant.

Arrête-toi, esprit du mort, avant de rejoindre ton père Siegmar ! tarde encore et regarde comme il est plein de toi, le cœur de ton peuple.

K. Taisons, ô taisons à Thusnelda que son Hermann est ici tout sanglant. Ne dites pas à cette noble femme, à cette mère désespérée, que le père de son Thumeliko a cessé de vivre.

Qui pourrait le dire à celle qui a déjà marché chargée de fers devant le char redoutable de l’orgueilleux vainqueur, qui pourroit le dire à cette infortunée auroit un cœur de Romain.

D. Malheureuse fille, quel père t’a donné le jour ? Segeste[6], un traître, qui dans l’ombre aiguisoit le fer homicide. Oh ! ne le maudissez pas. Héla[7] déjà l’a marqué de son sceau.

W. Que le crime de Segeste ne souille point nos chants, et que plutôt l’éternel oubli étende ses ailes pesantes sur ses cendres ; les cordes de la lyre qui retentissent au nom d’Hermann seroient profanées si leurs frémissements accusoient le coupable. Hermann ! Hermann ! toi, le favori des cœurs nobles, le chef des plus braves, le sauveur de la patrie, c’est toi dont nos bardes, en chœur, répètent les louanges aux échos sombres des mystérieuses forêts.

Oh bataille de Winfeld[8] ! sœur sanglante de la victoire de Cannes, je t’ai vue, les cheveux épars, l’œil en feu, les mains sanglantes, apparoître au milieu des harpes de Walhalla ; en vain le fils de Drusus, pour effacer tes traces, vouloit cacher les ossements blanchis des vaincus dans la vallée de la mort. Nous ne l’avons pas souffert, nous avons renversé leurs tombeaux, afin que leurs restes épars servissent de témoignage à ce grand jour ; à la fête du printemps, d’âge en âge, ils entendront les cris de joie des vainqueurs.

Il vouloit, notre héros, donner encore des compagnons de mort à Varus ; déjà, sans la lenteur jalouse des princes, Cæcina rejoignoit son chef.

Une pensée plus noble encore rouloit dans l’âme ardente d’Hermann : à minuit, près de l’autel du dieu Thor[9], au milieu des sacrifices, il se dit en secret : — Je le ferai. —

Ce dessein le poursuit jusque dans vos jeux, quand la jeunesse guerrière forme des danses, franchit les épées nues, anime les plaisirs par les dangers.

Le pilote, vainqueur de l’orage, raconte que dans une île éloignée[10] la montagne brûlante annonce long-temps d’avance par de noirs tourbillons de fumée la flamme et les rochers terribles qui vont jaillir de son sein : ainsi les premiers combats d’Hermann nous présageoient qu’un jour il traverseroit les Alpes pour descendre dans la plaine de Rome.

C’est là que le héros devoit ou périr ou monter au Capitole, et près du trône de Jupiter, qui tient dans sa main la balance des destinées, interroger Tibère et les ombres de ses ancêtres sur la justice de leurs guerres. Mais pour accomplir son hardi projet, il falloit porter entre tous les princes l’épée du chef des batailles ; alors ses rivaux ont conspiré sa mort, et maintenant il n’est plus, celui dont le cœur avoit conçu la pensée grande et patriotique.

D. As-tu recueilli mes larmes brûlantes ? as-tu entendu mes accents de fureur, ho ! Héla, déesse qui punit.

K. Voyez dans Walhalla, sous les ombrages sacrés, au milieu des héros, la palme de la victoire à la main, Siegmar s’avance pour recevoir son Hermann : le vieillard rajeuni salue le jeune héros ; mais un nuage de tristesse obscurcit son accueil, car Hermann n’ira plus, il n’ira plus au Capitole interroger Tibère devant le tribunal des dieux. »


Il y a plusieurs autres poëmes de Klopstock, dans lesquels, de même que dans celui-ci, il rappelle aux Allemands les hauts faits de leurs ancêtres les Germains ; mais ces souvenirs n’ont presqu’aucun rapport avec la nation actuelle. On sent dans ces poésies un enthousiasme vague, un désir qui ne peut atteindre son but ; et la moindre chanson nationale d’un peuple libre cause une émotion plus vraie. Il ne reste guère de traces de l’histoire ancienne des Germains ; l’histoire moderne est trop divisée et trop confuse pour qu’elle puisse produire des sentiments populaires : c’est dans leur cœur seul que les Allemands peuvent trouver la source des chants vraiment patriotiques.

Klopstock a souvent beaucoup de grâce sur des sujets moins sérieux : sa grâce tient à l’imagination et à la sensibilité ; car dans ses poésies il n’y a pas beaucoup de ce que nous appelons de l’esprit ; le genre lyrique ne le comporte pas. Dans l’ode, sur le rossignol, le poète allemand a su rajeunir un sujet bien usé, en prêtant à l’oiseau des sentiments si doux et si vifs pour la nature et pour l’homme, qu’il semble un médiateur ailé qui porte de l’une à l’autre des tributs de louange et d’amour. Une ode sur le vin du Rhin est très-originale : les rives du Rhin sont pour les Allemands une image vraiment nationale ; ils n’ont rien de plus beau dans toute leur contrée ; les pampres croissent dans les mêmes lieux où tant d’actions guerrières se sont passées, et le vin de cent années, contemporain de jours plus glorieux, semble recéler encore la généreuse chaleur des temps passés.

Non-seulement Klopstock a tiré du christianisme les plus grandes beautés de ses ouvrages religieux ; mais comme il vouloit que la littérature de son pays fût tout-à-fait indépendante de celle des anciens, il a tâché de donner à la poésie allemande une mythologie toute nouvelle empruntée des Scandinaves. Quelquefois il l’emploie d’une manière trop savante ; mais quelquefois aussi il en a tiré un parti très-heureux, et son imagination a senti les rapports qui existent entre les dieux du nord et l’aspect de la nature à laquelle ils président.

Il y a une ode de lui, charmante, intitulée l’Art de Tialf, c’est-à-dire l’art d’aller en patins sur la glace, qu’on dit inventé par le géant Tialf. Il peint une jeune et belle femme, revêtue d’une fourrure d’hermine, et placée sur un traîneau en forme de char ; les jeunes gens qui l’entourent font avancer ce char comme l’éclair, en le poussant légèrement. On choisit pour sentier le torrent glacé qui, pendant l’hiver, offre la route la plus sûre. Les cheveux des jeunes hommes sont parsemés des flocons brillants des frimas ; les jeunes filles, à la suite du traîneau, attachent à leurs petits pieds des ailes d’acier, qui les transportent au loin dans un clin-d’œil : le chant des bardes accompagne cette danse septentrionale ; la marche joyeuse passe sous des ormeaux dont les fleurs sont de neige ; on entend craquer le cristal sous les pas ; un instant de terreur trouble la fête ; mais bientôt les cris d’allégresse, la violence de l’exercice, qui doit conserver au sang la chaleur que lui raviroit le froid de l’air, enfin la lutte contre le climat raniment tous les esprits, et l’on arrive au terme de la course, dans une grande salle illuminée, où le feu, le bal et les festins font succéder des plaisirs faciles aux plaisirs conquis sur les rigueurs même de la nature.

L’ode à Ebert sur les amis qui ne sont plus mérite aussi d’être citée. Klopstock est moins heureux quand il écrit sur l’amour ; il a, comme Dorat, adressé des vers à sa maîtresse future, et ce sujet maniéré n’a pas bien inspiré sa muse : il faut n’avoir pas souffert pour se jouer avec le sentiment, et quand une personne sérieuse essaie un semblable jeu, toujours une contrainte secrète l’empêche de s’y montrer naturelle. On doit compter dans l’école de Klopstock, non comme disciples, mais comme confrères en poésie, le grand Haller, qu’on ne peut nommer sans respect, Gessner, et plusieurs autres qui s’approchoient du génie anglais par la vérité des sentiments, mais qui ne portoient pas encore l’empreinte vraiment caractéristique de la littérature allemande.

Klopstock lui-même n’avoit pas complètement réussi à donner à l’Allemagne un poëme épique sublime et populaire tout à la fois, tel qu’un ouvrage de ce genre doit être. La traduction de l’Iliade et de l’Odyssée, par Voss, fit connoître Homère autant qu’une copie calquée peut rendre l’original ; chaque épithète y est conservée, chaque mot y est mis à la même place, et l’impression de l’ensemble est très-grande, quoiqu’on ne puisse trouver dans l’allemand tout le charme que doit avoir le grec, la plus belle langue du midi. Les littérateurs allemands, qui saisissent avec avidité chaque nouveau genre, s’essayèrent à composer des poèmes avec la couleur homérique ; et l’Odyssée, renfermant beaucoup de détails de la vie privée, parut plus facile à imiter que l’Iliade.

Le premier essai dans ce genre fut une idylle en trois chants, de Voss lui-même, intitulée Louise ; elle est écrite en hexamètres, que tout le monde s’accorde à trouver admirables ; mais la pompe même du vers hexamètre paroît souvent peu d’accord avec l’extrême naïveté du sujet. Sans les émotions pures et religieuses qui animent tout le poème, on ne s’intéresseroit guère au très-paisible mariage de la fille du vénérable pasteur de Grünau. Homère, fidèle à réunir les épithètes avec les noms, dit toujours, en parlant de Minerve, la fille de Jupiter aux yeux bleus ; de même aussi Voss répète sans cesse le vénérable pasteur de Grünau (der ehrwürdige Pfarrer von Grünau). Mais la simplicité d’Homère ne produit un si grand effet que parce qu’elle est noblement en contraste avec la grandeur imposante de son héros et du sort qui le poursuit ; tandis que, quand il s’agit d’un pasteur de campagne et de la très-bonne ménagère sa femme, qui marient leur fille à celui qu’elle aime, la simplicité a moins de mérite. L’on admire beaucoup en Allemagne les descriptions qui se trouvent dans la Louise de Voss, sur la manière de faire le café, d’allumer la pipe ; ces détails sont présentés avec beaucoup de talent et de vérité ; c’est un tableau flamand très-bien fait : mais il me semble qu’on peut difficilement introduire dans nos poèmes, comme dans ceux des anciens, les usages communs de la vie : ces usages chez nous ne sont pas poétiques, et notre civilisation a quelque chose de bourgeois. Les anciens vivoient toujours à l’air, toujours en rapport avec la nature, et leur manière d’exister étoit champêtre, mais jamais vulgaire.

Les Allemands mettent trop peu d’importance au sujet d’un poème, et croient que tout consiste dans la manière dont il est traité. D’abord la forme donnée par la poésie ne se transporte presque jamais dans une langue étrangère, et la réputation européenne n’est cependant pas à dédaigner ; d’ailleurs le souvenir des détails les plus intéressants s’efface quand il n’est point rattaché à une fiction dont l’imagination puisse se saisir. La pureté touchante, qui est le principal charme du poëme de Voss, se fait sentir surtout, ce me semble, dans la bénédiction nuptiale du pasteur en mariant sa fille : « Ma fille, lui dit-il, avec une voix émue, que la bénédiction de Dieu soit avec toi. Aimable et vertueux enfant, que la bénédiction de Dieu t’accompagne sur la terre et dans le ciel. J’ai été jeune et je suis devenu vieux, et dans cette vie incertaine le Tout-Puissant m’a envoyé beaucoup de joie et de douleur. Qu’il soit béni pour toutes deux ! Je vais bientôt reposer sans regret ma tête blanchie dans le tombeau de mes pères, car ma fille est heureuse ; elle l’est parce qu’elle sait qu’un Dieu paternel soigne notre âme par la douleur comme par le plaisir. Quel spectacle plus touchant que celui de cette jeune et belle fiancée ! Dans la simplicité de son cœur elle s’appuie sur la main de l’ami qui doit la conduire dans le sentier de la vie ; c’est avec lui que, dans une intimité sainte, elle partagera le bonheur et l’infortune ; c’est elle qui, si Dieu le veut, doit essuyer la dernière sueur sur le front de son époux mortel. Mon âme étoit aussi remplie de pressentiments lorsque, le jour de mes noces, j’amenai dans ces lieux ma timide compagne : content, mais sérieux, je lui montrai de loin la borne de nos champs, la tour de l’église et l’habitation du pasteur où nous avons éprouvé tant de biens et de maux. Mon unique enfant, car il ne me reste que toi, d’autres à qui j’avois donné la vie dorment là-bas sous le gazon du cimetière ; mon unique enfant, tu vas t’en aller en suivant la route par laquelle je suis venu. La chambre de ma fille sera déserte ; sa place à notre table ne sera plus occupée ; c’est en vain que je prêterai l’oreille à ses pas, à sa voix. Oui, quand ton époux t’emmènera loin de moi, des sanglots m’échapperont, et mes yeux mouillés de pleurs te suivront long-temps encore ; car je suis homme et père, et j’aime avec tendresse cette fille qui m’aime aussi sincèrement. Mais bientôt, réprimant mes larmes, j’élèverai vers le ciel mes mains suppliantes, et je me prosternerai devant la volonté de Dieu qui commande à la femme de quitter sa mère et son père pour suivre son époux. Va donc en paix, mon enfant, abandonne ta famille et la maison paternelle ; suis le jeune homme qui maintenant te tiendra lieu de ceux à qui tu dois le jour ; sois dans sa maison comme une vigne féconde, entoure-la de nobles rejetons. Un mariage religieux est la plus belle des félicités terrestres ; mais si le Seigneur ne fonde pas lui-même l’édifice de l’homme, qu’importent ses vains travaux ? »

Voilà de la vraie simplicité, celle de l’âme, celle qui convient au peuple comme aux rois, aux pauvres comme aux riches, enfin à toutes les créatures de Dieu. On se lasse promptement de la poésie descriptive, quand elle s’applique à des objets qui n’ont rien de grand en eux-mêmes ; mais les sentiments descendent du ciel, et dans quelque humble séjour que pénètrent leurs rayons ils ne perdent rien de leur beauté. L’extrême admiration qu’inspire Goethe en Allemagne a fait donner à son poème d’Hermann et Dorothée le nom de poëme épique, et l’un des hommes les plus spirituels en tout pays, M. de Hunlboldt, le frère du célèbre voyageur, a composé sur ce poëme un ouvrage qui contient les remarques les plus philosophiques et les plus piquantes. Hermann et Dorothée est traduit en français et en anglais ; toutefois on ne peut avoir l’idée, par la traduction, du charme qui règne dans cet ouvrage : une émotion douce, mais continuelle, se fait sentir depuis le premier vers jusqu’au dernier, et il y a, dans les moindres détails, une dignité naturelle qui ne dépareroit pas les héros d’Homère. Néanmoins, il faut en convenir, les personnages et les événements sont de trop peu d’importance ; le sujet suffit à l’intérêt quand on le lit dans l’original ; dans la traduction cet intérêt se dissipe. En fait de poëme épique, il me semble qu’il est permis d’exiger une certaine aristocratie littéraire ; la dignité des personnages et des souvenirs historiques qui s’y rattachent peuvent seuls élever l’imagination à la hauteur de ce genre d’ouvrage.

Un poème ancien du treizième siècle, les Niebelungs, dont j’ai déjà parlé, paroît avoir eu dans son temps tous les caractères d’un véritable poëme épique. Les grandes actions du héros de l’Allemagne du nord, Sigefroi, assassiné par un roi bourguignon, la vengeance que les siens en tirèrent dans le camp d’Attila, et qui mit fin au premier royaume de Bourgogne, sont le sujet de ce poëme. Un poëme épique n’est presque jamais l’ouvrage d’un homme, et les siècles même, pour ainsi dire, y travaillent : le patriotisme, la religion, enfin la totalité de l’existence d’un peuple, ne peut être mise en action que par quelques-uns de ces événements immenses que le poëte ne crée pas, mais qui lui apparoissent agrandis par la nuit des temps : les personnages du poème épique doivent représenter le caractère primitif de la nation. Il faut trouver en eux le moule indestructible dont est sortie toute l’histoire.

Ce qu’il y avoit de beau en Allemagne, c’étoit l’ancienne chevalerie, sa force, sa loyauté, sa bonhomie et la rudesse du nord qui s’allioit avec une sensibilité sublime. Ce qu’il y avoit aussi de beau, c’étoit le christianisme enté sur la mythologie Scandinave, cet honneur sauvage que la foi rendoit pur et sacré ; ce respect pour les femmes, qui devenoit plus touchant encore par la protection accordée à tous les foibles ; cet enthousiasme de la mort, ce paradis guerrier où la religion la plus humaine a pris place. Tels sont les éléments d’un poème épique en Allemagne. Il faut que le génie s’en empare, et qu’il sache, comme Medée, ranimer par un nouveau sang d’anciens souvenirs.



CHAPITRE XIII.

De la poésie allemande.


Les poésies allemandes détachées sont, ce me semble, plus remarquables encore que les poèmes, et c’est surtout dans ce genre que le cachet de l’originalité est empreint : il est vrai aussi que les auteurs les plus cités à cet égard, Goethe, Schiller, Bürger, etc., sont de l’école moderne, et que celle-là seule porte un caractère vraiment national. Goethe a plus d’imagination, Schiller plus de sensibilité, et Burger est de tous celui qui possède le talent le plus populaire. En examinant successivement quelques poésies de ces trois hommes, on se fera mieux l’idée de ce qui les distingue. Schiller a de l’analogie avec le goût français, toutefois on ne trouve dans ses poésies détachées rien qui ressemble aux poésies fugitives de Voltaire ; cette élégance de conversation et presque de manières, transportée dans la poésie, n’appartenoit qu’à la France, et Voltaire, en fait de grâce, étoit le premier des écrivains français. Il seroit intéressant de comparer les stances de Schiller sur la perte de la jeunesse, intitulées l’Idéal, avec celles de Voltaire.

Si vous voulez que j’aime encore,
Rendez-moi l’âge des amours, etc.

On voit, dans le poëte français, l’expression d’un regret aimable, dont les plaisirs de l’amour et les joies de la vie sont l’objet : le poëte allemand pleure la perte de l’enthousiasme et de l’innocente pureté des pensées du premier âge ; etc’est par la poésie et la pensée qu’il se flatte d’embellir encore le déclin de ses ans. Il n’y a pas dans les stances de Schiller cette clarté facile et brillante que permet un genre d’esprit à la portée de tout le monde ; mais on y peut puiser des consolations qui agissent sur l’âme intérieurement. Schiller ne présente jamais les réflexions les plus profondes que revêtues de nobles images : il parle à l’homme comme la nature elle même ; car la nature est tout à la fois penseur et poète. Pour peindre l’idée du temps, elle fait couler devant nos yeux les flots d’un fleuve inépuisable ; et pour que sa jeunesse éternelle nous fasse songer à notre existence passagère, elle se revêt de fleurs qui doivent périr, elle fait tomber en automne les feuilles des arbres que le printemps a vues dans tout leur éclat : la poésie doit être le miroir terrestre de la divinité, et réfléchir par les couleurs, les sons et les rhythmes, toutes les beautés de l’univers.

La pièce de vers intitulée la Cloche consiste en deux parties parfaitement distinctes : les strophes en refrain expriment le travail qui se fait dans la forge, et entre chacune de ces strophes il y a des vers ravissants sur les circonstances solennelles, ou sur les événements extraordinaires annoncés par les cloches, tels que la naissance, le mariage, la mort, l’incendie, la révolte, etc. On pourroit traduire en français les pensées fortes, les images belles et touchantes qu’inspirent à Schiller les grandes époques de la destinée humaine ; mais il est impossible d’imiter noblement les strophes en petits vers et composées de mots dont le son bizarre et précipité semble faire entendre les coups redoublés et les pas rapides des ouvriers qui dirigent la lave brûlante de l’airain. Peut-on avoir l’idée d’un poëme de ce genre par une traduction en prose ? c’est lire la musique au lieu de l’entendre ; encore est-il plus aisé de se figurer, par l’imagination, l’effet des instruments qu’on connoit, que les accords et les contrastes d’un rhythme et d’une langue qu’on ignore. Tantôt la brièveté régulière du mètre fait sentir l’activité des forgerons, l’énergie bornée, mais continue, qui s’exerce dans les occupations matérielles ; et tantôt, à côté de ce bruit dur et fort, l’on entend les chants aériens de l’enthousiasme et de la mélancolie.

L’originalité de ce poëme est perdue quand on le sépare de l’impression que produisent une mesure de vers habilement choisie et des rimes qui se répondent comme des échos intelligents que la pensée modifie ; et cependant ces effets pittoresques des sons seroient très-hasardés en français. L’ignoble nous menace sans cesse : nous n’avons pas, comme presque tous les autres peuples, deux langues, celle de la prose et celle des vers ; et il en est des mots comme des personnes, là où les rangs sont confondus, la familiarité est dangereuse.

Une autre pièce de Schiller, Cassandre pourroit plus facilement se traduire en français, quoique le langage poétique y soit d’une grande hardiesse. Cassandre, au moment où la fête des noces de Polyxènc avec Achille va commencer, est saisie par le pressentiment des malheurs qui résulteront de cette fête : elle se promène triste et sombre dans les bois d’Apollon, et se plaint de connoître l’avenir qui trouble toutes les jouissances. On voit dans cette ode le mal que fait éprouver à un être mortel la prescience d’un dieu. La douleur de la prophétesse n’est-elle pas ressentie par tous ceux dont l’esprit est supérieur et le caractère passionné ? Schiller a su montrer sous une forme toute poétique une grande idée morale : c’est que le véritable génie, celui du sentiment, est victime de lui-même, quand il ne le seroit pas des autres. Il n’y a point d’hymen pour Cassandre, non qu’elle soit insensible, non qu’elle soit dédaignée ; mais son âme pénétrante dépasse en peu d’instants et la vie et la mort, et ne se reposera que dans le ciel.

Je ne finirois point si je voulois parler de toutes les poésies de Schiller qui renferment des pensées et des beautés nouvelles, Il a fait sur le départ des Grecs après la prise de Troie un hymne qu’on pourroit croire d’un poëte d’alors, tant la couleur du temps y est fidèlement observée. J’examinerai, sous le rapport de l’art dramatique, le talent admirable des Allemands pour se transporter dans les siècles, dans les pays, dans les caractères les plus différents du leur : superbe faculté, sans laquelle les personnages qu’on met en scène ressemblent à des marionnettes qu’un même fil remue et qu’une même voix, celle de l’auteur, fait parler. Schiller mérite surtout d’être admiré comme poëte dramatique ; Goethe est tout seul au premier rang dans l’art de composer des élégies, des romances, des stances, etc., ses poésies détachées ont un mérite très-différent de celles de Voltaire. Le poète français a su mettre en vers l’esprit de la société la plus brillante ; le poëte allemand réveille dans l’âme par quelques traits rapides des impressions solitaires et profondes.

Goethe, dans ce genre d’ouvrages, est naturel au suprême degré ; non-seulement naturel quand il parle d’après ses propres impressions, mais aussi quand il se transporte dans des pays, des mœurs et des situations toutes nouvelles, sa poésie prend facilement la couleur des contrées étrangères : il saisit avec un talent unique ce qui plaît dans les chansons nationales de chaque peuple ; il devient, quand il le veut, un grec, un indien, un morlaque. Nous avons souvent parlé de ce qui caractérise les poètes du nord, la mélancolie et la méditation : Goethe, comme tous les hommes de génie, réunit en lui d’étonnants contrastes ; on retrouve dans ses poésies beaucoup de traces du caractère des habitants du midi ; il est plus en train de l’existence que les septentrionaux ; il sent la nature avec plus de vigueur et de sérénité ; son esprit n’en a pas moins de profondeur, mais son talent a plus de vie ; on y trouve un certain genre de naïveté qui réveille à la fois le souvenir de la simplicité antique et de celle du moyen âge : ce n’est pas la naïveté de l’innocence, c’est celle de la force. On aperçoit dans les poésies de Goethe qu’il dédaigne une foule d’obstacles, de convenances, de critiques et d’observations qui pourroient lui être opposées. Il suit son imagination où elle le mène, et un certain orgueil en masse l’affranchit des scrupules de l’amour-propre. Goethe est en poésie un artiste puissamment maître de la nature, et plus admirable encore quand il n’achève pas ses tableaux ; car ses esquisses renferment toutes le germe d’une belle fiction : mais ses fictions terminées ne supposent pas toujours une heureuse esquisse.

Dans ses élégies, composées à Rome, il ne faut pas chercher des descriptions de l’Italie ; Goethe ne fait presque jamais ce qu’on attend de lui, et quand il y a de la pompe dans une idée, elle lui déplaît ; il veut produire de l’effet par une route détournée, et comme à l’insçu de l’auteur et du lecteur. Ses élégies peignent l’effet de l’Italie sur toute son existence, cette ivresse du bonheur dont un beau ciel le pénètre. Il raconte ses plaisirs, même les plus vulgaires, à la manière de Properce ; et de temps en temps quelques beaux souvenirs de la ville maîtresse du monde donnent à l’imagination un élan d’autant plus vif qu’elle n’y étoit pas préparée.

Une fois il raconte comment il rencontra, dans la Campagne de Rome, une jeune femme qui allaitoit son enfant assise sur un débris de colonne antique. Il voulut la questionner sur les ruines dont sa cabane étoit environnée : elle ignoroit ce dont il lui parloit. Toute entière aux affections dont son âme étoit remplie, elle aimoit, et le moment présent existoit seul pour elle.

On lit dans un auteur grec qu’une jeune fille, habile dans l’art de tresser les fleurs, lutta contre son amant Pausias qui savoit les peindre. Goethe a composé sur ce sujet une idylle charmante. L’auteur de cette idylle est aussi celui de Werther. Depuis le sentiment qui donne de la grâce, jusqu’au désespoir qui exalte le génie, Goethe a parcouru toutes les nuances de l’amour.

Après s’être fait grec dans Pausias, Goethe nous conduit en Asie, par une romance pleine de charmes, la Bayadère. Un dieu de l’Inde (Mahadoeh) se revêt de la forme mortelle pour juger des peines et des plaisirs des hommes après les avoir éprouvés. Il voyage à travers l’Asie, observe les grands et le peuple ; et comme un soir, au sortir d’une ville, il se promenoit sur les bords du Gange, une bayadère l’arrête et l’engage à se reposer dans sa demeure. Il y a tant de poésie, une couleur si orientale dans la peinture des danses de cette bayadère, des parfums et des fleurs dont elle s’entoure, qu’on ne peut juger d’après nos mœurs un tableau qui leur est tout-à-fait étranger. Le dieu de l’Inde inspire un amour véritable à cette femme égarée, et touché du retour vers le bien qu’une affection sincère doit toujours inspirer, il veut épurer l’âme de la bayadère pour l’épreuve du malheur.

À son réveil elle trouve son amant mort à ses côtés. Les prêtres de Brama emportent le corps sans vie que le bûcher doit consumer. La bayadère veut s’y précipiter avec celui qu’elle aime ; mais les prêtres la repoussent, parce que, n’étant pas son épouse, elle n’a pas le droit de mourir avec lui. La bayadère, après avoir ressenti toutes les douleurs de l’amour et de la honte, se précipite dans le bûcher malgré les brames. Le dieu la reçoit dans ses bras ; il s élance hors des flammes et porte au ciel l’objet de sa tendresse qu’il a rendu digne de son choix.

Zelter, un musicien original, a mis sur cette romance un air tour à tour voluptueux et solennel qui s’accorde singulièrement bien avec les paroles. Quand on l’entend, on se croit au milieu de l’Inde et de ses merveilles ; et qu’on ne dise pas qu’une romance est un poëme trop court pour produire un tel effet. Les premières notes d’un air, les premiers vers d’un poème transportent l’imagination dans la contrée et dans le siècle qu’on veut peindre ; mais si quelques mots ont cette puissance, quelques mots aussi peuvent détruire l’enchantement. Les sorciers jadis faisoient ou empêchoient les prodiges, à l’aide de quelques paroles magnifiques. Il en est de même du poète ; il peut évoquer le passé, ou faire reparoitre le présent selon qu’il se sert d’expressions conformes ou non au temps ou au pays qu’il chante, selon qu’il observe ou néglige les couleurs locales et ces petites circonstances ingénieusement inventées qui exercent l’esprit, dans la fiction comme dans la réalité, à découvrir la vérité sans qu’on vous la dise.

Une autre romance de Goethe produit un effet délicieux par les moyens les plus simples : c’est le Pêcheur. Un pauvre homme s’assied sur le bord d’un fleuve un soir d’été, et, tout en jetant sa ligne, il contemple l’eau claire et limpide qui vient baigner doucement ses pieds nus. La nymphe de ce fleuve l’invite à s’y plonger ; elle lui peint les délices de l’onde pendant la chaleur, le plaisir que le soleil trouve à se rafraîchir la nuit dans la mer, le calme de la lune quand ses rayons se reposent et s’endorment au sein des flots ; enfin le pécheur, attiré, séduit, entraîné, s’avance vers la nymphe, et disparoît pour toujours. Le fond de cette romance est peu de chose ; mais ce qui est ravissant, c’est l’art de faire sentir le pouvoir mystérieux que peuvent exercer les phénomènes de la nature. On dit qu’il y a des personnes qui découvrent les sources cachées sous la terre par l’agitation nerveuse qu’elles leur causent : on croit souvent reconnoître dans la poésie allemande ces miracles de la sympathie entre l’homme et les éléments. Le poëte allemand comprend la nature, non pas seulement en poète, mais en frère ; et l’on diroit que des rapports de famille lui parlent pour l’air, l’eau, les fleurs, les arbres, enfin pour toutes les beautés primitives de la création.

Il n’est personne qui n’ait senti l’attrait indéfinissable que les vagues font éprouver, soit par le charme de la fraîcheur, soit par l’ascendant qu’un mouvement uniforme et perpétuel pourroit prendre insensiblement sur une existence passagère et périssable. La romance de Goethe exprime admirablement le plaisir toujours croissant qu’on trouve à considérer les ondes pures d’un fleuve : le balancement du rhythme et de l’harmonie imite celui des flots, et produit sur l’imagination un effet analogue. L’âme de la nature se fait connoître à nous de toutes parts et sous mille formes diverses. La campagne fertile, comme les déserts abandonnés, la mer, comme les étoiles, sont soumises aux mêmes lois, et l’homme renferme en lui-même des sensations, des puissances occultes qui correspondent avec le jour, avec la nuit, avec l’orage : c’est cette alliance secrète de notre être avec les merveilles de l’univers qui donne à la poésie sa véritable grandeur. Le poëte sait rétablir l’unité du monde physique avec le monde moral ; son imagination forme un lien entre l’un et l’autre.

Plusieurs pièces de Goethe sont remplies de gaieté ; mais on y trouve rarement le genre de plaisanterie auquel nous sommes accoutumés ; il est plutôt frappé par les images que par les ridicules ; il saisit avec un instinct singulier l’originalité des animaux toujours nouvelle et toujours la même. La Ménagerie de Lily, Le Chant de noce dans le vieux château, peignent ces animaux, non comme des hommes, à la manière de La Fontaine, mais comme des créatures bizarres dans lesquelles la nature s’est égayée. Goethe sait aussi trouver dans le merveilleux une source de plaisanteries d’autant plus aimables, qu’aucun but sérieux ne s’y fait apercevoir.

Une chanson, intitulée l’Élève du Sorcier, mérite d’être citée sous ce rapport. Un disciple d’un sorcier a entendu son maître murmurer quelques paroles magiques, à l’aide desquelles il se fait servir par un manche à balai : il les retient, et commande au balai d’aller lui chercher de l’eau à la rivière pour laver sa maison. Le balai part et revient, apporte un seau, puis un autre, puis un autre encore, et toujours ainsi sans discontinuer. L’élève voudroit l’arrêter, mais il a oublié les mots dont il faut se servir pour cela : le manche à balai, fidèle à son office, va toujours à la rivière, et toujours y puise de l’eau dont il arrose et bientôt submergera la maison. L’élève, dans sa fureur, prend une hache et coupe en deux le manche a balai : alors les deux morceaux du bâton deviennent deux domestiques au lieu d’un, et vont chercher de l’eau, et la répandent à l’envi dans les appartements avec plus de zèle que jamais. L’élève a beau dire des injures à ces stupides bâtons, ils agissent sans relâche ; et la maison eût été perdue si le maître ne fût pas arrivé a temps pour secourir l’élève, en se moquant de sa ridicule présomption. L’imitation maladroite des grands secrets de l’art est très-bien peinte dans cette petite scène.

Il nous reste à parler de la source inépuisable des effets poétiques en Allemagne, la terreur : les revenants et les sorciers plaisent au peuple comme aux hommes éclairés : c’est un reste de la mythologie du nord ; c’est une disposition qu’inspirent assez naturellement les longues nuits des climats septentrionaux : et d’ailleurs, quoique le christianisme combatte toutes les craintes non fondées, les superstitions populaires ont toujours une analogie quelconque avec la religion dominante. Presque toutes les opinions vraies ont à leur suite une erreur ; elle se place dans l’imagination comme l’ombre à côté de la réalité : c’est un luxe de croyance qui s’attache d’ordinaire à la religion comme à l’histoire ; je ne sais pourquoi l’on dédaigneroit d’en faire usage. Shakespear a tiré des effets prodigieux des spectres et de la magie, et la poésie ne sauroit être populaire quand elle méprise ce qui exerce un empire irréfléchi sur l’imagination. Le génie et le goût peuvent présider à l’emploi de ces contes : il faut qu’il y ait d’autant plus de talent dans la manière de les traiter, que le fond en est vulgaire ; mais peut-être que c’est dans cette réunion seule que consiste la grande puissance d’un poëme. Il est probable que les événements racontés dans l’Iliade et dans l’Odyssée étoient chantés par les nourrices avant qu’Homère en fit le chef-d’œuvre de l’art.

Bürger est de tous les Allemands celui qui a le mieux saisi cette veine de superstition qui conduit si loin dans le fond du cœur. Aussi ses romances sont-elles connues de tout le monde en Allemagne. La plus fameuse de toutes, Lenore, n’est pas, je crois, traduite en français, ou du moins il seroit bien difficile qu’on pût en exprimer tous les détails, ni par notre prose, ni par nos vers. Une jeune fille s’effraie de n’avoir point de nouvelles de son amant, parti pour l’armée ; la paix se fait ; tous les soldats retournent dans leurs foyers. Les mères retrouvent leurs fils, les sœurs leurs frères, les époux leurs épouses ; les trompettes guerrières accompagnent les chants de la paix, et la joie règne dans tous les cœurs. Lenore parcourt en vain les rangs des guerriers, elle n’y voit point son amant ; nul ne peut lui dire ce qu’il est devenu. Elle se désespère : sa mère voudroit la calmer ; mais le jeune cœur de Lenore se révolte contre la douleur, et, dans son égarement, elle renie la Providence. Au moment où le blasphème est prononcé, l’on sent dans l’histoire quelque chose de funeste, et dès cet instant l’âme est constamment ébranlée.

À minuit, un chevalier s’arrête à la porte de Lenore ; elle entend le hennissement du cheval et le cliquetis des éperons : le chevalier frappe, elle descend et reconnoît son amant. Il lui demande de le suivre à l’instant, car il n’a pas un moment à perdre, dit-il, avant de retourner à l’armée. Elle s’élance, il la place derrière lui sur son cheval, et part avec la promptitude de l’éclair. Il traverse au galop, pendant la nuit, des pays arides et déserts ; la jeune fille est pénétrée de terreur, et lui demande sans cesse raison de la rapidité de sa course ; le chevalier presse encore plus les pas de son cheval par ses cris sombres et sourds, et prononce à voix basse ces mots : Les morts vont vite, les morts vont vite, Lenore lui répond : Ah ! laisse en paix les morts ! Mais toutes les fois qu’elle lui adresse des questions inquiètes, il lui répète les mêmes paroles funestes.

En approchant de l’église où il la menoit, disoit-il, pour s’unir avec elle, l’hiver et les frimas semblent changer la nature elle-même en un affreux présage : des prêtres portent en pompe un cercueil, et leur robe noire traîne lentement sur la neige, linceul de la terre ; L’effroi de la jeune fille augmente, et toujours son amant la rassure avec un mélange d’ironie et d’insouciance qui fait frémir. Tout ce qu’il dit est prononcé avec une précipitation monotone, comme si déjà, dans son langage, l’on ne sentoit plus l’accent de la vie ; il lui promet de la conduire dans la demeure étroite et silencieuse où leurs noces doivent s’accomplir. On voit de loin le cimetière à côté de la porte de l’église : le chevalier frappe à cette porte, elle s’ouvre ; il s’y précipite avec son cheval, qu’il fait passer au milieu de$ pierres funéraires ; alors le chevalier perd par degrés l’apparence d’un être vivant ; il se change en squelette, et la terre s’entr’ouvre pour engloutir sa maîtresse et lui.

Je ne me suis assurément pas flattée de faire connoître, par ce récit abrégé, le mérite étonnant de cette romance : toutes les images, tous les bruits, en rapport avec la situation de l’âme sont merveilleusement exprimés par la poésie : les syllabes, les rimes, tout l’art des paroles et de leurs sons est employé pour exciter la terreur. La rapidité des pas du cheval semble plus solennelle et plus lugubre que la lenteur même d’une marche funèbre. L’énergie avec laquelle le chevalier hâte sa course, cette pétulance de la mort cause un trouble inexprimable ; et l’on se croit emporté par le fantôme, comme la malheureuse qu’il entraîne avec lui dans l’abîme.

Il y a quatre traductions de la romance de Lenore en anglais, mais la première de toutes, sans comparaison, c’est celle de M. Spencer, le poëte anglais qui connoît le mieux le véritable esprit des langues étrangères. L’analogie de l’anglais avec l’allemand permet d’y faire sentir en entier l’originalité du style et de la versification de Bürger ; et non-seulement on peut retrouver dans la traduction les mêmes idées que dans l’oiginal, mais aussi les mêmes sensations ; et rien n’est plus nécessaire pour connoître un ouvrage des beaux-arts. Il seroit difficile d’obtenir le même résultat en français, où rien de bizarre n’est naturel.

Bürger a fait une autre romance moins célèbre, mais aussi très-originale, intitulée le Féroce Chasseur. Suivi de ses valets et de sa meute nombreuse, il part pour la chasse un dimanche, au moment où les cloches du village annoncent le service divin. Un chevalier dont l’armure est blanche se présente à lui et le conjure de ne pas profaner le jour du Seigneur ; un autre chevalier, revêtu d’armes noires, lui fait honte de se soumettre à des préjugés qui ne conviennent qu’aux vieillards et aux enfants : le chasseur cède aux mauvaises inspirations ; il part, et arrive près du champ d’une pauvre veuve : elle se jette à ses pieds pour le supplier de ne pas dévaster la moisson en traversant les blés avec sa suite : le chevalier aux armes blanches supplie le chasseur d’écouter la pitié ; le chevalier noir se moque de ce puéril sentiment : le chasseur prend la férocité pour de l’énergie, et ses chevaux foulent aux pieds l’espoir du pauvre et de l’orphelin. Enfin le cerf poursuivi se réfugie dans la cabane d’un vieil ermite ; le chasseur veut y mettre le feu pour en faire sortir sa proie ; l’ermite embrasse ses genoux, il veut attendrir le furieux qui menace son humble demeure ; une dernière fois, le bon génie, sous la forme du chevalier blanc, parle encore : le mauvais génie, sous celle du chevalier noir, triomphe ; le chasseur tue l’ermite, et tout à coup il est changé en fantôme, et sa propre meute veut le dévorer. Une superstition populaire a donné lieu à cette romance : l’on prétend qu’à minuit, dans de certaines saisons de l’année, on voit, au-dessus de la forêt où cet événement doit s’être passé, un chasseur dans les nuages poursuivi jusqu’au jour par ses chiens furieux.

Ce qu’il y a de vraiment beau dans cette poésie de Bürger, c’est la peinture de l’ardente volonté du chasseur : elle étoit d’abord innocente comme toutes les facultés de l’âme ; mais elle se déprave toujours de plus en plus, chaque fois qu’il résiste à sa conscience et cède à ses passions. Il n’avoit d’abord que l’enivrement de la force ; il arrive enfin à celui du crime, et la terre ne peut plus le porter. Les bons et les mauvais penchants de l’homme sont très-bien caractérisés par les deux chevaliers blanc et noir : les mots, toujours les mêmes, que le chevalier blanc prononce pour arrêter le chasseur, sont aussi très-ingénieusement combinés. Les anciens et les poëtes du moyen âge ont parfaiternent connu l’effroi que cause, dans de certaines circonstances, le retour des mêmes paroles ; il semble qu’on réveille ainsi le sentiment de l’inflexible nécessité. Les ombres, les oracles, toutes les puissances surnaturelles, doivent être monotones ; ce qui est immuable est uniforme ; et c’est un grand art, dans certaines fictions, que d’imiter, par les paroles, la fixité solennelle que l’imagination se représente dans l’empire des ténèbres et de la mort.

On remarque aussi, dans Bürger, une certaine familiarité d’expression qui ne nuit point à la dignité de la poésie, et qui en augmente singulièrement l’effet. Quand on parvient à rapprocher de nous la terreur ou l’admiration, sans affoiblir ni l’une ni l’autre, ces sentiments deviennent nécessairement beaucoup plus forts : c’est mêler, dans l’art de peindre, ce que nous voyons tous les jours à ce que nous ne voyons jamais, et ce qui nous est connu nous fait croire à ce qui nous étonne.

Goethe s’est essayé aussi dans ces sujets qui effraient à la fois les enfants et les hommes ; mais il y a mis des vues profondes, et qui donnent pour long-temps à penser : Je vais tâcher de rendre compte de celle de ses poésies de revenants, la Fiancée de Corinthe, qui a le plus de réputation en Allemagne. Je ne voudrais assurément défendre en aucune manière ni le but de cette fiction, ni la fiction en elle-même ; mais il me semble difficile de n’être pas frappé de l’imagination qu’elle suppose.

Deux amis, l’un d’Athènes et l’autre de Corinthe, ont résolu d’unir ensemble leur fils et leur fille. Le jeune homme part pour aller voir à Corinthe celle qui lui est promise, et qu’il ne connoit pas encore : c’étoit au moment où le christianisme commençoit à s’établir. La famille de l’Athénien a gardé son ancienne religion ; celle du Corinthien adopte la croyance nouvelle et la mère, pendant une longue maladie, a consacré sa fille aux autels. La sœur cadette est destinée à remplacer sa sœur aînée qu’on a faite religieuse.

Le jeune homme arrive tard dans la maison ; toute la famille est endormie ; les valets apportent à souper dans son appartement, et l’y laissent seul : peu de temps après, un hôte singulier entre chez lui ; il voit s’avancer jusqu’au milieu de la chambre une jeune fille revêtue d’un voile et d’un habit blanc, le front ceint d’un ruban noir et or, et quand elle aperçoit le jeune homme, elle recule intimidée, et s’écrie en élevant au ciel ses blanches mains : — Hélas ! suis-je donc déjà devenue si étrangère à la maison, dans l’étroite cellule où je suis renfermée, que j’ignore l’arrivée d’un nouvel hôte ? —

Elle veut s’enfuir, le jeune homme la retient ; il apprend que c’est elle qui lui étoit destinée pour épouse. Leurs pères avoient juré de les unir, tout autre serment lui paroit nul. — Reste, mon enfant, lui dit-il, reste, et ne sois pas si pâle d’effroi ; partage avec moi les dons de Cérès et de Bacchus ; tu amènes l’amour, et bientôt nous éprouverons combien nos dieux sont favorables aux plaisirs. Le jeune homme conjure la jeune fille de se donner à lui.

« Je n’appartiens plus à la joie, lui répond-elle, le dernier pas est accompli ; la troupe brillante de nos dieux a disparu, et dans cette maison silencieuse on n’adore plus qu’un Être invisible dans le ciel, et qu’un Dieu mourant sur la croix. On ne sacrifie plus de taureaux, ni des brebis ; mais on m’a choisie pour victime humaine ; ma jeunesse et la nature furent immolées aux autels : éloigne-toi, jeune homme, éloigne-toi ; blanche comme la neige, et glacée comme elle, est la maîtresse infortunée que ton cœur s’est choisie. »

À l’heure de minuit, qu’on appelle l’heure des spectres, la jeune fille semble plus à l’aise, elle boit avidement d’un vin couleur de sang, semblable à celui que prenoient les ombres dans l’Odyssée pour se retracer leurs souvenirs ; mais elle refuse obstinément le moindre morceau de pain : elle donne une chaîne d’or à celui dont elle devoit être l’épouse, et lui demande une boucle de ses cheveux ; le jeune homme, que ravit la beauté de la jeune fille, la serre dans ses bras avec transport, mais il ne sent point de cœur battre dans son sein ; ses membres sont glacés. — N’importe, s’écrie-t-il, je saurai te ranimer, quand le tombeau même t’auroit envoyée vers moi. —

Et alors commence la scène la plus extraordinaire que l’imagination en délire ait pu se figurer ; un mélange d’amour et d’effroi, une union redoutable de la mort et de la vie. Il ya comme une volupté funèbre dans ce tableau, où l’amour fait alliance avec la tombe, où la beauté même ne semble qu’une apparition effrayante.

Enfin la mère arrive, et convaincue qu’une de ses esclaves s’est introduite chez l’étranger, elle veut se livrer à son juste courroux ; mais tout à coup la jeune fille grandit jusqu’à la voûte comme une ombre, et reproche à sa mère d’avoir causé sa mort en lui faisant prendre le voile. — « Oh ! ma mère, ma mère, s’écrie-t-elle d’une voix sombre, pourquoi troublez-vous cette belle nuit de l’hymen ? n’étoit-ce pas assez que, si jeune, vous m’eussiez fait couvrir d’un linceul et porter dans le tombeau ? Une malédiction funeste m’a poussée hors de ma froide demeure ; les chants murmurés par vos prêtres n’ont pas soulagé mon cœur ; le sel et l’eau n’ont point apaisé ma jeunesse : ah ! la terre elle-même ne refroidit point l’amour.

Ce jeune homme me fut promis quand le temple serein de Vénus n’étoit point encore renversé. Ma mère, deviez-vous manquer à votre parole pour obéir à des vœux insensés ? Aucun Dieu n’a reçu vos serments quand vous avez juré de refuser l’hymen à votre fille. Et toi, beau jeune homme, maintenant tu ne peux plus vivre ; tu languiras dans ces mêmes lieux où tu as reçu ma chaîne, où j’ai pris une boucle de ta chevelure : demain tes cheveux blanchiront et tu ne retrouveras ta jeunesse que dans l’empire des ombres.

Ecoute au moins, ma mère, la prière dernière que je t’adresse : ordonne qu’un bûcher soit préparé ; fais ouvrir le cercueil étroit qui me renferme ; conduis les amants au repos à travers les flammes ; et quand l’étincelle brillera, et quand les cendres seront brûlantes, nous nous hâterons d’aller ensemble rejoindre nos anciens dieux. »

Sans doute un goût pur et sévère doit blâmer beaucoup de choses dans cette pièce ; mais quand on la lit dans l’original, il est impossible de ne pas admirer l’art avec lequel chaque mot produit une terreur croissante : chaque mot indique sans l’expliquer l’horrible merveilleux de cette situation. Une histoire, dont rien ne peut donner l’idée, est peinte avec des détails frappants et naturels, comme s’il s’agissoit de quelque chose qui fût arrivé ; et la curiosité est constamment excitée sans qu’on voulut sacrifier une seule circonstance pour qu’elle fût plus tôt satisfaite.

Néanmoins cette pièce est la seule parmi les poésies détachées des auteurs célèbres de l’Allemagne contre laquelle le goût français eut quelque chose à redire : dans toutes les autres les deux nations paraissent d’accord. Le poëte Jacobi a presque dans ses vers le piquant et la légèreté de Gresset. Matthisson a donné à la poésie descriptive, dont les traits étoient souvent trop vagues, le caractère d’un tableau aussi frappant par le coloris que par la ressemblance. Le charme pénétrant des poésies de Salis fait aimer leur auteur, comme si l’on étoit de ses amis. Tiedge est un poëte moral et pur, dont les écrits portent l’âme au sentiment le plus religieux. Enfin une foule de poëtes devroient encore être cités, s’il étoit possible d’indiquer tous les noms dignes de louange, dans un pays où la poésie est si naturelle à tous les esprits cultivés.

A. W. Schlegel, dont les opinions littéraires ont fait tant de bruit en Allemagne, ne se permet pas dans ses poésies la moindre expression, la moindre nuance que la théorie du goût le plus sévère pût attaquer. Ses élégies sur la mort d’une jeune personne, ses stances sur l’union de l’église avec les beaux-arts, son élégie sur Rome, sont écrites avec la délicatesse et la noblesse la plus soutenue. On n’en pourra juger que bien imparfaitement par les deux exemples que je vais citer ; ils serviront du moins à faire connoitre le caractère de ce poëte. L’idée du sonnet, l’Attachement à la terre, m’a paru pleine de charme.

« Souvent l’âme, fortifiée par la contemplation des choses divines, voudroit déployer ses ailes vers le ciel. Dans le cercle étroit qu’elle parcourt son activité lui semble vaine, et sa science du délire ; un désir invincible la presse de s’élancer vers des régions élevées, vers des sphères plus libres ; elle croit qu’au terme de sa carrière un rideau va se lever pour lui découvrir des scènes de lumières : mais quand la mort touche son corps périssable, elle jette un regard en arrière vers les plaisirs terrestres et vers ses compagnes mortelles. Ainsi, lorsque jadis Proserpine fut enlevée dans les bras de Pluton, loin des prairies de la Sicile, enfantine dans ses plaintes, elle pleuroit pour les fleurs qui s’échappoient de son sein. »

La pièce de vers suivante doit perdre encore plus à la traduction que le sonnet ; elle est intitulée Mélodies de la vie : le cygne y est mis en opposition avec l’aigle, l’un comme l’emblème de l’existence contemplative, l’autre comme l’image de l’existence active : le rhythme du vers change quand le cygne parle et quand l’aigle lui répond, et les chants de tous les deux sont pourtant renfermés dans la même stance que la rime réunit : les véritables beautés de l’harmonie se trouvent aussi dans cette pièce, non l’harmonie imitative, mais la musique intérieure de l’âme L’émotion la trouve sans réfléchir, et le talent qui réfléchit en fait de la poésie.


« Le cygne : Ma vie tranquille se passe dans les ondes, elle n’y trace que de légers sillons qui se perdent au loin, et les flots à peine agités répètent comme un miroir pur mon image sans l’altérer.

L’aigle : Les rochers escarpés sont ma demeure, je plane dans les airs au milieu de l’orage ; à la chasse, dans les combats, dans les dangers, je me fie à mon vol audacieux.

Le cygne : L’azur du ciel serein me réjouit, le parfum des plantes m’attire doucement vers le rivage quand au coucher du soleil je balance mes ailes blanches sur les vagues pourprées.

L’aigle : Je triomphe dans la tempête quand elle déracine les chênes des forêts, et je demande au tonnerre si c’est avec plaisir qu’il anéantit.

Le cygne : Invité par le regard d’Apollon, j’ose aussi me baigner dans les flots de l’harmonie ; et reposant à ses pieds j’écoute les chants qui retentissent dans la vallée de Tempé.

L’aigle : Je réside sur le trône même de Jupiter, il me fait signe et je vais lui chercher la foudre ; et pendant mon sommeil mes ailes appesanties couvrent le sceptre du souverain de l’univers.

Le cygne : Mes regards prophétiques contemplent souvent les étoiles et la voûte azurée qui se réfléchit dans les flots, et le regret le plus intime m’appelle vers ma patrie, dans le pays des cieux.

L’aigle : Dès mes jeunes années c’est avec délices que dans mon vol j’ai fixé le soleil immortel ; je ne puis m’abaisser à la poussière terrestre, je me sens l’allié des dieux.

Le cygne : Une douce vie cède volontiers à la mort ; quand elle viendra me dégager de mes liens et rendre à ma voix sa mélodie, mes chants jusqu’à mon dernier souffle célébreront l’instant solennel.

L’aigle : L’âme comme un phénix brillant s’élève du bûcher, libre et dévoilée ; elle salue sa destinée divine ; le flambeau de la mort la rajeunit[11]. »

C’est une chose digne d’être observée, que le goût des nations, en général, diffère bien plus dans l’art dramatique que dans toute autre branche de la littérature. Nous analyserons les motifs de ces différences dans les chapitres suivants ; mais avant d’entrer dans l’examen du théâtre allemand, quelques observations générales sur le goût me semblent nécessaires. Je ne le considérerai pas abstraitement comme une faculté intellectuelle ; plusieurs écrivains, et Montesquieu en particulier, ont épuisé ce sujet. J’indiquerai seulement pourquoi le goût en littérature est compris d’une manière si différente par les Français et par les nations germaniques.



CHAPITRE XIV.

Du goût.


Ceux qui se croient du goût en sont plus orgueilleux que ceux qui se croient du génie. Le goût est en littérature comme le bon ton en société ; on le considère comme une preuve de la fortune, de la naissance, ou du moins des habitudes qui tiennent à toutes les deux ; tandis que le génie peut naître dans la tête d’un artisan qui n’auroit jamais eu de rapport avec la bonne compagnie. Dans tout pays où il y aura de la vanité le goût sera mis au premier rang, parce qu’il sépare les classes, et qu’il est un signe de ralliement entre tous les individus de la première. Dans tous les pays où s’exercera la puissance du ridicule le goût sera compté comme l’un des premiers avantages, car il sert surtout à connaître ce qu’il faut éviter. Le tact des convenances est une partie du goût, et c’est une arme excellente pour parer les coups entre les divers amours-propres ; enfin il peut arriver qu’une nation entière se place, en aristocratie de bon goût, vis-à-vis des autres, et qu’elle soit ou qu’elle se croie la seule bonne compagnie de l’Europe ; et c’est ce qui peut s’appliquer à la France, où l’esprit de société régnoit si éminemment qu’elle avoit quelque excuse pour cette prétention.

Mais le goût dans son application aux beaux-arts diffère singulièrement du goût dans son application aux convenances sociales ; lorsqu’il s’agit de forcer les hommes à nous accorder une considération éphémère comme notre vie, ce qu’on ne fait pas est au moins aussi nécessaire que ce qu’on fait, car le grand monde est si facilement hostile qu’il faut des agréments bien extraordinaires pour qu’ils compensent l’avantage de ne donner prise sur soi à personne : mais le goût en poésie tient à la nature et doit être créateur comme elle ; les principes de ce goût sont donc tout autres que ceux qui dépendent des relations de la société.

C’est la confusion de ces deux genres qui est la cause des jugements si opposés en littérature ; les Français jugent les beaux-arts comme des convenances, et les Allemands les convenances comme des beaux-arts : dans les rapports avec la société il faut se défendre, dans les rapports avec la poésie il faut se livrer. Si vous considérez tout en homme du monde, vous ne sentirez point la nature ; si vous considérez tout en artiste, vous manquerez du tact que la société seule peut donner. S’il ne faut transporter dans les arts que l’imitation de la bonne compagnie, les Français seuls en sont vraiment capables ; mais plus de latitude dans la composition est nécessaire pour remuer fortement l’imagination et l’âme. Je sais qu’on peut m’objecter avec raison que nos trois grands tragiques, sans manquer aux règles établies, se sont élevés à la plus sublime hauteur. Quelques hommes de génie, ayant à moissonner dans un champ tout nouveau, ont su se rendre illustres, malgré les difficultés qu’ils avoient à vaincre ; mais la cessation des progrès de l’art, depuis eux, n’est-elle pas une preuve qu’il y a trop de barrières dans la route qu’ils ont suivie ?

« Le bon goût en littérature est, à quelques égards, comme l’ordre sous le despotisme, il importe d’examiner à quel prix on l’achète[12]. » En politique, M. Necker disoit : Il faut toute la liberté qui est conciliable avec l’ordre. Je retournerois la maxime, en disant : Il faut, en littérature, tout le goût qui est conciliable avec le génie : car si l’important dans l’état social c’est le repos, l’important dans la littérature, au contraire, c’est l’intérêt, le mouvement, l’émotion, dont le goût à lui tout seul est souvent l’ennemi.

On pourroit proposer un traité de paix éntre les façons de juger, artistes et mondaines, des Allemands et des Français. Les Français devroient s’abstenir de condamner, même une faute de convenance, si elle avoit pour excuse une pensée forte ou un sentiment vrai. Les Allemands devroient s’interdire tout ce qui offense le goût naturel, tout ce qui retrace des images que les sensations repoussent : aucune théorie philosophique, quelque ingénieuse qu’elle soit, ne peut aller contre les répugnances des sensations, comme aucune poétique des convenances ne sauroit empêcher les émotions involontaires. Les écrivains allemands les plus spirituels auroient beau soutenir que, pour comprendre la conduite des filles du roi Lear envers leur père, il faut montrer la barbarie des temps dans lesquels elles vivoient, et tolérer que le duc de Cornuailles, excité par Régane, écrase avec son talon, sur le théâtre, l’œil de Glocester : notre imagination se révoltera toujours contre ce spectacle, et demandera qu’on arrive à de grandes beautés par d’autres moyens. Mais les Français aussi dirigeroient toutes leurs critiques littéraires contre la prédiction des sorcières de Macbeth, l’apparition de l’ombre de Banquo, etc., qu’on n’en seroit pas moins ébranlé jusqu’au fond de l’âme par les terribles effets qu’ils voudroient proscrire.

On ne sauroit enseigner le bon goût dans les arts comme le bon ton en société ; car le bon ton sert à cacher ce qui nous manque, tandis qu’il faut avant tout dans les arts un esprit créateur : le bon goût ne peut tenir lieu du talent en littérature, car la meilleure preuve de goût, lorsqu’on n’a pas de talent, seroit de ne point écrire. Si l’on osoit le dire, peut-être trouveroit-on qu’en France il y a maintenant trop de freins pour des coursiers si peu fougueux, et qu’en Allemagne beaucoup d’indépendance littéraire ne produit pas encore des résultats assez brillants.

FIN DU TOME PREMIER.
  1. Les poëtes anglais de notre temps, sans s’être concertés avec les Allemands, ont adopté le même système. La poésie didactique fait place aux fictions du moyen âge, aux couleurs pourprées de l’orient ; le raisonnement et même l’éloquence ne sauroient suffire à un art essentiellement créateur.
  2. le chêne est l’emblème de la poésie patriotique, et le palmier celui de la poésie religieuse qui vient de l’Orient.
  3. J’ai érigé un monument plus durable que l’airain… le souvenir de mon nom sera ineffaçable.
  4. M. de Sabran.
  5. Mana, l’un des héros tutélaires de la nation germanique.
  6. Segeste, auteur de la conspiration qui fit périr Hermann.
  7. Héla, la divinité de l’Enfer.
  8. Nom donné par les Germains à la bataille qu’ils gagnèrent contre Varus.
  9. Le dieu de la guerre.
  10. L’Islande.
  11. Chez les anciens, l’aigle qui s’envoloit du bûcher étoit l’emblème de l’immortalité de l’âme, et souvent même de l’apothéose.
  12. Supprimé par la censure.