De l’Allemagne/Seconde partie/IV

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Librairie Stéréotype (Tome 1p. 210-214).

CHAPITRE IV.

Wieland.


De tous les Allemands qui ont écrit dans le genre français, Wieland est le Seul dont les ouvrages aient du génie, et quoiqu’il ait presque toujours imité les littératures étrangères, on ne peut méconnoître les grands services qu’il a rendus à sa propre littérature, en perfectionnant sa langue, en lui donnant une versification plus facile et plus harmonieuse.

Il y avoit, en Allemagne, une foule d’écrivains qui tâchoient de suivre les traces de la littérature française du siècle de Louis XIV. Wieland est le premier qui ait introduit avec succès celles du dix-huitième siècle. Dans ses écrits en prose il a quelques rapports avec Voltaire, et dans ses poésies, avec l’Arioste. Mais ces rapports, qui sont volontaires, n’empêchent pas que sa nature au fond ne soit tout-à-fait allemande. Wieland est infiniment plus instruit que Voltaire ; il a étudié les anciens d’une façon plus érudite qu’aucun poëte ne l’a fait en France. Les défauts, comme les qualités de Wieland, ne lui permettent pas de donner à ses écrits la grâce et la légèreté françaises.

Dans ses romans philosophiques, Agathon, Peregrinus Protée, il arrive tout de suite à l’analyse, à la discussion, à la métaphisique ; il se fait un devoir d’y mêler ce qu’on appelle communément des fleurs mais l’on sent que son penchant naturel seroit d’approfondir tous les sujets qu’il essaie de parcourir. Le sérieux et la gaieté sont l’un et l’autre trop prononcés dans les romans de Wieland pour être réunis ; car, en toute chose, les contrastes sont piquants, mais les extrêmes opposés fatiguent.

Il faut, pour imiter Voltaire, une insouciance moqueuse et philosophique qui rende indifférent à tout, excepté à la manière piquante d’exprimer cette insouciance. Jamais un Allemand ne peut arriver à cette brillante plaisanterie ; la vérité l’attache trop, il veut savoir et expliquer ce que les choses sont ; et lors même qu’il adopte des opinions condamnables, un repentir secret ralentit sa marche malgré lui. La philosophie épicurienne ne convient pas à l’esprit des Allemands ; ils donnent à cette philosophie un caractère dogmatique, tandis qu’elle n’est séduisante que lorsqu’elle se présente sous des formes légères : dès qu’on lui prête des principes, elle déplaît à tous également.

Les ouvrages de Wieland en vers ont beaucoup plus de grâce et d’originalité que ses écrits en prose : l’Obéron et les autres poëmes dont je parlerai à part sont pleins de charme et d’imagination. On a cependant reproché à Wieland d’avoir traité l’amour avec trop peu de sévérité, et il doit être ainsi jugé chez ces Germains qui respectent encore un peu les femmes à la manière de leurs ancêtres ; mais quels qu’aient été les écarts d’imagination que Wieland se soit permis, on ne peut s’empêcher de reconnaître en lui une sensibilité véritable ; il a souvent eu bonne ou mauvaise intention de plaisanter sur l’amour, mais une nature sérieuse l’empêche de s’y livrer hardiment ; il ressemble à ce prophète qui bénit au lieu de maudire ; il finit par s’attendrir, en commençant par l’ironie.

L’entretien de Wieland a beaucoup de charme, précisément parce que ses qualités naturelles sont en opposition avec sa philosophie. Ce désaccord peut lui nuire comme écrivain, mais rend sa société très-piquante : il est animé, enthousiaste, et comme tous les hommes de génie, jeune encore dans sa vieillesse ; et cependant il veut être sceptique, et s’impatiente quand on se sert de sa belle imagination, même pour le porter à la croyance. Naturellement bienveillant, il est néanmoins susceptible d’humeur ; quelquefois parce qu’il n’est pas content de lui, quelquefois parce qu’il n’est pas content des autres : il n’est pas content de lui, parce qu’il voudroit arriver à un degré de perfection dans la manière d’exprimer ses pensées, à laquelle les choses et les mots ne se prêtent pas ; il ne veut pas s’en tenir à ces à-peu-près qui conviennent mieux à l’art de causer que la perfection même : il est quelquefois mécontent des autres, parce que sa doctrine un peu relâchée et ses sentiments exaltés ne sont pas faciles à concilier ensemble. Il y a en lui un poëte allemand, et un philosophe français qui se fâchent alternativement l’un pour l’autre, mais ses colères cependant sont très-douces à supporter ; et sa conversation, remplie d’idées et de connoissances, serviroit de fonds à l’entretien de beaucoup d’hommes d’esprit en divers genres.

Les nouveaux écrivains, qui ont exclu de la littérature allemande toute influence étrangère, ont été souvent injustes envers Wieland : c’est lui dont les ouvrages, même dans la traduction, ont excité l’intérêt de toute l’Europe ; c’est lui qui a fait servir la science de l’antiquité au charme de la littérature ; c’est lui qui a donné, dans les vers, à sa langue féconde, mais rude, une flexibilité musicale et gracieuse ; il est vrai cependant qu’il n’etoit pas avantageux à son pays que ses écrits eussent des imitateurs : l’originalité nationale vaut mieux, et l’on devoit, tout en reconnoissant Wieland pour un grand maître, souhaiter qu’il n’eût pas de disciples.