De l’Amour/I. De l’amour
LIVRE PREMIER
CHAPITRE PREMIER.
DE L’AMOUR.
Je cherche à me rendre compte de cette passion dont tous les développements sincères ont un caractère de beauté.
Il y a quatre amours différents :
1o L’amour-passion, celui de la Religieuse portugaise, celui d’Héloïse pour Abélard, celui du capitaine de Vésel, du gendarme de Cento[1].
2o L’amour-goût, celui qui régnait à Paris vers 1760, et que l’on trouve dans les mémoires et romans de cette époque, dans Crébillon, Lauzun, Duclos, Marmontel, Chamfort, madame d’Épinay, etc., etc.
C’est un tableau où, jusqu’aux ombres, tout doit être couleur de rose, où il ne doit entrer rien de désagréable sous aucun prétexte, et sous peine de manquer d’usage, de bon ton, de délicatesse, etc. Un homme bien né sait d’avance tous les procédés qu’il doit avoir et rencontrer dans les diverses phases de cet amour ; rien n’y étant passion et imprévu, il a souvent plus de délicatesse que l’amour véritable, car il a toujours beaucoup d’esprit ; c’est une froide et jolie miniature comparée à un tableau des Carraches ; et, tandis que l’amour-passion nous emporte au travers de tous nos intérêts, l’amour-goût sait toujours s’y conformer. Il est vrai que, si l’on ôte la vanité à ce pauvre amour, il en reste bien peu de chose ; une fois privé de vanité, c’est un convalescent affaibli qui peut à peine se traîner.
3o L’amour physique.
À la chasse, trouver une belle et fraîche paysanne qui fuit dans le bois. Tout le monde connaît l’amour fondé sur ce genre de plaisir ; quelque sec et malheureux que soit le caractère, on commence par là à seize ans.
4o L’amour de vanité.
L’immense majorité des hommes, surtout en France, désire et a une femme à la mode, comme on a un joli cheval, comme chose nécessaire au luxe d’un jeune homme. La vanité plus ou moins flattée, plus ou moins piquée, fait naître des transports. Quelquefois il y a l’amour physique, et encore pas toujours ; souvent il n’y a pas même le plaisir physique. Une duchesse n’a jamais que trente ans pour un bourgeois, disait la duchesse de Chaulnes ; et les habitués de la cour de cet homme juste, le roi Louis de Hollande, se rappellent encore avec gaieté une jolie femme de la Haye qui ne pouvait se résoudre à ne pas trouver charmant un homme qui était duc ou prince. Mais, fidèle au principe monarchique, dès qu’un prince arrivait à la cour, on renvoyait le duc : elle était comme la décoration du corps diplomatique.
Le cas le plus heureux de cette plate relation est celui où le plaisir physique est augmenté par l’habitude. Les souvenirs la font alors ressembler un peu à l’amour ; il y a la pique d’amour-propre et la tristesse quand on est quitté ; et, les idées de roman vous prenant à la gorge, on croit être amoureux et mélancolique, car la vanité aspire à se croire une grande passion. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’à quelque genre d’amour que l’on doive les plaisirs, dès qu’il y a exaltation de l’âme, ils sont vifs et leur souvenir entraînant ; et dans cette passion, au contraire de la plupart des autres, le souvenir de ce que l’on a perdu paraît toujours au-dessus de ce qu’on peut attendre de l’avenir.
Quelquefois, dans l’amour de vanité, l’habitude ou le désespoir de trouver mieux produit une espèce d’amitié, la moins aimable de toutes les espèces ; elle se vante de sa sûreté, etc.[2]
Le plaisir physique, étant dans la nature, est connu de tout le monde, mais n’a qu’un rang subordonné aux yeux des âmes tendres et passionnées. Si elles ont des ridicules dans le salon, si souvent les gens du monde, par leurs intrigues, les rendent malheureuses, en revanche elles connaissent des plaisirs à jamais inaccessibles aux cœurs qui ne palpitent que pour la vanité ou pour l’argent.
Quelques femmes vertueuses et tendres n’ont presque pas d’idée des plaisirs physiques ; elles s’y sont rarement exposées, si l’on peut parler ainsi, et même alors les transports de l’amour-passion ont presque fait oublier les plaisirs du corps.
Il est des hommes victimes et instruments d’un orgueil infernal, d’un orgueil à l’Alfieri. Ces gens, qui peut-être sont cruels, parce que, comme Néron, ils tremblent toujours, jugeant tous les hommes d’après leur propre cœur, ces gens, dis-je, ne peuvent atteindre au plaisir physique qu’autant qu’il est accompagné de la plus grande jouissance d’orgueil possible, c’est-à-dire qu’autant qu’ils exercent des cruautés sur la compagne de leurs plaisirs. De là les horreurs de Justine. Ces hommes ne trouvent pas à moins le sentiment de la sûreté.