De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir/Les grues

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De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir : 1888-1897Mercure de France. (p. 85-86).

LES GRUES…


À Pierre Loti


Les grues sont passées dans le ciel gris et leurs longues
lignes filaient en grinçant, cris de neige et d’ombre ;
c’est la saison où l’on va pour orner les tombes.

Les misérables, les aveugles mendieront
avec leurs mains rouges et luisantes. Ils iront
mourir dans les soirs noirs en riant de frissons.

Les bêtes souffriront. J’ai vu un vieux mendiant
avec des taches sur les yeux et maltraitant
son pauvre chien la queue sous le ventre, tremblant.

Il le traînait, l’étranglant avec une corde,
disant : je l’ai jeté à l’eau trois fois. La corde
a cassé. Il revient, le cochon ! Et la corde


tirait. Et le vieux chien, compagnon de misère
de ce vieux, semblait lui dire : laisse-moi sur terre
m’accrocher encore à tes habits pleins de poussière.

Et lui, étant homme, plus mauvais que le chien,
disait : cochon ! cochon ! va ! je te noierai bien…
Et ils allaient tous deux sous le grand ciel d’étain.