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De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir/Les villages

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De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir : 1888-1897Mercure de France. (p. 39-46).

LES VILLAGES…


Les villages brillent au soleil dans les plaines,
pleins de clochers, de rivières, d’auberges noires,
au soleil ou sous la pluie grise ou dans la neige
avec des cris aigus de coqs, avec des blés,

avec des chars qui vont lentement aux labours,
avec des charrues qui sont couleur de la lune,
avec des voix de paysans qui ont des sabots lourds,
avec des femmes qui ont la peau en terre brune,

avec des matins bleus, avec des soirées bleues,
avec des champs de paille qui sentent la menthe,
avec des fontaines crues où l’eau claire chante,
avec des oiseaux qui font balancer leurs queues,


avec des jardins, des vieilles paralysées,
des sons d’angélus, des piaillements de poules,
avec des chants de vêpres et de noires croisées
et des hommes qui chantent et d’autres qui se soûlent ;

avec des églises calmes où, quand il y a
des journées de chaleur, on sent une odeur fade
et fraîche et un si grand silence
qu’on dirait qu’une chaise a grincé dans le froid ;

avec des routes longues et blanches où dansent
les cailloux au soleil, avec des kilomètres,
avec les pigeons des demeures des vieux prêtres,
avec des gens qui rient et d’autres de souffrance ;

avec la nuit qui tombe sur les grands champs,
avec des grincements de char, des paysans calmes
qui semblent réfléchir et qui ont l’air au loin
de se fondre dans la nuit lentement et grands ;

avec de pauvres bœufs qui beuglent dans l’étable,
les cris longs et poignants des cochons qu’on égorge,
avec des verres épais posés sur les tables
et des femmes portant leurs petits sur la gorge ;


avec des voleurs qui vont entre deux gendarmes,
avec le tonnerre qui ouvre les grands chênes
en faisant un bruit de char tout rempli de pierres
qui roulerait dans un bas-fond tout noir et large

avec un petit oiseau, dans le vieux jardin,
qui crie tout seul auprès des roses de la vigne,
avec des enfants qui vont pêcher à la ligne,
avec le bougement bleu du vent dans les lins ;

avec la terre, avec la mer, avec le ciel,
avec des feux lointains qui semblent respirer
sur les collines quand la nuit vient de tomber,
et qu’un homme chante au loin dans le grand silence ;

avec des sentiers où, quand c’est le mois d’octobre,
le vent fait voler les feuilles des châtaigniers
qui grattent les petits cailloux ronds des sentiers ;
avec des soirs de pluie pleins de lumière jaune,

avec des chiens qui aboient au loin longuement
après les lièvres, et le mois de Marie sonnant,
et puis les vieux curés des tristes presbytères
qui lisent près des roses, le soir, leur bréviaire ;


avec les étables où sont les douces génisses
et les vaches poussant de longs gémissements,
et les cochons qu’on tue en les saignant longtemps,
et leurs cris aigus de mort quand ils s’affaiblissent ;

avec les oiseaux gais dont la voix est mouillée,
près de l’eau, sur les petites branches qui plient ;
et, sautant comme des boules roulent, les pies
qui crient et dont la voix semble toute rouillée.

Ainsi vont, dans les larges plaines, les villages
éparpillés qui chantent dans l’air bleu et clair,
ou qui se taisent, sous le ciel couleur de fer,
sous les raies de pluies fine en travers qui bruissaillent ;

avec un chat immobile au milieu d’un champ,
avec les femmes à pas lents qui songent, laissant
tomber les grains de maïs et comme si elles
songeaient qu’il ne faut pas contrarier la terre ;

avec les hommes qui prennent dans un tamis
de l’engrais qu’ils lancent fort, au-dessus de terre,
qui fait au soleil un nuage de poussière ;
avec la nuit épaisse où tout est endormi.


Ainsi vont les doux villages éparpillés
sur les coteaux, aux flancs des coteaux, à leurs pieds,
dans les plaines, dans les vallées, le long des gaves,
près des routes, près des villes et des montagnes ;

avec les clochers minces au-dessus des toits,
avec, sur les chemins qui se croisent, des croix,
avec des troupeaux longs qui ont des cloches rauques
et le berger fatigué traînant ses sabots ;

avec des roues de moulin noires battant l’eau claire
et faisant au soleil de la poudrure en verre,
avec le bois à l’odeur aigre et forte, avec
des piverts qui cognent les arbres de leur bec ;

avec les vignes aux soleil et les ajoncs,
les villages s’étendent ainsi parmi les plaines :
il y en a encore et encore et les graines
sortent, les clochers sont pleins d’oiseaux et les sillons ;

avec la caille qui court inquiètement,
avec le lièvre blessé qui crie plein de sang noir,
avec les ruisseaux en cuivre, quand c’est le soir
qui ont l’air de se cailler très lentement ;


avec les palombes aux yeux rouges et tout ronds
qui arrivent de loin dans le gris des nuages
et les grues qui grincent dans le froid et qui font,
comme des serrures rouillées, un bruit sauvage ;

avec les paysans en noir allant le matin
à quelque enterrement de quelque vieux village
où ils iront manger du pain et du fromage
et boire dans un verre épais un peu de vin ;

avec les prairies d’eau où se coulent les râles,
avec les crimes qu’on commet sur les chemins
et les mendiants idiots avec des képis sales
mendiant des sous noirs avec leurs pauvres mains ;

avec la prétention des hommes politiques,
avec le bruit glacé des sabots dans la rue
et les journaux collés sur la place publique
sur laquelle passe un long vol de grandes grues ;

avec les oiseaux attachés par une patte
que font souffrir des enfants devant les portes,
des enfants que l’on peigne, aux figures plates,
aux figures en suif rouge luisantes et béates ;


avec les grands coteaux où le soleil est doux
et le bois frais où claque la tiède pluie d’orage,
et les arrêts, quand ils marchent, des grands bœufs roux
que conduit en sifflant un enfant du village.