De l’Avenir des Religions

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DE


L’AVENIR DES RELIGIONS.

Toujours les révolutions politiques ont été prophétisées par des révolutions religieuses qui les contenaient tout entières. Quand, au lieu de la monarchie orientale, le monde dut s’ouvrir aux républiques helléniques, ce changement fut marqué d’abord par le passage du panthéisme de l’Asie à l’antropomorphisme du culte grec. On aurait pu mesurer le changement survenu chez les hommes par le mouvement opéré tout à coup chez les dieux. Dans les temps modernes, la réforme religieuse renferme en elle-même, sous d’autres traits, toutes les phases qui se sont suivies dans la société civile. Comme elle a eu deux époques, et qu’il a fallu deux déchiremens pour rompre l’ère sacerdotale à laquelle elle échappait, ce mouvement s’est réfléchi dans deux ères politiques. La révolution d’Angleterre est à la révolution française ce qu’en religion Luther est à Calvin. La première est encore à demi attachée à l’ère religieuse. C’est son caractère que ce mélange et cette lutte de foi mystique et d’anarchie sociale : la Bible suspendue aux arçons de Cromwell, tous ces groupes d’anabaptistes, de quakers, de puritains, mêlés dans une lumière douteuse ; et l’Homme-Dieu suspendu sur ce bruit, sur ce sang, sur ces trois royaumes ardens dans leur fournaise, sur ce pandemonium qu’il contient, et clôt encore de la pierre de son sépulcre. La révolution française achève de briser ce qui a commencé de se délier en Angleterre. Sa loi, sa loi terrible est de dire adieu au monde religieux. On le lui a reproché, et c’est en effet sa mission prochaine ; car il est des temps où il faut que l’homme marche seul et montre ce qu’il sait faire sans Dieu. C’est lorsque Dieu lui a tracé sa tâche dans la nuit des époques sacerdotales, et la lui laisse aveuglément accomplir au grand jour des époques civiles. Quand les races arrivaient par des chemins inconnus ; quand pas une d’elles ne savait où elle allait, ni où il fallait se reposer ; quand les cathédrales peu à peu s’organisaient et cherchaient elles-mêmes le type où s’arrêter ; quand un univers nouveau, étonné de lui-même, s’interrogeait sur sa mission : alors l’Éternel était là, sous la forme du Christ, pour dire aux peuples : « Arrêtez-vous sur ces rivages ; » aux porches des cathédrales : « Courbez-vous en forêts de granit ; » aux colonnes : « Amincissez vos fûts plus frêles qu’un fuseau dans la main d’une vierge ; » à l’univers entier : « Formez de grands empires pour donner de l’ouvrage aux siècles qui suivront. » Mais aujourd’hui, où est l’ouvrier qui ne connaît sa tâche ? où sont les rois qui ont besoin d’apprendre le chemin de l’abîme et ce qu’il faut d’heures pour y descendre ? quel peuple ne sait pas où ses pieds le conduisent, et ce qu’il veut faire de lui-même ? Que chacun achève donc son œuvre ; mais que nul n’attende la visite du maître : il ne viendra que lorsque, la tâche se trouvant accomplie, il faudra en donner une nouvelle au monde.

Or, c’est la dignité de notre époque de ne pouvoir se résigner à ce dénuement, et de se faire à elle-même des cultes prémédités. Comme si les grands cultes de l’antiquité avaient épuisé partout où ils se sont établis les harmonies divines départies à chaque lieu, c’est là où ils se sont formés que la pensée religieuse a été le plus vite effacée. Dès l’origine, la Grèce, l’Italie et l’Espagne ancienne ont formé de leur souffle et nourri de leur âme ce grand polythéisme qu’elles ne peuvent quitter. À lui elles ont donné leur ciel, leur lumière, l’esprit de leurs montagnes, la voix de leurs forêts ; à lui les dômes de leurs sommets de marbre ; à lui les bois de myrtes verts, le vent sous leurs rameaux, le soleil sur les monts ; à lui les flots, les eaux cachées, et l’âme qui remue tout cela. Au Dieu moderne, elles n’ont laissé que les chapelets dans les couvens, les os des évêques autour des cimetières, les prières du soir des femmes de Grenade, et quelquefois une brise de mer qui passe sur ces trois mondes et tire un sourd murmure de ce sépulcre vide. Après avoir épuisé le génie de ces contrées, la pensée religieuse s’est retirée des extrémités au centre de l’Europe. Plus la vie lui manquait, plus elle l’a recueillie de toutes parts au cœur de la race germanique. La destinée entière de cette race, son origine orientale qu’elle aperçoit encore, le génie de ses mythologies scandinaves, l’âme de ses épopées du moyen âge déborde dans l’idée du panthéisme qui se répand avec elle. Ce que dans l’antiquité les Alexandrins firent pour les religions païennes, l’Allemagne le fait pour le christianisme : elle accepte les croyances du moyen âge, à condition de les ériger en système et de les transformer en philosophie. Son catholicisme à elle, sans ajouter au nôtre aucun élément vivant de foi ni d’avenir, atteint plus loin dans le passé ; enveloppé des nuages de l’infini, il ouvre les portes de ses cathédrales aux traditions primitives qu’il va rechercher dans l’Inde, aux mythes des Scandinaves et des Druides, aux symboles de Schelling ; il ressuscite par le génie de Goerres tous les fantômes évanouis dans la pensée de l’homme ; et, quand chacun d’eux se remue sous les voûtes, il faut du temps pour reconnaître que ce sont des morts qui font ce bruit, et que pas un cœur vivant ne bat dans cette foule. Le protestantisme, refait par les dogmes de Spinosa, s’étend et, pour ainsi dire, se gonfle pour les renfermer sans se briser. C’est un effort constant et un travail qui sent la gêne, que de faire pénétrer l’infini de la philosophie actuelle dans les cellules et l’œuvre des réformateurs du xvie siècle. Schleiermacher consume à ce travail son habileté de lutteur. D’une autre part, à mesure que, par son esprit critique, la réforme se dévore elle-même, le mysticisme de Néander s’exalte, et a failli déjà ébranler tout le nord. En France, la pensée religieuse vient de faire deux efforts. Dans la bagarre des libertés nouvelles, elle a tenté de passer dans la foule avec son dogme antique, et à rentrer pêle-mêle dans l’État avec les flots du peuple ; ou bien, assez humble pour n’être qu’un pis-aller, dans un âge d’industrie elle s’est mise à adorer le dieu de l’industrie, un dieu qui, tristement et sans salaire, travaille et se lasse à fabriquer le monde, comme l’ouvrier dans son échoppe, pour vivre encore un jour, carde sa laine et fait bouillir le fer dans sa chaudière.

Cependant, non sans doute, l’histoire des religions n’est pas finie, non plus que l’histoire de l’humanité. Si le catholicisme doit vivre aussi long-temps que le type de nos sociétés occidentales, pourtant un jour ce type périra, et avec lui le culte fait pour lui. Mais à quelle condition verra-t-on ce changement, et de quels signes sera-t-il précédé ? La philosophie de l’histoire peut nous donner quelque lumière sur cette question.

Pour cela, il est nécessaire de sortir de l’horizon des sectes, et de contempler le mouvement de l’histoire, non pas seulement dans la sphère des préoccupations des peuples, mais au centre même de l’univers ; car une religion n’est pas un fait social, mais une idée cosmogonique, le cri tout entier de l’univers, une parole depuis long-temps contenue dans la création, et que chaque objet vient à prononcer par la bouche d’un peuple. L’homme lui seul peut produire la science. Pour enfanter une révolution religieuse, il faut que la nature tout entière soit complice avec lui : sinon, c’est tout au plus une révolte dans l’infini, une pensée demi-éclose, qui, sans écho dans le monde, sans éclat au soleil, se perd et s’évanouit dans le sein qu’elle a fait battre un jour. Ah ! sans doute la trame de l’âme humaine est loin d’avoir été déroulée tout entière entre les mains du tisserand : à peine si quelques parties plus saillantes ont surgi de la nuit, et ont commencé de poindre dans le tissu de l’histoire. Qui n’a senti dans les replis de sa pensée des forces inconnues, des voix renfermées, et presque le murmure d’un lointain rivage où l’on doit aborder ! Sous nos pressentimens d’immortalité dorment enfouis dans des limbes terrestres, les formes futures, les dynasties d’idées, les empires à venir, qui s’éveilleront après nous et sans nous. Or, telle est la loi des choses, qu’à mesure qu’une face nouvelle de sa propre pensée se découvre à l’humanité, elle va chercher, pour l’y développer, un univers nouveau comme elle. Comme l’oiseau, dès qu’il est né, s’en va trouver sans les connaître le climat et l’abri qu’il lui faut ; comme la plante se lève dans la nuit pour aspirer les rayons du matin qui ne luit pas encore ; comme la source cachée prend la voie la plus courte, et descend vers le lac qu’elle n’a point aperçu, toute idée religieuse, sitôt qu’elle est éclose dans le génie d’un peuple, se lève, et va chercher à travers la nature le type qui la doit arrêter. De là l’histoire ne connaît point d’établissement de culte qui n’ait été en même temps une émigration de race. L’apparition du culte de Boudha décide le premier mouvement de la branche indo-germanique depuis l’Himalaya jusqu’au Taurus. Les dieux des peuples Grecs, indécis aux portes du Caucase, grandissent et s’achèvent dans le chemin des tribus, et s’accroissent de chaque objet qu’ils rencontrent en passant. Le christianisme aussi est d’abord, en naissant, une idée nue et dépouillée, tombée de l’âme humaine sur les confins du monde oriental. Pour qu’elle n’y périsse pas sur la grève, comme l’œuf de l’autruche, à la première brise, il faut qu’elle aille s’organiser dans la nature avec le type qui lui répond, et s’enchaîner à la forme des montagnes et des rocs immobiles. L’Orient a tout usé ; à la pensée qui vient de naître, il n’offre qu’un éternel retour vers les pyramides de la race de Cham, que le parfum évanoui des bananiers de l’Inde, que le symbole délabré des lions de la Perse ; et le monde moral qui commence à paraître a besoin de s’assimiler un monde physique, aussi nouveau que lui. Aussi le premier mouvement du christianisme est de quitter la terre où il est né. Adieu les palmiers de Job, adieu le mont de Zoroastre, adieu les fleuves de Brahma. À cette fraîche parole des Évangiles, à cette vierge du vieux monde, cherchez, comme elles, de fraîches solitudes où elles seules ont passé, des sources dans les bois où nul n’a puisé, que les passereaux des paraboles, et pour un autre dieu, d’autres arbres, d’autres lieux, d’autres monts, d’autres eaux ; car c’est le caractère des premiers temps du christianisme que de découvrir à tout prix des solitudes dont l’histoire n’a point encore reproduit tout entier le génie éternel. Il traverse l’Italie et la Grèce antique ; mais il n’établit ses chapelles et ses monastères que dans les lieux inconnus où il trouve des formes à recueillir après le polythéisme. Encore altéré de l’ardeur des déserts d’Arabie et du ciel de l’Iran, il s’achemine, il se presse au plus tôt vers les ombres du nord ; il ne s’arrête que lorsqu’il a atteint l’horizon des Gaules, de l’Angleterre et de l’Allemagne. Alors, au sein d’une nature jeune comme lui, inspirée comme lui, il s’incorpore à elle ; et, jusque là flottant et dénué, il achève de s’organiser dans le catholicisme. Tout ce qu’il a trouvé sur sa route, et tout ce qui vit autour de lui, fleurs, eaux, formes, esprits cachés dans les montagnes, dans les forêts, dans les replis des rocs, pics aiguisés des Alpes, ombres des pins, pierres oubliées des druides, il recueille tout cela, comme l’oiseau fait son nid. Il s’en vêtit ainsi que d’un manteau contre les froids d’hiver, et, sentant que c’est le lieu où il doit s’arrêter, il se bâtit de ces objets épars des abris gigantesques, d’obscures cathédrales pour y passer sans remuer les siècles qui lui restent.

Appliquons ceci à l’époque où nous sommes. Si de ce long travail de l’humanité contemporaine, si de cette lassitude, de ce mélange de sectes écroulées, si de cet effort constant de se faire une foi, il sortait à la fin quelque chose qui pût y ressembler, qu’arriverait-il incontinent ? Il arriverait ce qui s’est vu dans toutes les religions passées ; cette idée ne nous resterait pas : jeune, elle aspirerait à un jeune univers ; errante à la surface des âmes, le moindre vent la gonflerait, la pousserait comme la voile vers le lieu qui l’attend. Pour porter leurs fruits, les vieilles prophéties de Daniel, apportées de l’Iran, ont eu besoin de se rafraîchir au souffle des Gaules et de boire la rosée des forêts des Germains. Pour que le livre du Nouveau-Testament s’inscrivît dans le monde, il fallut dérouler une page nouvelle du livre des montagnes. De la même manière, ce type jusque-là inoui, et cette jeune idole qui tout à coup surgirait des fondemens de l’âme, irait dans l’univers chercher un autre temple. Elle irait loin d’ici se bercer sur des fleuves qui n’ont réfléchi qu’elle, et appeler à soi du sein de toutes choses des esprits, des voix, des formes, des génies qui, comme elle et jusqu’à elle, devaient rester ensevelis et ne répondre qu’à sa voix. Lorsque de nos jours un homme de génie rendit au catholicisme une partie de sa vie, ne trouvant rien autour de lui, il fallut qu’il allât jusque dans les déserts d’Amérique recueillir à la hâte des bruits, des formes, de quoi rajeunir pour un jour son culte suranné ; et cette grande ombre qui, sous ses dômes gothiques, toujours branlait la tête de vieillesse, il la couronna malgré elle des herbes des savannes, et du duvet des petits du Condor. Ce qu’un homme a fait à l’aventure, l’humanité le fera après lui : quand elle sentira en elle la venue d’une ère religieuse, elle ira se reconstruire sur le plan des Cordillères. Je ne sais quels peuples, mais il y aura des peuples, et des idées aujourd’hui sommeillantes dans nos cœurs et à nous-mêmes inconnues, qui monteront aussi haut que les pics des Andes, qui germeront avec l’herbe des Pampas, qui déborderont avec les eaux de la rivière des Amazones, qui couvriront de leur bruit le bruit des cataractes. Je ne sais quel prophète, mais il y aura un prophète comme Moïse au désert, comme Mahomet dans l’Arabie, comme le Christ dans la terre promise, qui se lèvera avant le jour pour surprendre le secret de ce monde endormi ; en le mêlant avec le secret de l’homme, il composera le nouvel Évangile du nouvel univers. Jusqu’ici il est vrai, l’Amérique sous la loi de l’Europe est ce qu’étaient les Gaules sous la municipalité romaine. À peine sortie des eaux du déluge, et tout à coup enlacée dans les bras décrépits d’une société ruinée, cette union ne produit rien que la stérile opposition de la nature et de l’homme. Mais, par degrés, l’histoire s’assimilera le monde qui l’entoure. Dans ce silence où elle reste, les fleuves ne cessent de gronder ni de chercher leur écho dans la pensée de l’homme. Pour peu qu’une idée leur réponde, vous verrez cette voix si long-temps contenue, tout à coup s’élever des lacs et des forêts, et des savannes et des pampas, pour éclater tout haut dans des institutions d’hommes, des destinées d’empires, des gloires à venir, des récits épiques, des vies séculaires, qui s’amasseront sans bruit avec les lacs des Florides, avec les cristaux des Andes. Alors l’humanité se sentant poussée par une force inouie et qui ne vient pas d’elle, et se voyant refaite sur un type étranger, croira de nouveau qu’il se passe quelque chose de merveilleux autour d’elle. Ce sera le moment où elle reviendra encore une fois et tout entière à Dieu ; puis le premier signe d’une époque religieuse étant de s’éterniser aux yeux dans le symbole de l’architecture, nos cathédrales, depuis si long-temps immobiles, commenceront derechef à végéter et à s’accroître. Sur les ceps de vigne et le lierre fanés des chapiteaux gothiques, les cactus du Pérou dresseront en pierres leurs tiges velues, auxquelles l’avenir nouera ses nefs, et les liannes des savannes balanceront sur l’ère nouvelle leurs arceaux de granit.

Car l’idée de Dieu, telle que la terre peut la produire, ne sera pleinement achevée que lorsque toutes les traditions humaines s’y étant peu à peu amassées, et le type éternel de tous les points de l’univers s’y trouvant déposé, chaque île dans les flots, chaque climat dans sa zône, chaque mont dans sa chaîne pourra dire de lui, par l’organe d’un peuple : Il est né dans l’Orient ; il a grandi en Perse ; il est venu dans la Judée, dans le Caucase, dans les Alpes ; il a passé par mon chemin ; il a bu de mes sources et dormi sous mes ombres ; et maintenant la terre a enfanté son Dieu. Puisque son fruit est mûr, qu’elle aille en tournoyant sous le vent de l’abîme, comme la feuille morte après les pluies d’automne.


Edgar Quinet