De l’Esprit/Discours 2/Chapitre 25

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DISCOURS II
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 3 (p. 142-146).


CHAPITRE XXV

De la Probité par rapport à l’univers.


S’il existoit une probité par rapport à l’univers, cette probité ne seroit que l’habitude des actions utiles à toutes les nations : or il n’est point d’action qui puisse immédiatement influer sur le bonheur ou le malheur de tous les peuples. L’action la plus généreuse, par le bienfait de l’exemple, ne produit pas dans le monde moral un effet plus sensible que la pierre jetée dans l’océan n’en produit sur les mers, dont elle éleve nécessairement la surface.

Il n’est donc point de probité pratique par rapport à l’univers. À l’égard de la probité d’intention, qui se réduiroit au desir constant et habituel du bonheur des hommes, et par conséquent au vœu simple et vague de la félicité universelle, je dis que cette espece de probité n’est encore qu’une chimere platonicienne. En effet, si l’opposition des intérêts des peuples les tient les uns à l’égard des autres dans un état de guerre perpétuelle ; si les paix conclues entre les nations ne sont proprement que des treves comparables au temps qu’après un long combat deux vaisseaux prennent pour se ragréer et recommencer l’attaque ; si les nations ne peuvent étendre leurs conquêtes et leur commerce qu’aux dépens de leurs voisins ; enfin si la félicité et l’agrandissement d’un peuple sont presque toujours attachés au malheur et à l’affoiblissement d’un autre ; il est évident que la passion du patriotisme, passion si desirable, si vertueuse et si estimable dans un citoyen, est, comme le prouve l’exemple des Grecs et des Romains, absolument exclusive de l’amour universel.

Il faudroit, pour donner l’être à cette espece de probité, que les nations, par des lois et des conventions réciproques, s’unissent entre elles comme les familles qui composent un état ; que l’intérêt particulier des nations fût soumis à un intérêt plus général ; et qu’enfin l’amour de la patrie, en s’éteignant dans les cœurs, y allumât le feu de l’amour universel : supposition qui ne se réalisera de long-temps. D’où je conclus qu’il ne peut y avoir de probité pratique, ni même de probité d’intention, par rapport à l’univers ; et c’est en ce point que l’esprit differe de la probité.

En effet, si les actions d’un particulier ne peuvent en rien contribuer au bonheur universel, et si les influences de sa vertu ne peuvent sensiblement s’étendre au-delà des limites d’un empire, il n’en est pas ainsi de ses idées. Qu’un homme découvre un spécifique, qu’il invente une machine, telle qu’un moulin à vent, ces productions de son esprit peuvent en faire un bienfaiteur du monde[1].

D’ailleurs, en matiere d’esprit comme en matiere de probité, l’amour de la patrie n’est point exclusif de l’amour universel. Ce n’est point aux dépens de ses voisins qu’un peuple acquiert des lumieres : au contraire, plus les nations sont éclairées, plus elles se réfléchissent réciproquement d’idées, et plus la force et l’activité de l’esprit universel s’augmente. D’où je conclus que, s’il n’est point de probité relative à l’univers, il est du moins certains genres d’esprit qu’on peut considérer sous cet aspect.


  1. Aussi l’esprit est-il le premier des avantages, et peut-il infiniment plus contribuer au bonheur des hommes que la vertu d’un particulier. C’est à l’esprit qu’il est réservé d’établir la meilleure législation, de rendre par conséquent les hommes le plus heureux qu’il est possible. Il est vrai que même le roman de cette législation n’est pas encore fait, et qu’il s’écoulera bien des siecles avant qu’on en réalise la fiction ; mais enfin, en s’armant de la patience de M. l’abbé de S.-Pierre, on peut prédire d’après lui que tout l’imaginable existera.

    Il faut bien que les hommes sentent confusément que l’esprit est le premier des dons, puisque l’envie permet à chacun d’être le panégyriste de sa probité, et non de son esprit.