De l’Esprit/Discours 3/Chapitre 27

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DISCOURS III
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 5 (p. 16-26).


CHAPITRE XXVII

Du rapport des faits avec les principes ci-dessus établis.


L’expérience semble démentir mes raisonnements, et cette contradiction apparente peut rendre mon opinion suspecte. Si tous les hommes, dira-t-on, avoient une égale disposition à l’esprit, pourquoi, dans un royaume composé de quinze à dix-huit millions d’ames, voit-on si peu de Turenne, de Rosny, de Colbert, de Descartes, de Corneille, de Moliere, de Quinault, de Lebrun, de ces hommes enfin cités comme l’honneur de leur siecle et de leur pays ?

Pour résoudre cette question, qu’on examine la multitude des circonstances dont le concours est absolument nécessaire pour former des hommes illustres en quelque genre que ce soit, et l’on avouera que les hommes sont si rarement placés dans ce concours heureux de circonstances, que les génies du premier ordre doivent être en effet aussi rares qu’ils le sont.

Supposons en France seize millions d’ames douées de la plus grande disposition à l’esprit ; supposons dans le gouvernement un desir vif de mettre ces dispositions en valeur : si, comme l’expérience le prouve, les livres, les hommes, et les secours propres à développer en nous ces dispositions, ne se trouvent que dans une ville opulente, c’est par conséquent dans les huit cent mille ames qui vivent ou qui ont long-temps vécu à Paris[1] qu’on doit chercher et qu’on peut trouver des hommes supérieurs dans les différents genres de sciences et d’arts. Or, de ces huit cent mille ames, si d’abord on en supprime la moitié, c’est-à-dire les femmes, dont l’éducation et la vie s’opposent au progrès qu’elles pourroient faire dans les sciences et les arts ; qu’on en retranche encore les enfants, les vieillards, les artisans, les manœuvres, les domestiques, les moines, les soldats, les marchands, et généralement tous ceux qui, par leur état, leurs dignités, leurs richesses, sont assujettis à des devoirs ou livrés à des plaisirs qui remplissent une partie de leur journée ; si l’on ne considere enfin que le petit nombre de ceux qui, placés dès leur jeunesse dans cet état de médiocrité où l’on n’éprouve d’autre peine que celle de ne pouvoir soulager tous les malheureux, où d’ailleurs on peut sans inquiétude se livrer tout entier à l’étude et à la méditation : il est certain que ce nombre ne peut excéder celui de six mille ; que de ces six mille il n’en est pas six cents d’animés du desir de s’instruire ; que de ces six cents, il n’en est pas la moitié, qui soient échauffés de ce desir au degré de chaleur propre à féconder en eux les grandes idées ; qu’on n’en comptera pas cent qui au desir de s’instruire joignent la constance et la patience nécessaires pour perfectionner leurs talents, et qui réunissent ainsi deux qualités que la vanité trop impatiente de se produire rend presque toujours inalliables ; qu’enfin il n’en est peut-être pas cinquante qui, dans leur premiere jeunesse, toujours appliqués au même genre d’étude, toujours insensibles à l’amour et à l’ambition, n’aient, ou dans des études trop variées, ou dans les plaisirs, ou dans les intrigues, perdu des moments dont la perte est toujours irréparable pour quiconque veut se rendre supérieur en quelque science ou quelque art que ce soit. Or, de ce nombre de cinquante, qui, divisé par celui des divers genres d’étude, ne donneroit qu’un ou deux hommes dans chaque genre, si je déduis ceux qui n’ont pas lu les ouvrages, vécu avec les hommes les plus propres à les éclairer, et que de ce nombre ainsi réduit je retranche encore tous ceux dont la mort, les renversements de fortune, ou d’autres accidents pareils, ont arrêté les progrès ; je dis que, dans la forme actuelle de notre gouvernement, la multitude des circonstances dont le concours est absolument nécessaire pour former de grands hommes s’oppose à leur multiplication, et que les gens de génie doivent être aussi rares qu’ils le sont.

C’est donc uniquement dans le moral qu’on doit chercher la véritable cause de l’inégalité des esprits. Alors, pour rendre compte de la disette ou de l’abondance des grands hommes dans certains siecles ou certains pays, on n’a plus recours aux influences de l’air, aux différents éloignements où les climats sont du soleil, ni à tous les raisonnements pareils, qui, toujours répétés, ont toujours été démentis par l’expérience et l’histoire.

Si la différente température des climats avoit tant d’influence sur les ames et sur les esprits, pourquoi les Romains[2], si magnanimes, si audacieux sous un gouvernement républicain, seroient-ils aujourd’hui si mous et si efféminés ? Pourquoi ces Grecs et ces Égyptiens qui, jadis recommandables par leur esprit et leur vertu, étoient l’admiration de la terre, en sont-ils aujourd’hui le mépris ? Pourquoi ces Asiatiques, si braves sous le nom d’Éléamites, si lâches et si vils du temps d’Alexandre sous celui de Perses, seroient-ils, sous le nom de Parthes, devenus la terreur de Rome dans un siecle où les Romains n’avoient encore rien perdu de leur courage et de leur discipline ? pourquoi les Lacédémoniens, les plus braves et les plus vertueux des Grecs, tant qu’ils furent religieux observateurs des lois de Lycurgue, perdirent-ils l’une et l’autre de ces réputations, lorsqu’après la guerre du Péloponnese ils eurent laissé introduire l’or et le luxe chez eux ? Pourquoi ces anciens Cattes, si redoutables aux Gaulois, n’auroient-ils plus le même courage ? Pourquoi ces Juifs, si souvent défaits par leurs ennemis, montrerent-ils, sous la conduite des Machabées, un courage digne des nations les plus belliqueuses ? pourquoi les sciences et les arts, tour-à-tour cultivés et négligés chez différents peuples, ont-ils successivement parcouru presque tous les climats ?

Dans un dialogue de Lucien, « Ce n’est point en Grece, dit la Philosophie, que je fis ma premiere demeure. Je portai d’abord mes pas vers l’Indus ; et l’Indien, pour m’écouter, descendit humblement de son éléphant. Des Indes je tournai vers l’Éthiopie ; je me transportai en Égypte : d’Égypte je passai à Babylone ; je m’arrêtai en Scythie ; je revins par la Thrace : je conversai avec Orphée, et Orphée m’apporta en Grece. »

Pourquoi la philosophie a-t-elle passé de la Grece dans l’Hespérie, de l’Hespérie à Constantinople et dans l’Arabie ? et pourquoi, repassant d’Arabie en Italie, a-t-elle trouvé des asyles dans la France, l’Angleterre, et jusques dans le nord de l’Europe ? Pourquoi ne trouve-t-on plus de Phocion à Athenes, de Pélopidas à Thebes, de Décius à Rome ? La température de ces climats n’a pas changé : à quoi donc attribuer la transmigration des arts, des sciences, du courage, et de la vertu, si ce n’est à des causes morales ?

C’est à ces causes que nous devons l’explication d’une infinité de phénomenes politiques qu’on essaie en vain d’expliquer par le physique. Tels sont les conquêtes des peuples du nord, l’esclavage des orientaux, le génie allégorique de ces mêmes nations, la supériorité de certains peuples dans certains genres de sciences ; supériorité qu’on cessera, je pense, d’attribuer à la différente température des climats, lorsque j’aurai rapidement indiqué la cause de ces principaux effets.


  1. Qu’on parcoure la liste des grands hommes, on verra que les Moliere, les Quinault, les Corneille, les Condé, les Pascal, les Fontenelle, les Malebranche, etc., ont, pour perfectionner leurs esprit, eu besoin du secours de la capitale ; que les talents campagnards sont toujours condamnés à la médiocrité ; et que les muses, qui recherchent avec tant d’empressement les bois, les fontaines et les prairies, ne seroient que des villageoises si elles ne prenoient de temps en temps l’air des grandes villes.
  2. En avouant que les Romains d’aujourd’hui ne ressemblent point aux anciens Romains, quelques uns prétendent qu’ils ont ceci de commun, c’est d’être les maîtres du monde. Si l’ancienne Rome, disent-ils, le conquit par ses vertus et sa valeur, Rome moderne l’a reconquis par ses ruses et ses artifices politiques ; et le pape Grégoire VII est le César de cette seconde Rome.