De l’Esprit/Discours 3/Chapitre 29

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DISCOURS III
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 5 (p. 48-69).


CHAPITRE XXIX

De l’esclavage et du génie allégorique des Orientaux.


Également frappés de la pesanteur du despotisme oriental, et de la longue et lâche patience des peuples soumis à ce joug odieux, les occidentaux, fiers de leur liberté, ont eu recours aux causes physiques pour expliquer ce phénomene politique. Ils ont soutenu que la luxurieuse Asie n’enfantoit que des hommes sans force, sans vertu, et qui, livrés à des desirs brutaux, n’étoient nés que pour l’esclavage. Ils ont ajouté que les contrées du midi ne pouvoient en conséquence adopter qu’une religion sensuelle.

Leurs conjectures sont démenties par l’expérience et l’histoire : on sait que l’Asie a nourri des nations très belliqueuses ; que l’amour n’amollit point le courage[1] ; que les nations les plus sensibles à ses plaisirs ont, comme le remarquent Plutarque et Platon, souvent été les plus braves et les plus courageuses ; que le desir ardent des femmes ne peut jamais être regardé comme une preuve de la foiblesse du tempérament des Asiatiques[2] ; et qu’enfin, long-temps avant Mahomet, Odin avoit établi chez les nations les plus septentrionales une religion absolument semblable à celle du prophete de l’Orient[3].

Forcé d’abandonner cette opinion, et de restituer, si j’ose le dire, l’ame et le corps aux Asiatiques, on a cherché dans la position physique des peuples de l’orient la cause de leur servitude : en conséquence on a regardé le midi comme une vaste plaine dont l’étendue fournissoit à la tyrannie les moyens de retenir les peuples dans l’esclavage ; mais cette supposition n’est pas confirmée par la géographie. On sait que le midi de la terre est de toutes parts hérissé de montagnes ; que le nord, au contraire, peut être considéré comme une plaine vaste, déserte, et couverte de bois, comme vraisemblablement l’ont jadis été les plaines de l’Asie.

Après avoir inutilement épuisé les causes physiques pour y trouver les fondements du despotisme oriental, il faut bien avoir recours aux causes morales, et par conséquent à l’histoire. Elle nous apprend qu’en se poliçant les nations perdent insensiblement leur courage, leur vertu, et même leur amour pour la liberté ; qu’incontinent après sa formation, toute société, selon les différentes circonstances où elle se trouve, marche, d’un pas plus ou moins rapide, à l’esclavage. Or les peuples du midi, s’étant les premiers rassemblés en société, doivent par conséquent avoir été les premiers soumis au despotisme, parceque c’est à ce terme qu’aboutit toute espece de gouvernement, et la forme que tout état conserve jusqu’à son entiere destruction.

Mais, diront ceux qui croient le monde plus ancien que nous ne le pensons, comment est-il encore des républiques sur la terre ? Si toute société, leur répondra-t-on, tend, en se poliçant, au despotisme, toute puissance despotique tend à la dépopulation. Les climats soumis à ce pouvoir, incultes et dépeuplés après un certain nombre de siecles, se changent en déserts ; les plaines où s’étendoient des villes immenses, où s’élevoient des édifices somptueux, se couvrent peu-à-peu de forêts, où se réfugient quelques familles qui insensiblement forment de nouvelles nations sauvages ; succession qui doit toujours conserver des républiques sur la terre.

J’ajouterai seulement à ce que je viens de dire, que, si les peuples du midi sont les peuples les plus anciennement esclaves, et si les nations de l’Europe, à l’exception des Moscovites, peuvent être regardées comme des nations libres, c’est que ces nations sont plus nouvellement policées ; c’est que, du temps de Tacite, les Germains et les Gaulois n’étoient encore que des especes de sauvages ; et qu’à moins de mettre par la force des armes toute une nation à-la-fois dans les fers, ce n’est qu’après une longue suite de siecles, et par des tentatives insensibles, mais continues, que les tyrans peuvent étouffer dans les cœurs l’amour vertueux que tous les hommes ont naturellement pour la liberté, et avilir assez les ames pour les plier à l’esclavage. Une fois parvenu à ce terme, un peuple devient incapable d’aucun acte de générosité[4]. Si les nations de l’Asie sont le mépris de l’Europe, c’est que le temps les a soumises à un despotisme incompatible avec une certaine élévation d’ame. C’est ce même despotisme, destructeur de toute espece d’esprit et de talents, qui fait encore regarder la stupidité de certains peuples de l’orient comme l’effet d’un défaut d’organisation. Il seroit cependant facile d’appercevoir que la différence extérieure qu’on remarque, par exemple, dans la physionomie du Chinois et du Suédois ne peut avoir aucune influence sur leur esprit, et que, si toutes nos idées, comme l’a démontré M. Locke, nous viennent par les sens, les septentrionaux n’ayant point un plus grand nombre de sens que les orientaux, tous par conséquent ont par leur conformation physique d’égales dispositions à l’esprit.

Ce n’est donc qu’à la différente constitution des empires, et par conséquent aux causes morales, qu’on doit attribuer toutes les différences d’esprit et de caractere qu’on découvre entre les nations. C’est, par exemple, à la forme de leur gouvernement que les orientaux doivent ce génie allégorique qui fait et qui doit réellement faire le caractere distinctif de leurs ouvrages. Dans les pays où les sciences ont été cultivées, où l’on conserve encore le desir d’écrire, où l’on est cependant soumis au pouvoir arbitraire, où par conséquent la vérité ne peut se présenter que sous quelque emblême, il est certain que les auteurs doivent insensiblement contracter l’habitude de ne penser qu’en allégorie. Ce fut aussi pour faire sentir à je ne sais quel tyran l’injustice de ses vexations, la dureté avec laquelle il traitoit ses sujets, et la dépendance réciproque et nécessaire qui unit les peuples et les souverains, qu’un philosophe indien inventa, dit-on, le jeu des échecs. Il en donna des leçons au tyran ; lui fit remarquer, que si dans ce jeu les pieces devenoient inutiles après la perte du roi, le roi, après la prise de ses pieces, se trouvoit dans l’impuissance de se défendre, et que, dans l’un et l’autre cas, la partie étoit également perdue[5].

Je pourrois donner mille autres exemples de la forme allégorique sous laquelle les idées se présentent aux Indiens ; mais je me contente d’en ajouter un second. (Il n’est pas, je crois, nécessaire d’avertir que les écrivains orientaux sont dans l’usage de personnifier des êtres que nous n’oserions animer). Ce sont donc trois contes personnifiés qui causent entre eux : « Ma foi, dit l’un, il n’y a qu’heur et malheur dans ce monde ; chacun nous méprise, et, jusqu’à la plus frivole odalique, personne ne nous croit ». — « Que ne nous sommes-nous appelés histoire ! Sous ce nom, ajoute le second, les savants nous auroient consultés avec respect et confiance ». — « Vraiment, répond le troisieme, si Visthnou, Brama, ou Mahomet, m’eussent fait, et que j’eusse porté le nom de religion, je n’en serois pas moins un conte absurde, et cependant la terre m’adoreroit en tremblant : parmi les têtes les plus fortes, peut-être n’en est-il aucune qui pût assurer qu’elle ne m’eût pas cru. »

Ces exemples feroient, je crois, sentir que la forme du gouvernement à laquelle les nations de l’orient doivent tant d’ingénieuses allégories a, dans ces mêmes nations, dû occasionner une grande disette d’historiens. En effet, le genre de l’histoire, qui suppose sans doute beaucoup d’esprit, n’en exige cependant pas davantage que tout autre genre d’écrire. Pourquoi donc, entre les écrivains, les bons historiens sont-ils si rares ? C’est que, pour s’illustrer en ce genre, il faut non seulement naître dans l’heureux concours de circonstances propres à former un grand homme, mais encore dans des pays où l’on puisse impunément pratiquer la vertu et dire la vérité. Or le despotisme s’y oppose, et ferme la bouche aux historiens[6], si sa puissance n’est à cet égard enchaînée par quelque préjugé, quelque superstition, ou quelque établissement particulier. Tel est à la Chine l’établissement d’un tribunal d’histoire ; tribunal également sourd jusqu’aujourd’hui aux prieres comme aux menaces des rois[7].

Ce que je dis de l’histoire, je le dis de l’éloquence. Si l’Italie fut si féconde en orateurs, ce n’est pas, comme l’a soutenu la savante imbécillité de quelques pédants de college, que le sol de Rome fût plus propre que celui de Lisbonne ou de Constantinople à produire de grands orateurs. Rome perdit au même instant son éloquence et sa liberté. Cependant nul accident arrivé à la terre n’avoit sous les empereurs changé le climat de Rome. À quoi donc attribuer la disette d’orateurs où se trouverent alors les Romains, si ce n’est à des causes morales, c’est-à-dire aux changements arrivés dans la forme de leur gouvernement ? Qui doute qu’en forçant les orateurs à s’exercer sur de petits sujets[8], le despotisme n’ait tari les sources de l’éloquence ? Sa force consiste principalement dans la grandeur des sujets qu’elle traite. Supposons qu’il fallût autant d’esprit pour écrire le panégyrique de Trajan que pour composer les Catilinaires : dans cette hypothese même, je dis que, par le choix de son sujet, Pline seroit resté fort inférieur à Cicéron. Ce dernier ayant à tirer les Romains de l’assoupissement où Catilina vouloit les surprendre, il avoit à réveiller en eux les passions de la haine et de la vengeance ; et comment un sujet si intéressant pour les maîtres du monde n’auroit-il pas fait déférer à Cicéron la palme de l’éloquence ?

Qu’on examine à quoi tiennent les reproches de barbarie et de stupidité que les Grecs, les Romains, et tous les Européens, ont toujours faits aux peuples de l’orient ; on verra que les nations n’ayant jamais donné le nom d’esprit qu’à l’assemblage des idées qui leur étoient utiles, et le despotisme ayant interdit dans presque toute l’Asie l’étude de la morale, de la métaphysique, de la jurisprudence, de la politique, enfin de toutes les sciences intéressantes pour l’humanité, les orientaux doivent en conséquence être traités de barbares, de stupides, par les peuples éclairés de l’Europe, et devenir éternellement le mépris des nations libres et de la postérité.


  1. Les Gaulois, dit Tacite, aimoient les femmes, avoient pour elles la plus grande vénération ; ils leur croyoient quelque chose de divin, les admettoient dans leurs conseils, et délibéroient avec elles sur les affaires d’état. Les Germains en usoient de même avec les leurs : les décisions des femmes passoient chez eux pour des oracles. Sous Vespasien, une Velleda, avant elle une Aurinia, et plusieurs autres, s’étoient attiré la même vénération. C’est enfin, dit Tacite, à la société des femmes que les Germains doivent leur courage dans les combats, et leur sagesse dans les conseils.
  2. Au rapport du chevalier de Beaujeu, les septentrionaux ont toujours été très sensibles aux plaisirs de l’amour. Ogerius, in Itinere Danico, dit la même chose.
  3. Voyez, dans le chapitre XXV, l’exacte conformité de ces deux religions.
  4. Dans ces pays, la magnanimité ne triomphe point de la vengeance. On ne verra point en Turquie ce qu’on a vu il y a quelques années en Angleterre. Le prince Édouard, poursuivi par les troupes du roi, trouve un asyle dans la maison d’un seigneur. Ce seigneur est accusé d’avoir donné retraite au prétendant : on le cite devant les juges ; il s’y présente, et leur dit : « Souffrez qu’avant de subir l’interrogatoire je vous demande lequel d’entre vous, si le prétendant se fût réfugié dans sa maison, eût été assez vil et assez lâche pour le livrer ». À cette question, le tribunal se tait, se leve, et renvoie l’accusé.

    On ne voit point en Turquie de possesseur de terre s’occuper du bien de ses vassaux : un Turc n’établit point chez lui de manufacture ; il ne supportera point avec un plaisir secret l’insolence de ses inférieurs ; insolence qu’une fortune subite inspire presque toujours à ceux qui naissent dans l’indigence. On n’entendra point sortir de sa bouche cette belle réponse que, dans un cas pareil, fit un seigneur anglais à ceux qui l’accusoient de trop de bonté : « Si je voulois plus de respect de mes vassaux, je sais comme vous que la misere a la voix humble et timide ; mais je veux leur bonheur, et je rends graces au ciel, puisque leur insolence m’assure maintenant qu’ils sont plus riches et plus heureux. »

  5. Les visirs ont par de semblables adresses trouvé le moyen de donner des leçons utiles aux souverains. « Un roi de Perse en colère deposa son grand visir, et en mit un autre à sa place. Néanmoins, parceque d’ailleurs il étoit content des services du déposé, il lui dit de choisir dans ses états un endroit tel qu’il lui plairoit, pour y jouir le reste de ses jours, avec sa famille, des bienfaits qu’il avoit reçus de lui jusqu’alors. Le visir lui répondit : « Je n’ai pas besoin de tous les biens dont votre majesté m’a comblé ; je la supplie de les reprendre ; et, si elle a encore quelque bonté pour moi, je ne lui demande pas un lieu qui soit habité, je lui demande avec instance de m’accorder quelque village désert que je puisse repeupler et rétablir avec mes gens, par mon travail, mes soins, et mon industrie. Le roi donna ordre qu’on cherchât quelques villages tels qu’il les demandoit ; mais, après une grande recherche, ceux qui en avoient eu la commission vinrent lui rapporter qu’ils n’en avoient pas trouvé un seul. Le roi le dit au visir déposé, qui lui dit : Je savois fort bien qu’il n’y avoit pas un seul endroit ruiné dans tous les pays dont le soin m’avoit été confié. Ce que j’en ai fait a été afin que votre majesté sût elle-même en quel état je les lui rends, et qu’elle en charge un autre qui puisse lui en rendre un aussi bon compte ». Galland, Bon mots des Orientaux. »
  6. Si dans ces pays l’historien ne peut, sans s’exposer à de grands dangers, nommer les traîtres qui dans les siècles précédents ont quelquefois vendu leur patrie ; s’il est forcé de sacrifier ainsi la vérité à la vanité de descendants souvent aussi coupables que leurs ancêtres ; comment en ces pays un ministre feroit-il le bien public ? Quels obstacles ne mettroient point à ses projets des gens puissants, infiniment plus intéressés à la prolongation d’un abus qu’à la réputation de leurs peres ? Comment dans ces gouvernements oser demander des vertus à un citoyen, oser déclamer contre la méchanceté des hommes ? Ce ne sont point les hommes qui sont méchants, c’est la législation qui les rend tels, en punissant quiconque fait le bien et dit la vérité.
  7. Le tribunal d’histoire, dit M. Freret, est composé de deux sortes d’historiens. Les uns sont chargés d’écrire ce qui se passe au dehors du palais, c’est-à-dire tout ce qui concerne les affaires générales ; et les autres, tout ce qui se passe et se dit au dedans, c’est-à-dire toutes les actions et les discours du prince, des ministres, et des officiers. Chacun des membres de ce tribunal écrit sur une feuille tout ce qu’il a appris. Il la signe, et la jette, sans la communiquer à ses confreres, dans un grand tronc placé au milieu de la salle où l’on s’assemble. Pour faire connoître l’esprit de ce tribunal, M. Freret rapporte qu’un nommé T-sou-i-chong fit assassiner T-chouang-chong, dont il étoit le général. (C’étoit pour se venger de l’affront que ce prince lui avoit fait en lui enlevant sa femme). Le tribunal de l’histoire fit dresser une relation de cet évènement, et le mit dans ses archives. Le général, en ayant été informé, destitua le président, le condamna à mort, supprima la relation, et nomma un autre président. À peine celui-ci fut-il en place qu’il fit faire de nouveaux mémoires de cet évènement pour remplacer la perte des premiers. Le général, instruit de cette hardiesse, cassa le tribunal, et en fit périr tous les membres. Aussitôt l’empire fut inondé d’écrits publics où la conduite du général étoit peinte avec les couleurs les plus noires. Il craignit une sédition ; il rétablit le tribunal de l’histoire.

    Les annales de la dynastie des Tang rapportent un autre fait à ce sujet. Ta-i-tsong, deuxieme empereur de la dynastie des Tang, demanda un jour au président de ce même tribunal qu’il lui fît voir les mémoires destinés pour l’histoire de son regne. « Seigneur, lui dit le président, songez que nous rendons un compte exact des vices et des vertus des souverains ; que nous cesserions d’être libres si vous persistiez dans votre demande ». — « Eh quoi ! lui répondit l’empereur, vous qui me devez ce que vous êtes, vous qui m’étiez si attaché, voudriez-vos instruire la postérité de mes fautes, si j’en commettois ? » — « Il ne seroit pas, reprit le président, en mon pouvoir de les cacher. Ce seroit avec douleur que je les écrirois ; mais tel est le devoir de mon emploi, qu’il m’oblige même d’instruire la postérité de la conversation que vous avez aujourd’hui avec moi. »

  8. L’air de liberté que Tacite respira dans sa premiere jeunesse, sous le regne de Vespasien, donna du ressort à son âme. Il devint, dit M. l’abbé de la Bletterie, un homme de génie ; et il n’eût été qu’un homme d’esprit s’il fût entré dans le monde sous le regne de Néron.