De l’Esprit/Discours 4/Chapitre 11

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DISCOURS IV
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 6 (p. 50-71).
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CHAPITRE XI.

Des conseils.


Tout homme qu’on consulte croit toujours ses conseils dictés par l’amitié. Il le dit, la plupart des gens le croient sur sa parole, et leur aveugle confiance ne les égare que trop souvent. Il seroit cependant très facile de se détromper sur ce point ; car enfin on aime peu de gens, et l’on veut conseiller tout le monde. Où cette manie de conseiller prend-elle sa source ? Dans notre vanité. La folie de presque tout homme est de se croire sage, et beaucoup plus sage que son voisin : tout ce qui le confirme dans cette opinion lui plaît. Qui nous consulte nous est agréable : c’est un aveu d’infériorité qui nous flatte. D’ailleurs que d’occasions l’intérêt du consultant ne nous donne-t-il pas d’étaler nos maximes, nos idées, nos sentiments, de parler de nous, d’en parler beaucoup, et d’en parler en bien ! Aussi n’est-il personne qui n’en profite. Plus occupés de l’intérêt de notre vanité que de l’intérêt du consultant, il nous quitte ordinairement sans être instruit ni éclairé ; et nos conseils n’ont été que notre panégyrique. C’est donc, presque toujours, la vanité qui conseille. Aussi veut-on corriger tout le monde. C’est à ce sujet qu’un philosophe répondoit à un de ces conseillers empressés : « Comment me corrigerois-je de mes défauts, puisque tu ne te corrige pas toi-même de l’envie de corriger » ? Si c’étoit en effet l’amitié seule qui donnât des conseils, cette passion, comme toute passion vive, nous éclaireroit, nous feroit connoître quand et comment l’on doit conseiller. Dans le cas de l’ignorance, nul doute, par exemple, qu’un conseil ne soit très utile. Un avocat, un médecin, un philosophe, un politique, peuvent, chacun en leur genre, donner d’excellents avis. Dans tout autre cas le conseil est inutile ; souvent même il est ridicule, parce qu’en général c’est toujours soi qu’on y propose pour modele. Qu’un ambitieux consulte un homme modéré, et lui propose ses vues et ses projets : Abandonnez-les, lui dira celui-ci ; ne vous exposez point à des dangers, à des chagrins sans nombre, et livrez-vous à des occupations douces. Peut-être, lui répliquera l’ambitieux, entre des passions et des caracteres différents, si j’avois encore un choix à faire, peut-être me rendrois-je à votre avis ; mais il s’agit, mes passions données, mon caractere formé, et mes habitudes prises, d’en tirer le meilleur parti possible pour mon bonheur. C’est sur ce point que je vous consulte. En vain ajouteroit-il que le caractere une fois formé, il est impossible d’en changer ; que les plaisirs d’un homme modéré seroient insipides pour un ambitieux ; et que le ministre disgracié meurt d’ennui : quelques raisons qu’il allegue, l’homme modéré lui répétera toujours : Il ne faut pas être ambitieux. Il me semble entendre un médecin dire à son malade : Monsieur, n’ayez pas la fievre. Les vieillards tiendront le même langage. Qu’un jeune homme les consulte sur la conduite qu’il doit tenir : Fuyez, lui diront-ils, tout bal, tout spectacle, toute assemblée de femmes, et tout amusement frivole ; occupez-vous tout entier de votre fortune ; imitez-nous. Mais, leur répliquera le jeune homme, je suis encore très sensible au plaisir ; j’aime les femmes avec fureur : comment y renoncer ? vous sentez qu’à mon âge ce plaisir est un besoin. Quelque chose qu’il dise, un vieillard ne comprendra jamais que la jouissance d’une femme soit si nécessaire au bonheur d’un homme. Tout sentiment qu’on n’éprouve plus est un sentiment dont on n’admet point l’existence. Le vieillard ne cherche plus le plaisir, le plaisir ne le cherche plus ; les objets qui l’occupoient dans sa jeunesse se sont insensiblement éloignés de ses yeux. L’homme alors est comparable au vaisseau qui cingle en haute mer, qui perd insensiblement de vue les objets qui l’attachoient au rivage, et qui lui-même disparoît bientôt à leurs yeux. Qui considere l’ardeur avec laquelle chacun se propose pour modele croit voir des nageurs répandus sur un grand lac, et qui, emportés par des courants divers, levent la tête au-dessus de l’eau, et se crient les uns aux autres : C’est moi qu’il faut suivre, et c’est là qu’il faut aborder. Retenu lui-même par des chaînes d’airain sur un rocher d’où il contemple leur folie, Ne voyez-vous pas, dit le sage, qu’entraînés par des courants contraires vous ne pouvez aborder au même endroit ? Conseiller à un homme de dire ceci, de faire cela, c’est ordinairement ne rien dire, sinon, J’agirois de cette maniere, je dirois telle chose. Aussi ce mot de Moliere, Vous êtes orfevre, monsieur Josse, appliqué à l’orgueil de se donner pour exemple, est-il bien plus général qu’on ne l’imagine. Il n’est point de sot qui ne voulût diriger la conduite de l’homme du plus grand esprit[1]. Il me semble voir le chef des Natchès[2] qui, tous les matins, au lever de l’aurore, sort de sa cabane, et du doigt marque au soleil son frere la route qu’il doit tenir.

Mais, dira-t-on, l’homme que l’on consulte peut sans doute se faire illusion à lui-même, attribuer à l’amitié ce qui n’est en lui que l’effet de sa vanité : mais comment cette illusion passe-t-elle jusqu’à celui qui consulte ? comment n’est-il pas à cet égard éclairé par son intérêt ? C’est qu’on croit volontiers que les autres prennent à ce qui nous regarde un intérêt que réellement ils n’y prennent point ; c’est que la plupart des hommes sont foibles, ne peuvent se conduire eux-mêmes, ont besoin qu’on les décide ; et qu’il est très facile, comme l’observation le prouve, de communiquer à de pareils hommes la haute opinion qu’on a de soi. Il n’en est pas ainsi d’un esprit ferme : s’il consulte, c’est qu’il ignore. Il sait que, dans tout autre cas, et lorsqu’il s’agit de son propre bonheur, c’est uniquement à lui seul qu’il doit s’en rapporter. En effet, si la bonté d’un conseil dépend alors d’une connoissance exacte du sentiment et du degré de sentiment dont un homme est affecté, qui peut mieux se conseiller que soi-même ? Si l’intérêt vif nous éclaire sur tous les objets de nos recherches, qui peut être plus éclairé que nous sur notre propre bonheur ? Qui sait si, le caractere formé et les habitudes prises, chacun ne se conduit pas le mieux possible, lors même qu’il paroît le plus fou ? Tout le monde sait cette réponse d’un fameux oculiste. Un paysan va le consulter ; il le trouve à table, buvant et mangeant bien : « Que faire pour mes yeux ? lui dit le paysan ». — « Vous abstenir du vin, reprend l’oculiste ». — « Mais il me semble, reprend le paysan en s’approchant de lui, que vos yeux ne sont pas plus sains que les miens ; et cependant vous buvez ». — « Oui vraiment ; c’est que j’aime mieux boire que guérir ». Que de gens dont le bonheur est, comme celui de cet oculiste, attaché à des passions qui doivent les plonger dans les plus grands malheurs, et qui cependant, si je l’ose dire, seroient fous de vouloir être plus sages ! Il est même des hommes, et l’expérience ne l’a que trop démontré, qui sont assez malheureusement nés pour ne pouvoir être heureux que par des actions qui les menent à la Greve[3]. Mais, répliquera-t-on, il est aussi des hommes qui, faute d’un sage conseil, tombent journellement dans les fautes les plus grossieres : un bon conseil sans doute pourroit les leur faire éviter. Mais je dis qu’ils en commettroient de plus considérables encore s’ils se livroient indistinctement aux conseils d’autrui. Qui les suit aveuglément n’a qu’une conduite pleine d’inconséquences, ordinairement plus funeste que les excès même des passions.

En s’abandonnant à son caractere on s’épargne au moins les efforts inutiles qu’on fait pour y résister. Quelque forte que soit la tempête, lorsqu’on prend le vent arriere on soutient sans fatigue l’impétuosité des mers ; mais, si l’on veut lutter contre les vagues en prêtant le flanc à l’orage, on ne trouve par-tout qu’une mer rude et fatigante.

Des conseils inconsidérés ne nous précipitent que trop souvent dans des abymes de malheurs. Aussi devroit-on souvent se rappeler ce mot de Socrate : « Puissé-je, disoit ce philosophe, toujours en garde contre mes maîtres et mes amis, conserver toujours mon ame dans une situation tranquille, et n’obéir jamais qu’à la raison, la meilleure des conseilleres » ! Quiconque écoute la raison est non seulement sourd aux mauvais conseils, mais pese encore à la balance du doute les conseils même de ces gens qui, respectables par leur âge, leurs dignités, et leur mérite, mettent cependant trop d’importance à leurs occupations, et, comme le héros de Cervantes, ont un coin de folie auquel ils veulent tout ramener. Si les conseils sont quelquefois utiles, c’est pour se mettre en état de se mieux conseiller soi-même : s’il est prudent d’en demander, ce n’est qu’à ces gens sages qui, connoissant la rareté et le prix d’un bon conseil, en sont et doivent toujours en être avares[4]. En effet, pour en donner d’utiles, avec quel soin ne faut-il pas approfondir le caractere d’un homme ! quelle connoissance ne faut-il pas avoir de ses goûts, de ses inclinations, des sentiments qui l’animent, et du degré de sentiment dont il est affecté ! quelle finesse enfin pour pressentir les fautes qu’il veut commettre avant que de s’en repentir, pour prévoir les circonstances où la fortune doit le placer, et juger en conséquence si tel défaut dont on voudroit le corriger ne se changera pas en vertu dans les places où vraisemblablement il doit parvenir ! C’est le tableau effrayant de ces difficultés qui rend l’homme sage si réservé sur l’article des conseils. Aussi n’est-ce qu’à ceux qui n’en donnent point qu’il en faut toujours demander. Tout autre conseil doit être suspect. Mais est-il quelque signe auquel on puisse reconnoître les conseils de l’homme sage ? Oui sans doute il en est. Toutes les passions ont un langage différent. On peut donc, par l’énoncé des conseils, reconnoître le motif qui les donne. Dans la plupart des hommes c’est, comme je l’ai dit plus haut, l’orgueil qui les dicte ; et les conseils de l’orgueil, toujours humiliants, ne sont presque jamais suivis. L’orgueil les donne, l’orgueil y résiste : c’est l’enclume qui repousse le marteau. L’art de les faire goûter, qui de tous les arts est peut-être chez les hommes l’art le moins perfectionné, est absolument inconnu à l’orgueil. Il ne discute point. Ses conseils sont des décisions, et ses décisions sont la preuve de son ignorance. On dispute sur ce qu’on sait, on tranche sur ce qu’on ignore. Mortels, diroit volontiers l’orgueilleux, écoutez-moi : supérieur en esprit aux autres hommes, je parle ; qu’ils exécutent et croient en mes lumieres : me répliquer c’est m’offenser. Aussi, toujours plein d’un respect profond pour lui-même, qui résiste à ses conseils est un entêté auquel il faut des flatteurs, et non des amis. Superbe, lui répondroit-on, sur qui doit tomber ce reproche, si ce n’est sur toi-même, qui t’emportes avec tant de violence contre ceux qui par une déférence aveugle à tes décisions ne flattent point ta présomption ? Apprends que c’est le vice de l’humeur qui te sauve du vice de la flatterie. D’ailleurs que veux-tu dire par cet amour pour la flatterie que tous les hommes se reprochent réciproquement, et dont on accuse principalement les grands et les rois ? Chacun, sans doute, hait la louange, lorsqu’il la croit fausse : l’on n’aime donc les flatteurs qu’en qualité d’admirateurs sinceres. Sous ce titre il est impossible de ne les point aimer, parce que chacun se croit louable, et veut être loué. Qui dédaigne les éloges souffre du moins qu’on le loue sur ce point. Lorsqu’on déteste le flatteur, c’est qu’on le reconnoît pour tel. Dans la flatterie ce n’est donc pas la louange, mais la fausseté, qui choque. Si l’homme d’esprit paroît moins sensible aux éloges, c’est qu’il en apperçoit plus souvent la fausseté : mais qu’un flatteur adroit le loue, persiste à le louer, et mêle quelques blâmes aux éloges qu’il lui donne, l’homme d’esprit en sera tôt ou tard la dupe. Depuis l’artisan jusqu’aux princes, tout aime la louange, et par conséquent la flatterie adroite. Mais, dira-t-on, n’a-t-on pas vu des rois supporter avec reconnoissance les dures représentations d’un conseiller vertueux ? Oui, sans doute : mais ces princes étoient jaloux de leur gloire ; ils étoient amoureux du bien public ; leur caractere les forçoit d’appeler à leur cour des hommes animés de cette même passion, c’est-à-dire des hommes qui ne leur donnassent que des conseils favorables aux peuples. Or de pareils conseillers flattent un prince vertueux, du moins dans l’objet de sa passion, s’ils ne le flattent pas toujours dans les moyens qu’il prend pour la satisfaire : une pareille liberté ne l’offense donc pas. Je dirai de plus qu’une vérité dure peut quelquefois le flatter : c’est la morsure d’une maîtresse.

Qu’un homme s’approche d’un avare, et lui dise : Vous êtes un sot ; vous placez mal votre argent ; voilà l’emploi plus utile que vous en pouvez faire : loin d’être révolté d’une pareille franchise, l’avare en saura gré à son auteur. En désapprouvant la conduite de l’avare, on le flatte dans ce qu’il a de plus cher, c’est-à-dire dans l’objet de sa passion. Or ce que je dis de l’avare peut s’appliquer au roi vertueux.

À l’égard d’un prince que n’animeroit point l’amour de la gloire ou du bien public, ce prince ne pourroit attirer à sa cour que des hommes qui, relativement à ses goûts, ses préjugés, ses vues, ses projets, et ses plaisirs, pourroient l’éclairer sur l’objet de ses desirs : il ne seroit donc environné que de ces hommes vicieux auxquels la vengeance publique donne le nom de flatteurs[5]. Loin de lui fuiroient tous les gens vertueux. Exiger qu’il les rassemblât près de son trône, ce seroit lui demander l’impossible, et vouloir un effet sans cause. Les tyrans et les grands princes doivent se décider par le même motif sur le choix de leurs amis ; ils ne different que par la passion dont ils sont animés.

Tous les hommes veulent donc être loués et flattés : mais tous ne veulent pas l’être de la même maniere ; et c’est uniquement en ce point qu’ils sont différents entre eux. L’orgueilleux n’est point exempt de ce desir : quelle preuve plus forte que la hauteur avec laquelle il décide, et la soumission aveugle qu’il exige ? Il n’en est pas ainsi de l’homme sage ; son amour-propre ne se manifeste point d’une maniere insultante ; s’il donne un conseil, il n’exige point qu’on le suive. La saine raison soupçonne toujours qu’elle n’a pas considéré un objet sous toutes ses faces. Aussi l’énoncé de ses conseils est-il toujours remarquable par quelqu’une de ces expressions de doute propres à marquer la situation de l’ame. Telles sont ces phrases : Je crois que vous devez vous conduire de telle maniere ; tel est mon avis ; tels sont les motifs sur lesquels je me fonde : mais n’adoptez rien sans examen, etc. C’est à cette maniere de conseiller qu’on reconnoît l’homme sage : lui seul peut réussir auprès de l’homme d’esprit ; et, s’il n’a pas toujours le même succès auprès des gens médiocres, c’est que ces derniers, souvent incertains, veulent qu’on les arrache à leur irrésolution, et qu’on les décide ; ils s’en fient plus à la sottise qui tranche d’un ton ferme, qu’à la sagesse qui parle en hésitant.

L’amitié qui conseille prend à-peu-près le ton de la sagesse ; elle unit seulement l’expression du sentiment à celle du doute. Résiste-t-on à ses avis ? va-t-on même jusqu’à les mépriser ? c’est alors qu’elle se fait mieux connoître, et qu’après avoir fait ses représentations, elle s’écrie avec Pylade : Allons, seigneur, enlevons Hermione.

Chaque passion a donc ses tours, ses expressions, et sa maniere particuliere de s’exprimer : aussi l’homme qui, par une analyse exacte des phrases et des expressions dont se servent les différentes passions, donneroit le signe auquel on peut les reconnoître, mériteroit sans doute infiniment de la reconnoissance publique. C’est alors qu’on pourroit, dans le faisceau de sentiments qui produisent chaque acte de notre volonté, distinguer du moins le sentiment qui domine en nous. Jusques-là les hommes s’ignoreront eux-mêmes, et tomberont, en fait de sentiments, dans les erreurs les plus grossieres.


  1. Qui n’est point écuyer ne donne point de conseil sur l’art de domter les chevaux. Mais on n’est point si défiant en fait de morale : sans l’avoir étudiée, on s’y croit très savant, et en état de conseiller tout le monde.
  2. Peuples sauvages.
  3. Si, comme le dit Pascal, l’habitude est une seconde et peut-être une premiere nature, il faut avouer que, l’habitude du crime une fois prise, on en commettra toute sa vie.
  4. Chaque siecle ne produit peut-être que cinq ou six hommes de cette espece ; et cependant, en morale comme en médecine, on consulte la premiere bonne femme. On ne se dit pas que la morale, comme toute autre science, demande beaucoup d’étude et de méditation. Chacun croit la savoir, parce qu’il n’est point d’école publique pour l’apprendre.
  5. La plupart des princes, dit le poëte Saadi, sont si indifférents aux bons conseils, ils ont si rarement besoin d’amis vertueux, que c’est toujours un signe de calamité publique lorsque ces hommes vertueux paroissent à la cour. Aussi n’y sont-ils appelés qu’à l’extrémité, et dans l’instant où communément l’état est sans ressource.