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De l’Esprit du temps à propos de Musique - M. Meyerbeer

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DE
L’ESPRIT DU TEMPS
A PROPOS DE MUSIQUE

M. MEYERBEER.



La musique, cet art pour ainsi dire né d’hier, a déjà son histoire, dont le mouvement social, politique, industriel des idées modernes provoque et décide les transformations et les vicissitudes. Il y eut jadis un temps où l’art des Bach et des Haydn se suffisait à lui-même, où nul ne se fût avisé de vouloir chercher dans une œuvre musicale autre chose que de la musique : période édénique pendant laquelle un septuor, une symphonie, un opéra même, n’étaient que petits sentiers où l’on se promenait de mélodie en mélodie, comme en un frais jardin tout parsemé, de roses vous iriez d’une fleur à l’autre, respirant les parfums, admirant l’éclat des couleurs, et ne demandant rien en surcroît de ces simples et douces sensations. Alors, quand il avait approfondi les mystères de la basse fondamentale, parcouru les labyrinthes de l’harmonie, pénétré les arcanes du double contre-point, un compositeur estimait en savoir assez et se croyait le droit d’invoquer certaines dispenses pour le reste des connaissances humaines. Lisez les lettres que le jeune Mozart écrivait d’Italie à cette époque, et vous verrez qu’il n’y est question que de chanteurs et de cantatrices : les danseuses aussi l’intéressent par momens; mais du Vatican et du Colysée pas un mot. On était alors musicien, rien de moins, rien de plus, et le maître, en composant son ouvrage, ne se proposait d’autre but que d’y entasser toute sorte de richesses musicales. Aujourd’hui un pareil procédé ne serait plus possible, et l’esprit nouveau ne permettrait plus à un maître de se tenir à ce point isolé du mouvement des choses publiques. Si c’est un bien ou si c’est un mal, un signe de progrès ou de décadence, nous nous abstenons de le discuter; mais il n’en est pas moins vrai que la musique vit désormais d’une foule d’idées extra-musicales. « On pourrait, je le vois, vous appeler le seigneur Microcosme, » dit Méphistophélès à Faust, et ces paroles du vieux diable de Goethe, nous les appliquerions, mais sans ironie, à tel grand compositeur de la période actuelle, à M. Meyerbeer par exemple. Chez quel homme en effet se résument mieux toutes les tendances, tous les raffinemens, toutes les spéculations d’un âge dont le moindre tort est de n’être point simple, et qui, en rapprochant les distances, en créant à l’esprit humain mille ressources pour accroître le trésor de ses connaissances à peu de frais et sans dépense de temps considérable, devait nécessairement agrandir le domaine des arts?

Il existe certaines anecdotes traditionnelles sur la vie des grands artistes qui en quatre mots caractérisent un homme et une époque, et mériteraient à ce seul point de vue d’être rappelées à la mémoire du public, alors même qu’une impitoyable critique prétendrait nous démontrer qu’elles ne contiennent pas un mot de vrai. Authentique ou non, la légende qui fait mourir Léonard de Vinci dans les bras de François Ier exprime on ne saurait mieux les rapports d’intimité où vivaient au XVIe siècle les rois et les artistes. J’en dirai autant du mot prêté à Michel-Ange : « Sanzio a traversé la chapelle Sixtine, » mot qui certes peut bien ne pas être vrai, mais qui définit à merveille, et avec la pointe d’ironie qu’on peut admettre en pareil cas, la troisième manière de Raphaël. On prétend de même que Mozart, voyant un jour le jeune Beethoven improviser au piano, se serait écrié : « Ou je me trompe fort, ou celui-ci aura quelque chose à nous dire. » Ce pronostic, nous le croyons du moins, n’a pas menti, et la suite est venue en effet démontrer assez généralement que Beethoven avait « quelque chose à dire. » Ici nous voudrions citer un passage d’un écrivain allemand qui, selon nous, rend avec beaucoup de justesse ce qu’il y a d’extra-musical dans la conception de cet immense génie. « Cette fois, écrit M. Julien Schmidt en parlant des symphonies de Beethoven, on sent qu’il ne s’agit plus de tous ces lieux-communs de joie et de douleur qui jusque-là servirent de texte à la musique instrumentale : un monde inconnu s’ouvre à nous, le monde de l’esprit. Nous entendons gronder ses mystérieux abîmes, et nous nous tourmentons à comprendre leurs voix. Se rendre compte de ces sensations, traduire les sons en paroles, devient un besoin pour chacun, et, quoi qu’en dise le musicien de profession, qu’un tel abus met hors de lui, en dépit des banales colères du critique routinier, vous vous sentez au cœur je ne sais quel désir immodéré d’aller au fond de ces ivresses délirantes et de ces titaniques désespoirs[1]. » J’ai cité ces lignes parce qu’elles constatent une fois de plus un fait sur lequel d’ailleurs tous les bons esprits sont d’accord, à savoir que le plus grand musicien reconnu jusqu’ici, Beethoven, en composant ses symphonies, est arrivé à produire des effets en dehors du domaine de la musique. Or, si Beethoven se propose des problèmes psychologiques, qui empêche que d’autres n’abordent carrément l’histoire? Ne rions pas de ces généreuses tentatives, car autant vaudrait nier Weber et Rossini, celui-là si vigoureusement enflammé des colères patriotiques de 1813, et dont le romantisme respire je ne sais quelle sauvage haine de la France; celui-ci le sage et l’heureux du siècle, le musicien par excellence des heureux jours de la restauration.

Et cependant, à cette idée que la musique doit être de son temps, n’y aurait-il pas aussi de très curieuses objections à faire? En ce sens, un ingénieux esthéticien, cherchant à définir dans un intéressant ouvrage les limites de la musique et de la poésie, se demandait dernièrement en quoi par exemple un Sébastien Bach pouvait représenter le siècle de Louis XV et de Voltaire, et quels rapports ont pu exister entre la société qu’a peinte Hogarth et l’œuvre d’un Handel. Or ceci mérite éclaircissement, et tout en admettant que la musique se soit maintes fois trouvée en parfait désaccord avec l’esprit du temps, il suffit d’étudier un seul instant la cause de ce désaccord pour demeurer convaincu que s’il a dû en effet exister dans le passé, il ne saurait avoir désormais de raison d’être ni dans le présent ni dans l’avenir. La musique n’est point, comme la poésie, un art dont le secret se révèle à nous dès le berceau; elle a au contraire, de même que l’architecture, la statuaire et la peinture, un côté technique qui veut être étudié avec efforts, laborieusement approfondi. On sait quel merveilleux héritage l’ancien monde, en s’écroulant, livra aux temps nouveaux, et tout ce qu’à un jour donné eurent à recueillir dans ses immortels débris l’architecture, la statuaire et la peinture. Il n’en fut point de même pour la musique, art d’origine toute moderne, et qui, n’empruntant rien aux Grecs, rien aux Romains, dut accomplir dans le présent les diverses périodes de développement et de transformation que les autres arts avaient traversées dans le passé. Née seulement d’hier, il lui fallut, avant de marcher l’égale de l’architecture, de la statuaire et de la peinture, et d’emboîter en quelque sorte le pas du siècle, il lui fallut grandir, gagner des forces, faire ses années d’apprentissage, et ce n’est guère que vers notre époque qu’elle devait, à vrai dire, atteindre à la maturité. Aussi voyons-nous se précipiter les phases de son développement à mesure qu’elle approche de cette bienheureuse période qui va la mettre enfin en pleine possession d’elle-même.

Ou je me serai mal expliqué, ou chacun comprendra maintenant le désaccord qui vers 1755 devait exister entre l’esprit du temps et le génie d’un Sébastien Bach. Il n’y avait Là qu’une question de forme, qu’une question purement spécifique, comme on dirait en Allemagne. La musique, n’ayant pas eu un développement analogue à celui des autres arts, vivait absorbée dans les difficultés de la syntaxe, dans son algèbre de problèmes harmoniques, dont la solution lui devait suffire jusqu’au jour où, les difficultés techniques étant surmontées, l’artiste n’aurait plus à dépenser le meilleur de sa vie et de son inspiration à se rendre maître de la forme, qu’il allait considérer désormais non plus comme le but suprême, mais comme le simple moyen d’exprimer son idée. A la période architecturale, dont Sébastien Bach serait le Vitruve, succède la période de l’âme, si délicieusement personnifiée dans Mozart. Avec Beethoven s’ouvre la grande, l’infinie période de l’esprit humain. Ce beau qui naguère suffisait à Haydn, à Mozart, ne suffit plus à Beethoven; sa symphonie est un poème, un drame, une épopée, et Shakspeare dans Hamlet, Goethe dans Faust et Werther, Chateaubriand dans René, n’ont pas plus puissamment rendu les troubles, la mélancolie, les désespoirs, les aspirations de l’homme moderne. L’œuvre qui pour les autres fut un travail d’artiste et de musicien devient pour Beethoven un acte de délivrance. Il y met toutes les tendresses, toutes les rêveries, tous les sanglots de sa grande âme; il y met jusqu’au fruit de ses lectures, et comme ce statuaire fondant son argenterie et ses joyaux pour remplir le moule du Persée, littérature, histoire, philosophie, tout lui est bon pour agrandir, ennoblir, régénérer la forme musicale[2].

Voilà ce que j’appelle un révélateur : de Mozart à Beethoven, la distance franchie est immense. L’un appartient encore au vieux monde, l’autre a le souffle et le verbe des temps nouveaux; l’un me représente Pérugin, l’autre Michel-Ange, le Michel-Ange de la chapelle Sixtine écrasé sous l’énorme poids des compassions humaines, le titan sublime et douloureux si magnifiquement entrevu par M. Michelet dans quelques pages inspirées et presque sibyllines de son livre sur la Renaissance. Les œuvres de cette sorte se jugent par la règle même qu’on applique en les mesurant : essayez donc de juger cela d’après les simples notions du beau ordinaire! Du dessin et de la couleur, de l’invention mélodique et de la science instrumentale, à peine si l’on s’en occupe, tant vous absorbent la grandeur et la puissance de l’esprit qui vient à vous, et que portent ces courans électriques de l’art, comme jadis les flots de la mer portaient l’esprit de Dieu! Pour nous en tenir à la musique, là même est le point par où cet art touche à ce qu’il y a de plus élevé, — cet art que tant de gens s’obstinent encore à ne vouloir considérer que comme un délassement frivole, et dont Beethoven a pu dire qu’il le révérait comme une chose sacrée et le plaçait au-dessus de toutes les philosophies; ce qui n’empêcha pas un moment les rieurs de s’égayer fort de cette prétention qu’affichait la musique moderne de traiter des sujets en dehors de sa compétence! « Histoire! philosophie! politique! religion! qu’est cela? s’écriait-on de toutes parts; mais y pensez-vous, ma mie? Ce ne sont point là vos affaires. Allons, plus de folies! Retournons bien vite à notre clavecin. » C’était en vérité s’y prendre habilement pour nier le progrès que de s’attaquer à un art né d’hier, ressortant du pur domaine de l’intelligence et jouissant en outre de ce singulier privilège de voir ses moyens d’exécution s’accroître et se multiplier de jour en jour, d’un art enfin dont l’émancipation ne date que de Beethoven! Mais il paraît qu’il en doit être ainsi de toutes les causes, politiques, sociales, littéraires ou musicales; la plupart ont leurs émigrés, lesquels vous soutiendront au besoin que les chemins de fer n’ont été inventés que pour remonter le cours des siècles.

Un homme qui, Dieu merci, est bien de son temps, c’est M. Meyerbeer; suivez jusque dans ses moindres variations cette vive intelligence, et vous verrez comme tout y procède d’une façon complexe, Leibnitz dirait sphérique, comme en elle le développement musical ne s’isole jamais du développement des autres facultés pensantes. « Je suis homme, s’écriait Térence, et rien d’humain ne doit me rester étranger. » Il semble qu’à son exemple M. Meyerbeer se soit dit : « Je suis musicien, et rien de ce que les poètes et les historiens ont écrit, de ce que les philosophes ont pensé, ne saurait être ignoré de moi. « J’ignore naturellement ce que sera la musique de l’avenir; mais grâce à la partition des Huguenots je sais, à n’en pas douter, ce que devait être la musique du présent. Le spectateur se sent là tout de suite dans une atmosphère intelligente, où le beau musical proprement dit ne se fait point acheter au prix du plus incolore, du plus inepte remplissage. Là tout se tient , et le principe fondamental de drame chanté une fois admis, vous êtes sûr que rien ne viendra heurter votre impression. « On objecte, écrivait La Harpe, à propos de l’Alceste de Gluck, dans la grande querelle musicale de 1777, qu’il n’est pas naturel de chanter un air de cette nature dans une situation passionnée, que c’est un moyen d’arrêter la scène et de nuire à l’effet : je trouve ces objections absolument illusoires. D’abord, dès qu’on admet le chant, il faut l’admettre le plus beau possible, et il n’est pas plus naturel de chanter mal que de chanter bien; tous les arts sont fondés sur des conventions, sur des données. Je n’ignore pas qu’Alceste ne faisait pas ses adieux à Admète en chantant un air; mais comme Alceste est sur le théâtre pour chanter, si je retrouve sa douleur et son amour dans un air bien mélodieux, je jouirai de son chant en m’intéressant à son infortune[3]. Et c’est justement ce qui arrive avec tous les personnages de M. Meyerbeer : vous jouissez de leur chant en vous intéressant à leur infortune. Il y aurait, on l’avouera, quelque naïveté à vouloir démontrer aujourd’hui qu’au seul point de vue exclusivement musical, la partition des Huguenots est un chef-d’œuvre. Ce que nous tenons à constater, c’est qu’un élément nouveau, un principe de vie et d’originalité, circule à travers ce noble ensemble, et qu’indépendamment de la beauté musicale des airs et des duos qu’ils chantent, Valentine, Raoul, Saint-Bris, le comte de Nevers et Marcel sont des figures humaines, historiques. Or cet élément nouveau, ce principe de vie, où M. Meyerbeer les aurait-il puisés, sinon dans l’esprit de l’époque, dans ce sens intellectuel si prompt à percevoir, si habile à s’assimiler les choses en apparence les plus étrangères à la compétence musicale, et qui trahit chez cet illustre maître le contemporain de Ranke et de Michelet. L’idée d’abord, puis la musique : ainsi procède, ainsi n’a jamais cessé de procéder M. Meyerbeer. Dans une étude sur son œuvre musicale, c’est également ainsi qu’il conviendrait peut-être de procéder, et le penseur pourrait nous aider à comprendre le musicien. Au point de vue purement musical, Robert, les Huguenots, le Prophète, n’appellent plus la discussion; au point de vue des intentions, des pensées extra-musicales qu’elles manifestent, des préoccupations générales auxquelles ces œuvres répondent, on nous accordera du moins qu’il peut y avoir encore profit à les étudier. D’ailleurs nous sommes de ceux qui pensent qu’on ne perd jamais son temps dans le commerce des mortels privilégiés qui sont nés en ayant quelque chose à dire.

I.

Giacomo Meyerbeer naquit à Berlin en 1794, d’une famille riche et à laquelle les illustrations ne devaient pas manquer. De ses deux frères, l’un, Guillaume, se rendit plus tard célèbre par ses travaux et ses découvertes astronomiques, et l’autre fut cet aimable, poétique et si regrettable Michel Béer, l’auteur du Paria' et de Struensée, âme rêveuse et sympathique, esprit plein de savoir et de charme, à qui le temps seul a manqué pour se placer au premier rang. Chez le jeune Giacomo, la vocation éclata dès l’enfance; il avait à peine neuf ans que déjà il se faisait entendre en public, et que Charles-Marie de Weber pressentait en lui le plus grand pianiste de l’Allemagne. « L’art ouvre devant vous un magnifique avenir; venez chez moi, à Darmstadt : vous y serez reçu comme un enfant de la maison, et pourrez étancher aux sources mêmes cette soif de connaissances musicales qui vous dévore. » Ainsi lui écrivait l’abbé Vogler, l’organiste et le théoricien par excellence de cette période, le digne maître dont l’enseignement, après avoir formé tant d’élèves célèbres, — les Winter, les Ritter, les Knecht, — devait un jour donner au monde les auteurs du Freyschütz et des Huguenots.

C’est donc chez l’abbé Vogler que commença la période de jeunesse de M. Meyerbeer, cette période inquiète et agitée qui devait se continuer et finir en Italie. Vers la fin de ses études chez l’abbé Vogler, Giacomo Meyerbeer écrivait un oratorio : Dieu et la Nature, lequel se produisait à Berlin, non sans quelque succès, et valait même au jeune musicien le titre de maître de chapelle à la cour du grand-duc de Hesse. A la suite de ce brillant exploit, dont l’honneur avait rejailli naturellement sur son école, l’abbé Vogler quittait Darmstadt pour s’en aller, en compagnie de ses chers élèves, parcourir les principales villes de l’Allemagne, s’arrêtant ici et là lorsqu’un sujet d’études se présentait, et ne perdant pas une occasion d’instruire son monde en dissertant de omni re scibili. Selon les sages principes qui faisaient le fond de la doctrine de cet aimable et doux péripatéticien, ce voyage devait être en quelque sorte le couronnement des classes. Quand les joyeux compagnons musiciens eurent accompli leur tour d’Allemagne, le brave et digne prêtre leur donna sa bénédiction, à laquelle il joignit pour Meyerbeer le diplôme de maestro.

Une œuvre dramatique affectant le style de l’oratorio, la Fille de Jephté, fut le premier produit de cette liberté à laquelle il venait d’être rendu, produit du reste assez incomplet, s’il faut en croire les chroniques du temps, et qui, en dépit des magnifiques choses que Weber prétendait y voir, n’obtint du public de Munich que l’accueil le plus médiocre. Un Abimelech, écrit à Venise dans le style de l’ancien opéra allemand, semblait une gageure contre l’esprit nouveau qui venait d’Italie, et n’eut point meilleur sort que la Fille de Jephté. Ces deux échecs, arrivant coup sur coup, étaient de nature à compromettre l’avenir d’un artiste, et le découragement s’en fût mêlé sans l’intervention de Salieri, qui, tout en relevant le moral abattu du jeune maître, lui conseilla vertement de s’en aller bien vite faire un tour en Italie, et de séjourner en cet heureux pays, où les citronniers fleurissent, jusqu’à ce qu’il y eût appris comment on écrit pour les voix. Meyerbeer profita de la leçon; il vint à Venise, entendit le Tancrède de Rossini et se convertit à la musique italienne, qu’il n’avait, à vrai dire, connue encore que par les ouvrages de Nicolini, de Farinelli et de Pavesi, qu’on représentait alors à Munich et à Vienne, et dont le style banal, routinier et plat, n’avait point en effet de quoi séduire une intelligence formée à l’école de l’harmonie allemande et nourrie de la moelle des lions. Cette conversion, après quelques mois d’études nouvelles, donna pour résultat Romilda e Costanza, ouvrage représenté sur le théâtre de Padoue en 1818, et dans lequel une mélodie élégante se mariait à un orchestre d’une harmonie plus riche et plus travaillée. Puis vint, l’année suivante, la Semiramide riconosciuta, écrite pour Mme Caroline Bassi, une tragédienne lyrique de ce temps dont on se serait souvenu davantage sans la Pasta, puis encore à Venise, en 1820, Emma di Resburgo, un succès d’enthousiasme qui, avec l’Edoardo e Cristina de Rossini, exécuté vers la même époque, entraîna tout sur son passage.

Meyerbeer tenait la fortune; son nom, déjà populaire, éveillait mille sympathies. Aux louanges cependant allaient bientôt se mêler les critiques, et les plus rudes allaient lui venir de sa propre patrie, de cette Allemagne où la traduction d’Emma di Resburgo avait apporté la nouvelle de son apostasie, comme si, en modifiant son style, en abondant davantage, vis-à-vis d’un public italien, dans les qualités qui constituent le vrai charme de la musique italienne, le jeune maître avait fait autre chose que ce que firent avant lui Handel, Hasse, Gluck et Mozart, qui, eux aussi, jugèrent expédient de composer en Italie des opéras italiens et de s’approprier certains dons naturels à ce beau pays de la mélodie et du chant. Weber, qui ne goûta jamais la musique italienne, à qui même cette musique fut toujours profondément antipathique, Weber publia à ce propos, dans la Gazette de Dresde, contre son ancien camarade, un article plein de colère et de sainte conviction. L’auteur du Freyschütz et d’Oberon avait dans l’âme de ces emportemens passionnés. On sait quelle guerre implacable il provoqua en Allemagne contre Rossini et de quelles féroces diatribes il poursuivit longtemps le triomphateur[4]. A Meyerbeer non plus il ne ménagea pas les apostrophes. Il se fâchait surtout de voir un condisciple, un ami, tourner ainsi le dos à l’école allemande, dont il comptait bien, lui, défendre les grands principes jusqu’à la mort. En attendant, Meyerbeer s’emparait en vainqueur de toutes les scènes d’Italie ; à Marguerite d’Anjou, représentée à la Scala en 1822, et qui de Milan s’en allait bravement faire son tour d’Europe, succéda bientôt l’Esule di Granata pour Lablache et la Pisaroni, puis après un opéra d’Almansor, dont il y a peu de chose à dire, et, comme couronnement suprême de cette brillante période de jeunesse, le Crociato, qui fut représenté, non point à Trieste comme l’écrivait Weber à son frère Godefroid, mais à Venise, le 2 décembre 1825, par Veluti, Crivelli, Blanchi et Mme Méric Lalande.

Jusqu’ici, on peut le dire, Meyerbeer n’était point parvenu à la pleine et entière possession de lui-même; son génie, en quête de sa propre individualité, n’avait su encore comment s’y prendre pour se débrouiller au milieu de tant d’élémens étrangers qui l’encombraient de toutes parts. À ce compte, la partition du Crociato est une date, et l’œil exercé voit déjà, bien qu’indécise et tremblante, poindre dans ce chef-d’œuvre la clarté du feu créateur. Quiconque étudiera le Crociato avec intelligence sera frappé du caractère magistral qui s’y révèle. Plus d’hésitations, ni de tâtonnemens : l’auteur sait maintenant ce qu’il veut, où il va, et dans cette mélodie italienne qui se rapproche de plus en plus du grand style allemand, dans cette fusion systématique des deux styles, vous pressentez de loin ce qui sera un jour le secret du génie de l’auteur de Robert le Diable, des Huguenots et du Prophète. Quoi de plus grandiose au point de vue dramatique, quoi de plus beau que l’introduction du Crociato? Sans aucun doute, les trois actes ne sont pas tout entiers écrits de ce style; mais laissez ce vigoureux esprit se développer librement, laissez agir sur lui l’influence française, et vous verrez ce qu’il en adviendra.

L’influence française en effet, personne n’y échappe; sans elle, n’eût-on pas vu Rossini s’arrêter à la Semiramide, et Meyerbeer au Crociato? Sans elle, point de Comte Ory ni de Guillaume Tell, point de Robert le Diable ni de Huguenots! Et dire avec cela que nous sommes la nation la plus anti-musicale! Oui, certes; mais les idées que la France remue incessamment, ces germes de fécondation universelle, littérature, histoire, philosophie, qui flottent disséminés dans sa vivifiante atmosphère, agissent à leur manière sur l’âme pleine de résonnance de ces bardes sacrés que l’Italie et l’Allemagne nous envoient. C’est ce qui fait que notre glorieuse patrie peut se vanter d’avoir inspiré en musique les plus fameux chefs-d’œuvre, tout en continuant à revendiquer l’immense honneur d’avoir créé le vaudeville! J’ai connu jadis à l’étranger un ministre passé maître dans l’art de la représentation, et qui prétendait que dans une maison bien tenue il fallait avoir un Allemand pour maître d’hôtel, des Anglais pour valets de pied, un Français pour cuisinier, un Italien pour confiseur, et des Slaves pour gens d’écurie. Je crois, révérence parler, qu’on en pourrait dire autant pour nos musiciens. Tirons-les d’Allemagne ou d’Italie, mais qu’ils viennent composer en France.

Meyerbeer vint donc en 1825 à Paris, où l’appelait une pressante invitation du ministre de la maison du roi. A peine installé rue Vivienne, à l’hôtel de Bristol, il se mit en rapport avec tout ce que la société contemporaine avait d’illustre et de distingué. Son esprit, ses talens, sa jeunesse, cette brillante réputation qui l’avait précédé, et disons aussi son air de bienveillance et de modestie, ses manières d’homme du monde, et jusqu’à cette grande fortune dont il usa toujours si galamment, firent de lui le héros du moment. Ce fut donc sous les plus favorables auspices que le Crociato se produisit, avec Donzelli, Mmes Pasta et Mombelli pour interprètes. A cette époque, Rossini menait sa fête, on sait avec quelles fanfares et quels hourras. Et cependant, même entre la Gazza et la Sémiramide, le Crociato réussit à rassembler les élémens d’un magnifique triomphe. C’est qu’il y avait alors de l’enthousiasme pour tous les chefs-d’œuvre et des lauriers pour toutes les gloires.

Ainsi allait se clore la période de jeunesse du maître, qui devait se recueillir un moment avant de préluder à ses nouvelles destinées. Un temps d’arrêt s’ouvre alors dans la carrière du grand artiste. Marié en 1827, aux premières joies de la famille succèdent bientôt de cruelles épreuves, et ce n’est qu’au sortir d’un long et douloureux accablement, où l’a plongé la perte de deux enfans, qu’il se décide à se remettre à l’œuvre.

Nous touchons à Robert le Diable, terminé vers le commencement de juillet 1830 et livré à l’administration, qui déjà s’occupait de la mise en scène de l’ouvrage, lorsque la révolution éclata. Une dynastie séculaire qui croule entraîne bien des débris dans sa chute, et du haut jusqu’en bas tout le monde se ressent de la secousse. Le maître eut à supporter mille vicissitudes; mais, soutenu par la conscience de son génie, il s’en tira vaillamment, et l’ouvrage obtint le succès que vous savez. Que dire aujourd’hui de Robert le Diable qui ne paraisse oiseux et rebattu? « Partout où je vois de grands effets produits, écrivait Goethe, j’ai pour habitude de supposer de grandes causes. » Et autre part : « Ce qui s’est maintenu vingt ans dans la faveur et l’admiration du public ne saurait cependant ne point être quelque chose! » Robert le Diable est de 1831 ; nous sommes en 1859, ce qui fait, si je calcule bien, une carrière de vingt-huit ans déjà parcourue au milieu des applaudissemens, — huit ans de plus que n’en exigeait le grand maître de l’esthétique moderne. Quand vous aurez compté le temps qu’a déjà vécu ce succès, mesurez l’espace des lieux qu’il a remplis. Que sont, même avec leurs dix mille francs de recettes chacune, les trois ou quatre cents représentations données sur notre grande scène auprès de l’unanime consécration décernée au chef-d’œuvre par les suffrages du monde entier? Dans quelle langue ne l’a-t-on pas traduit : allemande, anglaise, italienne, hollandaise, russe, polonaise, danoise? En Amérique comme en Angleterre, à la Nouvelle-Orléans comme à Londres, on a vu toute une saison la troupe française et la troupe italienne chanter Robert le Diable à tour de rôle. A Alger, à La Havane, au Mexique, et jusque sur la côte de Madagascar, jusque chez les sauvages, partout même curiosité, même attrait, même admiration.

J’ai souvent ouï dire que Meyerbeer avait eu le très rare avantage de rencontrer toujours d’excellens poèmes; mais pourrait-on nier que cette bonne fortune, c’est à lui-même, à son seul génie qu’il la doive? Meyerbeer suscite ses poèmes, il en commande le tracé, se réservant de redresser en temps et lieu les bévues de ses architectes et de vivifier cette lettre morte. Il y a dans Robert le Diable, dans les Huguenots, dans le Prophète, des élémens de style, de poésie, d’histoire, de philosophie de l’art, dont ne s’est à coup sûr jamais douté M. Scribe, qui, pour donner ample et libre carrière à l’imagination de son maestro, s’était avisé d’évoquer toute une théorie de nymphes au troisième acte de Robert le Diable, des nymphes portant des rameaux d’or, de vraies nymphes échappées des filets de Vulcain ! Meyerbeer trouva l’invention délicate en plein moyen âge, sourit légèrement, et, sans avoir l’air d’y toucher, proposa la scène des nonnes.

Ce mot de philosophie de l’art que j’ai prononcé tout à l’heure, un bien gros mot en vérité, et dont il ne faut pas abuser, sied néanmoins merveilleusement à caractériser le génie de Meyerbeer. Il y a chez lui de ces effets qu’un simple musicien, si grand qu’on se l’imagine, ne saurait produire. Prenez un Italien de belle et bonne race, et donnez-lui à mettre en musique le trio de Robert le Diable; qu’y verra-t-il, fût-ce Mercadante ou Bellini? Une situation dramatique, un morceau à effet pour ténor, soprano et basse; mais à ce puissant résumé de toute une période de l’histoire, à cette figuration solennelle de l’homme entre l’ange et l’esprit du mal reproduite sur tous les frontons des cathédrales, croyez bien qu’il ne songera pas une minute. La musique de Meyerbeer est l’œuvre d’un musicien de premier ordre, et aussi d’un penseur; en même temps qu’il y a des idées, il y a l’idée, et c’est pour cela que le trio de Robert le Diable, le quatrième acte des Huguenots et le quatrième acte du Prophète resteront comme les plus splendides manifestations de l’art nécessairement complexe de notre époque.

Robert le Diable avait mis Meyerbeer en tel renom, qu’il s’agissait de s’assurer au plus vite son prochain ouvrage; un traité lui fut donc proposé, par lequel il s’engageait à donner les Huguenots. Il y a dans l’existence de tous les hommes supérieurs une heure privilégiée, vers laquelle, du sein même des plus beaux triomphes, leurs souvenirs se reporteront toujours de préférence. Cette heure aimée et glorieuse entre toutes, qui fut pour Lamartine l’heure des Harmonies et de Jocelyn, a sonné pour Meyerbeer en 1836. Remarquez que je ne prétends point dire que l’artiste ait touché là le but suprême, qu’il ait atteint avec les Huguenots cette hauteur de laquelle on n’a plus qu’à descendre. Ce que je me plais à indiquer, c’est que la date de 1836 représente pour Meyerbeer cette heure incomparable où tout succède à l’homme de génie, où les moindres circonstances concourent à l’envi à la réalisation de ses souhaits. L’inspiration des Huguenots, Meyerbeer l’a retrouvée dans le Prophète, dans mainte occasion il la retrouvera, et toujours avec des qualités nouvelles, car il appartient, comme Goethe, à cette race d’esprits vaillans et progressifs qui se transforment et ne vieillissent point. Ce qu’il ne retrouvera plus, c’est cette jeunesse d’alors, ardente, passionnée, enthousiaste, éprise jusqu’à l’ivresse de poésie et de musique, centre merveilleux de résonnance et de vibrations; ce qu’il ne retrouvera plus, c’est Nourrit, Mlle Falcon, Levasseur, Habeneck, tout un monde d’artistes intelligens que Robert le Diable avait formés, et qui, fortement imbus des doctrines nouvelles, abordaient cette grande musique des Huguenots avec l’émotion de la foi. Certainement de très célèbres chanteurs se sont depuis fait jour à l’Opéra; ce qui appartient en propre à cette période, c’est cet esprit d’ensemble, cet effort en commun qui constituent au théâtre les vraies troupes.

De cette compagnie héroïque, Nourrit était l’âme, Nourrit, un chanteur et un lettré, un galant homme surtout, et qui, dans le saint zèle dont il brûlait pour son art, oublia si noblement ces soins de la fortune où presque tous se consument aujourd’hui. Je doute que jamais aucun maître (et M. Meyerbeer moins que tout autre) ait rencontré sur cette terre d’imperfection l’expression complète de l’idéal entrevu par lui. Cependant, si l’auteur des Huguenots consentait à dire le fond de sa pensée, bien des raisons nous portent à croire qu’il finirait par avouer que celui qui de tous approcha davantage de ce certo estro che vi viene all’ mente, ce fut Nourrit. Le nom de Rossini évoque Garcia, Bellini nous fait songer à Rubini, et le souvenir du grand artiste dont je parle reste irrévocablement attaché aux créations de Meyerbeer. À ce génie complexe, à cet infatigable remueur d’idées, un Italien de la classe des simples aurait, je crois, peu convenu. D’abord comprendre, puis chanter, ainsi le veut Meyerbeer, et Nourrit ne se contentait pas de comprendre pour lui, il comprenait encore pour tous les autres. Les enfans riaient presque à cette époque de voir chez un chanteur tant de prosélytisme. Hélas! où ce rire nous a-t-il conduits, et qui avait raison, de celui qui prenait au sérieux sa vocation, ou de ceux qui s’égayaient de son enthousiasme? Quel que soit l’art ou le métier auquel on s’applique, croire, avoir foi dans l’œuvre de son cerveau ou de ses mains, c’est en somme ici-bas la grande affaire; porrò unum est necessarium. C’est le privilège des maîtres croyans d’avoir des croyans pour interprètes. Voyez plutôt Beethoven et le Conservatoire : tels compositeurs, tels artistes. Dans ce monde de la pensée où tout s’enchaîne, le scepticisme des uns a bientôt réagi sur les autres, et l’on arrive ainsi peu à peu à ces époques de dégradation et d’ignominie où poètes, musiciens, exécutans, n’en veulent que pour ses sequins à ce bon public qu’ils bafouent, et dont chaque matin dans les journaux, chaque soir au théâtre, on irrite les plus vils instincts moyennant finance.

J’ai dit que Nourrit comprenait pour tout le monde. En effet, étudier son rôle, le composer, le créer, était pour lui la moindre des choses; il fallait encore qu’il s’occupât des mille détails de la mise en scène, vivant de la vie des autres personnages aussi bien que de la sienne propre, et ne s’épargnant ni travaux, ni pas, ni démarches pour motiver un geste, rendre une intention, rectifier un costume. Avec quelle sollicitude il veillait sur Mlle Falcon, digne élève d’un pareil maître ! Quel zèle il mettait et quelle discrétion à la conseiller, à l’instruire, plein de tact et de mesure, et s’évertuant à ne laisser voir que l’ami dans le professeur! Mlle Falcon brillait alors de tout l’éclat de la jeunesse et du succès. De voix de soprano plus étendue, plus limpide, plus admirablement belle et gennine, et en même temps plus capable d’effets grandioses, on n’en saurait imaginer. C’était un métal incomparable, un timbre connue on en avait rarement entendu et comme il pourrait bien se faire qu’on en entendit plus rarement encore, car la nature, pour me servir de l’expression d’un illustre poète, « s’égale, mais ne se répète pas. » Et avec cela la grâce et la distinction de la personne, des yeux qui répandaient plus de lueurs qu’il n’y en a dans l’aube ou dans les étoiles d’un ciel d’Orient, un front où rayonnait l’intelligence, une jeune tête entourée de plus d’espérances qu’il n’y a de fleurs et de bourgeons aux branches d’arbre par une belle nuit de mai! Aussi quels engouemens et quels triomphes! Et dans ces éloges dont on la comblait, dans cet enthousiasme des artistes et du public, quelle réserve délicate, quelle respectueuse émotion, comme si l’on eût craint, par de trop bruyans hommages rendus à la cantatrice, de profaner la pureté de la jeune fille! Les maîtres eux-mêmes se conformaient à ce sentiment qu’impose l’honnêteté, et Meyerbeer s’efforçait d’atténuer à son intention certains traits trop hardis du caractère de Valentine. On ne sait malheureusement plus assez quels ressorts inouïs la voix emprunte à certaines conditions spéciales, on ignore que les vestales de l’art y sont les vraies reines. Là fut le secret de la toute-puissante influence exercée à diverses périodes et par Mlle Falcon et par Jenny Lind.

Ainsi marchaient les répétitions, ainsi se délectait dans les prémices de son œuvre cet esprit éminent et convaincu, ce cœur chaleureux dont l’art fait battre chaque fibre. De jour en jour, les beautés ressortaient davantage, et de cette gigantesque masse d’harmonie dont il avait fallu d’abord, et non sans de rudes efforts, sonder la profondeur, se dégageaient, comme d’une toile de Rembrandt, des cataractes de lumière. Les chœurs et l’orchestre, toujours indécis vers le début et volontiers enclins à médire de ce qu’ils ignorent, remplissaient la ville du bruit de leur admiration. Quant aux chanteurs, ils sentaient d’avance ce que cette musique allait faire pour leur gloire : c’était assez pour s’y dévouer corps et âme, même en dehors de la simple question du beau.

Les Huguenots furent représentés au mois de mars 1836. Après s’être mû, avec Robert le Diable, dans les régions du fantastique, Meyerbeer touchait ici le domaine de l’histoire. C’est surtout vers le milieu de l’ouvrage que le grand peintre se manifeste. Les trois premiers actes marchent lentement, la pièce va d’un train pénible et embarrassé, et ce n’est que par la grâce infinie des détails que le musicien vous intéresse. Il faut voir avec quelle variété luxuriante les arabesques s’enroulent, avec quelle aimable mollesse, quelle flexible distinction ces lignes mélodieuses s’allongent et se contournent! Vrai kaléidoscope musical où, dans un contraste qui n’exclut point la symétrie, les formes et les couleurs se succèdent rapidement. Chacun de ces actes, pour la magie des arabesques, me représente un plafond d’Amboise ou de Fontainebleau. On en veut à Meyerbeer de ses tâtonnemens et de ses scrupules; bien des gens lui font un crime des conditions qu’il impose lorsqu’il s’agit de l’exécution de sa musique. Et cependant quoi de plus légitime et de plus naturel, quand on réfléchit à la manière dont lui-même il travaille, à l’esprit de suite qu’il apporte dans les moindres détails de sa composition? L’auteur des Huguenots et du Prophète n’improvise pas; tout ce qu’il fait a sa loi d’être, et pour rendre dignement sa pensée, il faut beaucoup de voix, beaucoup de passion et infiniment d’intelligence : trois choses qui en général ne courent pas les rues. Ici tout se tient, et chaque personnage a son importance. Sans parler de Raoul, si brave et si ému, si poétique surtout, et dont la physionomie a frappé tout le monde, regardez au second plan, et prenez le duc de Nevers : n’est-ce point une physionomie avenante et courtoise, et qui rappelle les plus élégans portraits de l’époque?

J’ai parlé des arabesques de cette merveilleuse architecture dans le goût de la renaissance; mais que dire des effets du quatrième acte, de cette bénédiction des poignards, qui récemment à l’Opéra, dans un festival, fit pâlir toute musique à son voisinage, à ce point qu’on eût dit une explosion de l’Etna comparée à des feux d’artifice? Que dire du grand duo qui suit entre Valentine et Raoul, inspiration sublime, où l’on ne sait qu’admirer davantage de l’expansivité mélodique ou de l’intensité dramatique, et qui vous force à penser à la fois à Mozart et à Shakspeare? Ce duo, auquel les illustres interprètes n’ont jamais manqué, trouva du premier coup son expression la plus haute dans Nourrit et dans Mlle Falcon. Et il est en effet assez naturel que de tels artistes, égaux, sinon supérieurs à tous autres, s’exerçant sous les yeux du maître dont ils recevaient pour ainsi dire la pensée immédiate, aient trouvé le sens définitif, le nec plus ultra de l’exécution de ce morceau, qui fut aussi leur œuvre, leur création. Nourrit, qui ne négligeait pas un détail de ses rôles, ne perdait point de vue cette scène, qu’il regardait comme le point culminant de l’édifice : il s’y préparait, s’y élevait par degrés, et quand elle arrivait, l’abordait avec le calme énergique et l’autorité de la conviction.

De Robert le Diable (1831) aux Huguenots (1836), cinq ans s’étaient écoulés; il s’en passa treize entre les Huguenots et le Prophète, qui fut représenté à l’Opéra en avril 1849, C’est ici le cas de remarquer combien Meyerbeer appartient à son époque. Dans cette communauté même de sentimens et d’idées, avec elle est le secret de la grande influence qu’il exerce. Robert le Diable, l’opéra romantique par excellence, parut au plus beau de l’épanouissement romantique; les Huguenots, si l’on s’en souvient, arrivèrent au moment où les polémiques religieuses allaient renaître, et ce fut au lendemain des journées de février, au milieu de la tourmente révolutionnaire, qu’on vit se lever le Prophète avec ses bandes d’anabaptistes prêchant le communisme aux populations égarées, et venant offrir au présent bouleversé de fond en comble le sombre et prophétique tableau des révolutions sociales du XVIe siècle. Γνῶθι σεαυτὸν (Gnôthi seauton), disait Socrate. Meyerbeer est un esprit trop sensé, trop réfléchi, trop éminemment philosophique et critique pour ne pas avoir mis ce précepte en pratique. Aussi va-t-il se perfectionnant de ce côté dans chacun de ses ouvrages, à ce point qu’avec le Prophète il semble avoir atteint à l’absolue connaissance de lui-même. S’il lui est arrivé jadis, aux temps du Crociato et même de Robert le Diable, de coqueter avec la mélodie italienne, il sait désormais que ces vanités-là ne sont point son affaire, et qu’à ce jeu banal de l’inspiration courante et du style facile, un maître tel que lui courrait risque d’être battu par le premier improvisateur venu de Bergame ou de Padoue. En revanche, il sait aussi quels coups il peut frapper, et de quelles créations, de quels effets il est capable, soit qu’il s’attache au symbolisme de l’histoire, comme dans le Prophète, soit que, comme dans le Camp de Silésie, il n’en veuille qu’à ses réalités.

C’est encore sous l’influence d’une idée, c’est en présence des appels adressés au vieil esprit de la Prusse par le roi Frédéric-Guillaume IV, que le Camp de Silésie fut écrit. Cette œuvre toute frémissante d’enthousiasme national inaugura dignement la nouvelle salle de l’Opéra, laquelle s’était élevée comme par magie des ruines de l’ancien théâtre, construit par le grand Frédéric et devenu en une nuit la proie de l’incendie. Ce temple des Muses se dressait calme et superbe, depuis tantôt un siècle, comme un palladium de l’art, vis-à-vis de l’Arsenal, ce palladium de la monarchie, de sorte que des deux hauteurs Apollon et son frère Mars pouvaient se contempler sans cesse, et que les chastes Muses ne perdaient pas de vue un seul instant l’austère Bellone. Ainsi l’avait voulu Frédéric II; la guerre l’ayant fait grand, il fallut que partout dans sa capitale la gloire militaire occupât le premier rang. Je m’explique ainsi pourquoi la statue équestre de Frédéric figure sur cette place, terrain d’ailleurs fort incommode à tous les autres points de vue, et d’où l’œil, quoi qu’il fasse, ne peut saisir l’ensemble de l’œuvre de Rauch, conçue, — cavalier, cheval et piédestal, — dans des proportions tellement colossales, qu’elle n’aurait pas trop du vaste espace du Champ-de-Mars à Paris pour se développer librement. Sur cette place s’élève isolée la salle de l’Opéra, dominant tout un groupe d’édifices splendides. L’ancienne salle de l’Opéra, à l’intérieur enfumée et sombre, avait néanmoins quelque chose d’imposant. Soit qu’on s’imaginât voir revivre dans ces vastes espaces les personnages du temps passé, soit qu’involontairement on rattachât à ces murailles les traditions d’une période illustre pour les arts, l’ancien théâtre inspirait aux Berlinois un sentiment tout particulier : c’était l’ancien opéra, c’est-à-dire un objet de vénération, presque de piété. Or il advint qu’un soir le noble et respectable monument brûla. Par un coup de la Providence, la représentation avait cessé depuis longtemps, et par bonheur aussi aucun vent ne soufflait, de sorte qu’on put forcer la flamme à se consumer dans son cratère, et qu’il n’y eut en somme qu’un vieil édifice de moins dans Berlin. On prétend même que nombre de bourgeois ne virent dans ce désastre public que l’occasion d’avoir une salle d’opéra toute neuve et naturellement beaucoup plus belle. Cette salle s’acheva comme par enchantement, et d’autant plus vite que les anciens murs purent servir. Pour le matériel, les fabriques royales firent des prodiges; seulement, à la place du marbre, du bronze et des tapisseries des Gobelins, solides élémens des constructions et du luxe d’autrefois, on vit figurer le carton-pierre, le zinc, les tentures de damas et de velours. N’importe, pour les yeux l’impression devait être égale, sinon supérieure. L’éclairage au gaz, cette lumière à la blancheur de craie, succédant aux paisibles et modestes lueurs des bougies, allait séduire tout le monde, et ce serait à qui battrait des mains à ces idoles de carton-pierre versant des torrens de clartés à confondre de honte et de désespoir les pauvres nymphes de bronze du bon vieux temps.

Cependant cette salle non encore terminée était depuis six mois louée d’avance, et le jour de l’inauguration approchait au milieu de la curiosité la plus ardente. On savait que Meyerbeer venait d’écrire un opéra tout exprès pour la circonstance, et que dans cet opéra, dont M. Louis Rellstab avait fourni le libretto, le grand Frédéric, le vieux Fritz, comme on dit à Berlin, jouerait de la flûte. A l’incomparable attrait d’un tel programme, quel cœur vraiment prussien eût résisté? La représentation fut triomphale. La cour en gala, les femmes en toilette de bal, sous les mille feux d’un lustre immense, offraient un spectacle féerique, et de chaque bouche s’échappait au premier abord un cri d’admiration. La toile se leva, puis, après quelques scènes du plus pittoresque intermède, Jenny Lind parut en Vielka, svelte, fringante, un peu bohème, les pieds serrés en d’étroits brodequins. EEle chanta ces ravissans couplets dont Mme Caroline Duprez et Mme Cabel nous ont, hélas! donné dans l’Etoile du Nord une si pâle traduction, et ce fut un élan, une verve, une inspiration, quelque chose dans le geste, dans la voix, dont rien ne saurait rendre l’originalité. Aussi quels enthousiasmes et quels rappels sur une scène jonchée de fleurs! Quelle joie pour certaines âmes de confondre dans le même bravo le maître et la cantatrice! Je vois encore parmi tant de nobles physionomies rayonner d’intelligence et de bonheur l’aimable visage de la comtesse W..., le centre à cette époque de toute la société de Berlin, et dont les rares talens eussent illustré les arts qu’elle cultive à l’ombre; l’amie des poètes, et qui, comme la Léonore du Tasse, s’abstient discrètement, trop discrètement peut-être, de vouloir toucher au laurier.

Le Camp de Silésie n’affichait, du reste aucune prétention; c’était un opéra créé et mis au monde pour la circonstance, un opéra national, et d’où l’on avait, par mesure de haute convenance, fini par faire disparaître la figure même du grand roi, lequel, ne pouvant décemment se produire sur un théâtre et déplorant la grandeur qui l’attachait au rivage, devait se contenter de jouer dans la coulisse un air de flûte, ce qui ne laissa point de paraître assez comique, et fit dire aux mauvais plaisans de Berlin que le vieux Fritz s’en était allé en flûte (der alte Fritz ist flöten gegangen). La grande affaire de la mise en scène était de représenter dans leurs uniformes respectifs les divers régimens de la guerre de sept ans, et si au point de vue du pittoresque le succès fut complet, il faut dire aussi que la musique, par sa couleur militaire et son entrain caractéristique, y aida singulièrement. Nous avons vu depuis le Camp de Silésie devenir ici l’Etoile du Nord et conserver, en dépit des transformations du poème, en dépit de l’influence atmosphérique, tout autre à Paris qu’à Berlin, son originalité vigoureuse, son inaltérable force d’attraction. L’idée procédant davantage de l’idée, comme il arrive chez les maîtres ayant conquis cette absolue possession d’eux-mêmes qui coupe court aux hasards de l’inspiration, des motifs variés, rapides, fulgurans, jaillissant des chocs de l’orchestre comme l’étincelle du caillou, une instrumentation accidentée, profonde, insondable en ses merveilles, puis tout à coup des explosions à tout rompre, le heurt de deux armées, les chansons du bivouac, les défilés éperdus quand la trompette sonne, que le fifre glapit et que les tambours battent la charge, voilà cette musique étrange et bizarre, qui vous attire et vous repousse en même temps, dont il est permis de discuter les procédés, mais dont on ne saurait méconnaître la puissance. Cette fois plus de symbolisme, comme dans le Prophète, mais un tableau de genre animé, pittoresque, la vie soldatesque dans son va-et-vient, sa turbulence et sa confusion, le Camp de Wallenstein de Schiller mis en musique. Ce qui me plaît chez Meyerbeer, c’est ce commerce sérieux et constant qu’il entretient avec le monde des idées; or ici l’Allemand se retrouve, et Weber n’eût point montré tant d’inquiétude à l’endroit des premières échappées buissonnières du jeune maître vers l’Italie et vers la France, s’il eut davantage réfléchi à certaines conditions de race contre lesquelles ni les fantaisies ni les engouemens du génie ne sauraient prévaloir, et qui gouvernent l’homme en dépit de sa volonté.

Libre à Rossini de se gausser du monde entier et de prendre en badinage ses propres chefs-d’œuvre; pour Meyerbeer, il ne lit de personne, et de lui-même moins que de quiconque. Le respect qu’il professe à l’égard de sa pensée, il l’étend d’ailleurs sur l’œuvre de chacun, et rien d’intéressant, de méritoire, à quelque titre que ce soit, n’échappe à son information, car si l’auteur des Huguenots aime sa musique (et qui pourrait lui en vouloir d’un goût si naturel?), ce qu’il aime surtout avec ardeur et foi, c’est la musique, et l’art n’eut jamais d’apôtre plus convaincu. On se demande souvent quel secret possèdent ainsi certaines intelligences pour demeurer jeunes et fécondes alors que tout vieillit autour d’elles. Ce secret, je vais vous le dire : c’est la recherche incessante du beau, la croyance au but qu’on se propose, l’amour de l’étude par qui se retrempent nos forces, une certaine curiosité de vivre et de s’instruire qui vous met en contact et en sympathie avec tout ce qui s’élève. On connaît d’illustres preux du romantisme de 1830 qui, depuis vingt ans retirés dans leur tour d’ivoire, comme l’empereur Barberousse dans sa grotte, ont tellement pris à tâche de s’isoler, qu’ils en ont perdu jusqu’au sentiment de leur époque, et qui ressemblent, au milieu des générations contemporaines, à ces personnages enchantés des contes de Perrault. Meyerbeer a d’autres habitudes, et ce n’est pas lui qui fermera jamais sa porte ou sa fenêtre à ces courans d’air, de lumière et d’électricité en dehors desquels l’imagination ne saurait vivre. Voyez plutôt comme il prête l’oreille aux bruits du temps, comme il en observe les indices, comme il en étudie les productions. A l’exemple de Goethe, il sait que tout a été pensé dans ce bas monde, et il repense en musique l’œuvre des poètes et des historiens, des statuaires et des peintres. Vous auriez peine à trouver quelque part une idée qui ne l’ait point ému, une poésie qui lui soit restée étrangère. D’Eschyle à Shakspeare, de Luther à Molière, de Ronsard à Novalis, où sa rêverie ne s’est-elle pas égarée! La Chanson de Mai à côté de la bénédiction des poignards, ou encore de cette ouverture de Struensée, dessinée et peinte comme les fresques de Cornélius dans le Campo-Santo de Berlin, composition austère et savante, faite pour ramener à la grandeur, à la sévérité de la forme première un genre de symphonie aujourd’hui traité sans conséquence et devenu une sorte de pot-pourri banal entre les mains des fâcheux amans de la muse légère ! Romantique aujourd’hui et ne rêvant que chevaliers, ogives et nuits de Walpürgis, demain vous le trouverez ému jusqu’au fond de l’être du plus pur sentiment de la beauté classique, et c’est dans le culte de l’art simple, dans une action calme, mesurée, symétrique, qu’il cherchera à se reposer de ces drames tout remplis des plus violentes catastrophes et de conflits religieux et politiques.


II.

« Donnez-moi une musique qui m’apaise l’âme et me détende les esprits. » Ainsi parlait Goethe méditant son Iphigénie. Meyerbeer ressentit quelque chose de semblable au lendemain des Huguenots ; on eût dit le passage de la jeunesse ardente, immodérée, à la maturité calme et réfléchie, je ne sais quelle réconciliation mystérieuse du poète avec lui-même. Il lisait Eschyle et Sophocle, et les mythes grecs ne cessaient pas de le préoccuper ; un surtout l’attirait, Héro et Léandre. Il voyait dans la poétique légende des fiancés d’Abydos le motif d’un intermède antique à deux personnages, et comme c’était alors l’ère triomphante de la Grisi et de Mario, il lui semblait parfois ouïr les brises du Bosphore apporter la nuit à ses oreilles l’appel mélodieux de ces deux belles voix énamourées. Que de fois, au sortir des Italiens, il nous arriva d’évoquer au clair de lune d’une nuit d’hiver ces ombres frissonnantes que les théories de dominos se rendant au bal de l’Opéra et le cornet à bouquin des pierrots avinés effarouchaient bien quelque peu, il faut le dire !

Quali colombe dal disio chiamate,
Con l’ali aperte e ferme al dolce nido
Volan per l’aer dal voler portate.


Nous en causâmes tant et tant, au coin du feu et sur l’asphalte des boulevards, que de ces éternelles conversations un poème en règle finit par résulter, un acte antique, un intermède dans le style d’André Chénier, car à cette bienheureuse époque tout ce qui s’écrivait, se composait et se rimait était à la manière de quelqu’un ; Hoffmann débitait ses contes à la manière de Callot, et M. Sainte-Beuve ses Consolations à la manière de Wordsworth, sans parler de vingt autres s’évertuant et s’escrimant qui à la manière de Shakspeare, qui à la manière de Calderon, de Milton, de Byron, de Jean-Paul ou de Saint-Évremond :

Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques.

Les pensers n’étaient pas toujours bien nouveaux, mais en revanche

les vers n’étaient rien moins qu’antiques, ce qui pouvait surtout se dire du poème en question. J’ignore ce qu’il en advint, et si jamais une note fut écrite de cette partition d’Hcro et Léandre; toujours est-il que cette fièvre antique eut son apaisement, et que l’auteur des Huguenots s’en délivra plus tard en mettant en musique l’Orestie d’Eschyle, tout cela sans préjudice des velléités romantiques qui devaient le reprendre à d’autres heures.

« Quel charmant poème d’opéra, me disait-il un jour, il y aurait à faire avec l’Apprenti sorcier de Goethe! Vous connaissez l’histoire? — Je le crois bien : un balai qui va puiser de l’eau et qu’on ne peut plus arrêter, car si l’élève a retenu la formule qui provoque à l’action, il a négligé d’apprendre celle qui la réprime, de telle sorte que le laboratoire qu’il s’agissait simplement de nettoyer va être inondé, lorsque par bonheur le sorcier revient et d’une parole met un frein à la fureur des flots! — A merveille, et n’estimez-vous point que ce serait là un ravissant sujet? — Oui, pour un acte, à l’Opéra. En effet, au lieu d’un vulgaire balai prenez une belle jeune fille plus ou moins ensorcelée par le nécroman, et vous voilà tout de suite en pleine fable dramatique. L’apprenti aime Séraphine et veut lui rendre son âme, que, pour des motifs dont il faudrait chercher l’explication, le vieux sorcier tient alanguie. Un jour donc que le maître s’est absenté, notre élève de courir à son évocation. Vous voyez d’ici le beau duo que cela ferait. Séraphine, jusqu’alors claquemurée dans une sorte d’existence purement végétative, se sent tout à coup naître à la vie; aux premiers mots de la formule magique, son âme tressaille, vibre, et bat des ailes à mille perceptions inconnues. Le soleil, les fleurs, l’insecte qui bourdonne, l’oiseau qui chante, l’eau qui coule, tout un monde de couleurs, de parfums, de sons et de merveilles l’étonné et l’éblouit. Elle voit, elle respire, elle aime! — Assez! dit alors l’apprenti, qui juge l’instant venu de modérer le prodige; mais le prodige, au lieu de s’arrêter, menace de grandir. Alors l’idée de la formule lui revient, il cherche à la prononcer, impossible d’en ressaisir la moindre syllabe, car de la phrase cabalistique l’insensé n’a retenu que la première moitié, celle-là par qui tout s’agite et s’anime, et que dans son trouble il répète à tort et à travers, évoquant sur ses pas, de tous côtés, une vie dont il est impuissant à contenir le débordement. Bientôt le laboratoire entre en danse, les tables et les escabeaux se trémoussent, l’alambic bouillonne et fume, l’eau coule des fontaines avec un bruit de source vive, les boas empaillés rampent et sifflent. Quel spectacle! quelle mise en scène et quelle symphonie! un vrai conte d’Hoffmann en action, Antonia, le Pot d’or, ces chefs-d’œuvre que vous aimez tant, et dont il vous appartiendrait, cher maître, de nous révéler la musique. »

Si je prends plaisir à m’arrêter sur de pareils détails, à pénétrer pour ainsi dire jusque dans la conscience du maître, afin de mieux étudier son génie, c’est que j’ai la ferme conviction que rien ne se perd dans le monde des idées, et qu’on s’exposerait à de graves mécomptes en voulant n’admettre d’un homme que ce qu’il a produit. Dans ce qu’un homme produit aujourd’hui se retrouve tout ce qu’il a pensé depuis dix ans : que ces divers germes se soient ensuite modifiés et transformés sous un nombre infini d’influences climatériques, nul ne le conteste; mais ce qu’il y a de certain, c’est que tout se retrouve et que les limbes mêmes sont fécondes. Quand, pour faire un grand poète, un grand musicien, un grand peintre, la nature elle-même s’y prend à plusieurs fois et très souvent brise le moule pour recommencer le lendemain sur nouveaux frais, quel artiste, si fort qu’il soit, se croirait exempt de ces hésitations, de ces tâtonnemens, tranchons le mot, de ces successions d’avortemens ignorés du vulgaire qui tiennent en éveil les facultés créatrices, et dont profitera tôt ou tard l’œuvre définitive en son ensemble? Bien avant M. Gounod, Meyerbeer avait eu longtemps l’idée de prendre Molière à partie; mais ce qui l’attirait, ce n’était point le Médecin malgré lui, ni les curiosités de ce genre : il s’attaquait à plus difficile, et du premier coup lia commerce avec Tartufe. Voilà, dira-t-on, un singulier sujet d’opéra! — Il se peut qu’au simple point de vue du répertoire ordinaire la chose paraisse en effet fort étrange, encore que la comédie de Molière abonde en vraies situations musicales; prenez l’introduction par exemple et la grande scène (j’allais dire le grand duo) du quatrième acte, se terminant en trio par la soudaine apparition d’Orgon, jusque-là caché sous la table! Mais en dehors de l’intérêt dramatique il y avait là pour Meyerbeer la peinture des caractères, les portraits, et c’est à ce propos surtout qu’il faut regretter que cette étude n’ait pas été menée à fin. Un Tartufe de Meyerbeer d’après Molière! cela vous mène à penser à certaines toiles de Titien, un autre peintre d’histoire qui faisait, lui aussi, mais seulement par occasion, des portraits qui sont restés d’incomparables chefs-d’œuvre. M. Meyerbeer, quels que soient les torts qu’on lui impute, a le sens du grandiose; il vise haut, et les principes auxquels il a consacré sa vie entière sont de ceux que l’art reconnaît pour légitimes. A la mélodie italienne, à l’élégance du style français unir la vérité de l’expression allemande, la profondeur caractéristique, le sens de la couleur et du pittoresque, se servir pour réaliser son idée, pour amalgamer ces élémens divers, de toutes les ressources de l’instrumentation moderne, voilà, je suppose, une entreprise au-dessus de l’ordinaire, surtout si, comme la justice le veut, on ajoute que la plupart de ces découvertes instrumentales sont l’œuvre même de ce vigoureux génie.

Il fut un bienheureux temps où les poètes dramatiques, comme les romanciers, donnaient à tous leurs personnages les mêmes mœurs et le même langage sans aucune espèce de distinction d’époque et de lieu! Vous écriviez une tragédie quelconque, la censure trouvait le sujet trop moderne, et vous en étiez quitte pour un changement de décor et de costume. Au lieu de se passer à Madrid, en plein XVIIIe siècle, l’action se passait à Ecbatane ou à Byzance, don Sanche s’appelait Ninus, Arbace ou Clazomène, et, grâce à cet innocent stratagème, les tirades étaient sauvées. Pour renverser et détruire ce beau système, il ne fallut rien moins que les romans de Scott, et les études historiques d’Augustin Thierry, et la critique de M. Villemain; j’allais oublier M. Guizot, qui, non content de prêcher lui-même par d’insignes exemples, traduisait et commentait Shakspeare. On sait quelle fut sur les œuvres de l’esprit l’influence presque immédiate de ce grand mouvement; la littérature s’en ressentit d’abord, puis la peinture, et puis enfin la musique. Ce fut Weber qui le premier fit profiter le drame lyrique de ces conquêtes de l’esprit moderne, car il ne faut pas oublier que la splendide renaissance dont je parle tenait alors en éveil toute l’Europe, et que si la France avait à produire les noms que je viens de citer, l’Angleterre avait Scott, l’Italie Manzoni, et l’Allemagne Schiller, Niebuhr et Goethe. La révolution fut donc partout simultanée en quelque sorte. Weber, homme de la tradition nouvelle, et qui, comme Beethoven, avait déjà plus d’intelligence, sinon plus de génie, que les grands maîtres du passé, Weber, instruit, lettré, ouvert à toutes les impressions de l’atmosphère ambiante, comprit sans peine par où la musique pouvait se rattacher à un tel mouvement. La couleur fut inventée, la musique dramatique, qui jusque-là, un peu à l’exemple des tragédies de Racine, n’avait parlé que le langage des passions abstraites, s’anima d’une vie plus complète. Et en même temps que l’orchestre trouvait une voix nouvelle pour exprimer le sentiment du pittoresque, chaque personnage du drame révélait une individualité propre. Là, selon nous, dans cette combinaison du pittoresque instrumental et du caractère individuel des personnages, est le secret de la profonde originalité de l’auteur du Freyschütz et d’Euryanthe. Seulement, qu’on y prenne garde, même en ce sens, Weber est loin d’avoir tout dit; son naturalisme, si j’ose le dire, est un naturalisme essentiellement local, qui ne s’étend guère au-delà des forêts de sapins de la Suisse saxonne : il lui faut la Wolfsschlucht et les incantations du chasseur noir. L’observation peut s’appliquer également à sa manière d’interpréter l’histoire. Sans parler la langue banale des romans de chevalerie du dernier siècle, les personnages d’Euryanthe n’ont en eux rien qui rappelle tout à fait l’époque, le pays où l’action se passe, et vous les prendriez bien. plutôt pour ce qu’ils sont au reste, de vrais reitres allemands du temps de Goetz de Berlichingen. Maintenant examinez les Huguenots de M. Meyerbeer, et comparez; quelle différence, et dans les grandes lignes de la conception, et dans les moindres accessoires! Comme ici la passion est humaine, et comme vous sentez de l’introduction à la fin que nulle autre période que celle des Valois n’aurait pu servir de cadre à ces figures qui, joyeuses ou sinistres, ivres des extases de l’amour ou des fureurs du fanatisme, ne cessent de se mouvoir devant vos yeux dans la réalité vivante des portraits de Vouet! Cette faculté de parcourir l’histoire au gré de l’inspiration et de voyager à travers le monde, d’aller par exemple du Paris de Charles IX au Munster de Jean de Leyde, du camp de Frédéric de Prusse à la lande bretonne, il se peut que de grands poètes l’eussent possédée; mais jusqu’à Meyerbeer aucun musicien, que je sache, ne s’en était fait gloire, u Génie très particulier à la fois et très cosmopolite, » ce mot que M. Saint-Marc Girardin appliquait naguère si ingénieusement au citoyen anglais, conviendrait ici à merveille à rendre ma pensée.

A ce compte, il y a du Goethe, et beaucoup, chez M. Meyerbeer; lui seul serait capable de passer d’Egmont à Iphigénie, du poème de Faust aux Elégies romaines. Que vous semble du Pardon de Ploërmel? Qui jamais aurait cru que l’auteur du Prophète se laisserait ainsi tenter par une églogue? La légende bretonne dans toute sa naïveté primitive, une pauvre égarée traversant la scène avec sa chanson qu’elle effeuille au bord des ravins, un fiancé que la soif des richesses entraîne un moment sur les pas du vieux sorcier, amour, chute et rédemption, telle est la très simple histoire de cette ravissante idylle, où revivent les mœurs et le pittoresque du pays, où vous respirez comme un parfum d’encens mêlé à l’âpre senteur des genêts. Pour la couleur, Brizeux n’en reviendrait pas, et je tiens d’un aimable archéologue, fort versé lui-même dans les études celtiques, qu’on ne saurait être ni plus vrai ni plus exact. D’ordinaire, avec M. Meyerbeer, le talent des librettistes importe peu. Comme pour lui l’idée est tout, les gens du métier se peuvent dispenser de se mettre en frais de fabrication. Quel absurde poème ! s’écrie-t-on à propos de ce Pardon de Ploërmel. Je conviens en effet qu’il serait difficile d’imaginer une plus chétive conception; mais au fond de ce triste chef-d’œuvre se dérobait, insaisissable à d’autres yeux, le filon musical d’une mine que l’auteur des Huguenots et du Prophète devait explorer à son heure. Quand on lui proposa à l’essai ce poème en un acte, écrit, à ce qu’on raconte, pour M. Duprato, et dont l’agréable musicien des Trovatelles ne se souciait que très médiocrement ; quand on lui proposa ce poème, M. Meyerbeer y vit tout de suite ce que les poètes avaient oublié d’y mettre : la Bretagne ! Il avait lu les légendes d’Émile Souvestre et les vers de Brizeux, il connaissait les ballades populaires traduites du celte par M. de La Villemarqué, et de cet ensemble d’études littéraires et de traditions se dégageait pour lui une poésie qu’il voulait rendre en musique. Gluck, dans sa préface d’Alceste, appelle le texte d’un opéra un dessin précis et bien ordonné que la musique a pour tâche de colorier. Or, de si haut que tombe cette allégation, je n’hésite pas à la déclarer une des plus erronées qu’on puisse entendre. Non, la musique ne se contente pas de colorier, elle transforme, elle est à la fois et le dessin et la couleur, et, quel que soit le texte dont elle s’étaie, elle l’étreint d’une force nouvelle et grimpante, et le fait bientôt disparaître sous les feuillages et les fleurs de sa luxuriante végétation. Ainsi dans le Pardon de Ploërmel semble avoir procédé la musique de M. Meyerbeer. Quel dessin lui donnait-on là, s’il vous plaît, à colorier ? Voyez-vous M. Delacroix ajustant sa palette pour enluminer quelque banale ébauche ? Non pas certes : si le sujet lui sied, il commencera par gratter la toile, quitte à le reprendre ensuite toute à son aise. Et c’est ainsi qu’a fait M. Meyerbeer : tout entier à l’émotion de l’idée inspiratrice déposée là par hasard, il a remué ce sol ingrat de fond en comble, et le poème musical de la vieille Armorique existe aujourd’hui.

On n’attend point que j’entre ici dans une discussion particulière déjà épuisée ; mais si j’avais à m’occuper des détails, j’appellerais l’attention sur la partie fantastique de l’ouvrage. Fantastique ! j’ai prononcé là un mot fort dangereux pour cette majeure partie du public qui en musique n’a pas les idées bien nettes. Weber, chacun le sait, a excellé dans le genre fantastique ; Weber a composé le Freyschütz, un incomparable chef-d’œuvre, et c’est assez pour que, dans l’âge où nous vivons, tout musicien, quel qu’il soit, qui se mêlera d’oser toucher au monde surnaturel soit immédiatement accusé d’imiter Weber. Ce reproche, que j’ai dernièrement entendu faire à M. Verdi à propos de son Macbeth, combien de fois ne l’a-t-on pas adressé à M. Meyerbeer ! Or rien, en somme, n’est plus injuste qu’une pareille critique, et de ce que tel compositeur d’aventure aura malencontreusement emprunté les procédés de l’auteur du Freyschütz, il n’en faut pas conclure que Weber soit le seul qui ait jamais possédé le secret d’évoquer le diable. Prenez la fameuse scène de la Wolfsschlucht dans le Freyschütz et la scène du Val-Maudit dans le Pardon de Ploërmel; non-seulement des deux côtés tout est original, et dans les motifs et dans les combinaisons harmoniques, mais la couleur, l’esprit, le caractère, restent absolument différens. Les bruits mêmes des deux orchestres ne se ressemblent pas. Weber, je l’ai déjà dit, localise en quelque sorte son fantastique; M. Meyerbeer imprime au sien le sceau de cette vérité historique dont son génie a le sens profond. Comment, je le demande, deux grands esprits partis de points si différens se rencontreraient-ils dans la forme? Quels rapports peut-on trouver entre les sonorités stridentes de la scène où Gaspard fond ses balles dans le Freyschütz et la solennelle évocation des nonnes au troisième acte de Robert? La même chose peut s’appliquer à la manière dont M. Meyerbeer a traité la partie fantastique de son nouvel ouvrage, manière qui se rapprocherait plutôt de la symphonie passionnée de Beethoven que du style spécialement naturaliste de Weber; ce qui n’empêchera pas la discussion d’aller son train et les chercheurs d’analogies de crier à l’imitation.

Il est une autre question qui se reproduit sans cesse à propos de l’auteur des Huguenots et du Pardon de Ploërmel, question, selon nous, non moins ridicule, et que nous voudrions voir enterrée une bonne fois. Ainsi nombre d’honnêtes gens reprochent à M. Meyerbeer d’être un musicien trop savant. Musique savante ! que veut dire cela? Mais toute musique digne de ce nom est savante aujourd’hui, et il y a autant de science musicale proprement dite dans les Diamans de la Couronne et dans Jenny Bell qu’il peut y en avoir dans l’Etoile du Nord et le Pardon de Ploërmel. Seulement, pour le public dont je parle, le motif frivole et dansant de M. Auber a sur la phrase ordinaire de M. Meyerbeer l’incontestable avantage de pouvoir aisément être retenu aussitôt. « Quand je donne trois heures de mon temps à l’audition d’un opéra, nous disait, au sortir du Pardon de Ploërmel, un illustre personnage, je prétends en savoir le fond séance tenante, et ne pas être obligé d’y revenir! » Voilà certes qui est parler; mais quel chef-d’œuvre résisterait à une semblable argumentation? A coup sûr, ce ne serait ni Guillaume Tell, ni Zampa, ni la Muette, et je ne vois guère que le Postillon de Longjumeau et la Fanchonnette qui soient capables de satisfaire un si légitime vœu! «Tout ce qui n’est point vers est prose, et tout ce qui n’est point prose est vers, » observe fort judicieusement le maître de philosophie du Bourgeois gentilhomme. De même pour la musique : « tout ce que je fredonne est mélodie, et tout ce que je ne fredonne pas est science! » À ce compte, le septuor de Don Juan et le trio de Guillaume Tell sont des morceaux trop savans, et Beethoven, ce puits d’idées, n’est qu’un puits de science! Mettez-vous donc en frais d’invention et de génie, dotez l’orchestre de richesses inconnues, donnez pour cadre à votre pensée musicale ces millions d’arabesques merveilleuses dont Raphaël au Vatican enguirlande sa peinture, et cette vie étrange et multiple répandue dans tous les coins de l’œuvre, cette exubérance de sève créatrice passera aux yeux d’un certain monde pour le résultat d’une érudition très méritoire sans doute, mais beaucoup trop compliquée, et qui empêche l’oreille de bien saisir la mélodie! Musique savante! A quels chefs-d’œuvre d’inspiration n’ai-je pas entendu appliquer cet anathème ridicule de l’ignorance et de la routine? Quand je pense que cela s’est dit et de la Symphonie pastorale et de l’ouverture du Freyschütz Étonnons-nous ensuite de voir les mêmes préjugés se donner carrière à propos des ouvrages de M. Meyerbeer!

« Vous faites de l’orchestre, s’écrie-t-on encore de tous les côtés, parce que vous ne pouvez pas faire de la mélodie! » Il faudrait cependant tâcher de s’entendre. Voici un homme qui n’est point un mélodiste et qui, en dehors de trois grandes compositions où les idées foisonnent, a écrit la romance d’Alice : Va, dit-elle, la romance de Raoul : Plus blanche que la blanche hermine, la cantilène de Jean de Leyde : Il existe un autre empire, et cette incomparable phrase de Valentine au troisième acte des Huguenots : Ah! l’ingrat, d’une atteinte cruelle ! c’est-à-dire ce que la mélodie a peut-être produit de plus pur, de plus frais, de plus large, de plus profondément senti. Le vrai mot dans cette affaire, c’est que M. Meyerbeer est un mélodiste et un très grand mélodiste; seulement l’idée dont procède son inspiration diffère absolument du système qui a cours chez la plupart des maîtres italiens et français d’aujourd’hui. Animer un caractère de la vie qui lui est propre, trouver le cri de la passion, rendre dans chacune de ses péripéties une situation puissante, voilà son génie et sa force. N’avez-vous pas présente à la mémoire cette prodigieuse scène du Macbeth de Shakspeare, lorsqu’après l’accomplissement du crime les deux coupables se retrouvent, et, déjà sous le coup de la justice de Dieu, ne s’adressent l’un à l’autre que des phrases entrecoupées et comme haletantes? Pour la grandeur du mouvement et la terreur de l’effet, je ne connais rien au théâtre, même chez Eschyle, de comparable à ce dialogue presque monosyllabique, où les questions et les réponses se croisent dans le vide en sifflant. Supposons maintenant qu’un tragique français de la tradition prétendue classique eût écrit cette scène si remplie d’épouvante en son laconisme, que d’alexandrins n’aurait-il pas mis dans la bouche de Macbeth ! Nous aurions eu la complaisante description des angoisses du criminel, ainsi que l’apostrophe obligée aux dieux infernaux, le tout pour en arriver à un effet de terreur assez voisin de celui que produisaient au théâtre Ventadour ces diables à perruques rouges gambadant autour de don Juan avec leurs torches de lycopodium. Or, que cette vérité nous plaise ou nous désoblige, il faut pourtant bien convenir désormais que la mélodie purement italienne, avec ses allures violentes, prolixes et déclamatoires, n’est guère autre chose que la fameuse tirade classique transportée dans le drame musical. M. Meyerbeer n’aime point les tirades, de là ce reproche qu’on adresse à sa mélodie d’être écourtée, fugitive, haletante, et de ne se montrer en quelque sorte que pour disparaître: critique qui pourrait avoir son à-propos, si elle s’appliquait à des inspirations simplement concertantes, mais dont le témoignage devient au moins fort récusable lorsqu’il s’agit d’œuvres essentiellement dramatiques. Personne au théâtre n’est plus vrai que M. Meyerbeer, ses adversaires eux-mêmes lui accordent le rare mérite de n’avoir jamais manqué une situation; mais s’il atteint parfois à cet accent de vérité suprême, c’est à la condition de s’attacher à tous les mouvemens, à toutes les péripéties. Étonnez-vous ensuite des continuelles évolutions de sa mélodie! Que de phrases incidemment évoquées qu’on voudrait retenir, et qui passent entraînées ainsi par le torrent de l’action qui se précipite! La musique de Mozart est belle parce qu’elle est belle; la musique de Beethoven est belle également parce qu’elle est belle, mais en outre parce qu’elle signifie quelque chose de beau. M. Meyerbeer évidemment relève de la même pensée, et ce sera son éternel honneur d’avoir systématisé au théâtre les grands principes de l’auteur des symphonies et des ouvertures d’Egmont et de Coriolan.

Résumons-nous : sur deux points essentiels, la vérité dramatique et la recherche d’un idéal incessamment élevé, M. Meyerbeer n’a jamais bronché. Esprit sévère et convaincu, personne plus que lui n’a horreur des concessions, et cependant M. Meyerbeer aime le succès comme les olympiens aimaient l’ambroisie. Or c’est ici que nous touchons à l’un des traits les plus remarquables de cette énergique physionomie. Ne rien concéder dans l’idée, poursuivre le but final dans la plénitude de son indépendance d’artiste, et réussir : problème difficile que l’auteur des Huguenots ne manque jamais de résoudre à son plus grand avantage! Rousseau jadis s’improvisait copiste de musique, on le sait, par respect pour son génie littéraire, dont il n’eût jamais voulu faire un gagne-pain. M. Meyerbeer en use un peu de la sorte à l’endroit du succès, se l’assurant d’avance, mais, comme le philosophe de Genève, qui se procurait les nécessités de la vie pour mieux sauvegarder la fière liberté de sa pensée, s’il fait la part du feu, c’est toujours en dehors de son œuvre. Que n’a-t-on pas dit des nonnes de Robert le Diable, des patineurs du Prophète, des naïades des Huguenots, des deux orchestres de l’Etoile du Nord, enfin de la cascade du Pardon de Ploërmel? Resterait peut-être à se demander comment procèdent les autres compositeurs du temps présent. Loin de se montrer fort dédaigneux au sujet de ces pompes scéniques, nous voyons qu’ils les recherchent au contraire infiniment. D’ailleurs que nous importent ces préoccupations du détail, ce soin minutieux des accessoires, si par cet appel à la curiosité du vulgaire le maître ne travaille qu’à s’acquérir un droit de plus de lui faire entendre le plus noble langage de l’art? J’estime certes à leur valeur la Dame Blanche, Joconde et le Domino Noir; mais quand je vois M. Meyerbeer donner à l’Opéra-Comique une œuvre qui, conçue dans les justes proportions du genre, produit sur le public l’effet religieux et grandiose d’une symphonie de Beethoven, j’avoue que je ne me sens pas le courage de disserter sur les moyens préliminaires par lesquels l’auteur a rassemblé là cette foule qu’il transporte et moralise, et que je ne saurais lui en vouloir de s’être servi de l’autorité de son nom et de son génie pour élever vers l’idée de Dieu et de la nature tant de cœurs bourgeois étonnés de battre. « Celui-là, écrit Schiller, qui a fait assez pour les bons esprits de son temps a vécu aussi pour la postérité. »

Wer den Besten seiner Zeit genug gethan,
Der hat gelebt für alle Zeiten.

Cette parole du grand poète, qui fut par momens un excellent critique, M. Meyerbeer peut se l’appliquer et jouir en pleine liberté des succès de l’heure actuelle sans craindre le jugement de l’avenir. D’ailleurs, pour certains de ses ouvrages, la postérité n’a-t-elle point déjà commencé? « Cent ans! nous disait un jour une personne d’esprit; oh! ce livre est plus vieux que ça, il a vingt ans! » La partition des Huguenots touche à la trentaine. Pour les chefs-d’œuvre de ce genre, c’est avoir franchi le seuil des siècles. M. Meyerbeer a compris son époque, il a fait pour elle tout ce qu’il y avait à faire, et l’autorité si légitime qu’il exerce au milieu de tant de discussions passionnées prouve que son époque à son tour le comprend. Qu’il se rassure donc : quelle que soit la place que l’avenir lui assignera, elle ne saurait être qu’au premier rang et parmi ces artistes penseurs qui, comme Beethoven, ne cessèrent de tendre vers le bien, vers le mieux, et prirent pour devise ce mot de tous les génies vraiment puissans et convaincus : Excelsior!

Henri Blaze de Bury.
  1. Julien Schmidt, Histoire nationale de la Littérature allemande, t. II, p. 410.
  2. Voyez, pour cet élément historique, les Ruines d’Athènes, les intermèdes d’Egmont, l’ouverture de Coriolan, et, pour le côté purement spéculatif, métaphysique, les sonates de la seconde et troisième période.
  3. La Harpe, Journal de politique et de littérature, 5 octobre 1777.
  4. Voyez l’étude sur Rossini, Revue du ler, 15 mai, 1er juin 1854.