Rutebeuf - Œuvres complètes, 1839/De l’estat du monde

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Œuvres complètes de Rutebeuf, Texte établi par Achille JubinalChez Édouard Pannier1 (p. 218-225).


De l’Estat du Monde.


Ms. 7218.


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Por ce que li mondes se change
Plus sovent que denier à change,
Rimer vueil du monde divers :
Toz fu estés, or est yvers ;
Bons fu, or est d’autre manière ;
Quar nule gent n’est mès manière
De l’autrui porfit porchacier,
Se son preu n’i cuide chacier.
Chascuns devient oisel de proie ;
Nus ne vit mès se il ne proie[1] :
Por ce dirai l’estat du monde,
Qui de toz biens se vuide et monde.

Relegieus premièrement
Déussent vivre saintement,
Ce croi selonc m’entencion.
Si a double relegion :
Li .i. sont moine blanc et noir[2],
Qui maint biau lieu et maint manoir

Ont et mainte richece assise,
Qui toz sont sers à covoitise.
Toz jors vuelent sanz doner prendre,
Toz jors achatent sans riens vendre.
Il tolent, l’en ne lor tolt rien ;
Il sont fondé sus fort mesrien[3],
Bien puéent lor richece acroistre ;
L’en ne préesche mès en cloistre
De Jésus-Christ ne de sa mère,
Ne de saint Pol, ne de saint Père :
Cil qui plus set de l’art du siècle,
C’est le meillor selonc lor riègle.

Après si sont li mendiant
Qui par la vile vont criant :
« Donez, por Dieu, du pain aus frères[4] ! »

Plus en i a de .xx. manières.
Ci a dure fraternité ;
Quar, par la sainte Trinité,
Li uns covenz voudroit de l’autre
Qu’il fust en .i. chapiau de faultre
El plus péreillueus de la mer :
Ainsi s’entraiment li aver.
Covoitex sont, si com moi samble :
Fors lerres est qu’à larron emble,
Et cil lobent les lobéors
Et desrobent les robéors
Et servent lobéors de lobes,
Ostent aux robéors lor robes.

Après ce que je vous devise,
M’estuet parler de sainte Yglise,
Que je voi que plusor chanoine
Qui vivent du Dieu patremoine
Il n’en doivent, selonc le livre,
Prendre que le souffisant vivre,
Et, le remanant humblement,
Déussent-il communément
A la povre gent départir ;

Mès il verront le cuer partir
Au povre, de male aventure,
De grant fain et de grant froidure.
Quant chascuns a chape forrée,
Et de denier la grant borsée,
Les plains coffres, la plaine huche,
Ne li chaut qui por Dieu le huche,
Ne qui riens por Dieu li demande ;
Quar avarisce li commande,
Cui il est sers, à mettre ensamble,
Et si fet-il, si com moi samble ;
Mès ne me chaut se Diex me voie.
En la fin vient à male voie
Tels avoirs, et devient noianz ;
Et droiz est, car ses iex voianz,
Il est riches du Dieu avoir,
Et Diex n’en puet aumosne avoir ;
Et se il vait la messe oïr,
Ce n’est pas por Dieu conjoïr,
Ainz est por des deniers avoir,
Quar tant vous faz-je à savoir,
S’il n’en cuidoit riens raporter,
Jà n’i querroit les piez porter[5].

Encor i a clers d’autre guise,
Que quant il ont la loi aprise
Si vuelent estre pledéeur
Et de lor langues vendéeur ;
Et penssent baras et cauteles,

Dont il bestornent les quereles,
Et metent ce devant derrière[6].
Ce qui ert avant va arrière,
Car quant dant Denier[7] vient en place
Droiture faut, droiture efface.
Briefment tuit clerc fors escoler
Vuelent avarisce acoler.

Or m’estuet parler des genz laies
Qui resont plaié d’autres plaies.
Provost et bailli et majeur
Sont communement li pieur[8],
Si com convoitise le vost ;
Quar je regart que li provost
Qui acenssent[9] les provostez,

Que il plument toz les costez
A cels qui sont en lor justise
Et se deffendent en tel guise :
« Nous les acenssons chièrement ;
Si nous covient communement,
Font-il, partout tolir et prendre
Sanz droit ne sanz reson atendre :
Trop aurions mauvès marchié
Se perdons en nostre marchié. »

Encor i a une autre gent,
Cil qui ne donent nul argent,
Comment li bailli qui sont garde ;
Sachiez que au jor d’ui lor tarde
Que la lor garde en lor baillie
Soit à lor tens bien esploitie,
Que au tens à lor devancier
N’i gardent voie ne sentier
Par où onques passast droiture.
De cèle voie n’ont-il cure ;
Ainçois penssent à porchacier
L’esploit au seignor et traitier
Le lor porfit de l’autre part :
Ainsi droiture se départ.

Or i a gent d’autres manières
Qui de vendre sont coustumières
De choses plus de .v. cens paires
Qui sont au monde nécessaires.
Je vous di bien veraiement
Il font maint mauvès serement,
Et si jurent que lor denrées

Sont et bones et esmerées
Tels foiz que c’est mençonge pure.
Si vendent à terme et usure ;
Vient tantost et termoierie
Qui sont de privée mesnie ;
Lors est li termes achatez,
Et plus cher vendus li chatez.

Encor i sont ces genz menues
Qui hesoingnent parmi ces rues
Et chascuns fet divers mestier
Si comme est au monde mestier,
Qui d’autres plaies sont plaié.
Il vuelent estre bien paié
Et petit de besoingne fère,
Ainz lor torneroit à contrère
S’il passoient lor droit .ij. lingnes ;
Néis ces païsanz des vingnes
Vuelent avoir bon paiement
Por peu fére, se Diex m’ament.

Or m’en vieng par chevalerie
Qui au jor d’ui est esbahie.
Je n’i voi Rollant n’Olivier ;
Tuit sont noié en .i. vivier,
Et bien puet véoir et entandre
Qu’il n’i a mès nul Alixandre.
Lor mestiers défaut et décline ;
Li plusor vivent de rapine.
Chevalerie a passé gales[10] ;

Je ne la vois és chans n’ès sales :
Ménesterez sont esperdu[11] ;
Chascuns a son donet perdu.
Je n’i voi ne prince ne roi
Qui de prendre face desroi,
Ne nul prélat de sainte Yglise
Qui ne soit compains Covoitise,
Ou au mains dame Symonie,
Qui les donéors ne het mie.
Noblement est venuz à cort
Cil qui done au tens qui jà cort,
Et cil qui ne puet riens doner
Si voist aus oisiaus sermoner ;
Quar Charitez est pieçà morte :
Je n’i voi mès nul qui la porte,
Se n’est aucuns par aventure
Qui retret à bone nature ;
Quar trop est li mondes changiez
Qui de toz biens est estrangiez.
Vous poés bien apercevoir
Se je vos conte de ce voir.


Explicit l’Estat du monde.

  1. Proie, de proier, prendre, enlever, ravir ; prædari.
  2. Les moines blancs étaient les chanoines réguliers de Saint-Augustin, les moines noirs les frères de l’ordre de Saint-Benoît. Ces noms venaient de la couleur de leurs habits.
  3. Merrain, bois de chêne. — On lit dans la Vie de saint Louis par le confesseur de la reine Marguerite : « Et (saint Louis) fist couper en son bois les très et autres merrien por l’église des Frères-Meneurs de Paris, et por le cloistre de la dite église, et pour le dortoier et le refretoère des Frères-Préechéeurs de Paris, et por la Meson-Dieu de Pontaise, et por les Frères-Sas de Paris ; et féist aussi mener tout ledit merrien à touz les liex dessus diz ; et les branches et l’autres bois qui demoroit des grosses pièces du merrien estoit donné por Dieu as povres religions. » (Voyez la note 1, page 206.)
  4. On lit dans les Crieries de Paris par Guillaume de La Villeneuve, pièce tirée du Ms, 7218, fo 246, et imprimée par Méon, page 280 du 2e vol.
    de son nouveau recueil de Fabliaux, qu’on n’entendait au 13e siècle dans les rues que :
    Aus Frères de saint Jacque pain,
    Pain por Dieu aus Frères-Menors ;
    Cels tieng-je por bons preneors ;
    Aus Frères de saint Augustin,
    Icil vont criant par matin.
    Du pain au Sas, pain aus Barrez,
    Aus povres prisons enserrez,
    A cels du Val des Escoliers ;
    Li uns avant, li autre arriers,
    Aus Frères des Pies demandent
    Et li croisié pas ne’s atendent ;
    A pain crier metent grant paine,
    ............
    Les Bons-enfans orrez crier
    Du pain, ne les vueil oublier.
    Les Filles-Dieu sèvent bien dire :
    Du pain por Jhesu nostre sire.
    Çà du pain por Dieu aus Sachesses :
    Par les rues sont granz les presses,
    Je vous di, de ces genz menues.

    On voit que Rutebeuf n’exagère probablement pas lorsqu’il dit qu’il y avait des Frères quêteurs de plus de vingt manières : en voilà d’un seul coup douze de mentionnés.

  5. Ce passage rappelle ces deux vers de Racine :
    Il eût du buvetier emporté les serviettes
    Plutôt que revenir au logis les mains nettes.
  6. Ce passage est le seul dans Rutebeuf qui soit relatif aux avocats ou aux gens qui en remplissaient l’office. Cela tient à ce que la question sociale, au 13e siècle, ne résidait point dans la justice, mais dans l’opposition contre le clergé. Si notre poëte au contraire eût vécu au 14e siècle, quand le gouvernement fut tombé aux mains des légistes, ces hardis démolisseurs qui répondaient à un procès fait au roi par un procès fait au pape, il n’eût point sans doute manqué de parler plus souvent des avocats, et peut-être, au lieu de quelques vagues satires qu’on trouve çà et là dans ses poésies contre les prévôts et les baillis, nous aurions eu quelque une de ces virulentes et énergiques attaques qui plus tard inspiraient à Ménot, gourmandant du haut de la chaire les seigneurs du parlement (domini de parlamento), ces éloquentes paroles malheureusement enfouies sous une couche de latin barbare : « Aujourd’hui nos seigneurs de la justice portent de longues robes et leurs femmes s’en vont vêtues comme des princesses : si leurs vêtements étaient pressurés, il en sortirait du sang. »
  7. Dant Denier, littéralement : M. Denier ; dominus, domnus Denier. — Nos ancêtres aimaient beaucoup ces personnifications. Ils avaient même, sous le titre de Dan Denier, un fabliau assez célèbre, que j’ai rapporté, pages 95 et suivantes de mon recueil intitulé Jongleurs et Trouvère. On le rencontre aussi dans un des Mss. français de la bibliothèque de Berne.
  8. Pieur, pires ; pejores.
  9. Acenser, affermer, donner à cens.
  10. Gales, réjouissances}}.
  11. Voyez pour ce vers et le suivant une des notes de La Povretei Rutebeuf, page 2 de ce volume.