Rutebeuf - Œuvres complètes, 1839/La desputoison de Challot et du barbier

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Œuvres complètes de Rutebeuf, Texte établi par Achille JubinalChez Édouard Pannier1 (p. 212-217).

La Desputoison de Challot et du Barbier,

OU CI ENCOUMENCE
LA DESPUTISONS DE CHARLOT ET DOU BARBIER DE MELEUN,
OU CI COMMANCE
LE DIT DE CHARLOT ET DU BARBIER[1].


Mss. 7218, 7633, 198 N.-D.
Séparateur



L’autr’ier .i. jor jouer aloie
Devers l’Auçoirrois[2] Saint-Germain,

Plus matin que je ne soloie,
Que ne lief pas volentiers main[3].
Si vi Charlot enmi ma voie,
Qui le barbier tint par la main,
Et bien monstroient toute voie
Qu’il n’èrent pas cousin germain.

Il se disoient vilonie
Et si getoient gas de voir[4] :
— « Charlot, tu vas en compaignie
Por crestienté decevoir ;
C’est trahison et félonie,
Ce puet chascuns apercevoir.
La teue loi soit la honie :
Tu n’en as point, au dire voir. »

— « Barbier, foi que doit la baulive
Où vous avez vostre repaire,
Vous avez une goute vive ;
Jamès n’ert jor qu’il ne vous paire.
Saint Ladres a rompu la trive,
Si vous a feru el viaire ;
Por ce que cist maus vous eschive
Ne requerrez mès saintuaire. »

— « Charlot, foi que doi sainte Jame,
Vous avez ouan fame prise :
Est-ce selonc la loi esclame
Que Kayfas vous a aprise ?

Vous créez autant Notre-Dame,
Où virginitez n’est maumise,
Com je crois c’uns asnes ait âme ;
Vous n’amez Dieu ne sainte Yglise. »

— « Barbier sanz rasoir, sanz cisailles,
Qui ne sez rooigner ne rére,
Tu n’as ne bacins ne toailles[5],
Ne de qoi chaufer eve clère.
Il n’est rien née[6] que tu vailles,
Fors à dire parole amère ;
S’outre mer fus, encor i ailles,
Et fais proesce qu’il i père. »

— « Charlot, tu as toutes les lois :
Tu es juys et crestien,
Tu es chevaliers et borgois,
Et quant tu veus clerc arcien.
Tu es maqueriaus chascun mois,
Ce dient bien li ancien ;
Tu fez sovent par ton gabois[7]
Joindre .ij. cus à .i. lien. »

— « Barbier, or est li tens venuz
De mal parler et de mesdire,
Et vous serez ainçois chenuz
Que vous lessiez ceste matire ;

Mès vous morrez povres et nuz,
Car vous devenez de l’empire[8] ;
Je sui por maqueriaus tenuz :
L’en vous retient à va-li-dire[9]. »

— « Charlot, Charlot, biaus douz amis,
Tu le fez aus enfanz le roi ;
Se tu i es, qui t’i a mis[10] ?
Tu i es autant comme à moi.
De sambler fols t’és entremis,
Mès, par les iex dont je te voi,
Tels t’a argent en paume mis
Qui est assez plus fols de toi. »

— « Barbier, or vienent les groiseles ;

Li groiselier sont boutoné,
Et je vous raport les noveles
Qu’el front vous sont li borjon né.
Ne sai se ce seront cenèles[11]
Qui ce vis ont avironé :
Els seront vermeilles et bêles
Avant que l’en ait moissoné. »

— « Ce n’est mie méselerie,
Charlot, ainçois est goute rose,
Foi que je doi sainte Marie
Que vous n’amez de nule chose.
Vous créez miex en juerie[12],
Qui la vérité dire en ose,
Qu’en celui qui par seignorie
A la porte d’enfer desclose.

« Et nequedent se Rustebues[13],
Qui nous connoist bien a .x. anz[14]
Voloit dire .ij. motés nués,
Mès qu’au dire fust voir disanz,
Ne contre toi, ne à mon oés,
Mès por le voir se fust mis anz,

Je le vueil bien se tu le veus,
Que le meillor soit eslisanz. »

— « Seignor, par la foi que vous doi,
Je ne sai le meillor eslire ;
Le mains pieur, si com je croi,
Vous eslirai-je bien du pire :
Charlot ne vaut ne ce ne qoi,
Qui en veut la vérité dire ;
Il n’a ne créance ne foi
Ne que chiens qui charoingne tire.

« Li barbiers connoist bone gent,
Et si les sert et les honeure,
Et met en els cor et argent,
Paine de servir d’eure en eure ;
Et set son mestier bel et gent,
Se besoins li recoroit seure,
Et s’a en lui mult[15] biau sergent
Que com plus vit et plus coleure. »



Explicit la Desputison de Charlot et dou Barbier.

  1. « Je ne sais si l’on ne devrait pas regarder comme de vrais jeux ces sortes de scènes que les ménétriers débitaient quelquefois dans les fêtes auxquelles ils étaient appelés, et qui représentaient des querelles. J’ai trouvé dans les manuscrits trois de ces pièces : la première est une querelle entre deux femmes de mauvaise vie ; les deux autres sont des querelles d’hommes, l’une sous le titre de Dispute du barbier et de Charlot, l’autre sous le titre de Dispute de Renard et de Peau d’oie* (sobriquets de deux ménétriers.) Toutes trois sont divisées par strophes ou couplets en rimes croisées, et alternativement chacun des querelleurs disait un des couplets. Très-probablement c’était là des farces dramatiques, qui, comme nos proverbes d’aujourd’hui, n’étaient composées que de quelques scènes détachées. Peut-être pourrais-je dire la même chose du Dict de l’erberie. »
    (Legrand d’Aussy, édition de M. Renouard, t. II, page 203.)

    On trouvera notre opinion là-dessus à la fin du volume, note Q, et à la première page du Dit de l’Herberie.

    * Cette pièce a été donnée par M. Chabaille dans son Supplément au Roman du Renard, page 39.

  2. Ms. 7633. Var. L’Ausuerroîs.
  3. Lief, lève. Main, matin ; manè.
  4. Gas de voir, raillerie pleines de vérités.
  5. Toailles : la copie de l’Arsenal met ici en note : « Linges à barbe. » Ce mot signifie en effet : serviettes, essuie-mains.
  6. Rien née, aucune chose vivante.
  7. Gabois, dérision, moquerie ; mais je crois qu’il faut traduire ici ce mot par : ton entremise, ton beau parler.
  8. Ms. 7633. Var. De ce ne poés douteir mie.
  9. Va-li-dire : la copie de l’Arsenal met ici en note : « Nom d’un raccrocheur de femmes. » En picard ce mot signifie : mauvais sujet, goujat.
  10. Ces trois vers et les deux derniers de la 5e strophe semblent indiquer que cette pièce était une satire personnelle dirigée contre un certain Charles ou Charlot qui avait suivi saint Louis en Terre-Sainte, et que je conjecture être le même que celui dont il est question dans la pièce intitulée De Charlot le Juif, qui chia en la pel dou lièvre. Ce qui me le fait croire, c’est que ce dernier, dans ce conte, est représenté comme un ménestrel, par conséquent comme un confrère de Rutebeuf, qui avoue lui-même avoir été à une noce où se trouvait Charlot. Il n’y aurait donc rien d’étonnant à ce qu’ils eussent été rivaux, et par conséquent ennemis. Du reste, malgré le sobriquet de mépris (le Juif) que donne à Charlot le titre de la pièce, rien n’indique qu’il ait été réellement d’un judaïsme autre que celui que le barbier reproche à son interlocuteur :
            Charlot, tu as toutes les lois :
            Tu es juys et crestien, etc.

    Ce qui vient encore confirmer mon hypothèse, c’est que Rutebeuf fait dire au barbier, en parlant de Charlot, qu’il s’attache aux enfans du roi et qu’il essaye de se faire passer pour leur fou  : or, qui était plus propre à remplir cette dernière fonction qu’un jongleur ?
  11. Cenèles, cinètes : ce mot est encore en usage dans certaines provinces. On s’en sert dans le département du Loiret pour désigner de petites prunes sauvages.
  12. On trouve dans le prologue de la Résurrection du Sauveur, mystère que j’ai publié en 1834 (Paris, Téchener) :
             Od lui seit de la juerie.
    c’est-à-dire : la nation juive, les principaux d’entre les Juifs. Ici au contraire le mot juerie est pris dans le sens de : la religion juive.
  13. Nequedent, néanmoins.
  14. Ms. 7633. Var. Passei .x. ans.
  15. Ms. 198 N.-D. Var. Si.