De l’Histoire par la caricature/02

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L’HISTOIRE


PAR


LA CARICATURE.




England under the house of Hanover, illustrated from the caricatures and satires of the day. (L’Angletere sous la maison de Hanovre, illustrée par les caricatures et les satires du temps), par M. Thomas Wright, membre correspondant de l’Institut.


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La seconde partie de l’ouvrage de M. Thomas Wright[1]embrasse les diverses périodes de la révolution d’Amérique, de la révolution française et de l’empire. L’histoire intérieure de l’Angleterre à cette époque est généralement peu connue en France : les Anglais eux-mêmes ont sur ce temps beaucoup de documens épars, comme toujours ; mais, comme toujours aussi, ils ne se donnent pas la peine ou n’ont pas l’idée d’en faire une histoire. L’ouvrage de M. Alison, l’Europe pendant sa Révolution française, est à peu près le seul qui remplisse, bien que très imparfaitement, cette lacune, et en France c’est M. de Viel-Castel qui, par ses remarquables études sur les deux Pitt et sur quelques autres hommes politiques, a jeté le plus de lumière sur les grandes luttes parlementaires dont l’Angleterre était alors le théâtre.

Le livre de M. Wright a sous ce rapport un très grand prix. Il nous fait entrer dans l’histoire domestique, familière et privée de ces temps épiques; il nous montre les grands hommes un peu en déshabillé, et nous initie aux mœurs de cette société turbulente, passionnée et surexcitée, que les événemens brûlaient et emportaient dans un perpétuel ouragan.

Entre tous apparaît Charles-James Fox, que nous retrouverons toujours sur le premier plan. Il était le second fils de lord Holland, et, quoiqu’à cette époque, c’est-à-dire en 1770, il n’eût encore que vingt ans, il était déjà célèbre par son extraordinaire talent, autant que par la dissipation de sa vie. Lord North, alors premier ministre, comprit l’importance de s’attacher un pareil auxiliaire, et le fit immédiatement entrer dans l’administration. Lord Holland, qui aimait passionnément le jeu, en avait donné le goût à son fils. C’était de ce jeune patricien qu’Horace Walpole, le Sévigné fait homme de l’Angleterre, écrivait : « Charles Fox brille également autour du tapis vert et dans la chambre des communes… Il arrivait des courses ; il était resté à boire toute la nuit, et ne s’était pas couché. Comme de pareilles facultés font rire des règles de Cicéron sur les orateurs et de son travail infatigable ! Ses discours élaborés sont puérils auprès de la raison virile de cet enfant. » Walpole disait encore de lui : « Lord Holland se meurt, et il est en train de payer les dettes de Charles Fox, ou au moins une bonne partie, car elles se montent à 130,000 livres (3,250,000 francs). J’avais pris ce garçon pour un prophète, venu pour prédire la ruine et la dispersion des Juifs ; mais, tant qu’il y aura un prêteur sur gages ou un joueur sur la surface de la terre, Charles sera toujours en dettes. »

Fox ne faisait, du reste, que partager une passion commune à toute son époque, surtout à la jeune aristocratie dont il était un des chefs les plus brillans. On jouait alors partout et à propos de tout. Un jour, des jeunes gens dînant ensemble trouvent un ver dans une noisette. L’un d’eux l’achète à son compagnon pour cinq guinées, et offre de le faire courir contre les deux premiers qu’on trouvera. Les paris s’engagent et, sur cette course extravagante des trois innocens insectes, on joue plus de 500 louis. Un autre jour, les paris s’engagent sur la vitesse de deux gouttes de pluie qui descendaient sur un carreau ; mais, par malheur, les deux gouttes se rejoignent avant d’arriver au but, ce qui annule les gageures.

Au début de sa vie politique, Fox s’était, comme nous l’avons dit, attaché au ministère tory, et il en partageait l’impopularité. On ne lui épargnait pas alors les caricatures, et son nom prêtait tout naturellement à d’éternels jeux de mots. Une caricature de ce temps, intitulée la Mort des Renards (the Death of the Foxes ), représente deux renards, l’un vieux, l’autre jeune, pendus côte à côte à un gibet, pendant que le fermier John Bull et sa femme se réjouissent de voir leur poulailler délivré de cette vermine.

Mais Fox ne resta pas long-temps avec les tories, et, à vingt-quatre ans, il se jeta dans l’opposition libérale, où il acquit son immortelle réputation. On imaginerait difficilement la violence avec laquelle la couronne était alors directement et personnellement attaquée, en dépit de la prérogative constitutionnelle. Il parait que le roi George, comme le malheureux Louis XVI, aimait les arts mécaniques, et passait ses loisirs à tourner. Il était parvenu, dit-on, à fabriquer un bouton, et ce fut un sujet inépuisable de plaisanteries ; on ne l’appelait plus que le faiseur de boutons. Une caricature le représente refusant d’entendre la députation de la Cité, et lui disant : « Ne voyez-vous pas que je suis occupé à quelque chose de plus important ? » tandis que les courtisans admirent son travail, et disent : « Quel grand roi ! il n’y a pas en Europe un prince capable de faire d’aussi beaux boutons. »

Une coalition formidable se préparait contre lord North, et les revers de la guerre d’Amérique lui donnaient beau jeu. Dans les dessins du temps, l’Amérique apparaît toujours sous la figure d’une jeune femme indienne, demi-nue et coiffée avec des plumes. L’opposition, en Angleterre, avait d’abord pris parti pour la colonie et contre les rigueurs imprudentes dont elle était l’objet. Les patriotes américains avaient, comme on sait, proscrit l’usage du thé, dont les droits étaient une source considérable de revenus pour le trésor anglais, de même que nous avons vu récemment les patriotes de la Lombardie renoncer à fumer pour atteindre le trésor autrichien. Nous voyons dans une caricature la pauvre Amérique étendue par terre ; le chancelier lord Mansfield lui tient les deux mains ; lord North, armé d’une théière lui verse dans la bouche des flots de thé qu’elle lui rend au visage, et à côté on aperçoit l’Angleterre, qui détourne la tête en pleurant.

Ce fut la guerre d’Amérique qui jeta définitivement Fox dans l’opposition avec l’illustre lord Chatham (le premier Pitt), avec Burke, avec le colonel Barré. Tout le monde se souvient de la magnifique et brûlante sortie que fit lord Chatham contre l’alliance des Anglais avec les tribus indiennes. La guerre sauvage faite aux colons insurgés fut aussi flétrie par la caricature. On en a conservé une dans laquelle le roi George est représenté assis à côté d’un chef indien ; ils sont tous les deux occupés à ronger un gros os, et le roi tient à la main, en guise de coupe, le crâne d’un Américain. Ce royal assemblage a pour légende : Par nobile fratrum.

C’est à cette époque (1780) que nous rencontrons la célèbre émeute connue sous le nom de Gordon riots, parce qu’elle avait pour chef lord George Gordon. C’est un des épisodes les plus extraordinaires de l’histoire de la Grande-Bretagne ; ce fut ce qu’on appellerait aujourd’hui une émeute réactionnaire. La question de la liberté religieuse ou l’émancipation catholique, que nous n’avons vu résolue qu’en 1829, commençait déjà à s’agiter, et elle soulevait en Angleterre, en Écosse surtout, les plus violentes antipathies populaires. Ce fut un Écossais, lord George Gordon, membre des communes, qui devint, à Londres, le chef de la ligue appelée Association protestante. Cet homme, que Walpole avait surnommé le Jean de Leyde de son siècle, annonça dans la chambre qu’il viendrait apporter une pétition contre l’émancipation des catholiques, signée de plus de 100,000 électeurs qui devaient l’accompagner en procession. C’était quelque chose comme fut le 15 mai 1848 à notre assemblée constituante, comme aurait pu être le 13 juin 1849.

Au jour dit, le 2 juin, une multitude innombrable se rassembla dans le lieu appelé Saint-George’s-Fields, et de là, à travers toute la Cité, marchant six de front, arriva jusqu’auprès du parlement. La chambre des lords leva sa séance et s’esquiva. La chambre des communes continua de siéger, et, pour ce premier jour, la procession n’alla pas plus loin. La foule se dispersa vers le soir, mais en s’en allant elle mit le feu à deux chapelles catholiques. Chose étrange ! que du reste l’histoire devait encore voir un jour, le gouvernement semblait frappé d’étourdissement ou de paralysie ; il ne prenait aucune mesure, ni pour réprimer l’insurrection ni pour en prévenir le retour. Le lendemain, qui était un samedi, la populace se rassembla de nouveau en nombre immense, et parcourut les rues toute la nuit. La même scène se reproduisit le dimanche, et enfin le lundi, pendant toute la soirée et toute la nuit, la ville fut entièrement livrée et abandonnée sans défense à des bandes furieuses, qui pillèrent les chapelles et les maisons aux cris de : « À bas le papisme ! » Le soir, les insurgés mirent le feu à la prison de Newgate et délivrèrent tous les détenus ; ils en firent autant à la prison de Clerkenwell, et, renforcés, par ces nouveaux auxiliaires, ils allèrent brûler et saccager des maisons désignées. Cette orgie se continua le mardi. Le mercredi, les pillards donnèrent un assaut à la banque, et là seulement ils trouvèrent de la troupe qui les repoussa vigoureusement et leur tua beaucoup de monde ; mais le mercredi encore, pendant la nuit, le feu fut mis dans Londres à trente-six endroits à la fois.

Cependant le gouvernement avait fini par sortir de son inconcevable stupeur et appelait de tous côtés des troupes. Les citoyens, revenus aussi de leur épouvante, s’armaient pour défendre leurs maisons et organisait une espèce de garde nationale. En même temps, les insurgés et les libérés, qui avaient forcé les caves, s’y étaient abandonnés à tous les excès de l’ivresse. Au bout de six jours et de six nuits de terreur et de brigandage, un nombre considérable des révoltés tomba sous le feu de la troupe ou fut brûlé ivre dans les flammes des maisons incendiées, et la tranquillité fut enfin rétablie. Cet exemple inouï d’une grande capitale livrée pendant toute une semaine au feu et à la dévastation n’a jamais été oublié en Angleterre. On s’en est souvenu le 10 avril de l’année dernière, quand la procession chartiste rencontra sur son passage non-seulement de l’artillerie mèche allumée et des habits rouges les fusils chargés, mais aussi plusieurs centaines de mille hommes enrôlés comme constables et montant gravement la garde à la porte de leurs maisons.

Un autre épisode resté aussi très célèbre fut celui de l’élection de Westminster. La guerre d’Amérique était terminée ; les anciens adversaires, lord North, Fox et Burke, avaient profité de cette occasion pour se rapprocher, et former contre lord Shelburne et le jeune Pitt leur fameuse coalition. La caricature, dans cette circonstance, paraît avoir pris le parti de la cour ; il fallait qu’elle exprimât assez fidèlement l’opinion publique, car le roi, après avoir subi pendant quelques mois le triomphe de la coalition et un ministère composé de North, Fox et Burke, en secoua brusquement le joug et donna tout à coup à William Pitt la direction des affaires. Vainement la chambre des communes accumula vote sur vote contre le nouveau ministère ; le roi ne céda pas, et, usant de sa prérogative, il fit appel à des élections générales.

Chose rare, la caricature, comme nous l’avons dit, était alors du côté du pouvoir. Les deux grands artistes en ce genre, Gillray et Sayer, dirigeaient tous leurs traits contre les chefs de la coalition. Pitt est représenté en Hercule enfant, étouffant deux serpens qui ont la tête de Fox et celle de North. Dans les caricatures où figure lord North, il y a généralement un petit chien. C’est une allusion à un accident assez comique. Pendant un discours de lord North, un chien qui s’était caché sous une des banquettes de la chambre sortit tout à coup et interrompit l’orateur par un aboiement prolongé. La chambre entière fut jetée dans un accès de rire, après quoi lord North reprit avec un imperturbable sang-froid : « Maintenant que le nouveau membre a terminé son raisonnement, je demande la permission de continuer le mien. »

Il y a aussi des caricatures de tiers-parti. Nous en voyons une qui représente un âne tiré en deux sens contraires. L’âne surchargé d’impôts, c’est le peuple ; il est tiré d’un côté par le roi dans la direction de la monarchie absolue, de l’autre, par Fox dans la direction de la république.

Le résultat des élections générales justifia la confiance du roi et de son jeune ministre. L’ancienne majorité fut complètement changée, et le parti de la cour rentra triomphant dans les communes. Chose qui arrive quelquefois, le parti royal était aussi le parti populaire, et l’opposition n’était guère qu’une coalition de grandes familles et de grands intérêts. En cette occasion, le peuple d’Angleterre se déclara ouvertement pour la cour, et cette disposition ne laissait pas que d’alarmer Horace Walpole, qui écrivait : « M. Pitt a résolûment bravé la majorité. Il a dissous la chambre, et a, je le crains, fait à cette branche de la législature une blessure qui, si le courant ne tourne pas, pourra devenir fatale à la constitution. La nation est ivre ; elle prodigue les adresses de remercîmens à la couronne pour avoir exercé sa prérogative contre le palladium des libertés populaires… Grace à cette frénésie momentanée qui saisit quelquefois une nation comme un grand animal, le pays est pris d’une telle haine contre la coalition et M. Fox, que là même où l’or a gardé sa toute-puissance, les élections sont des plus rudes. Les grandes familles whigs, les Cavendish, les Rockingham, les Bedford ont perdu toute influence dans leurs propres comtés ; on leur a même escamoté des siéges dans des localités qui leur appartenaient en entier. Dans plusieurs cas, un doigt royal a évidemment proscrit des noms tels que ceux de lord North et de lord Hertford. Un semblable ostracisme n’était peut-être pas prudent, car le succès permanent est un joyau qu’une couronne n’est pas sûre de toujours conserver. » Il est impossible d’exprimer plus naïvement que ne le fait ici Walpole le scandale qu’inspirait aux grands aristocrates whigs toute intrusion dans leurs bourgs pourris.

Ces élections de 1784 sont restées célèbres à Londres par la lutte électorale de Westminster entre Fox et les deux candidats de la cour, sir Cecil Wray et lord Hood. Ce fut une des plus violentes dont on ait gardé la tradition. Il est vrai que dans ce temps-là le poll ou scrutin public restait ouvert pendant six semaines ; ainsi celui de Westminster dura depuis le 1er avril jusqu’au 17 mai. Dans le commencement, c’était Fox qui était en arrière ; lord Hood avait engagé un corps de matelots qui s’étaient emparés des hustings et en empêchaient l’accès. Fox, de son côté, avait enrôlé les porteurs de chaises, alors fort nombreux, et presque tous Irlandais, c’est-à-dire les premiers dans les émeutes. Ces deux armées occupèrent le quartier de Westminster pendant six semaines, se livrant presque chaque jour des batailles souvent sanglantes. Le roi se faisait, dit-on, apporter heure par heure les résultats du poll ; mais il avait contre lui son fils, le prince de Galles, partisan déterminé de Fox et publiquement enrôlé dans l’opposition. Une caricature représente le prince complètement ivre, soutenu d’un côté par Fox, et de l’autre par un cabaretier nommé Samuel House, une autre figure très connue alors. Ce Sam était un original remarquable par sa tête parfaitement chauve et par son costume invariablement composé d’une jaquette et d’une culotte de nankin. Il portait son gilet toujours ouvert, avec du linge remarquablement blanc, et lorsqu’il n’avait pas, selon son ordinaire, les jambes nues, il portait des bas de la soie la plus fine. On le voit ainsi dans toutes les caricatures. Il était un des plus chauds partisans de Fox, et tint maison ouverte pendant tout le temps de l’élection. Cependant le grand électeur ou plutôt la grande électrice de Fox fut la duchesse de Devonshire, sans rivale alors pour la beauté et pour l’esprit. Avec un cortège de jeunes femmes appartenant aussi à l’aristocratie whig, elle allait tous les jours au poll, portant les couleurs de son candidat et quêtant personnellement des votes. On sait qu’un boucher lui demanda et qu’elle lui accorda un baiser en échange de sa voix. La belle solliciteuse fut naturellement le but d’une innombrable quantité de caricatures, dont plusieurs étaient extrêmement libres, et la représentaient dans toute sorte de situations.

Fox fut nommé, et le prince de Galles donna un grand dîner à cette occasion. Dans le reste du pays, les élections avaient autrement tourné, et Pitt se trouva en possession d’une majorité énorme. Le jeune et hautain ministre était le maître du roi ; mais il avait dans l’héritier présomptif un ennemi déclaré. Le prince ne lui pardonnait pas le mépris mal déguisé avec lequel il l’avait toujours traité, et en même temps la dissipation de ses mœurs le portait beaucoup plus vers Fox que vers Pitt. Il était donc devenu le chef de cette jeunesse dorée, pleine d’esprit, de vices et de dettes, qui reproduisait alors en Angleterre la société française de la régence. Du temps que ses amis étaient au ministère, ils avaient présenté pour lui un projet de dotation de 100,000 livres par an, ou 2,500,000 fr. ; mais le roi en avait fait réduire le chiffre à 50, ce qui jeta le jeune prince plus avant que jamais dans l’opposition et dans la société de Fox. Le grand caricaturiste Gillray le représentait sous les traits de l’enfant prodigue réduit à vivre avec les pourceaux. Dans une autre caricature, intitulée Convoi pour Botany-Bay, on voit le prince débarquant sur les épaules de deux déportés, entre Fox et North ; Burke, souvent attaqué comme catholique déguisé, est en évêque avec la mitre et la crosse et lisant l’office dans le calendrier de la prison de Newgate.

Au mois de novembre 1788, la folie du roi George devint publique, et il fallut constituer la régence. Pitt comprit que l’accession du prince de Galles à l’exercice du pouvoir royal serait le terme de son propre pouvoir et le signal de la rentrée de Fox et des whigs. Dès-lors les rôles furent intervertis : Pitt se déclara le défenseur de la prérogative du parlement, pendant qu’à leur tour les whigs se faisaient les champions de celle du prince. Fox, devenu en cette circonstance ultra-tory et ultra-royaliste, fut accablé sous les sarcasmes de Pitt, et le premier ministre, sûr des dispositions du parlement, fit adopter une série de résolutions qui liaient complètement les mains au nouveau régent. Le prince eut le titre, mais il n’eut que cela. Il n’eut point la faculté de créer des pairs, de donner aucune place viagère ni réversible, et enfin la garde du roi malade fut remise à la reine assistée d’un conseil. Du reste, le bill de régence ne fut pas même mis cette fois à exécution, car, avant qu’il eût été définitivement voté, le roi recouvra la raison. Gillray publia à cette occasion une caricature intitulée : Les funérailles de Mlle  Régence. On y voit la bière précédée par Burke en jésuite lisant l’office des morts, et le deuil est mené par Fox, Sheridan et Mme  Fitzherbert, la maîtresse du prince.

C’était au commencement de l’année 1789, et la plus grande révolution des temps modernes allait éclater sur le monde. Le mouvement de 89 éveilla d’abord en Angleterre de nombreuses et vives sympathies ; la presse et l’opinion populaire l’accueillirent avec enthousiasme ; on jouait sur les théâtres la prise de la Bastille ; on y citait des prologues en vers dans lesquels nous lisons, par exemple : « Oui, l’esprit d’Albion a enfin inspiré et réchauffé les cœurs, et la France est enfin dotée de la liberté de l’Angleterre… Hurrah pour la main bénie qui la première a ouvert les horribles cachots de la Bastille et en a délivré les pâles habitans !… » Tels furent les sentimens avec lesquels les débuts de la révolution française furent généralement reçus en Angleterre ; on croyait fermement que la France allait se donner un gouvernement constitutionnel et libéral. Dans les régions du pouvoir, on gardait plus de réserve ; la couronne, au mois de janvier 1790, disait simplement : « Je continue à recevoir l’assurance des bonnes dispositions de toutes les puissances étrangères. » On voit que la formule a peu varié depuis ce temps-là. Bientôt cependant la marche de la révolution commença à effrayer les Anglais, et le parti whig, jusque-là le défenseur de la France, se divisa. Ce fut à cette occasion que s’éleva entre Fox et Burke cette discussion célèbre qui est dans toutes les mémoires, et qui sépara pour jamais les deux anciens amis. Burke devint depuis lors le plus éloquent ennemi de la révolution.

Ce n’était pas sans raison. L’agitation révolutionnaire prenait, en Angleterre même, un caractère alarmant, et elle était secondée par l’organisation des clubs. Le plus ancien de tous s’appelait la Société de la révolution, et célébrait chaque année, le 4 novembre, la révolution de 1688. C’était là que prêchait le docteur Price, un vieux dissident qui avait déjà accueilli avec enthousiasme la révolution d’Amérique. Le 4 novembre 1789, le club vota une adresse de félicitations au peuple français, à la suite de laquelle il s’établit une correspondance régulière entre les propagandistes des deux pays. Bientôt il y eut à Londres le Club du 14 juillet en l’honneur de la prise de la Bastille, la Société correspondante, et plusieurs autres dans lesquelles, avec le docteur Price, régnaient Priestley, un autre prédicateur dissident, et Thomas Paine. Alors le gouvernement eut recours à un moyen presque toujours infaillible en Angleterre ; il fit appel à l’orthodoxie de la nation. Les dissidens protestans, aussi bien que les catholiques, devinrent l’objet des violences populaires ; ils furent mis en chansons et en caricatures ; Price, Paine et Priestley furent représentés soufflant du haut de la chaire le poison de l’athéisme, de l’arianisme, du déisme et du socinianisme ; on voyait Price au milieu, terminant son sermon par cette formule de la liturgie anglicane : « Et maintenant prions avec ferveur pour l’abolition de toute monarchie, etc., et pour que le désordre et l’anarchie puissent, par nos pieux efforts, régner dans tout l’univers. »

À cette époque, Burke publia son célèbre livre : Réflexions sur la Révolution française. L’effet en fut prodigieux, et ne peut se comparer qu’à celui que produisit plus tard le livre de M. de Chateaubriand : Bonaparte et les Bourbons. Vainement Paine et Priestley essayèrent d’y répondre ; le vent populaire était contre la révolution : Gillray représentait le roi tenu sur l’échafaud par Sheridan, Fox remplissant les fonctions d’exécuteur, et Priestley exhortant la victime à la soumission. Priestley administrait une chapelle à Birmingham ; ses amis voulurent célébrer avec lui le deuxième anniversaire de la prise de la Bastille. Les « réactionnaires » de la ville prirent d’assaut la taverne où les démocrates s’étaient assemblés ; puis, n’ayant pas trouvé Priestley, ils allèrent brûler de fond en comble sa maison et sa chapelle. Pendant plusieurs jours, ils restèrent ainsi les maîtres de la ville, et dans beaucoup d’autres villes il y eut des scènes du même genre.

Ces démonstrations de royalisme n’empêchaient cependant pas la satire populaire de se porter aussi sur le roi. Gillray, bien qu’il employât presque toujours son inépuisable talent en faveur de la cause monarchique, avait des motifs personnels d’antipathie contre George III, et ne l’épargnait pas dans ses caricatures. Il paraît que le roi avait un jour traité légèrement certains de ses dessins, et Gillray l’avait alors représenté examinant une gravure du portrait de Cromwell par Cooper. La figure du roi exprime un curieux mélange d’étonnement et d’alarme à la vue des traits durs du grand républicain, dont le nom était alors dans toutes les bouches. L’avarice bien connue du roi et de la reine était aussi pour Gillray un sujet des plus féconds. Le duc d’York venait d’épouser la fille du roi de Prusse, qui passait pour riche ; dans une scène intitulée la Présentation, on voit le prince présenter sa femme au roi, qui ouvre les yeux et les mains, et à la reine, qui tend son tablier pour recevoir de l’argent. Ailleurs, on voyait le roi et la reine allant au marché, ou bien le roi faisant rôtir ses muffins et la reine se faisant frire des éperlans, ou le royal couple exhortant les princesses à prendre le thé sans sucre, le goûtant et le déclarant excellent.

Le gouvernement anglais arrêta les attaques de la publicité par des lois de répression qui portaient sur la presse et surtout sur les clubs. À l’extérieur, il se maintenait dans une neutralité apparente, et, quand le gouvernement français l’invitait à employer ses bons offices pour empêcher la coalition qui se formait contre lui, le ministre des affaires étrangères, lord Grenville, répondait que son pays ne voulait pas se mêler des affaires du continent. Après le 10 août, l’Angleterre rappela son ambassadeur ; les massacres de septembre envoyèrent de l’autre côté du détroit un flot d’émigrés et de réfugiés. La convention française accepta deux délégués du peuple anglais, Priestley et Paine ; Paine seul s’y rendit. Le 19 novembre, la convention vota par acclamation le fameux décret ainsi conçu : « Au nom de la nation française, la convention nationale décrète qu’elle garantit la fraternité et l’assistance à tous les peuples qui veulent être libres, et elle charge le pouvoir exécutif d’envoyer des ordres aux généraux pour donner cette assistance, et pour défendre les citoyens qui ont souffert et souffrent encore pour la cause de la liberté. » C’était le signal d’une croisade universelle. Le sentiment national se réveilla en Angleterre, et des sociétés contre-révolutionnaires se formèrent sur toute la surface du pays. M. de Chauvelin, qui était resté à Londres, bien qu’il n’y fût plus reconnu comme ambassadeur, reçut l’ordre de quitter le territoire, et la France alla au-devant de la guerre en la déclarant officiellement le 1er février 1793. La caricature se fit naturellement anti-française ; nous en voyons une qui représente Fox et Sheridan avec le bonnet phrygien et sans culottes, enfonçant avec des poignards dans la bouche de John Bull un pain sur lequel est écrit le mot de liberté.

De leur côté, les républicains de France faisaient appel à la démocratie anglaise. Ils n’en voulaient, disaient-ils, qu’au roi, à son ministre et aux aristocrates. Cent mille hommes devaient faire une descente en Angleterre, soulever le peuple, et sur les ruines de la royauté fonder l’alliance des deux nations. On voit que la génération présente n’a rien inventé. Paine venait de publier la seconde partie de ses Droits de l’homme. Son livre était répandu dans le peuple par une propagande active : les colporteurs le disséminaient dans toutes les classes, et en enveloppaient leurs marchandises ; mais la réaction était plus forte, et elle avait avec elle le sentiment national. Les sociétés anti-révolutionnaires se multipliaient ; la plus connue de toutes était alors la Société pour préserver la liberté et la propriété contre les républicains et les niveleurs. Paine avait été dans l’origine fabricant de corsets. Une caricature de Gillray le représente étouffant l’Angleterre (Britannia) dans un corset de sa façon. Du reste, le républicain anglais subit lui-même le sort commun ; jeté en prison, il n’échappa que par hasard à la guillotine, et alla achever ses jours en Amérique. Fox était aussi accablé de caricatures ; il y figurait servant Dumouriez à table, mettant devant lui sur un plat la tête de Pitt, pendant que Sheridan servait la couronne dans un pâté, et Priestley la mitre épiscopale dans une tarte ; le tout rehaussé par des grenouilles qui, comme chacun sait, représentent les Français.

Néanmoins John Bull, qui n’aime jamais à payer, trouvait que la guerre lui coûtait cher. L’infatigable Gillray représentait dans une série de dessins les Suites de la guerre. On voit John Bull assis tranquillement au coin de son feu, au sein de sa famille ; puis il part pour le continent, puis sa famille met tout son mobilier en gage ; puis lui-même revient maigre et mourant de faim. On commençait à redemander la paix ; Gillray, parodiant la procession napolitaine de saint Janvier, représentait le Vésuve politique en éruption, et les lazzaroni de Londres portant processionnellement la tête de Fox pour conjurer le danger. Sheridan officiait comme cardinal, Lauderdale et le duc de Norfolk portant sa queue.

Le ministère cherchait à couvrir par tous les moyens possibles les frais énormes de la guerre et des subsides donnés aux armées continentales. En 1795, il frappa d’une taxe l’usage de la poudre, dont tout le monde se servait alors. Immédiatement les whigs y renoncèrent, et portèrent les cheveux courts, ce qui fut appelé coiffure « à la guillotine. » Une autre taxe servit aussi de sujet à un nombre infini de caricatures : ce fut celle sur les chiens. L’impopularité de la guerre augmentait de jour en jour ; en allant ouvrir le parlement, le roi fut sifflé et lapidé par la foule, et ne fut délivré que par une charge de cavalerie. Les plus grands aristocrates whigs, et à leur tête le duc de Bedford, chef de la famille des Russell, menaient l’opposition. Gillray représente le duc de Bedford en fermier semant de l’or sur un champ labouré par Sheridan. Le soleil, avec la figure de Fox, fait mûrir les épis qui se changent en bonnets rouges et en poignards.

Au mois d’octobre 1796, le roi annonça, en ouvrant le parlement, qu’il allait envoyer un ambassadeur en France pour négocier la paix. Lord Malmesbury fut, en effet, envoyé à Paris ; on sait qu’il échoua dans sa mission et que les hostilités furent reprises. Alors la guerre redevint populaire. Gillray fit un tableau représentant l’invasion française. On y voyait Pitt lié à un poteau et flagellé par Fox ; le duc de Bedford en taureau, lançant Burke en l’air avec ses cornes ; Erskine brûlant la grande charte ; Canning pendu à un réverbère ; les princes assassinés et leurs corps jetés par les fenêtres du club whig, et, dans le fond, le palais de Saint-James en flammes. Ailleurs, il fit un arbre de la liberté planté sur un piédestal de têtes et surmonté de la tête sanglante de Fox avec le bonnet phrygien. L’opposition avait perdu en Angleterre toute popularité ; son nom était associé à l’idée de l’invasion française, et elle avait cessé de faire entendre sa voix même dans le parlement. En même temps, Bonaparte mettait un terme au directoire et à la révolution, et Gillray publiait une caricature intitulée : « Exit Liberté à la française, ou Bonaparte baissant le rideau sur la farce de l’Égalité, à Saint-Cloud, près de Paris, le 10 novembre 1799. »

Ce fut à cette époque que Pitt effectua l’union législative de l’Irlande avec l’Angleterre, cette union dont O’Connell a si long-temps demandé le rappel. Pitt, pour se concilier l’église populaire d’Irlande, avait promis d’appuyer l’émancipation catholique ; mais, trouvant chez le roi une opposition invincible à cette mesure, il donna sa démission. Le roi prit pour premier ministre un homme qui était considéré comme une créature de Pitt, Addington. Une caricature le représente monté sur un banc et vêtu du costume du grand ministre. L’habit traîne à terre, le chapeau descend jusqu’au menton, et le personnage est plongé jusqu’aux épaules dans une botte. Cependant le changement de ministère en amena un dans la politique, et ce fut sous Addington que fut signée, le 27 mars 1802, la paix d’Amiens.

La paix fut d’abord reçue avec joie en Angleterre, d’autant plus qu’elle permit de rappeler l’income-tax. Des milliers d’Anglais, depuis si long-temps condamnés à rester chez eux, firent une espèce d’invasion pacifique dans Paris ; parmi les premiers visiteurs furent Fox, son neveu lord Holland, Erskine, lord Grey, et d’autres grands whigs. Ils furent reçus par Bonaparte avec les plus grands égards. Toutefois on ne paraissait pas avoir en Angleterre une bien vive confiance dans la durée de cette entente cordiale. Gillray publia une caricature intitulée : Le premier Baiser depuis dix ans, ou l’Entrevue de Britannia et du citoyen François. Le citoyen, orné de moustaches et d’une ceinture tricolore, embrasse tendrement une grosse bonne femme qui se laisse faire en rougissant. — Madame, dit-il, permettez-moi de sceller sur vos lèvres divines mon éternel attachement. — Monsieur, répond Britannia, vous êtes un charmant gentleman ; vous m’embrassez si délicatement que je ne puis vous refuser, bien que je sois sûre que vous me tromperez encore. » Dans le fond sont le roi George et Bonaparte, qui se livrent à des démonstrations fort peu pacifiques.

La paix ne pouvait durer long-temps ; elle n’était sincère d’aucun côté. Les ambassadeurs furent rappelés, et le grand duel fut repris. Le sentiment national fut surexcité en Angleterre par la perspective d’une invasion ; c’était le moment du camp de Boulogne. La satire et la caricature prirent leur part de la guerre générale. Gillray, de son côté, continua sa guerre incessante. Dans une de ses caricatures, dont le sujet est tiré de Gulliver, le roi George tient dans sa main Bonaparte en grand uniforme, et l’examine avec une lorgnette. Ailleurs, Bonaparte fait manœuvrer de petits bateaux dans une cuvette, au grand amusement du roi George et de sa cour. Une des plus célèbres est celle qui représentait le festin de Balthazar. Bonaparte, Joséphine et quelques courtisans sont à table, festoyant avec les richesses de l’Angleterre. Sur un plat est la tête du roi George ; sur un autre, un pâté représentant la banque d’Angleterre. Joséphine, d’une corpulence énorme, boit à plein verre ; un des convives avale la Tour de Londres. Le premier consul au moment où il attaque un gâteau représentant le palais de Saint-James, aperçoit sur la muraille les trois mots du festin biblique et recule d’effroi. Derrière lui se tiennent ses sœurs dans un costume plus que léger. Il parait de Bonaparte fut profondément blessé et irrité de cette satire.

Pendant l’empire, Gillray ne s’arrêta point. Une de ses plus spirituelles caricatures est celle où il représente l’empereur en pâtissier tirant une fournée de petits rois en pain d’épice, pendant que Talleyrand lui prépare la pâte. Sur une table, il y a une douzaine de petits vice-rois en pâte qui attendent la prochaine fournée. Une autre fois, l’empereur est occupé, encore avec le prince de Talleyrand, à planter une pépinière de rois. Ailleurs, c’était au moment de la guerre d’Espagne, il est représenté en matador dans un combat de taureaux ; il a brisé son épée dans le flanc d’un de ces animaux, qui, furieux, le laboure de ses cornes. Les souverains de l’Europe forment la galerie. Dans le temps où une alliance semblait près de s’établir entre Napoléon et le czar, Gillray représenta le triomphe de l’Angleterre : c’était Britannia sur un char formé de la coque d’un navire traîné par un taureau irlandais et conduit par un matelot ; au char sont enchaînés le tyran corse et l’ours de Russie. Il faut dire que ce dessin était une satire du ministère anglais, car il est intitulé : Châteaux en l’air. Il y a aussi la Vallée de l’ombre de la Mort. Napoléon menant en laisse l’ours du Nord entre dans la sombre vallée et y rencontre le lion britannique, le terrier de Sicile, le loup de Portugal, et, montée sur un cheval de race espagnole, la Mort, qui les excite au combat. Il y a encore la Rencontre inattendue. Napoléon, qui voulait toujours attaquer l’Angleterre dans l’Inde, a passé à travers le globe et ressort tout à coup par le Bengale ; mais, à sa grande surprise, il y retrouve John Bull, qui l’attendait à sa sortie.

Gillray mourut en 1809. Après lui, la caricature perd, sinon de sa fécondité, du moins beaucoup de sa verve et de sa pointe ; au moment de la chute de Napoléon, elle ne fut que cruelle et vulgaire. C’est Gillray qui, le premier, popularisa le type célèbre de John Bull. Avant lui, Britannia et son lion étaient l’emblème habituel de l’Angleterre ; Gillray trouva et immortalisa ce tranquille, jovial, bien nourri et bien portant personnage que l’on retrouve maintenant dans tous les dessins anglais. Gillray a aujourd’hui l’inestimable avantage qui appartient aux morts. Nous oserions cependant affirmer que ses successeurs actuels ne lui sont pas inférieurs, et, à notre avis, la caricature politique, soit en Angleterre, soit en France, n’a jamais été aussi véritablement un art qu’elle l’est aujourd’hui. Depuis une dizaine d’années, les initiales H. B. ont signé un nombre incalculable de petits chefs d’œuvre, et chaque semaine le Punch enrichit un musée dont l’histoire la plus grave ne pourra plus se passer. Ce que nous disons ici des caricaturistes anglais, on le dit à Londres de Daumier, de Cham et de Bertall. Un jour viendra où tous ces élémens prendront leur place dans l’histoire, et l’auteur de l’Angleterre sous la maison de Hanovre aura l’honneur d’avoir ouvert cette voie nouvelle.

John Lemoinne.
  1. Voyez la livraison du 15 mai dernier pour cette première partie.