De l’Imagination et de l’Expression chez M. Jarry

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De l’Imagination et de l’Expression chez M. Jarry
La Revue blancheTome XXVIII (p. 198-200).

De l’imagination et de l’expression
chez M. Alfred Jarry

Dans le mémorable dialogue entre le Père Ubu et sa Conscience que chacun peut lire en achetant l’Almanach illustré du Père Ubu, on n’a pas assez remarqué de très importantes paroles :

Con. — Il faut laisser les femmes faire des enfants.

P. U. — Elles en feront toujours assez du moment que les hommes les aideront quelquefois à les faire. Et moi, je veux bien leur donner l’exemple et leur en fabriquer tant qu’on voudra.

Con. — Ne vous vantez point, père Ubu ; rappelez-vous que quand vous en avez fait dix-huit dans votre journée, on se fiche de vous parce qu’après, et au moins jusqu’au lendemain à l’aube, vous ne pouvez plus.

C’est de ces quelques lignes que M. Alfred Jarry a sans doute tiré l’idée première du Surmâle[1] : un homme futur d’une telle puissance sexuelle qu’il puisse indéfiniment répéter le même acte, avec la précision d’une machine et sans qu’il y ait chez lui usure des tissus ou apparente déperdition de force ; car pour survivre à l’âge où le métal et la mécanique régnent sur le monde, il faut que l’homme se soit adapté au milieu et soit devenu « plus fort que les machines comme il a été plus fort que les fauves ».

Les inventions de M. Alfred Jarry, qui paraissent d’abord déconcertantes, sont toujours déduites selon les règles de la plus rigoureuse logique et soumises aux lois de la mathématique universelle, et si l’ordre accoutumé des phénomènes physiques y semble dérangé et interverti, c’est que, dans sa pensée, l’auteur les considère à peu près en dehors du temps et de l’espace, dans des cas-limite où le signe et le signe d’équivalent.

Mais afin d’être compris tout de même par les gens d’intelligence moyenne, il reprend, sous des formes diverses la démonstration du même théorème : et il leur communique ainsi, par une fantasmagorie exacte et géométrique, la vision d’un monde extraordinaire et la joie un peu terrible d’une hallucination très lucide.

Ici la course de la quintuplette contre le train express sur la piste des dix mille milles — si vertigineuse que, strictement parlant, la quinluplette cesse d’adhérer au sol et s’enlève en un vol de vautour — donne, au contraire de ce qu’on attendrait, l’impression, non de la vitesse, mais de l’immobilité absolue par la rapidité même des mouvements parallèles, et Jewey Jacobs, mort sur la machine où il est lié, genou à genou, avec ses camarades par des tiges d’aluminium, pédale plus éperdument que le plus vivant parmi les vivants de l’équipe : cependant le Surmâle, en un jeu d’enfer, devance le train et les cyclistes extravagants, sous une charge énorme de roses, dont il lui plaît de fleurir, par les portières ouvertes du wagon et au poteau d’arrivée, le voyage et l’avènement de sa partenaire prochaine, miss Ellen Elson.

Symétriquement, la course d’amour, dont le docteur Bathybius enregistre les chiffres ainsi que sur l’indicateur de la quintuplette s’inscrivait auparavant le nombre des kilomètres parcourus en une heure, inspire beaucoup moins des imaginations érotiques qu’une sorte d’horreur sacrée : il est fort naturel que des aphorismes métaphysiques et des figures légendaires s’interposent entre les personnages et leurs gestes apparents, d’une humanité alors toute schématique, au point qu’à propos d’eux il soit normal de concevoir l’existence de tous les êtres comme réduite à la rencontre des deux demi-cellules, mâle et femelle, et de songer en même temps à Priam, à Pâris, à Hélène debout sur les remparts de Troie et au

Trop cruel Destin, dur aïeul des dieux.

Les mots, chez M. Alfred Jarry, s’associent, selon les mêmes lois de précision romantique qui président chez lui à la formation des idées. Ainsi que chez Edgar Poe et chez Villiers de l’Isle-Adam, ils s’assemblent en groupes nouveaux et étonnent par des rapprochements inattendus : mais toujours chacun d’eux est employé avec toute sa vertu et toute son énergie et à des pages de distance ils imposent successivement un rappel d’idées voulu et nécessaire.

Que si le ronflement de l’automobile monstrueux de miss Ellen Elson suggère d’abord à André Marcueil le nom de sirène, le masque de chauffeuse en peluche rose, « qui lui donne une curieuse tête d’oiseau », lui remémorera « que les vraies sirènes de la fable n’étaient point des monstres marins, mais de surnaturels oiseux de mer. » C’est maintenant l’idée de mer qui domine et quand l’automobile, tout à l’heure, s’enfuira, la phrase rappelant la sirène sera celle-ci :

Ellen, qui avait une robe vert-pâle, parut une petite algue accrochée en travers d’un gigantesque tronc de corail emporté par un courant.

Comme M. Alfred Jarry est curieux à la fois de livres rares et délaissés et des plus récentes opérettes, le Théophraste de l’Histoire des plantes et les thèses de Thomas d’Aquin se rencontrent en sa cervelle avec les Travaux d’Hercule de M. Claude Terrasse ; et de là encore un caractère de sa langue, singulière et imprévue, mais dont il est aisé de surprendre, avec un peu de patience et d’observation, la parfaite exactitude et de découvrir aussi la secrète beauté.

Je ne sais si c’est, à proprement parler, la langue du roman et si elle conviendrait au récit des adultères bourgeois ; mais il ne m’étonnerait point que ce fût plutôt une langue de poète, toujours rythmique, riche d’images latentes en ses formules les plus abstraites et si souple, si plastique que M. Alfred Jarry peut écrire demain, s’il lui plaît, quelque entier et absolu chef-d’œuvre.

Pierre Quillard
  1. Le Surmâle, roman moderne, Éditions de La revue blanche.