De l’Influence de Théophile Gautier

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De l’Influence de Théophile Gautier
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 4 (p. 327-341).
DE L’INFLUENCE
DE
THÉOPHILE GAUTIER

Ce n’est pas de Théophile Gantier que je veux parler au jourd’hui, mais de l’influence qu’il a exercée ; ou c’est moins de lui que je veux parler que de ce qui me paraît qui est né de lui.

C’était avant tout un peintre, « un homme pour qui le monde extérieur existe, » définition qu’il a donnée de lui-même ; mais, remarquez-le, pour qui le monde extérieur existe comme dessin et comme couleur, comme lignes et comme taches précises, non, ou peu, comme mélodies, comme harmonies et comme musique. On peut se demander si Gautier a entendu les oiseaux chanter et si un torrent a été pour lui autre chose qu’une magnifique écharpe blanche ou irisée. Il était peintre ; il l’était tellement que tout le monde a remarqué qu’il aime mieux le plus souvent, par une « transposition d’art, » peindre par la plume un tableau de peintre que la nature elle-même ; que, du moins, c’est là qu’il triomphe et que l’art est pour lui, non la nature vue à travers son tempérament, mais plutôt la nature vue à travers un tableau, réel ou supposé. Quand le tableau existe, il y a une simple transposition d’art ; quand il n’existe pas, on sent que Gautier s’est mis dans un état d’âme de peintre et de tel peintre, pour peindre la nature. « C’est un Rosa, c’est un Zurbaran » et c’est le fragment de nature tel qu’il sent que Zurbaran l’aurait traité qu’il traite à son tour.

Par parenthèse, aux mains d’un homme qui est passé maître en sa langue et en ressources de style, cette méthode, car c’est une méthode instinctive, mais c’est une méthode, donne des résultats étonnans ; parce qu’un art, en se servant d’un autre art pour ainsi parler comme intermédiaire, se contrôle par cet art, et acquiert une sûreté et donne une impression de sûreté extraordinaire.

Mais enfin le grand fait à retenir, c’est que Gautier est un peintre. Il l’est tellement qu’il est bien peu musicien et il est si peu musicien que je ne crois pas qu’un seul critique se soit même avisé de se demander s’il l’était. On ne songe pas à la rythmique de Gautier et c’est un singulier poète qu’un poète à la rythmique de qui l’on ne pense pas.

— Tant elle est parfaite, me dira-t-on.

— Ce serait peut-être une plaisanterie agréable. La vérité est que, dans les premières poésies de Gautier, le rythme est tellement brisé qu’il n’existe plus et que l’auteur semble ou avoir voulu qu’il n’existât plus ou n’avoir jamais eu la moindre idée de la musique que l’on peut mettre dans des vers ; et que, dans ses derniers poèmes, il n’a plus, ne veut plus avoir guère qu’un seul rythme, la stance de quatre vers octosyllabes. Avec pleine raison du reste, car cette stance est la stance quadro par excellence ; c’est la stance des peintres. Elle enserre et encadre exactement un fragment de nature net, précis et simplifié. La stance de quatre alexandrins, celle de Leconte de Lisle, est le cadre des peintres qui voient large et onduleux ; la stance de quatre octosyllabes est le cadre des peintres qui voient très net, très ramassé et dont la peinture tient quelque chose du bas-relief. Les Émaux et Camées ne pouvaient être écrits qu’en stances de quatre vers octosyllabes. Seulement, est-ce de la musique ? À mon avis, point du tout. Peintre, toujours peintre. Peintre, du reste, admirable.

Ainsi donc, déjà, Gautier était très isolé dans le romantisme ; car les romantiques ont toutes sortes de qualités magnifiques et parmi lesquelles il faut sans doute compter celle qui consiste à savoir peindre ; mais ils sont beaucoup moins peintres que musiciens ; c’est le rythme qui est leur faculté maîtresse, qu’ils s’appellent Lamartine, Victor Hugo, Musset, Michelet et même Vigny. Même quand ils peignent, ils peignent par les sons, amples ou grêles, lourds ou dansans, très rythmiques ou arythmiques à dessein. Dès que Victor Hugo a pris la plume et jusqu’au moment où il l’a laissée, la chose chez lui est éclatante. Depuis le Lac jusqu’à la Vigne et la Maison elle ne l’est guère moins dans Lamartine. De l’héritage de Chateaubriand, nombre et couleur, c’est surtout le nombre qu’ils ont pris pour eux. Ils semblent avoir une devise : quand on se sert des mots, ce n’est qu’en chantant que l’on peint.

Gautier, lui, semble revenir à la définition de La Bruyère, si forte, point fausse, mais incomplète : « Tout le talent d’un auteur consiste à bien définir et à bien peindre. »

Remarquez que les romantiques sont en réaction contre une école de peinture. Ils le sont surtout, je le sais bien, contre une école de prosaïstes, contre Voltaire, clarté, aigu, sécheresse ; mais ils le sont aussi contre l’école de Delille, qui a peint de tout son courage, que Chateaubriand réforme, mais, on le sait, ne déteste pas, qu’eux ils détestent dans l’âme, parce qu’elle est dessin, parce que même elle a eu sa couleur, mais parce qu’elle ne s’est pas même doutée du nombre, de l’harmonie, de la musique, parce qu’elle est antilyrique par excellence.

Déjà Gautier, par ce qu’il est essentiellement, est isolé dans le romantisme.

Il l’est bien plus par ce qu’il n’est pas, par ce qu’il ne peut pas être, par ce qu’il répugne profondément à être jamais. Le romantisme est avant tout la prédominance de l’imagination et de la sensibilité sur la raison, sur l’observation et sur la finesse de goût. Gautier n’a presque aucune sensibilité et à celle qu’il peut avoir il ne s’abandonne jamais. Comme on définit bien par les contraires, ou plutôt comme, par les contraires, on se figure plus nettement ce qu’on a déjà bien défini, je dirai de Gautier qu’il est le contraire même de Musset, l’antipode et « l’antipathie, » comme on l’entendait au XVIIe siècle, de Musset. Sa sensibilité est intellectuelle, et je veux dire esthétique ; mais j’avais précisément dit ce que je veux dire. Il a les plus grands plaisirs du monde, et certes aussi les plus grandes douleurs ; mais ses plaisirs lui viennent de la contemplation du beau et ses douleurs de l’horrible rencontre d’une laideur. Ici, et Hugo ne s’y est pas trompé, il se rencontre avec Hugo, ou du moins n’est pas très loin de Hugo, qui a mis des années à devenir sensible et qui vraiment ne l’a été que vers la cinquantaine. Il s’apparente aussi à Gœthe et, exagération filiale mise à part, le mot de M. Bergerat, « c’est le Gœthe français, » est le mot d’un homme de goût. Ne pas admettre la sensibilité dans l’art, ne pas croire qu’une sorte de beauté naisse du sentiment, ne pas croire que le sentiment ait sa beauté, c’est au moins la tendance de Théophile Gautier. À mon avis, c’est une hérésie ; mais pour le moment je ne discute point, je cherche seulement à définir.

Il a de l’imagination, mais d’une sorte très particulière et qui n’est point du tout romantique. Le fond de l’imagination romantique, c’est l’exagération, c’est le grossissement. Très capables de finesse et de grâce, — ils sont si bien doués ! — ils aiment surtout le grand, le gigantesque et même l’énorme. Ils sont foncièrement exagéreurs. Ils gonflent la réalité. « La moindre taupinée était mont à leurs yeux. » L’exagération est absolument étrangère à Théophile Gautier. Son imagination, après avoir vu exact, consiste à accuser fortement l’exactitude et à donner une sensation d’exactitude en lignes très précises, en relief vigoureux et en couleurs vives. C’est de l’imagination ; car il y a imagination toutes les fois que la nature passe à travers un tempérament et est modifiée par lui de quelque manière que ce soit ; mais ce n’est pas l’imagination romantique et ce n’est pas même, chose au moins à noter et très importante à noter, l’imagination dans le sens que la langue donne ordinairement à ce mot.

Les romantiques, encore, étaient des penseurs, ou voulaient l’être. Tous, Lamartine, Victor Hugo, Vigny, Musset lui-même se sont inquiétés du mouvement de la pensée contemporaine et s’y sont mêlés. Tous ont été poètes philosophes. On s’attache actuellement à retrouver dans Lamennais exactement tout ce qu’ils ont pensé. Quand il serait vrai, cela n’ôterait rien au fait : tous les poètes romantiques ont voulu mettre des idées en vers. À cet égard, ils sont exactement, leur style à part, comme Voltaire faisant des Discours sur l’homme, point mauvais du reste, avec des idées de Pope. À cet égard, la coopération des romantiques à l’œuvre du siècle, comme on dit, est presque incalculable.

Gautier, lui, ne fut pas du tout philosophe, pas du tout penseur, pas du tout idéologue, et très obstinément ne voulut point l’être et très modestement ne voulut point s’en donner la figure. À lui s’appliquerait l’épigramme irrévérencieuse, restée célèbre :


Je suis celui qui met en fuite les idées.


On sait assez que les hommes qui aiment les idées avaient pour lui comme une espèce d’horreur, que Scherer dans un mouvement « d’indignation pédantesque » comme dit Brunetière, lui reproche « d’être étranger à tout emploi viril de la plume. » C’est simplement le mot d’un homme qui aurait répété, comme Pascal : « Quelle vanité que la peinture ! » Mais toujours est-il que Gautier, par sa vocation de ne point penser ou, du moins, de n’avoir d’idées que sur son art, se distingue profondément de tout ce romantisme dont, par une de ces illusions d’optique qui sont si fréquentes dans l’histoire des littératures, on le crut pendant un long temps le représentant le plus hardi.

Les romantiques furent encore des hommes de forum, des hommes môles à la bataille sociale, des hommes parlant au peuple et qui voulaient que le peuple les entendît et leur répondît. « Il n’y en a pas un, disait-on de leur temps, qui ne veuille être député ou pair de France. » Du temps du romantisme, je ne sais que les professeurs qui aient, plus que les poètes lyriques, désiré être ministres. Cette soif a gâté de fort honnêtes gens. Elle n’a pas gâté Théophile Gautier. Il ne s’est jamais occupé, ni soucié, ni inquiété de politique pour une obole. Il ne croyait pas à la « fonction du poète » en tant que législateur, et, pour lui, la fonction du poète était d’écrire des poèmes. Il aurait répété le mot de Malherbe sur l’utilité des poètes dans l’État, qui est qu’ils y sont précisément aussi utiles que les joueurs de boules ; — non, a rectifié quelqu’un, que les joueurs de bulles. Voilà encore une très grande différence entre Gautier et la plupart des romantiques ; ici c’est d’Alfred de Musset, et en cela seul, qu’il se rapproche.

Et enfin, quoique l’on ait, à mon avis, donné beaucoup trop d’importance à ce point de vue, à mon avis très secondaire, il faut bien convenir que c’est un des caractères du romantisme que d’être, non point littérature personnelle, car toute littérature est personnelle, excepté celle de ceux qui ne sont pas littérateurs, mais d’être littérature confidentielle. Le romantisme est la littérature qui continue les Confessions de Jean-Jacques Rousseau ; le romantisme est la littérature où l’on parle de soi en disant : « Je » au lieu de parler de soi en disant : « Il » et la différence n’est pas bien grande ; mais encore je conviens qu’elle est sensible.

Tant y a que Gautier n’a été ni personnel dans le sens qu’on attribue à ce mot en critique littéraire, ni confidentiel. C’est à peine si quelquefois, — « Je suis jeune, la pourpre en mes veines abonde… » « L’hippopotame au large ventre… » — on voit dans les vers de Gautier se dessiner un instant la silhouette de Gautier ; et il s’est peint dans Mademoiselle de Maupin, mais discrètement et généralisé, et stylisé, et de telle sorte enfin que c’est précisément ici la différence de la littérature personnelle et de la littérature confidentielle. Somme toute, Gautier cède à la nécessité de parler de soi, mais à l’étalage du moi répugne très profondément. Ce fut même une de ses pudeurs. Lui-même en eut.

Quand on songe à tout cela, on se dit que Gautier fut extrêmement isolé dans le romantisme, qu’en vérité, il ne fut point romantique quoi qu’il en ait cru, ce qui, comme on sait, ne fait point difficulté, Sainte-Beuve et Stendhal s’étant estimés romantiques, un long temps, de la meilleure foi du monde.

Quand on y regarde de près, on ne saisit entre Gautier et le romantisme que les liens que voici, très légers, dont je ne songe point à nier, du reste, qu’il faille tenir compte. Il aimait la littérature du siècle de Louis XIII et il aimait l’Orient. Ce sont des traits extrêmement significatifs.il aimait la littérature du siècle de Louis XIII et il est très vrai que, par la prédominance de la sensibilité et de l’imagination sur la raison, sur la finesse, sur le goût et sur l’observation, par l’abondance verbale, par une certaine inclination au délayage, par l’indépendance et par l’abandon de l’antiquité, la littérature du siècle de Louis XIII est un premier romantisme très caractérisé et que c’est à 1630 que 1830 se rattache. Une preuve c’est que Sainte-Beuve ne pouvait pas souffrir 1630, et sa plus forte erreur, d’autre part, a été, en sa jeunesse, de vouloir rattacher 1830, non à 1630, mais à la poésie de la Pléiade. Que Gautier ait vu dans les hommes de 1630 les vrais ancêtres du romantisme, cela fait honneur à son sens critique et qu’il ait aimé les hommes de 1630, cela indique des inclinations romantiques, faibles peut-être et qui peuvent ne tenir qu’au temps dont il était, mais enfin des inclinations romantiques qui ne sont pas niables.

Et il a aimé l’Orient et il l’a décrit avec amour et cela est assurément très romantique et le voyage en Orient, que du reste Victor Hugo n’a jamais fait, est partie essentielle et élément fondamental de toute éducation romantique ; mais encore ce sont des qualités très classiques de vision concise, si je puis ainsi parler, et de pittoresque ramassé, que Gautier a mises dans toutes les descriptions qu’il a faites de l’Orient brûlé ou de « l’Orient gelé. »

Tout compte fait, Gautier a beaucoup plus été isolé dans le romantisme qu’il n’y a baigné.

Notez bien qu’il l’a senti, qu’il s’en est parfaitement rendu compte. Sans la moindre polémique, et la polémique était certes bien ce qu’il y avait de plus contraire à sa nature, d’une part, il a été extrêmement sensible aux ridicules du romantisme, ce qui déjà est un signe ; d’autre part, il a parfaitement rompu en visière avec ce qui est peut-être l’idée essentielle du romantisme, tout au moins à ce qui a été la plus chère et la plus complaisamment caressée de toutes ses idées. Il a écrit les Jeune France et il a institué la théorie de « l’art pour l’art. »

Les Jeune France sont quelque chose comme le Bouvart et Pécuchet du romantisme. Observer ce qui devient une mode littéraire ou une mode scientifique dans le cerveau et même dans le tempérament des imbéciles et décrire cette déformation par le menu et ne pas laisser d’en rendre responsables cette mode littéraire elle-même ou cette mode scientifique elle-même : c’est le procédé des Jeune France et de Bouvart et Pécuchet. Que Gautier ait écrit les Jeune France et Musset les Lettres de Dupuis et Cotonnet, cela les marque tous les deux comme romantiques très indépendans.

Et Gautier a proclamé dès 1833, dans la préface de Mademoiselle de Maupin et très souvent depuis lors, la célèbre théorie de l’art pour l’art, ce qui voulait dire l’art pour le beau et seulement pour le beau. Cela n’était rien de moins, comme il arrive assez souvent, qu’une déclaration de guerre au romantisme au nom de son principe même. Le romantisme, en tant qu’indépendance de l’artiste littéraire s’abandonnant à toute sa sensibilité et à toute son imagination, était précisément l’art pour le beau, ou tout au moins l’art pour la réalisation, pour l’expression de tout le beau qu’on porte en soi ; mais en ramenant et en restreignant et en réduisant l’artiste à ne chercher que cette réalisation du beau qu’il conçoit, en lui interdisant de travailler en but du vrai, du bien et de l’utile, Gautier coupait net cette communication entre l’artiste et le grand public qui, lui, cherchera toujours dans les livres qu’il lit une vérité, une édification ou une utilité sociale ; il proclamait qu’il n’y a pas d’art pour la foule et toute cette immense influence que les romantiques avaient voulu avoir et de fait avaient acquise sur la foule non artiste, Gautier niait qu’elle fût légitime et affirmait qu’elle était une trahison à l’égard de l’art et le fait d’artistes transfuges.

Et cela allait extrêmement loin ; car d’une part cela était comme un crible à passer, pour la contrôler, toute la production romantique ; et d’autre part c’était donner à l’art littéraire une définition tellement nouvelle, qu’il ne l’avait pas eue, en vérité, depuis une antiquité assez reculée.

C’était passer au crible la production romantique depuis 1820 ; car c’était réserver comme œuvre d’art et comme légitime tout ce que les romantiques avaient donné d’art pur, d’art désintéressé de tout sauf de lui-même, d’art analogue à une fable de La Fontaine moins la moralité, et condamner et mépriser et condamner au mépris tout ce qu’il avait donné d’art visant le peuple, inspiré de ses sentimens et de ses passions et les inspirant à son tour et c’est-à-dire rien de moins que la moitié de l’œuvre de Victor Hugo, de Lamartine, de Vigny lui-même. Car l’art philosophique, notez-le bien, n’est pas de l’art pur, et, cherchant à installer une vérité générale dans l’esprit des peuples, aspire à autre chose déjà et à tout autre chose qu’à se satisfaire lui-même. Et c’était, je ne dis pas une faillite du romantisme, mais une faillite de la moitié du romantisme que Théophile Gautier, sans éclat et presque nonchalamment, dénonçait au monde.

D’autre part c’était une nouvelle définition de l’art littéraire. L’art littéraire, depuis l’antiquité, était un art mixte, un art qui, pour les initiés, avait ses secrets entrevus et ses charmes secrets ; un art qui pour le public avait une voix, une langue que le public pouvait comprendre. Il était (pardon !) ésotérique et exotérique à la fois ; il était en partie accessible à ceux seulement qui le pratiquaient ; il était en partie accessible à ceux qui l’entendaient sans le pratiquer et par qui, sans qu’ils le pratiquassent, il voulait être entendu. Par sa doctrine de l’art, Gautier restreignait l’art littéraire à la partie de lui-même qui n’est accessible qu’aux artistes. Musset disait :


J’aime surtout les vers, cette langue immortelle.
……………. Elle a cela pour elle…
Que le monde l’entend et ne la parle pas.


« Point du tout, répondait Gautier (je le force un peu ; mais sans le trahir), le monde ne parle pas cette langue-ci ; mais il ne la comprend pas non plus ; et quand il la comprend, c’est, qu’en s’altérant, elle a commis ce crime envers elle de se faire comprendre de lui. » En un mot, par sa théorie de l’art pour l’art, c’est-à-dire de l’art pour le beau et c’est-à-dire de l’art pour le beau dont l’art dont il s’agit est susceptible, Gautier ramenait l’art littéraire à être un art comme la peinture, la sculpture et la musique. Tout le monde conviendra sans doute que le beau musical n’est accessible qu’aux musiciens et le beau sculptural qu’aux sculpteurs et le beau pictural qu’aux peintres et que la foule, à tous ces arts-là, ne fait que se persuader qu’elle comprend quelque chose ou que feindre de comprendre quelque chose. Pour Gautier l’art littéraire est tout de même, et là où la foule le comprend, c’est qu’elle a été séduite par une vérité qui lui plaît ou par une leçon morale qui lui agrée ; mais c’est précisément ici qu’est la limite où l’art littéraire cesse d’être un art ; et, en la franchissant, inconsciemment ou consciemment, il s’est déserté.

En un mot et c’est très simple : l’art pour l’art, c’est l’art pour les artistes et pour les seuls artistes.

Ici Gautier était tout à fait en dehors du romantisme. Il était en dehors de tout le mouvement littéraire du siècle tel que, dès avant 1815, Mme de Staël l’avait prévu et tel qu’il s’était très précisément réalisé. Le fond des idées de Mme Staël était celui-ci : il y a eu une littérature de société ; après la Révolution, il y aura une littérature de peuple ; il y a eu une littérature qui s’adressait à dix salons capables de la comprendre et à très peu près de la faire ; il y aura une littérature forcée, puisque les salons ne seront plus, de s’adresser à tous, forcée, puisque la société ne sera plus, de s’adresser à un peuple et à des peuples. Gautier remontait le courant et le fond de ses idées était : il y a eu un art littéraire qui s’adressait à dix salons capables de le comprendre et à très peu près de le pratiquer. Il n’y a pas de littérature s’adressant au peuple, parce que le peuple n’est pas susceptible de littérature ; ou il y aura une littérature s’adressant au peuple, mais ce ne sera pas de l’art littéraire. Qu’y aura-t-il donc ? La même chose qu’autrefois avec une très légère différence : il y aura une littérature s’adressant à une dizaine d’ateliers littéraires, capables de la comprendre et à très peu près capables de la faire et capables de l’entendre justement parce qu’ils seront presque capables de la produire. L’art pour l’art, c’est-à-dire l’art pour les artistes, parce qu’il n’y a que les artistes ou du moins les demi-artistes qui comprennent quelque chose à l’art pur.

On voit à quel point Gautier, à raison ou à tort, était loin des hommes de son temps et même des hommes de son temps dont il semblait être le plus près. C’est après coup que s’avèrent ces grandes différences.

Or les hommes qui, avec un génie de forme capable de défier l’outrage des années sont plus ou moins isolés dans leur temps sont comme prédestinés à présider aux réactions futures et à être chefs d’école dans leur vieillesse et après leur mort. Ainsi en est-il arrivé à Malherbe, si solitaire en son temps, quoique admiré, qu’il n’avait pas besoin de trois chaises pour réunir autour de lui tous ses disciples ; chef déclaré, trente ans après sa mort, de la plus grande école littéraire que la France ait eue jamais. De même Gautier, plus heureux du reste que Malherbe, put se sentir chef d’école vers sa quarante-cinquième année. Il y a eu peu d’influences plus fortes que celle d’Émaux et Camées (1833) où Gautier était décidément lui-même, comme à l’état pur et sans mélange aucun de romantisme « ambiant, » comme l’on dit, A partir de cette date, Gautier agit sur ceux qui le suivent par tout ce qu’il a été, encore plus, si je ne me trompe, par tout ce qu’il n’a pas été et a montré nettement qu’il ne voulait pas être.

Parce qu’il a donné des leçons d’u écriture artiste » il a créé comme de toutes pièces les Banville et les élèves de Banville, c’est-à-dire, et il n’y a rien de plus curieux et il faut remonter au XVIe siècle pour trouver des analogies des hommes qui trouvent le moyen de ne s’occuper que de la forme et du rythme et qui n’ont besoin exactement de rien, pour, autour de cela, jeter le rythme et la forme. J’ai entendu soutenir très sérieusement que c’est de la forme que naît l’idée. C’est vrai pour quelques-uns et il est exact que si l’on a dit de Villemain qu’il faisait une phrase et qu’ensuite il se demandait ce qu’il mettrait dedans, pour l’école de Banville léchant intérieur d’une ballade donne une idée de ballade et le dessin d’un sonnet donne une idée de sonnet. Ce sont les rimes qui donnent des idées. Si Banville n’a pas dit cela, il l’a pensé certainement. Et ce n’est pas faux. Je reconnais seulement que des idées données par la forme n’ont rien, communément, de très solide.

Dégagé des paradoxes, cela revient simplement à dire qu’à l’égard des idées, le poète-émailleur se contente de très peu et qu’à l’égard de la forme, il ne se contente jamais.

Mais ce qui est plus important que l’école de Banville et ce que l’on n’a pas assez remarqué, Gautier a eu une influence décisive sur le roman de 1850 à 1900 ; c’est surtout à Flaubert, aux Goncourt, à Alphonse Daudet et à Zola qu’il a donné des leçons d’écriture artiste, c’est à eux surtout qu’il a appris à écrire difficilement et c’est-à-dire à être très difficile sur l’écriture et à ne jamais se contenter d’un approximatif ou d’un analogue. Que le roman soit devenu une œuvre d’art comme l’était le fragment épique ou le poème lyrique, c’est exactement à Théophile Gautier que nous le devons. Voilà les propres enfans de Théophile Gautier.

Il a héritiers plus indirects, ceux qui procèdent, non de ce qu’il était, mais de ce qu’il n’était pas et de ce qu’il mettait sa gloire à n’être point. La théorie de l’art impersonnel et la théorie de l’impassibilité littéraire dérivent de lui et ont infiniment pesé d’une part sur Flaubert que nous avons déjà nommé à un autre point de vue, d’autre part sur Leconte de Lisle. Et sans doute il n’y a jamais eu d’art purement impersonnel et il n’y a jamais eu d’écrivain impassible et rien n’est plus facile que de voir, à travers ses ouvrages, ce qu’a été Flaubert personnellement et il n’est pas douteux non plus que Leconte de Lisle est très loin d’être impassible et qu’il a quelques passions très fortes, parmi lesquelles il faut compter la haine du christianisme et l’amour de la mort ; mais ce qui est de Gautier dans ces hommes-ci c’est l’effort pour se ramener à l’impersonnalité et l’impassibilité, et c’est cet effort même qui fait qu’ils sont si différens de ceux qui les précèdent et que l’on sent que Leconte de Lisle ne s’apparente avec personne et non pas même avec Vigny et que Flaubert ne s’apparente avec personne et non pas même avec Balzac. Leconte de Lisle est un Vigny, avec plus de splendeur de forme (où l’influence de Gautier apparaît encore) et avec un effort pour rester froid devant son pessimisme lui-même et pour l’exprimer, s’il est possible, avec la sérénité d’un Dieu ; et vous pouvez considérer ceci comme un défaut, mais vous ne pourriez point ne pas le considérer comme une nouveauté. Flaubert c’est Balzac avec le goût de l’Orient (où l’influence de Gautier peut être supposée encore), et avec un effort pour s’abstraire lui-même et pour se soumettre complètement à l’objet ; et vous pouvez tenir ceci pour une manie qui vous prive de vraies beautés ; mais vous ne pourriez pas ne point le tenir pour une nouveauté, pour une originalité qui fait du roman de Flaubert une œuvre à part dans tout le XIXe siècle.

Et plus Leconte de Lisle et Flaubert étaient tous deux et on le sait assez, et personnels et passionnés de leur nature ; plus, et l’on a ici comme la mesure de cette influence, plus on doit estimer qu’ont été grands sur eux l’empire des idées de Gautier et l’ascendant de son exemple.

Et si l’on m’objecte que tous ceux qui, selon moi, ont été ce qu’ils furent à cause de Gautier auraient bien pu l’être par leur seule volonté propre, je n’aurai rien à répondre, si ce n’est qu’il reste un peu plus probable que l’antécédent a été une cause au moins partielle, d’autant que l’antécédent a été très grand, très considérable, placé très haut dans l’estime générale des lettrés, et évidemment préoccupant au point d’être un peu fascinateur.

Ou plutôt, la vraie cause, en ces sortes d’affaires, c’est la réaction elle-même ; c’est ceci qu’une génération a toujours besoin de goûter des plaisirs qui n’ont pas été ceux de la génération précédente ; mais la réaction, sans quoi elle ne se produit pas ou se produit gauchement, a toujours besoin d’un initiateur qui ait existé dans la génération précédente et sur qui elle s’appuie, d’où elle part pour son élan, chez qui elle prend une partie de ses forces et de qui elle s’autorise. Et c’est le cas de Malherbe pour l’école de 1660 et c’est le cas de Jean-Jacques Rousseau pour le romantisme de 1820 et c’est le cas de Gautier pour le Parnasse. Et si je dis que, manque d’un initiateur, une réaction qui voulait se produire ne se produit pas ou se produit maladroitement et languit comme si une force lui manquait, c’est ce qu’un exemple, que l’ordre chronologique amènera un peu plus loin, tendra peut-être à prouver.

Gautier ne me paraît avoir laissé en dehors de lui dans cette littérature de 1850-1880 que Sully Prudhomme, François Coppée et peut-être Baudelaire. Sully Prudhomme, avec, seulement, une sobriété dont il n’y a pas lieu d’être sûr que ce soit Gautier qui lui ait donné l’exemple, continue la tradition des élégiaques-philosophes de 1830 et se range dans la famille, en s’y faisant une belle place, des Lamartine, des Hugo et des Musset. Coppée, son théâtre à part, où il est brillant élève de Hugo, se mêle à un groupe qui pourrait être composé de Sainte-Beuve, de Musset, de Louis Bouilhet et de Laprade[1]. La réaction n’est pas en eux ; ils sont poètes traditionnistes, ce qui n’a jamais empêché d’être très beau et très touchant et même très profond poète.

Baudelaire a été rattaché, parfois avec une autorité qui fait réfléchir, à Théophile Gautier, en considération de son goût pour choquer le bourgeois. Ce goût est si vif chez Baudelaire et vraiment si faible chez Gautier, — en ce sens que Gautier se soucie beaucoup moins d’ahurir le bourgeois que de l’ignorer, — que je ne me crois pas autorisé à jeter même un lien léger entre Gautier et Baudelaire. Tout au plus je remarque que l’idée de la mort est l’idée centrale de Baudelaire et que cette idée a assez longtemps préoccupé Théophile Gautier ; mais qui n’a-t-elle pas préoccupé depuis les Nuits d’Young jusqu’en 1880 ? Le XIXe siècle poétique est un cimetière. La mort inspire à Lamartine une mélancolie voluptueuse ; à Hugo, à Gautier, une véritable douleur physique, un frisson de la chair, comme à Villon ; à Leconte de Liste, une sorte d’amour passionné, comme à Schopenhauer, — oh ! cela est tout littéraire ; cela n’empêche pas de ne mourir qu’à soixante-dix ans ; — à Baudelaire enfin, un amour triste, une delectatio morosa, quelque chose de comparable à ce qu’on éprouve pour une femme dont on dit, la première fois qu’on la rencontre : « Voilà celle qui va me faire souffrir. » Mais il n’y a pas là de quoi voir entre Baudelaire et Gautier grande ressemblance. Baudelaire est un grand solitaire. S’il a subi des influences, elles lui sont venues plutôt de l’étranger que de chez nous. Si je voulais, comme à toute force, rattacher Baudelaire à quelque Français venu avant lui, ce serait au Sainte-Beuve de Joseph Delorme et de Volupté que je le relierais, peut-être un peu péniblement ; mais enfin que Baudelaire ait été tout droit et presque tout d’abord à Sainte-Beuve et que Sainte-Beuve l’ait aimé et que Baudelaire ait rappelé à Sainte-Beuve sa jeunesse, ce sont de petits faits bien exacts, qui ne sont peut-être pas sans signification, pourvu qu’on n’en veuille pas tirer plus qu’ils ne contiennent. Sainte-Beuve et Baudelaire c’est une étude qui est à faire et que je recommande. Il est vrai que, ces études étant toujours grossissantes, avant que l’étude soit faite le point de vue est juste et, dès qu’elle aura été faite, il sera faux. Ce que c’est que de nous !

Ce qui est resté tout à fait en dehors de l’influence de Théophile Gautier c’est le symbolisme. De quelque nom qu’on l’appelle du reste, le fond du symbolisme était ceci : point d’idées ; des sensations, des états d’âme ; sensations et états d’âme traduits en une prose très musicale se rapprochant de la versification ; rivaliser par le verbe avec la musique ; mettre par le verbe l’âme de l’écoutant dans les mêmes états où la musique le met. Et ceci était tout à fait contre Gautier. Ce n’était pas contre Gautier théoricien : car c’était au plus haut point, c’était essentiellement de l’art pour l’art, et c’était essentiellement de l’art pour initiés, de l’art pour artistes. Jamais même, on n’avait été aussi loin dans le sens des théories générales de Théophile Gautier. Mais c’était contre Gautier en acte, c’était contre la pratique de Gautier et les exemples qu’il avait donnés. Gautier ramenait la littérature aux arts plastiques, peinture et sculpture ; les symbolistes la ramenaient à l’autre pôle, à l’art qui exclut volontairement la précision des lignes et qui cherche à n’exprimer, à ne suggérer plutôt, que des sentimens. À cet égard, le symbolisme était une réaction, et contre le romantisme et aussi et tout particulièrement contre Gautier.

Zola le comprit très bien, qui, sachant ce qu’il avait en lui de Gautier et c’est-à-dire d’art plastique, voyait dans les symbolistes des adversaires à lui, une réaction contre lui et ne pardonnait pas à Brunetière un article favorable ou du moins hospitalier sur les symbolistes et disait hautement que cet article n’était pas pour eux mais contre lui.

Le symbolisme ne réussit qu’à demi, soit, et c’est mon avis, parce qu’il forçait la nature même de l’art littéraire, voulant faire un art synthétique d’un art nécessairement analytique, puisqu’il emploie des mots, et le vrai symboliste devrait se résigner (ou se hausser) à ne parler qu’en musique ; soit parce qu’il ne trouva pas l’homme de génie, celui qui déforme un genre nouveau, toujours, mais qui le consacre ; soit encore parce qu’il n’avait pas, lui, sur qui s’appuyer et de qui s’autoriser, un grand homme de la génération précédente, ce que j’ai dit qui est une condition presque nécessaire de succès. Le grand poète-musicien de 1830-1860, c’est Victor Hugo ; mais c’est le musicien retentissant, le musicien de savantes et terribles orchestrations, le musicien d’orages lyriques, le musicien par conséquent le plus antipathique aux oiseleurs des murmures de l’âme, celui dont ils pouvaient le moins se réclamer, à quoi du reste ils étaient aussi loin que possible de songer ; celui enfin, et c’est le point, qui avait le moins préparé le public à les accueillir, à les comprendre et à les sentir.

Mais il suffit que j’en sois à parler des symbolistes pour être averti, quand il s’agit de Gautier, que je m’égare et qu’il faut revenir.

L’influence de Gautier me paraît épuisée. On en trouverait quelques traces encore chez M. Rostand, sans doute ; mais seulement parce qu’on songera à Gautier toutes les fois qu’on rencontrera un poète qui procédera directement du temps de Louis XIII, et ce n’est pas tant à Gautier que se rattache M. Rostand qu’au romantisme tout entier depuis 1630 jusqu’à Leconte de Liste exclusivement. Il est le néo-romantique de tout le romantisme et aussi bien les passions et les engouemens et les haines qu’il a l’honneur de susciter viennent précisément de là ; et j’aurais bien envie, n’était le respect, de parodier ainsi certains vers célèbres de Sainte-Beuve, en leur conservant pieusement toute leur cacophonie :


Romantisme immortel, es-tu mort ? On le dit ;
Mais Caliban s’en moque et Chantecler en rit.


Je n’ai voulu que marquer, avec l’exactitude possible en pareilles choses, la place de Gautier dans l’évolution de l’art poétique et de tout l’art littéraire au XIXe siècle. Cette place est des plus considérables et les historiens littéraires rencontreront Gautier, de 1830 à 1910, à chacun des grands « tournans. »


EMILE FAGUET.

  1. Je ferais remarquer seulement en note, et je voudrais que ce fut en très petits caractères, que le vers à la Sainte-Beuve, le vers humble et volontairement prosaïque sur des sujets familiers a été pratiqué par Gautier jeune. Mais cela ne compte point ; ce sont de ces choses, comme a dit Hugo, que l’on fait avant sa naissance.