De l’Influence de la France sur l’Allemagne

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De l’influence de la France sur l’Allemagne.

Les graves complications qu’a fait surgir le traité de Londres, ont inspiré la lettre suivante qui nous arrive d’Allemagne. Les vues qu’elle présente sur l’état des esprits au-delà du Rhin et sur l’action que la France peut prétendre à exercer dans les pays régis par la confédération, nous ont paru dignes de fixer l’attention des hommes politiques.


Monsieur,

Les partis politiques qui ont divisé la France jusqu’à ce jour, semblent se rallier au seul bruit d’une menace, même indirecte, de l’étranger. Il y a dans ce spectacle de quoi faire tressaillir de bonheur toutes les ames françaises. Mais, après cette manifestation d’un sentiment unanime, la discussion doit s’ouvrir sur ce qu’il convient de faire. Alors les avis se partagent, et, quelles que soient les modifications de détail, ils se rapprochent tous de deux opinions dominantes, manifestées aujourd’hui avec noblesse et énergie : l’une en faveur de la guerre défensive dans le Journal des Débats, l’autre en faveur du système de propagande européenne dans le National.

J’ai vu de près l’étranger pendant dix ans, et j’ai eu l’occasion de connaître quelques-uns des principaux hommes d’état de l’Allemagne. Me permettrez-vous de payer à la France, par votre organe, le tribut d’une opinion dont la publication me semble utile, et qui n’est ni celle du National, ni celle du Journal des Débats ?

Ce dernier, en conseillant le système défensif, prend assurément pour point de départ un principe triomphant en matière de droit des gens ; mais c’est parce qu’on a un principe fort dans la source, qu’il faut bien se garder de le laisser altérer dans ses conséquences. Or, comme à l’équité, qui est le plus fort des principes en matière judiciaire, on ajoute les lois écrites qui en sont l’explication, il ne faut pas conseiller à la France le système défensif, sans lui dire en quoi consiste ce système, sur quels traités il s’appuie, et quelle influence l’action défensive de la France peut, sans violer la lettre de ces traités, exercer sur le monde politique.

Raisonnons en ce sens, et disons : Bordée de trois côtés par la mer, la France, si la guerre éclate, devra tourner ses regards vers le continent. Au nord, elle verra la Hollande, intéressée à garder la neutralité, et la Belgique, qui ne peut manquer d’être notre alliée ; au midi, le Piémont, que ses penchans pourront bien porter vers les intérêts autrichiens, mais seulement au-delà des Alpes, ce qui ne nous empêcherait pas d’en garder les issues de ce côté-ci. C’est l’Allemagne qui se présente à nous comme le champ sérieux où s’opéreront les premiers mouvemens de la politique européenne. Aussi, est-ce de l’Allemagne que je veux vous parler. Je suppose le système défensif adopté sincèrement par notre cabinet ; je ne vous entretiens donc pas d’une guerre sur le Rhin, ni de nos frontières naturelles ; tout ce qui peut rappeler la conquête reste étranger à ce système dont je veux examiner la force. Le Journal des Débats semble réduire la tâche de la France à la défense du territoire, et cette défense n’en est, à mon avis, que la seconde et dernière partie.

Trois puissances semblent, depuis 1815, avoir pris pied en Allemagne ; et si ce grand et noble pays jouit encore d’une ombre de liberté, il le doit à la surveillance mutuelle que ces trois puissances exercent l’une sur l’autre.

L’Autriche, toujours inquiète sur l’Italie, et préoccupée de sa marine de Trieste ainsi que de sa navigation du Danube, a vu la Prusse s’avancer progressivement jusqu’à ses frontières de Bohème, espérant tôt ou tard enclaver ce beau pays dans son système de douanes allemand. Mais, comme en ce pays réside principalement l’industrie autrichienne, M. de Metternich dit à la Prusse : Ou laissez-nous le pays qui produit, ou enclavez avec lui ses voisins, qui ne produisent guère ; et la Prusse n’insiste plus. Quelques villages du Tyrol embrassent la religion réformée ; l’Autriche en est embarrassée, ne voulant ni tolérer la chose, ni persécuter les hommes. Alors le roi de Prusse offre gracieusement, dans ses états, un asile à tous les Autrichiens qui se sont faits protestans. Que répond M. de Metternich ? Je ne le sais pas, je ne veux pas le savoir. Mais un an ne s’est pas écoulé que les catholiques du Rhin murmurent contre sa majesté prussienne, qui est obligée de faire arrêter un archevêque, et le hasard semble merveilleusement poser un levier catholique sur le sol de la Prusse, comme celle-ci avait posé imprudemment sur l’Autriche son levier protestant.

Querelles de douanes, querelles de religion sont étouffées en apparence par la politique et la censure ; mais on sent que le terrain allemand est miné çà et là ; et si l’Autriche et la Prusse affectent sans cesse l’accord et l’harmonie, c’est qu’elles redoutent en commun une troisième influence, celle de la Russie.

La Russie joue l’indifférente ; ce n’est qu’un crédit purement moral que le czar demande à l’Allemagne. Chaque année cependant, sous prétexte de prendre les eaux, il vient essayer sur ces populations l’effet de sa présence et de son esprit. Il ne veut rien, mais il passe des revues en Bohème. En Saxe, il ne veut rien non plus, mais il a une bonne sœur qu’il faut bien visiter. À Darmstadt, il trouve une princesse qui convient à son fils ; puis, avec le temps, les familles se feront des visites réciproques. On l’accuse de vouloir prendre une position sur les bords du Rhin pour observer la France, une autre dans le duché d’Oldenbourg, afin d’entrer un jour par là dans la confédération germanique. Erreur ! calomnie ! il est vrai seulement que l’empereur Nicolas a auprès de lui à Saint-Pétersbourg un neveu, le prince Pierre d’Oldenbourg, qui n’a pas positivement renoncé à l’Allemagne ; et comme ce prince a épousé la sœur du duc de Nassau actuel, il faudra bien que l’auguste couple et l’empereur, qui aime les deux époux comme ses enfans, viennent de temps en temps visiter le duché de Nassau, véritable position de quiconque tient à observer la France, mais qu’on ne prend que par hasard, et seulement pour se trouver en famille.

Contre cette triple influence, que peut l’Allemagne ? Je le dirai tout à l’heure mais il faut montrer jusqu’au bout comment elle est garrottée.

Les traités de 1815, dirigés principalement contre la France, ne purent refuser aux Allemands, qui avaient si noblement combattu pour leur indépendance, la garantie de leurs gouvernemens constitutionnels ; et comme on tenait à avoir la signature de la France, afin qu’elle eût l’air d’adhérer elle-même à son abaissement, la France a signé ces traités. En ayant ainsi adopté les charges, elle en a acquis les avantages ; or, le premier de ces avantages est celui-ci : que la France a garanti par sa signature l’indépendance de tous les états libéraux de l’Allemagne ; que, par conséquent, attaquer un seul de ces états constitutionnels, c’est commettre un attentat contre la France, dont la signature et la foi sont choses sacrées.

Qu’ont fait les souverains d’Allemagne ? Ils ont tourné une position qu’ils n’osaient attaquer ouvertement ; et aux actes de Vienne a succédé un acte final, destiné à placer tous les états allemands sous l’autorité d’un pouvoir central appelé la Diète germanique.

Il faut apprendre ou rappeler au lecteur que la diète germanique est une haute assemblée politique, composée de ministres envoyés ad hoc pour représenter les princes confédérés de l’Allemagne. L’acte final du congrès de Vienne en fixant les attributions et le pouvoir de cette assemblée, a eu soin de l’investir de tout ce qui a rapport à la sûreté intérieure et extérieure de l’Allemagne. Voilà donc tous les gouvernemens allemands dominés par un pouvoir supérieur, indépendant de leurs pouvoirs constitutionnels. Voilà des états où le prince et les deux chambres peuvent adopter une loi à l’unanimité, et où un courrier extraordinaire, expédié par une autorité arbitraire de Francfort, vient annoncer que la loi est repoussée et mise au néant par la diète, qui l’a jugée contraire à la sûreté intérieure et extérieure de l’Allemagne. Ainsi, à Bade, les trois pouvoirs proclament-ils la liberté de la presse, la diète n’en veut pas ; ainsi, dans le Wurtemberg, les chambres ont-elles résolu de réduire le budget militaire, la diète s’y oppose, sous prétexte qu’elle a le droit de prononcer souverainement sur ce qui concerne la sûreté de tout le pays. Voilà ce que l’on appelle en Allemagne l’indépendance des états allemands. Et cette indépendance, quelle est sa garantie ? La signature de la France, dans laquelle l’Allemagne espère toujours.

Examinons maintenant la situation militaire. La confédération germanique, dit la Feuille hebdomadaire de Berlin, peut mettre sous les armes quatre cent mille hommes. Nous reconnaissons qu’elle le peut, en effet, mais où ? Et je supplie le lecteur de bien peser l’importance de cette question.

Je sais parfaitement que chacun des trente-six états de l’Allemagne doit fournir au corps confédéré un certain nombre de soldats ; mais ce que je sais aussi, c’est qu’aucun de ces états ne peut être occupé militairement sans voir son territoire envahi et son indépendance confisquée. Lorsque, sous prétexte de calmer des troubles, la diète a fait entrer à Francfort une garnison autrichienne, les priviléges de cette ville libre ont été foulés aux pieds, et la France a protesté, comme elle le devait, contre cette occupation militaire. Qu’a répondu la diète ? Qu’elle avait ce droit d’invasion ? Elle ne l’eût pas osé. Elle s’est bornée à alléguer que le sénat de Francfort avait sollicité lui-même au nom de la ville cette garnison nécessaire pour la sûreté publique.

Ce précédent consacre un principe essentiel qu’il est important de ne pas laisser oublier : c’est qu’un état de la confédération germanique ne peut subir l’occupation des forces même confédérées, à moins qu’il n’en ait fait lui-même la demande expresse. Occuper un de ces territoires avec une armée, ce serait un attentat manifeste à cette indépendance que la France a solennellement garantie. J’ai donc raison de demander à la feuille de Berlin où se fera la réunion de ses quatre cent mille hommes ? Mettra-t-on deux cent mille hommes dans Mayence et deux cent mille dans Luxembourg ? Je sais que les plans sont formés pour donner d’autres places fortes à la confédération, et je connais, dût cette révélation causer quelque scandale dans le cabinet de Berlin, je connais aussi le plan magnifique par lequel la ville libre de Francfort serait destinée à devenir ville prussienne, et à voir ses belles promenades reprendre la forme de bastions et de remparts. Mais Francfort peut être tranquille ; la France a garanti son indépendance, et ne souffrirait pas un tel attentat.

On voit qu’en restant fidèle à la lettre des traités, la France peut en élargir le sens au point de les rendre insupportables à ceux qui les lui ont imposés comme une honte. Mais il faut aller plus loin.

Dans un de ces états dont la France a garanti la constitution, cette constitution a été déchirée. Le roi de Hanovre a foulé aux pieds les traités aussi bien que les droits de son peuple. La France a-t-elle protesté contre ce parjure ? Je l’ignore. Dans tous les cas, si elle l’a fait, sa protestation a été sourde et timide, a laissé croire à un peuple allemand, indignement trompé, qu’il ne lui restait plus aucun appui sur la terre. Ceci a été une faute grave du gouvernement français.

Heureusement, la maladresse de la diète germanique est venue à notre secours. Elle avait institué un tribunal arbitral pour prononcer sur les contestations élevées entre les princes et les peuples, et elle a repoussé la plainte du peuple hanovrien, parce qu’elle ne s’exhalait pas d’après les formes prescrites par cette constitution, qui n’existait plus. Le droit de nommer de tels arbitres n’était pas reconnu à la diète ; en les faisant servir cette seule fois à la défense des intérêts populaires, elle eût légitimé pour toujours sa compétence dans cette matière. Enfin, c’était peut-être la seule occasion où l’on pût donner raison à un peuple et tort à son prince sans risquer une révolution ; car la victoire de ce peuple n’aurait abouti qu’à conserver une constitution déjà éprouvée, et qui n’avait alarmé personne. Par cette concession adroitement faite et cette réprobation lancée contre un souverain qui n’était pas Allemand, la diète eût fait croire à sa justice et à la bonne foi des puissances par lesquelles les constitutions avaient été garanties à Vienne. Qui croira aujourd’hui à cette bonne foi ? Personne. Ainsi se dénouent de hautes questions politiques devant un tribunal de chambellans auxquels le roi Ernest a quelques cordons à distribuer.

Il faut que le gouvernement français, qui a trop négligé de si graves intérêts, se tienne pour bien averti que la même question doit se représenter encore. À Cassel, dans notre ancienne Westphalie, règne un prince électeur et co-régent, dont le mariage avec la comtesse de Schombourg a produit des enfans inhabiles à régner aux termes des lois de l’état. Ici donc, comme dans le Hanovre, un parent éloigné, un obscur général, viendra, en sa qualité d’agnat, réclamer ses droits à la couronne. Or, ici comme dans le Hanovre, cet agnat a déjà déclaré qu’il imiterait le roi Ernest, et déchirerait cette constitution à laquelle il n’a pas prêté serment. Voilà donc un peuple qui est instruit que sa loi fondamentale n’aura d’autre durée que celle de la vie de son prince, un peuple bien averti que sa constitution, garantie par les puissances, lui sera enlevée ; et si on lui conseille d’en appeler à la diète germanique, il sait d’avance, par l’exemple du Hanovre, quel cas fait la diète des prières des peuples et de leurs droits. Dans une semblable extrémité, les citoyens de la Hesse-Électorale ne feront, en tournant leurs regards vers la France, que s’en rapporter à l’un des arbitres naturels de leur sort. « Quoi ! diront-ils, parmi les puissances signataires des traités de Vienne, il n’en existera pas une seule qui protège notre indépendance, qu’elle a garantie, et nos droits, que sa foi a sanctifiés ! Ah ! malheur à la France, si elle n’accueillait pas nos plaintes, et si elle ne disait pas fièrement à l’Europe : Ce peuple sera et restera libre, d’abord parce que c’est justice, ensuite parce que moi, France, je l’ai signé. » Tel sera l’appel. Quelle sera notre réponse ?

Vous devez remarquer, monsieur, avec quel soin, dans ce tableau de l’influence que peut exercer la France sur l’Allemagne, je respecte la lettre des traités qui ont constitué dans ce pays le droit politique et le droit des gens. N’allez pas me croire, pourtant, partisan de ces traités qui ont si long-temps humilié la France ; ce que je voudrais seulement, c’est que ces mêmes cabinets qui crurent nous enlever à Vienne la force et la vie apprissent qu’avec un seul droit qu’ils nous ont laissé consigner dans ces actes, la France peut encore les tenir en échec, et se montrer redoutable, même chez eux.

C’est donc une propagande, mais littéralement légale, constitutionnelle, conforme aux traités et aux lois régulières, que je conseille à mon pays ; propagande éclatante, avouée à la face du soleil, et qui apprenne à tous les peuples constitutionnellement organisés que s’attaquer à eux, c’est s’attaquer à nous-mêmes ; que leurs principes et leurs droits seront défendus par nous à l’égal des droits et des principes du peuple français.

Mais, prenez-y garde, cette propagande n’est point celle du National ; non que j’aie pour celle-ci la moindre aversion, mais parce qu’elle repose sur une erreur de fait qui exposerait nos hommes politiques à de dangereuses inconséquences. L’Allemagne veut être libre, mais elle ne veut pas être républicaine. Voilà une vérité dont le moindre voyageur peut s’assurer comme moi. La conquête et la république, voilà ce que redoute l’Allemagne. Garantissez-lui qu’elle n’a à craindre ni l’une ni l’autre, et tous ses peuples vous tendront la main.

Il ne faut pas s’y tromper, notre première révolution est très mal jugée à l’extérieur. La démocratie elle-même y redoute l’influence des démagogues à l’égal de celle de la tyrannie ; et les préventions contre la propagande républicaine sont devenues si populaires en Allemagne, que ces gouvernemens qui redoutent tant la liberté ne prennent pas le moindre ombrage de la république. Promenez-vous sur les places, dans les lieux publics, fréquentez les jardins et les tables d’hôte ; vous entendrez partout chanter la République de Béranger, et jouer la Marseillaise, qu’aucun gouvernement allemand ne songe à proscrire. Mais, si dans un salon vous élevez la moindre question constitutionnelle, on se tait, on vous observe, et vous devinez quelle est la matière inflammable dont on tremble de vous voir approcher.

À ce peuple froid que vous n’exalterez pas, promettez donc le maintien de ses institutions, la défense de ses priviléges contre d’arbitraires usurpations ; promettez-lui votre protection en expliquant en faveur de ses droits la lettre des traités sans y déroger ; qu’au lieu d’une propagande illégale, aventureuse et obscure, il entende le gouvernement français proclamer à sa tribune nationale, dont le monde entier est l’écho, que la France donne l’assurance positive de sa sympathie et de sa protection à tous les états constitutionnels ; qu’elle ne souffrira ni la violation de leurs droits ou de leurs pouvoirs réguliers, ni celle de leurs constitutions garanties par les traités, ni enfin l’occupation même momentanée d’un territoire par les troupes d’un autre pays. Qu’elle identifie ainsi ses intérêts avec ceux de tous les peuples libres, prenant l’engagement de renoncer à toute conquête, mais de les secourir dans la guerre, comme elle-même compte en être secourue. Que de votre parlement cette déclaration retentisse dans l’Europe, et vous en verrez le résultat !

Le malheur de notre temps, c’est l’habitude que nous prenons, par suite de l’ignorance des faits, de fonder nos espérances sur de perpétuels anachronismes. Ainsi, dans ce moment même, le National, comme tant d’autres, prend en pitié le prince Napoléon-Louis, qui a cru retrouver en France les soldats et l’esprit de 1815, et en même temps ce journal, parlant de la propagande républicaine, et ne doutant pas de son succès, ne s’aperçoit pas qu’il a toujours devant les yeux l’Allemagne de 1815, et non plus celle d’aujourd’hui.

Quelle différence pourtant ! Où est-il cet enthousiasme que les gouvernemens eux-mêmes savaient entretenir par de brillantes promesses ? Où est-elle cette grande voix qui, dans les universités, entonnait avec attendrissement les chansons patriotiques de Uhland, le Béranger germanique ? Ce peuple de frères, alors réuni comme un seul homme, aujourd’hui parqué dans trente-six états différens, qu’a-t-il pour centre, pour chef-lieu de la grande patrie allemande, si ce n’est une diète, assemblée ombrageuse et policière, qui n’a rien de constitutionnel ni de représentatif, et devant laquelle les représentations nationales et les constitutions sont comme si elles n’existaient pas ?

Que l’on fasse des promesses à l’Allemagne, elle n’y croira plus ; que l’on écoute ses universités, elles sont silencieuses et indifférentes. Le patriotisme local s’y est même refroidi par suite d’une impuissance perpétuelle et d’une défiance trop fondée à l’égard des princes qui feignent d’accorder gracieusement à leurs peuples aujourd’hui ce que demain ils leur feront défendre par la diète au nom de l’intérêt général de l’Allemagne confédérée. Dans un tel état de choses, les esprits se sont calmés et dégoûtés, les théories se sont enfuies, et l’intérêt matériel, caressé par les gouvernemens, est venu se substituer aux élans et à l’enthousiasme d’autrefois. L’Allemand, regardant la France avec envie, fait plus que d’être jaloux de notre sort ; il nous blâme, à tort ou à raison, de ne jamais trouver notre situation supportable. Jugeant par comparaison, il se croirait au comble du bonheur s’il avait, non ce que nous désirons, mais ce que nous possédons, et il se trouve très courageux, lorsqu’en face des autorités du pays il ose faire l’éloge, non de notre opposition, mais de notre roi et de nos ministres. On se croit donc aujourd’hui très avancé en Allemagne quand on se déclare tout simplement philippiste. Certes, le National serait bien étonné s’il savait que la propagande partie des Tuileries serait plus puissante sur ce pays que celle de tous les républicains du monde, et cependant ceci est de la plus exacte vérité. Que le drapeau tricolore se montre au bord du Rhin, et il sera accueilli au cri de : Vive le roi des Français ! popularité qui se maintient d’autant mieux au sein des masses, que tous les souverains d’Allemagne s’en montrent évidemment jaloux.

En un mot, c’est bien la propagande qu’il faut faire, mais la propagande constitutionnelle, proclamée hautement par le gouvernement français lui-même, venant en aide et en appui à tous les états représentatifs.

L’opinion de toute l’Allemagne se montre favorable à la France de juillet. Ne pouvant combattre ce mouvement des esprits, M. de Metternich a voulu se donner les airs de le diriger. Je connais un voyageur français qui a vu le prince de Metternich à Tœplitz, et à qui ce ministre n’a pas caché sa sympathie pour notre gouvernement. Ce voyageur lui dit qu’il l’aurait cru plus attaché à la cause de la légitimité.

« La légitimité ! répondit en propres termes M. de Metternich, la légitimité ! Ils ont toujours ce mot à la bouche, et je n’en connais aucun qui soit plus fatal, aucun avec lequel on ait fait plus de mal à l’Europe depuis vingt ans. La légitimité ! Et combien y en a-t-il de légitimités ? Ces soldats de don Carlos qui combattent pour les vieilles lois de leur monarchie et pour la pragmatique de Philippe V, ne croient-ils pas défendre une cause légitime ? Les fidèles sujets de Ferdinand, qui n’obéissent à sa veuve que par respect pour les volontés de leur roi mourant, et qui restent attachés au trône pour ne pas violer leur serment, ne défendent-ils pas aussi une cause légitime ? En voilà deux contraires pourtant ; laquelle faut-il choisir ? En France, pouvons-nous empêcher les vieux serviteurs de la branche aînée de soutenir que leur cause seule est légitime ? Et pourtant, quand une révolution est venue tout bouleverser, quand le peuple était dans les rues, déchaîné, tout-puissant, cette assemblée législative qui a rallié tous les esprits à l’ordre, ce roi qui a rétabli l’empire des lois et fondé un nouveau trône autour duquel a pu se rallier la France, n’ont-ils pas, aux yeux de tous les gens sensés, fait l’œuvre la plus légitime, une œuvre dont toute l’Europe doit être reconnaissante ? Tenez, monsieur, examinons les droits de chacun, pesons-les avec calme, faisons la part des circonstances qui donnent aussi des droits nouveaux ; mais n’employons jamais ce mot de légitimité. C’est un non-sens en politique. »

Cette conversation, que je rapporte fidèlement, ne semblera-t-elle pas caractéristique ? N’est-il pas curieux d’entendre le prince de Metternich s’exprimer sur notre gouvernement comme parlerait un député du centre, et déclarer qu’il ne voit rien que d’absurde dans le mot de légitimité ? Telle est la force de l’opinion. L’Allemagne, qui réclame la liberté, qui voudrait la tenir de la France, mais à laquelle notre passé faisait redouter de notre part l’esprit de conquête, a été à la fois émerveillée par la révolution de juillet et rassurée sur ses conséquences extérieures par l’esprit pacifique du roi des Français. De là l’immense popularité dont jouit ce monarque au-delà du Rhin. Se séparer des Tuileries en faisant la propagande, ce serait en négliger l’agent le plus puissant et les plus efficaces moyens.

Je pense avoir établi que le Journal des Débats n’étend pas assez son système défensif, et que le National espère trop de sa propagande. Il nous importe de prendre en Allemagne une position politique. En écoutant le Journal des Débats, les peuples allemands se croiraient abandonnés par la France ; avec le National, ils se verraient menacés d’une irruption républicaine, et croiraient voir le trouble et la conquête, deux fléaux qu’ils redoutent également.

J’ai dit aussi quelle est l’attitude qui est, selon moi, devenue nécessaire. Les gouvernemens qui insultent la France ou la comptent pour rien, cachent sous l’apparence d’une fierté quasi-guerrière la peur véritable qu’ils ont de nous. Je dis la peur, et des hommes d’état très haut placés savent bien qu’en parlant ainsi je n’exagère pas.

Il n’y a donc pas un moment à perdre. Il faut que la France prenne tout haut et immédiatement le rôle qui lui convient, et rassure tous les gouvernemens constitutionnels et représentatifs, en se déclarant leur protectrice et en confondant leur cause avec la sienne. Il faut que, traçant autour de tous les pays libéraux un large cercle avec son épée, la France dise au despotisme : Tu n’iras pas plus loin ! Nos finances sont les meilleures de l’Europe, le sang français coule dans nos veines avec plus d’abondance et d’énergie que jamais. Oublions nos querelles intérieures ; que les partis s’effacent, que les opinions se taisent, et que l’Europe pressente avec effroi ce que sera la force de la France rentrée dans le culte de ses deux génies tutélaires : la gloire et la liberté !

Agréez, etc.