De l’Instruction publique en France/02

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DE


L’INSTRUCTION PUBLIQUE


EN FRANCE.




DERNIÈRE PARTIE.[1]




Nous avons essayé, dans un précédent article, de faire voir quels étaient les vices principaux de l’éducation publique en France. Nous l’avons fait sans nous préoccuper des vives querelles qui avaient donné aux questions d’enseignement une si grande portée politique, évitant de rentrer sur le terrain déjà tant remué des vieilles discussions, et ayant soin, pour ne pas faire renaître de fâcheux souvenirs, de n’adresser à l’Université aucun des reproches, même fondés, que ses violens adversaires avaient pu diriger contre elle. Nous avons cherché à rester en dehors de tout le débat proprement dit de la liberté d’enseignement. Cette neutralité, possible au rôle de simple critique, ne peut pas être gardée aussi strictement au moment où nous voulons essayer d’émettre quelques idées de réforme. Il faut de toute nécessité se prononcer sur la question sérieusement agitée par quelques-uns de savoir, en premier lieu, si la plus courte et la meilleure des réformes ne serait pas la destruction pure et simple de l’Université et l’abandon de tout enseignement public à la concurrence, et ensuite si, dans l’état de nos croyances, il peut y avoir un enseignement officiel quelconque donné sans danger au nom du gouvernement. Quelques principes sont donc nécessaires à établir en commençant, et nous le ferons en termes qui, sans avoir rien de trop rigoureux, ne laisseront, s’il se peut aucune incertitude sur notre pensée véritable.

Le plus simple, en effet, en pareille matière, est d’aller droit au but et de dire tout d’abord où l’on, en veut venir. Or voici, sur les deux questions que nous venons de poser, notre réponse sans déguisement.

D’une part, nous voulons la liberté d’enseignement pleine et entière, la liberté du projet de loi de M. de Falloux, faute de mieux et si on ne peut obtenir davantage ; — une liberté plus complète, plus radicale, une séparation plus entière de l’enseignement de l’état et de l’enseignement libre, si l’esprit public le permet, et si on peut trouver pour l’établir une majorité d’assemblée nationale qui s’y prête, et nous indiquerons même à tout hasard, sur la manière d’y arriver un jour, quelques idées qui appellent l’examen et que le temps mûrira.

Cela dit, nous croyons que l’Université non-seulement doit être maintenue, mais activement et profondément réformée. Nous croyons que la réforme de l’Université reste, après comme avant la liberté d’enseignement, la véritable affaire urgente en matière d’éducation publique. La liberté d’enseignement, quelque grande qu’on la suppose, la liberté d’enseignement comme en Belgique et plus qu’en Belgique, nous a toujours parti un palliatif très impuissant aux maux de notre éducation. Et cela, suivant nous, par une raison très simple, c’est que ce n’est pas l’Université qui a fait la société à son image, mais la société qui a plié l’Université à ses tendances. L’Université a eu le tort de se laisser faire, voilà tout.

Tous ces vices, en effet, que nous avons signalés en les déplorant, ce n’est pas l’Université qui les a d’elle-même et pour son plaisir inoculés à la jeunesse. Il n’y a qu’un esprit d’opposition inexpérimenté qui se figure trouver chez les dépositaires du pouvoir, dans un pays libre, ces volontés machiavéliques de corruption préméditée. Le pouvoir, en tout genre, a beaucoup trop à faire, par le temps qui court, pour vivre et se défendre ; il n’a pas le loisir de songer à mal. Le pouvoir sort de la société, il en a les maux, il en subit à chaque instant la contagion ; il les combat timidement, dans la mesure de ses forces, qui sont petites, et en ayant soin de ne pas se mettre trop d’embarras sur les bras. Est-ce l’Université, par exemple, qui a inspiré à tous les pères de famille, en France, l’assez sotte vanité de faire donner à tous leurs enfans, sans se préoccuper de leur carrière future, une éducation littéraire ? Plus d’une fois, au contraire, elle a essayé de détourner, en élevant la force des examens, les concurrens inhabiles. Puis les sollicitations, les obsessions individuelles sont arrivées ; elle a laissé briser ou abaisser cette barrière à peine posée. Plus d’une fois elle s’est adressée aux communes pour obtenir leur concours, afin de substituer à des collèges en décadence des écoles industrielles plus appropriées aux besoins véritables des localités Les conseils municipaux, composés de citoyens, c’est-à-dire encore de pères de famille, ont presque toujours préféré la satisfaction de posséder un petit collége, où on enseignait mal les connaissances élevées, à l’humiliation de se contenter d’une bonne école de second ordre. Nous l’avons enfin indiqué déjà dans le précédent article, l’idée constitutive de l’Université, l’établissement d’une corporation enseignante, d’une sorte de communauté d’honneur, par conséquent qui devrait grandir, à leurs propres yeux, la position des plus humbles membres, était une idée essentiellement conservatrice. I’esprit de corps est un des plus puissans élémens de règle et de résistance que renferme en soi le mécanisme social. C’est le débordement de l’esprit démocratique qui, peu à peu, a fait eau dans cette forte machine.

Que si c’est, à le bien pendre, la société qui a dénaturé l’Université, est-il à croire que la liberté à elle seule guérisse la société ? La liberté, qu’est-ce autre chose que la société livrée à elle-même et à ses propres instincts- ? La liberté, c’est la concurrence. À quoi d’ordinaire s’adresse la concurrence ? Aux goûts et souvent même aux faiblesses du public. Je sais bien quelle comparaison un peu matérialiste fait illusion aux amateurs exclusifs de liberté. Comme dans l’industrie la concurrence a souvent pour effet d’élever à elle seule la qualité des objets offerts, en excitant entre leurs producteurs une vive émulation, on s’imagine qu’il va en être immédiatement de même en matière d’enseignement. On se met en tête que les institutions libres et les institutions publiques vont rivaliser sur-le-champ de bonne et saine éducation, les unes et les autres pour attirer la confiance des pères de famille. L’honorable rapporteur de la loi soumise à l’assemblée nationale n’en fait même aucun doute. Nous craignons qu’il n’y ait là une confusion inaperçue entre les besoins matériels et les besoins moraux. Les besoins matériels sont âpres et cuisans ; ceux qui les éprouvent en souffrent vivement ; ils cherchent avec anxiété à s’en délivrer. Il en est tout autrement des besoins moraux : souvent on s’en aperçoit d’autant moins qu’on en est plus affecté ; le mal est d’autant moins sensible qu’il est plus profond. Les consciences les plus chargées, par exemple, sont en général les moins scrupuleuses ; les esprits les plus ignorans sont les moins curieux de s’instruire. L’indifférence est le dernier abîme de l’irreligion. La concurrence en matière d’enseignement trouvera les pères de famille tels qu’ils sont en grande masse en France, désirant, en fait d’éducation, ce qui brille plutôt que ce qui est solide, mécontens surtout quand on les trouble dans leurs illusions paternelles. N’est-il pas à craindre que trop souvent elle ne les serve à leur fantaisie ? Elle leur offrira ce que l’Université leur donne déjà, mais pas assez complètement leur gré, une instruction à la fois économique et superficielle, qui les flatte sans les ruiner, qui leur permet des rêves brillans pour l’avenir sans leur imposer pour le présent des sacrifices trop onéreux. C’est vers Paris que se portent les regards des pères de famille. C’est à Paris que la concurrence s’empressera de les devancer. En un mot, loin de résister au courant, elle se placera complaisamment au fil de l’eau pour le descendre. Ce n’est pas une raison, sans doute, pour refuser la liberté d’enseignement, que tant d’autres motifs élevés réclament ; mais c’est une raison pour ne pas se fier à elle outre mesure ; et pour organiser plus que jamais, en face d’elle, un enseignement public qui, résistant avec intelligence, mais avec force, aux penchans funestes de la société, serve à l’enseignement privé, sinon de règle, au moins de modèle, et place à des hauteurs fixes les divers niveaux de l’éducation générale.

Mais voici ce qu’on peut nous dire. Le grand mal des générations nouvelles, c’est la négation de toute croyance qui guide et rallie les intelligences et qui affermisse les caractères ; de telles croyances ne prennent racine que dans l’enfance, et, quoi que vous fassiez, votre enseignement officiel ne pourra jamais s’employer à les rétablir. On fait observer que dans un pays où, grace à la liberté des cultes, plusieurs communions religieuses jouissent de droits égaux, et où la liberté de penser, c’est-à-dire l’indépendance de toute religion positive, est un droit commun dont, en fait, beaucoup profitent, l’enseignement donné à l’état ne peut jamais porter le cachet exclusif d’une religion dogmatique. Il doit s’abstenir de toucher à ce qui fait la différence des diverses communions entre elles, et ce qui distingue aussi la religion de la philosophie, les dogmes proprement dits, la révélation qui les fonde. Il lui est interdit de se réclamer d’aucune autorité surnaturelle, visible ou invisible ecclésiastique ou scripturaire. L’éducation donnée par l’état se trouve par là privée d’une des plus grandes sources d’autorité morale qui soit en ce monde. Ainsi dépourvue de bases fixes, elle devient, ajoute-t-on, plus dangereuse qu’utile. Elle donne aux facultés un développement qui les égare. Les croyances religieuses sont en quelque sorte le centre de gravité des connaissances humaines quand il s’ébranle, les esprits flottent à l’aventure.

Il y a, dans ce raisonnement, un singulier mélange de vrai et de faux qui rend difficile, au premier moment, de le réfuter complètement. Convenons d’abord de la vérité. Nous n’éprouvons aucun embarras à le reconnaître, c’est un grand malheur que la religion, et par là j’entends une religion positive et dogmatique, — disons plus, il est difficile de donner sincèrement ce grand nom à plusieurs choses, — c’est un grand malheur, dis-je, que la religion ne puisse pas servir de règle absolue et d’inspiration constante à l’enseignement de l’état. Nous savons tout ce qu’une conviction religieuse sincère prête de force et de douceur à la parole du maître, même quand l’objet qu’il enseigne ne se rattache pas directement aux vérités dont la religion s’occupe. Dans les écrits de celui qu’on a nommé le bon Rollin, par exemple, même au milieu des récits des temps du paganisme, on respire je ne sais quel parfum de charité, qui avertit que c’est un chrétien qui parle. Et si cela est vrai d’un ouvrage, combien n’est-ce pas plus vrai d’un homme ! Dans les rapports personnels des maîtres et des enfans, difficiles par eux-mêmes, car la tâche est ingrate et l’âge est sans pitié, la religion seule peut venir à bout de former à justes doses ce mélange d’affection, d’estime et de crainte qu’on appelle le respect. Si cette heureuse influence n’est pas bannie, quand elle se rencontre des collèges de l’état, il est parfaitement vrai que, sans une inquisition sur les croyances des professeurs, contraire à nos lois comme à nos mœurs, elle n’y peut être ni toujours ni nécessairement présente, et nous le déplorons sincèrement. Tout ce que l’état peut et doit exiger de ses professeurs, c’est qu’ils n’offensent jamais la religion ; il ne peut pas leur commander de l’inspirer. Cette décence extérieure est peu de chose, nous en convenons ; mais n’y a-t-il qu’en matière d’éducation qu’il faille regretter l’absence d’un principe religieux positif ? Est-ce que dans tous les grands actes que l’état fait au nom de la société, il ne serait pas désirable que la religion interposât à la loi qui commande et le citoyen qui obéit cette autorité mystérieuse qui rend la contrainte inutile ? Est-ce qu’il ne serait pas heureux que le caractère religieux fût empreint sur tous les actes d’un grand état ? Dans beaucoup d’autres matières que l’éducation, dans la charité publique par exemple, dans le régime pénitentiaire, partout où il y a une action morale à exercer, le vide d’une religion nationale se fait cruellement sentir. Faut-il donc en conclure, par un raisonnement analogue, qu’un état qui professe la liberté des cultes, dépourvu de croyance officielle, est par là même incapable d’exercer sur la société qu’il commande aucune action morale ? Cela serait grave à prononcer, car, d’une part, la France n’est pas prête à renoncer à la liberté de conscience, et de l’autre je ne saurais être matérialiste à ce point de croire qu’on peut parler aux corps sans passer travers les ames.

Il n’y a donc, dans les difficultés qu’on nous pose, rien de spécial à l’éducation. Il en faut conclure simplement que la liberté de conscience d’où résulte l’absence d’une religion nationale est, en matière d’éducation, comme en toute autre, une des grandes difficultés des gouvernemens modernes. Privés de l’appui qu’ils trouvaient dans des dogmes respectés et dans une église officiellement reconnue, leur autorité morale reçoit un coup qui se communique à leur force matérielle. Dénuée de la sanction religieuse, l’idée de pouvoir s’énerve. Découronnée de son auréole divine, l’image même de la patrie pâlit et se décolore. Et cependant la liberté des cultes est une des conquêtes inviolables de la conscience humaine, elle n’y laissera pas toucher. C’est donc là une des mille faces de l’un des plus grands problèmes que la Providence semble avoir posés pour tourmenter nos esprits, et dont elle réserve, espérons-le, la solution à nos enfans. Cette solution n’est pas impossible à imaginer ; Il n’est pas impossible de se figurer une société où la religion, sans emprunter aux lois aucune force apparente pendant aurait cependant un tel empire sur les cœurs, qu’instinctivement et par la volonté toute-puissante des majorités, tous ses actes, même politiques, en porteraient le caractère Comme une nation sincèrement animée d’un esprit libéral imprime à la monarchie entière de son gouvernement le respect de la vraie liberté une nation vivement touchée des vérités religieuses ne pourrait rien dire ni rien faire, où l’inspiration religieuse, débordant en quelque sorte, ne se fît aussitôt sentir. Son enseignement officiel se trouverait ainsi naturellement retrempé dans ces eaux salutaires. Il serait religieux sans effort, parce que l’atmosphère autour de lui respirerait la religion, et qu’il en sortirait pour ainsi dire tout imprégné. Ce ne serait plus la religion d’état, ce serait mieux, ce serait la religion populaire. Quelque chose de pareil éclate déjà dans cette république des États-Unis, où il faut bien aller chercher plus d’un modèle ; là, au sein d’une liberté des cultes presque exagérée, toutes les lois portent l’empreinte du respect pour la vérité évangélique. Les cultes les plus opposés s’y prêtent ; une ferveur commune unit des convictions différentes. Aucun spectacle plus beau ne peut être donné au monde et il Dieu, car si le culte d’un être libre est déjà par lui-même l’hommage le plus agréable au Créateur du monde, celui d’une nation maîtresse d’elle-même, humiliant sa souveraineté devant celle qui fait les empires, doit réjouir toutes les puissances du ciel.

À dire le vrai, l’avenir de la civilisation européenne dépend, à nos yeux, de la question de savoir si les convictions religieuses pourront y redevenir ferventes et populaires au sein d’une complète liberté de conscience. L’Europe est loin d’un pareil état, et si elle est destinée à l’obtenir, c’est par un enfantement pénible ; plus d’une nation périra dans ses douleurs. Après tout pourtant, il ne devrait pas être plus difficile à l’Evangile de convertir les peuples du sein de la liberté sous le feu de la persécution, de secouer la torpeur de l’indifférence que de purifier les souillures du paganisme. L’état ne peut pas grand’ chose pour aider la religion dans cette œuvre, et, en attendant qu’elle l’ait accomplie, sa tâche à lui, singulièrement difficile, ne doit pourtant pas être interrompue. En donnant sa démission de toute espèce d’action morale, il ajouterait, loin d’y porter remède à l’anarchie des esprits. Avec l’action de l’état se retirerait l’esprit d’ordre et de règle, dernière et faible digue au flot toujours montant du scepticisme. Le chaos s’emparerait de tout le terrain qu’il aurait abandonné. Il doit continuer à remplir les devoirs qui seuls lui donnent le droit de commander, se rattachant avec force à ces croyances communes, à la raison comme à la foi, et dont toutes les religions se glorifient d’affermir les bases et d’épurer la pratique ; laissant du reste à la religion le champ libre pour y répandre sa propagande, et l’appelant à son aide dans la mesure que permet le respect des consciences. C’est dans ces limites souvent méconnues que doit s’exercer, suivant nous l’action de l’état dans l’éducation publique. Si ses leçons ont soin, par une saine morale, de défricher le terrain des intelligences ; s’il ouvre en même temps toutes les voies à la religion pour y semer librement, ou bien la religion a perdu cette vertu communicative qui a fait son triomphe dans le monde, ou bien elle ne doit pas tarder à régner partout où il lui est donné de pénétrer.

La conclusion que nous tirons de tout ceci, c’est qu’il faut mettre activement la main à l’œuvre pour extirper de l’enseignement de l’état tous les vices qui corrompent son action morale. Précisément parce qu’il est privé de la douce chaleur des idées religieuses, c’est une raison de plus pour l’enfermer dans des cadres sévères qui contiennent l’entraînement des passions. La règle doit suppléer à ce qui peut manquer à l’esprit. Or les vices de l’éducation publique, tels que nous en avons donné, dans le précédent article, l’exposé détaillé, se réduisent, nous l’avons vu, à deux principaux : nul rapport entre l’éducation des enfans et leur situation future dans la vie ; habitude funeste de les arracher à leurs familles et à leurs liens naturels. L’éducation publique de France déclasse et déplace tout le monde. C’est à combattre ces deux résultats par deux mouvemens en sens contraire que la réforme doit s’attacher. Il faut qu’en respectant l’égalité démocratique, elle introduise dans l’éducation des principes de classification semblables à ceux qui se retrouvent dans la nature. Il faut que, sans altérer l’unité de la France, elle désaccoutume pourtant les esprits de penser qu’il n’y a qu’un seul endroit où on puisse vivre, et qu’il n’y a de bonheur pour la destinée ou de place pour l’ambition que hors du cercle où l’on est né. Tout ce que nous allons dire est conçu dans ce double but. Qu’on pardonne, en raison de son importance L’aridité de quelques détails. Les idées générales n’ont de valeur qu’à la condition d’aboutir à quelques conclusions pratiques.

Nous avons peu insisté sur les défauts de notre éducation primaire ; nous n’insisterons guère davantage sur les réformes qu’elle exige. En réduisant le programme des écoles à ce qui est essentiellement nécessaire aux ouvriers des villes ou aux journaliers des campagnes, en provoquant la suppression des écoles normales primaires, la commission de l’assemblée nationale a déjà fait le plus important. Elle propose de remplacer le noviciat des écoles normales par un temps de stage dans une école primaire. Si les idées que nous avons suggérées sont justes, un pareil plan a droit à une pleine approbation. Le stage, l’instruction donnée par un maître futur sous les yeux d’un maître déjà formé, a précisément l’avantage d’être une éducation parfaitement en harmonie avec son but, un apprentissage, en un mot encore plus qu’une éducation. Mis en présence, dès le début, avec ce qu’il y a d’aride et d’ingrat dans la tâche méritoire de l’instruction populaire, l’honnête jeune homme qui s’y consacre ne se nourrira pas d’illusions, et par conséquent ne se préparera pas de désappointemens. Une vie plus tard isolée ne commencera pas par des années passées dans une attrayante fraternité d’études ; des connaissances théoriques ne précéderont point un métier essentiellement, et minutieusement pratique. Il apprendra en enseignant ce qui pour les choses simples, est une bonne manière d’apprendre. Malheureusement, dans le rapport de la commission, cette utile institution du stage est plutôt conseillée qu’établie. On ne nous dit ni où ni comment elle sera pratiquée. Suivant nous, elle perdrait la moitié de son mérite, si ceux qui en veulent profiter en devaient chercher le bénéfice loin de leur demeure. Il faut qu’elle soit répandue d’une manière générale, sinon partout, au moins à portée de tout le monde, et il nous paraît assez facile, avec deux ou trois dispositions réglementaires, de lui donner cette extension.

Qui empêcherait par exemple que les dépenses très considérables que font chaque année les départemens pour l’entretien de leur école normale fussent converties en un supplément de traitement accordé aux maires des écoles du chef-lieu d’arrondissement et du chef-lieu de canton, à la charge d’entretenir chez eux, soit un, soit deux jeunes gens se destinant à l’éducation primaire, et qui partageraient avec eux, sous leur direction, la conduite de leurs élèves. Ce serait pour les maîtres un petit profit pécuniaire et une compagnie salutaire et la remplacerait pour eux le frère novice qui souvent, dans les ordres religieux, accompagne le frère profès. Pour bien faire, une préférence devrait être accordée, dans la concession de ces pensions temporaires, aux jeunes gens nés ou résidens soit dans l’enceinte du canton, soit dans les limites de l’arrondissement. Le comité supérieur de l’instruction primaire se ferait rendre un compte exact, non-seulement du travail, mais de la conduite de ces différens pensionnaires. Au bout de deux ans passés ainsi, il serait rare qu’il n’y eût pas, dans le voisinage du lieu de leur stage, une école de commune vacante a laquelle, si leurs notes étaient favorables, ils seraient appelés. Aucun maître d’école ne serait nommé par conséquent sans être spécialement connu de l’autorité qui le désignerait. Quant à l’école du chef-lieu de canton elle-même, plus considérable comme nombre d’élèves, et par conséquent comme revenu, exigeant nécessairement un peu plus de connaissances, elle serait réservée comme récompense à l’un de ces mêmes instituteurs après cinq ou dix ans d’exercice et de rapports constamment favorables. Les écoles de commune formeraient par conséquent elles-mêmes un second degré de stage, préparant à l’école plus élevée du canton. L’amovibilité serait pleine et entière pour les instituteurs de commune qui sont encore à l’essai ; elle serait soumise à quelques formalités judiciaires pour les instituteurs de canton qu’on suppose déjà plus éprouvés. Le bienfait absolu de l’inamovibilité ne serait accordé qu’à l’instituteur du chef-lieu d’arrondissement, poste qui formerait comme le dernier degré de l’échelle d’une petite hiérarchie, difficile à atteindre, puisqu’il serait unique, comme une sorte de bâton de maréchal de cette carrière modeste qui ne serait obtenu qu’après des services reconnus.

Le mérite, à nos yeux, de cette ébauche d’organisation serait de réduire les perspectives du maître d’école, dès le début, à des limites très étroites et à un but très précis. Il ne serait point appelé à sortir des bornes d’un arrondissement, souvent même d’un canton. Dans cette pensée, contrairement au projet de loi de l’assemblée nationale, qui transporte le comité supérieur d’instruction primaire, c’est-à-dire l’autorité qui nomme, surveille et destitue les instituteurs, au chef-lieu de département, nous le laisserions, comme il est aujourd’hui, avec plus d’autorité seulement, au chef-lieu d’arrondissement. Nous voyons deux avantages à borner ainsi à l’arrondissement toute la hiérarchie de l’instruction primaire : le premier, c’est d’établir une surveillance plus facile et plus personnelle en en restreignant le champ ; le second, c’est de ne jamais éloigner l’instituteur du cercle de ses habitudes du cercle pour tout dire, du voisinage de ses parens. Du moment qu’ils ne seraient pas artificiellement brisés, les sentimens naturels reprendraient leur empire. L’avantage comme l’agrément de se trouver au milieu des siens de servir de soutien à son vieux père, de mêler ensemble leurs économies, le porterait naturellement à rechercher la place d’instituteur dans sa propre commune, et un comité supérieur un peu intelligent ne ferait pas difficulté de la lui accorder. Nous n’aurions plus alors de ces instituteurs nomades, qui, mal à l’aise dans leurs demeures isolées, font des cafés de village leur séjour habituel. La place d’instituteur redeviendrait ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : une occupation rurale comme une autre. Au village, le maître serait le camarade de tous ses élèves ou le frère de quelques-uns d’eux. Toute émulation ne serait pourtant pas découragée ; quelque espoir d’avancement, quelque crainte sérieuse de destitution, subsisteraient, à la différence des instituteurs actuels, qui, inamovibles comme ils le sont, et n’ayant aucun avancement à attendre, sont à la fois privés de jouissances, de crainte et d’espoir. Ils se retrouveraient ainsi placés dans les conditions naturelles de leur destinée, et la société ne leur avant rien promis ni rien ôté, mais donné quelque chose, il est à croire qu’ils ne lui en voudraient pas si fort.

C’est ainsi, pensons-nous, qu’on pourrait appliquer avec avantage, dans la sphère de l’éducation primaire, la règle que nous nous sommes posée en commençant. Les maîtres d’école ainsi préparés ne perdraient jamais de vue ni leur profession future ni leur toit paternel. L’éducation secondaire, il faut en convenir, se prête beaucoup moins aisément à de pareilles combinaisons. Les enfans qui viennent recevoir l’éducation secondaire ne peuvent avoir, à l’âge tendre où elle les prend, aucune carrière bien déterminée. Leur en fixer une avant de les avoir éprouvés serait un attentat de la société à leur liberté future, une entreprise sur les secrets de la Providence, qui a pu déposer dans leur cerveau les germes d’un talent inconnu. La puissance paternelle seule a de pareils droit, et elle se sent elle-même fort intimidée pour en user. D’ailleurs, le principe démocratique, qui autorise l’ambition, permet bien qu’on essaie de la régler, mais ne souffre pas qu’on l’étouffe. Tout en reconnaissant, par conséquent, qu’il serait raisonnable, pour la plupart des pères de famille, surtout dans les fortunes moyennes, de borner de bonne heure les espérances de leurs enfans à l’héritage de leur propre profession, où ils pourraient leur procurer des débuts faciles, il faut confesser que la loi n’a aucun moyen de les y contraindre. Elle doit respecter jusqu’aux illusions de leur amour. Le principe démocratique, nous le reconnaissons, exige une certaine uniformité au début de l’éducation, et cette éducation uniforme ne peut être autre que l’éducation littéraire, la seule qui, par son influence générale, ouvre et façonne l’esprit à toutes sortes d’études. Il s’ensuit que c’est bien, en effet, par les lettres, comme aujourd’hui, que doit commencer habituellement l’éducation secondaire, jusqu’à ce que les vocations se soient fait jour, jusqu’à ce que les facultés diverses aient montré leurs tendances, jusqu’à ce que les qualités inégales aient pris leur niveau, jusque-la, disons-nous, mais pas un jour de plus.

Or, ce que nous reprochons à l’éducation secondaire actuelle, c’est de prolonger beaucoup puis long-temps qu’il ne faut cette uniformité fâcheuse, mais indispensable au premier degré. Pour savoir à quoi un enfant est propre, quel emploi peut mettre ses facultés en valeur, il peut être nécessaire de commencer par les mettre à l’épreuve, mais il n’est pas nécessaire d’attendre qu’il ait dix-huit ans, et de l’avoir fait passer par un cours de philosophie. Bien avant un pareil âge, il n’est pas un père ou un maître attentif qui ne sache parfaitement à quoi s’en tenir sur les prédispositions naturelles d’un enfant, pas un enfant même qui n’ait déjà le secret de sa vocation et de son goût. Ce qu’on ignore à huit ans, avant de s’être essayé à l’étude, on le sait à treize ou quatorze, après en avoir essuyé les premières difficultés. Prenez, par exemple, au hasard, dans une des classes de nos collèges, en troisième ou en quatrième, un de ces élèves, dont nous avons tracé le fidèle portrait, qui occupent régulièrement les dernières places, et à qui on fait expliquer Virgile sans qu’il sache conjuguer un verbe, croyez-vous que trois ou quatre ans ne lui aient pas suffi pour savoir que les études classiques ne sont nullement ce qui convient à son esprit, et qu’à mesure qu’on va l’élever dans des régions où il se promène un brouillard sous les yeux, cette conviction ne grandira pas tous les jours en lui ? De deux choses l’une : ou cet enfant a tout simplement reçu du ciel des facultés bornées qui lui interdisent tout espoir de réputation et toute profondeur de savoir, ou il est une de ces natures peu spéculatives, à qui l’étude n’a rien à révéler, et dont l’action seule peut développer l’énergie secrète. Dans l’un et l’autre cas, l’épreuve est faite ; il faut l’enlever au plus tôt à des travaux où ses facultés se rouillent en quelque sorte dans l’inertie, et le précipiter sans délai, soit dans ces métiers plus lucratifs qui, faute de mieux, pourront l’honorer en l’enrichissant, soit dans ces carrières actives qui sauront trouver et tendre les ressorts cachés de sa nature.

Nous voudrions donc qu’à cet âge de treize ou quatorze ans environ, à la sortie de ce qu’on appelle encore par habitude les classes de grammaire, une distinction stricte fût établie entre ceux qui doivent poursuivre et ceux qui doivent abandonner l’éducation littéraire. Cette distinction, un examen seul, un examen solennel et sévère, peut la faire avec autorité. Un tel examen pourrait être, nous le pensons, beaucoup plus sérieux que n’est aujourd’hui l’examen qui précède le baccalauréat ès-lettres, précisément parce qu’il est moins étendu. Embrassant beaucoup moins de matières, il pourrait les approfondir. S’il est impossible d’interroger aujourd’hui un candidat au baccalauréat sur toutes les dates de l’histoire du genre humain, il n’y aurrait qu’à ouvrir au hasard les grammaires grecque ou latine, ou quelque précis chronologique d’une ou deux parties d’histoire pour avoir un avis sur la valeur des concurrens à l’examen nouveau que nous voudrions voir établir. Une composition écrite rendrait l’épreuve encore plus certaine. Enfin l’examen serait sérieux, nous l’espérons ; pourquoi ? parce qu’il s’agirait, non point comme aujourd’hui, d’une sentence de mort à porter contre un jeune homme, d’une destinée à briser, du fruit de sept ou huit années perdues à jeter au vent, mais d’un avertissement opportun à donner à un enfant avant qu’il se soit engage mal à propos dans une voie où il ne peut marcher. Un candidat bachelier, aujourd’hui, est une victime qui attend son arrêt : il a passé l’âge d’entrer au service ou de se faire apprenti dans une maison de commerce ; s’il n’est pas bachelier, il ne saura que devenir ; la misère, une misère sans espoir, l’attend à la porte de la Sorbonne. Placé de bonne heure, au contraire, pour prévenir et non pour tromper de fausses espérances, l’examen que nous proposons laisse encore à l’enfant même refusé, outre la faculté de recommencer l’épreuve, s’il lui convient, toutes les portes ouvertes vers une activité digne et utile : ce n’est point une condamnation qu’on porte, c’est un conseil qu’on lui donne et un service qu’on lui rend. Les motifs de pitié qui affaiblissent naturellement la sévérité des juges dans l’examen actuel du baccalauréat ès-lettres ne militeraient point, dans cette nouvelle épreuve, en faveur du candidat.

Cette idée a déjà été mise en avant plusieurs fois : on en a ébauché, mais compromis en même temps l’exécution, en essayant d’établir, à l’issue de toutes les classes, dans l’intérieur même des collèges, une sorte d’épreuve orale, qui, n’ayant d’autre appréciateur que le professeur lui-même, intéressé naturellement à ne pas avoir fait de trop mauvais élèves, n’a pas tardé à dégénérer en une vaine formalité, Il faut, suivant nous, y revenir promptement, en entourant l’examen nouveau de toutes les garanties lui peuvent lui donner une consistance véritable, Il faut que ce soit un premier degré dans la carrière des lettres, un pas vraiment difficile à franchir. Tout le temps qu’il n’existera pas à ces conditions, il ne faut pas espérer de voir cesser la confusion funeste qui précipite dans une seule direction toute la jeunesse de France. Vainement ouvrirez-vous des écoles industrielles, ou dans les collèges mettrez-vous à côté des classes d’humanités d’autres leçons de sciences usuelles ou de langues vivantes ; ces écoles et ces classes seront désertes, et cela par une raison toute simple : c’est que, quelque peu de goût et d’aptitude qu’on se sente au fond pour l’éducation littéraire, comme elle a quelque chose de plus flatteur qu’aucune autre, comme à tort ou à raison l’opinion commune en fait l’apanage des gens bien élevés, comme toute autre éducation a un parfum mercantile qui déplaît, personne n’y renonce de soi-même et ne descend volontairement d’un degré l’échelle sociale. Des enfans s’y résigneraient-ils, que les pères ne veulent pas consentir à un si cruel échec d’amour-propre. Un examen sévère est la seule chose qui, en les éclairant sur l’aptitude de leurs enfans, puisse les décider à consommer ce sacrifice. L’éducation publique, qui s’est prêtée à leurs espérances, en recevant leurs enfans dans ses classes, doit, au bout d’une épreuve suffisante, leur tenir en temps opportun un langage pénible, mais utile et franc. Dût-elle les contrister elle leur doit la vérité ; c’est cette vérité que les juges de ne nouvel examen seraient chargés de leur faire entendre.

Mais, la blessure à peine faite, il faudrait s’empresser de la panser. Il faudrait ouvrir aussitôt des perspectives nouvelles à ceux qui, après avoir tenté une ou plusieurs fois la fortune, se seraient vu fermer la carrière littéraire. Il faudrait leur faire voir qu’il y a d’autres moyens d’assurer sa vie et peut-être de monter à la renommée. Ce qui a manqué jusqu’ici à tous les essais d’éducation professionnelle, usuelle, intermédiaire (on prendra le nom qu’on voudra), ce n’est pas seulement la petite contrainte nécessaire pour décider la jeunesse à s’en contenter : c’est un motif d’attrait ou d’espoir quelconque. Tandis que l’enseignement littéraire conduit au diplôme de bachelier ès-lettres, qui est exigé pour toutes les fonctions publiques et pour le plus grand nombre des professions libérales, les écoles ou les classes d’éducation intermédiaire qu’on a tentées soit d’établir sous le nom d’école primaire supérieure, soit en dernier lieu de greffer dans les collèges, n’ont jamais eu, si on ose ainsi parler, de débouché naturel. Ceux qui se résignent à les suivre n’ont droit, en les quittant, à aucun titre régulier. Le temps qu’ils y ont passé, les connaissances qu’ils ont pu acquérir, n’étant constatés par aucun diplôme, sont nuls et non avenus pour le public. Le dire commun dans les collèges, c’est que cette éducation ne mène à rien. Il n’est pas étonnant alors que personne ne se porte de ce côté, et que ces classes deviennent le rebut et comme le caput mortuum du collége. Supposons, au contraire, que dans chaque collège de plein exercice, à côté de l’éducation littéraire, un plan régulier d’éducation intermédiaire soit établi, au bout duquel soit donné, après un examen sérieux aussi un diplôme, non pas égal en droit, mais pareil en forme au baccalauréat ès-lettres ; supposons que ce diplôme soit reconnu par l’administration comme formant une aptitude à certaines fonctions publiques d’un ordre inférieur, cette éducation ayant ainsi son but et sa récompense, ne tarderait pas à être recherchée. Elle recueillerait, outre ceux qui s’y consacreraient naturellement et par choix, tous ceux qui auraient été rebutés par les difficultés de l’éducation littéraire. Au lieu de penser à arriver de plein saut aux positions supérieures par l’éducation littéraire, on se flattera d’y monter plus tard par un avancement hiérarchique. Ce sera une espérance légitime et une consolation. Le programme de cette éducation intermédiaire devrait être composé d’une partie fixe comprenant les langues vivantes, l’histoire de France, les sciences physiques, naturelles et il mathématiques jusqu’à un certain degré, et d’une partie mobile appropriée, sur l’avis des autorités du département par exemple, aux besoins particuliers de populations. En outre, un certain temps devrait être réservé à chaque élève pour se livrer aux études proprement relatives à telle ou telle profession qu’il désirerait particulièrement embrasser. De cette sorte, on établirait, en regard de l’éducation littéraire, une éducation rivale moins brillante, mais aussi sérieuse, qui aurait comme l’éducation littéraire, ses grades, ses privilèges, son but plus modeste, mais aussi mieux défini, où l’aiguillon de l’émulation se ferait sentir, où le champ de l’ambition serait également ouvert, mais sous un horizon plus borné et pour être parcouru d’un pas plus réglé.

Mais quoi ! nous dira-t-on, vous ne craignez donc pas de multiplier les diplômes et de créer ainsi une nouvelle sorte de candidats aux fonctions publiques. Nous ne multiplions ici ni ne créons rien ; nous distinguons seulement là où le système actuel a le tort de confondre. Au lieu d’un diplôme unique donné à la fin des études avec une facilité désespérante, qui passe en quelque porte le niveau d’une : moyenne très vulgaire sur toutes les inégalités d’intelligence, nous proposons d’établir de bonne heure une ligne de démarcation entre les facultés diverses des jeunes gens, et de constater ensuite cette diversité par des titres d’inégale valeur. Au lieu d’exiger ce diplôme unique et pêle-mêle pour toutes les fonctions publiques, de quelque ordre qu’elles soient, élevées ou inférieures, humbles ou brillantes, qu’elles touchent à des détails d’administration ou à de hauts intérêts politiques, nous proposons deux ordres de certificat d’aptitude proportionnés au degré d’importance des divers emplois. Dans l’état actuel, le baccalauréat ès-lettres est la clé commune de toutes les carrières. Il faut aussi bien être bachelier pour être employé surnuméraire dans l’enregistrement que pour être auditeur au conseil d’état. Le diplôme de bachelier établit ainsi entre des situations et des qualités profondément inégales une égalité factice qui n’engendre que du désordre. Il met en concurrence des mérites qui n’auraient jamais dû se rencontrer sur la même ligne. Notre plan, en séparant de bonne heure les jeunes gens destinés, par leurs facultés, à la haute éducation des lettres de ceux à qui une instruction plus simple est seule appropriée, puis en dirigeant les prétentions de ces derniers exclusivement sur les fonctions publiques qui n’exigent que peu de connaissances, introduirait quelque ordre dans la foule qui assiége la porte des administrations. Sans contredit, il vaudrait encore mieux que cette foule fût tout-à-fait dispersée, et que l’on n’eût pas tant l’habitude, dans les familles, de compter sur le budget pour compléter ce qui manque à leur patrimoine ; mais, puisque cette faiblesse ou plutôt ce fâcheux état social existe, il faut compter avec lui il faut régler le débordement qu’on ne peut contenir. Ce peut être même là pour l’état une manière d’agir insensiblement sur les mœurs générales de la société. En mettant ainsi en regard ces deux éducations, l’une classique et l’autre professionnelle, en traitant l’une et l’autre avec un soin égal, puis en échelonnant leurs élèves à divers degrés de la hiérarchie administrative, il accoutumerait les esprits les plus passionnés d’égalité à reconnaître une certaine classification, non pas de rang, mais de mérite, à laquelle le principe démocratique le plus absolu ne pourrait rien trouver à reprendre. Ces fonctions publiques, dont l’administration nous paraît pouvoir disposer sans inconvénient pour les jeunes gens pourvus des diplômes de, l’éducation intermédiaire, sont, par exemple, tous les emplois inférieurs des finances et des travaux publics dans leurs diverses branches, l’enregistrement les contributions indirectes, les douanes, etc. Il n’y en aurait pas pour tout le monde assurément, et il y aurait encore des mécontens ; mais sait-on quel serait, suivant nous, le moyen de les réduire au plus petit nombre possible ? Nous le répétons, dussions-nous en fatiguer le lecteur, ce serait que l’administration voulût bien conférer les nominations de ces divers emplois aux chefs de service qui siégent au chef-lieu de chaque département. Par une disposition naturelle, ce chef choisirait alors ses nouveaux sujets parmi les jeunes candidats sortant du collège même du département. N’ayant qu’un petit nombre de nominations à faire, et dans un nombre restreint aussi de personnes qui se connaîtraient et s’apprécieraient à peu près toutes, l’opération n’aurait plus ce caractère de confusion et de hasard qu’elle prend à Paris dans les bureaux du ministère. Chacun saurait combien d’emplois sont vacans, et quels titres ont les concurrens qu’on lui préfère. Cela pourrait tempérer l’expression, sinon la vivacité des regrets de ceux qui se verraient écartés. Plus d’empressement d’ailleurs à venir à Paris ; l’intérêt même pousserait chacun à rester chez soi : ce qui attire aujourd’hui vers la capitale retiendrait dans le département. Plus de sollicitations et par suite de récriminations ouvertement adressées à un ministre responsable et mêlé à la politique. Nous savons quelles objections l’administration fait à ce système et l’importance qu’elle attache à isoler ses agens pour être servie par eux en liberté, sans craindre les influences de famille. Ce raisonnement nous toucherait, nous l’avouons davantage, s’il ne tenait pas du conquérant plus que du souverain, s’il ne ressemblait pas tant à celui des gouvernemens qui soudoient des étrangers pour être plus sûr de frapper fort, en cas d’émeute.

Tel serait, suivant nous, le moyen de donner en France à l’éducation intermédiaire l’importance qui lui a manqué jusqu’ici et qu’ont, en Allemagne, par exemple, les écoles de genre, qu’on appelle écoles réelles. Tel serait le moyen de leur attirer des élèves sérieux et de donner de la vie à leurs études. Par ce procédé, on soulagerait en même temps l’éducation littéraire de tout le bagage d’élèves incapables, indifférens et dégoûtés qu’elle traîne aujourd’hui péniblement après elle, et qui alourdit en quelque sorte son enseignement. L’examen que nous avons proposé d’établir à l’issue des classes de grammaire fait justice de tout ce qui ne peut ou ne veut pas approfondir l’étude des lettres. Dans cette supposition, par conséquent, il ne reste plus, dans les classes de lettres, que des élèves laborieux, relativement distingués, en état de comprendre et de suivre un enseignement élevé. Ces classes se réduisent nécessairement, par là, à un plus petit nombre. Chaque élève peut, dès-lors, prétendre à une part de l’attention de son maître. Il n’y a plus de paresseux de profession pour troubler une classe entière et user l’autorité magistrale en sévérités inutiles et constantes. L’éducation littéraire reçoit déjà par cela seul plus de force. Déchargé de cette lie, son cours doit devenir plus clair et profond. Mais ce n’est pas assez de cette amélioration qui doit se faire d’elle-même. L’éducation littéraire ne produira en France les heureux fruits qu’elle peut porter et qu’on est aujourd’hui excusable de méconnaître qu’autant qu’elle sera couronnée par une véritable éducation supérieure. C’est ce couronnement indispensable qu’on ne saurait trop se hâter de lui donner.

J’appelle éducation supérieure, comme le précédent article a déjà essayé de le faire comprendre, celle qui, — saisissant l’esprit du jeune homme au moment où il possède déjà des connaissances précises, mais froides et peu vivantes, où les faits historiques sont rangés par ordre dans sa mémoire, où il tient le fil des détours des langues anciennes, où il sait manier le délicat instrument du style, — vient répandre sur tous ces élémens encore confus les vives lumières de la critique et de la philosophie. J’appelle encore éducation supérieure celle qui élève l’intelligence jusqu’à ce centre commun d’où l’on voit se détacher toutes les sciences, et la civilisation se développer harmonieusement par leur concours, comme la résultante de leurs forces équilibrées. J’appelle éducation supérieure celle qui éclaire l’histoire des peuples par leur littérature et qui explique leurs institutions par leur histoire, celle qui rattache aux lois éternelles et philosophiques de la matière les propriétés physiques du corps ou leurs affinités chimiques, celle enfin qui, pénétrant dans l’intérieur de l’être humain, sépare le sentiment spirituel de la sensibilité animal et éclaire ainsi la fois le médecin sur les phénomènes de la santé et le moraliste sur les passions de l’ame. Cette éducation supérieure ainsi comprise, qui a pour but d’établir un lien commun entre toutes les sciences et de les féconder l’une par l’autre, nous l’avons vu, elle n’existe pas aujourd’hui en France, et ce qu’il y a de plus triste à dire, c’est qu’il n’y a qu’en France, et de nos jours, qu’elle n’existe pas. Les universités d’Angleterre et d’Allemagne, celle même de la petite ville de Genève, sont plus avancées que nous à cet égard, et la Sorbonne de l’ancien régime pourrait en remontrer, sur ce point, à l’académie de Paris du nouveau. La scholastique et l’encyclopédie, Abailard et Diderot, s’élèveront au dernier jour contre notre génération pour nous demander ce que nous avons fait de l’esprit généralisateur et du génie universel par excellence de la France. Le plus fâcheux effet d’une telle lacune est doter, pour ainsi dire, sa raison d’être l’éducation littéraire. C’est l’éducation supérieure qui est chargée de montrer l’heureuse influence des lettres sur toutes les branches de l’esprit humain. Privée de l’éducation supérieure, l’éducation littéraire est un corps sans tête et un effet sans cause.

Que faut-il pour donner à la France une éducation supérieure ? Tout simplement prolonger d’un ou deux ans l’éducation littéraire, incorporer les cours de philosophie et de lettres ès-facultés dans le programme obligatoire des études, au même titre, quoique sous des conditions différentes, que la classe de rhétorique des collèges. La raison de deux obligations serait parfaitement pareille, car s’il est bon d’apprendre à expliquer couramment Sophocle, Démosthènes ou les pères de l’église, ce n’est pas apparemment pour se détourner ensuite avec dégoût de ces grands monumens, et les reléguer dans quelque coin oublié de son esprit et de sa bibliothèque : c’est pour arriver à se pénétrer de leurs beautés c’est pour élever son ame dans leur commerce, c’est pour que l’imagination se colore, c’est pour que le cœur se fonde à la chaleur de cet enthousiasme honnête qui s’allume au flambeau de l’art. Dès-lors, il est parfaitement naturel que ceux qui ont passé six ou sept ans à apprendre le grec et le latin en donnent un ou deux pour parcourir avec un guide éclairé tout ce domaine enchanté dont l’accès leur a été si difficile. Et qu’on ne dise pas que le temps presse, et qu’il faut pourtant faire passer les jeunes gens en temps utile de l’éducation à la pratique. D’une part, en effet, en plaçant dans ces deux années des études philosophiques obligatoires, on pourrait supprimer la classe de philosophie du collége, et abréger ainsi d’un côté ce qu’on prolongerait de l’autre. Ensuite, comme nous l’avons déjà fait remarquer, grace à la séparation que avons essayé de tracer entre les jeunes gens destinés aux diverses professions, il ne nous reste plus ici, dans l’hypothèse, que ceux qui se consacrent aux professions savantes et pour qui l’étude n’est jamais du temps perdu, ou bien ce petit nombre particulièrement favorisé par la fortune, que le besoin de vivre ne presse pas, et qui a tout à gagner à passer un an de plus loin des tentations du monde brillant qui l’attend. Enfin, il ne nous paraît nullement impossible de combiner avec ces années supplémentaires d’études littéraires et philosophiques le commencement d’études plus spéciales. Rien au contraire n’est plus facile ni plus conforme à un plan véritable d’éducation supérieure.

S’il nous était permis, par exemple, sans trop de ridicule, de tracer ici le programme de l’éducation supérieure comme nous l’entendons, nous le composerions de deux années d’études générales, et de deux ou trois d’études spéciales. En supprimant, comme nous l’avons dit, la classe de philosophie des collèges, qui devient inutile du moment que les facultés reprennent un enseignement sérieux, ce ne serait qu’une année au plus ajoutée à celles qu’exigent aujourd’hui déjà les facultés de droit et de médecine.

Des deux années d’études générales, l’une serait entièrement consacrée au perfectionnement littéraire, à la critique historique et aux élémens de la philosophie. Les cours seraient les mêmes uniformément pour tous les élèves.

Dans la seconde année, la diversité de professions futures se manifesterait déjà. Il y aurait encore des cours communs de littérature et de philosophie, mais ils ne rempliraient pas tout le temps des élèves ; il en resterait à l’avocat futur pour commencer à s’initier aux généralités du droit, au médecin pour entrer dans les recherches des phénomènes de la nature physique ; chacun des élèves se tournerait déjà vers sa vocation personnelle, tout en conservant entre avec les autres un lien de communauté. L’étudiant en droit commencerait les Institutes, tout en suivant un cours de droit naturel. L’étudiant en médecine ferait marcher de front l’anatomie et la psychologie, et serait forcé de tenir compte de l’ame, tout en s’occupant du corps. Ainsi se déroulerait à leurs yeux le rapport qui unit les diverses sciences entre elles, et la pratique découlerait de la source élevée des principes.

Dans les deux ou trois dernières années, la séparation serait consommée ; chacun ne songerait plus qu’à son affaire. Les cours de sciences et des lettres approfondies pour les professeurs, les cours de médecine, les cours de droit (dont on pourrait distraire quelques partie pour les administrateurs futurs, et les remplacer par l’économie publique, les finances, et tout l’ensemble des connaissances politiques), formeraient, comme aujourd’hui, autant de facultés séparées qui s’empareraient exclusivement du travail des étudians. Cependant le seul fait qu’elles seraient rattachées à une même origine maintiendrait entre elles, à travers la diversité de leurs poursuites, une certaine fraternité d’idées, et comme une sève commune. Elles donneraient à l’esprit de leurs élèves le sceau d’une unité profonde de sentimens bien supérieure à cette uniformité monotone que la centralisation promène sur les intelligences en les déprimant.

Nous ne saurions trop insister sur la nécessité de s’emparer ainsi fortement, par un enseignement animé, de l’imagination, et de l’ardeur de l’adolescence. On n’étouffe point cette imagination, on n’éteint pas cette ardeur ; le sang et l’âge ont leurs droits. Il faut que la jeunesse appartienne à l’étude, ou elle sera la proie des plaisirs et le jouet des faux systèmes. Si la ferveur juvénile échappe aux docteurs de l’éducation publique, d’autres la rencontrent dans la rue et s’en emparent. Les sens trouvent leur chemin quand vous laissez égarer l’ame ; le sophisme remplit tous les vides de la raison. Les chaires que vous n’ouvrez pas se transportent dans les cafés ou dans les souterrains des sociétés secrètes. Mais tout dépend, va-t-on dire, du langage qu’on leur tiendra. Si la littérature dont on occupe les jeunes gens ne leur présente que des peintures sensuelles, si la critique historique, trop fidèle aux traditions du siècle dernier, dénigre tous les objets du respect, si la philosophie est vague ou sceptique, n’allez-vous pas leur inoculer vous-mêmes le mal dont vous voulez les préserver ? Hélas ! c’est le malheur d’arriver au milieu d’une longue décadence que tout vous manque à la fois sous la main. On est comme un malade à l’agonie dont les organes usés ne supportent plus même la potion médicinale. Il est, dans notre état social épuisé, des plaies si vives, qu’on craint de les envenimer en les sondant. Le moindre pansement peut les irriter. On ne peut pourtant pas les laisser gagner jusqu’au cœur. Nous croyons qu’une administration supérieure de l’enseignement public qui se proposerait, non pas, comme on l’a fait trop souvent, d’exalter sans mesure ou de calomnier sans ménagement l’Université, mais d’honorer le bien pour l’encourager et de réprimer le mal, trouverait abondamment, dans le sein de ce grand corps, de quoi former, sur huit ou dix points de la France, des centres intellectuels puissans, où l’étude pourrait recevoir tout son développement, sans que cette expansion ébranlât les fondemens des croyances et de la morale. La Sorbonne retentit encore de l’écho de la voix brillante qui, la première a jugé Voltaire et réhabilité saint Augustin. La poésie des sentimens domestiques n’a jamais trouvé d’accens plus pénétrans que dans la chaire de M. Saint-Marc Girardin. Dans les écrits de M. Nisard, la grande autorité de Bossuet fait encore, à distance et à travers le tombeau, pâlir l’incrédulité. Un corps d’où s’échappent de telles leçons ne demande qu’à être ramené à son véritable point d’équilibre, pour suffire à tous les besoins d’un enseignement public supérieur. D’ailleurs, il ne faut pas l’oublier, le mode d’enseignement dans les facultés doit différer essentiellement de celui des collèges. Dans les collèges, on n’entend qu’un seul professeur ; il parle avec autorité, il impose son opinion sans la discuter ; il faut la lui rapporter par écrit telle qu’il l’a émise. La soumission implicite de l’élève est nécessaire ; son, âge et la discipline des établissemens d’éducation secondaire ne se prêteraient pas à la moindre contradiction. Dans des facultés bien organisées, il en serait tout autrement. Comme c’est déjà le cas dans les écoles de droit et de médecine, plusieurs professeurs feraient concurremment le même cours. L’élève, déjà plus formé, pourrait se décider entre eux suivant sa préférence ; il n’aurait même aucun devoir d’embrasser ou de partager les opinions de son maître ; son assiduité seule serait obligatoire, son jugement resterait pleinement libre. Nous n’aurions plus alors (et ce n’est point un des moindres avantages de la constitution d’un enseignement supérieur), nous n’aurions pas ce spectacle qui a soulevé une opposition légitime, celui d’une philosophie dont le libre examen est le principe, enseignée avec autorité à des enfans de seize ans par l’entremise d’autres jeunes gens de vingt-cinq. Aucune entreprise, disons-le en passant, ne fut jamais ni moins philosophique ni moins libérale. La discussion, en effet, est l’élément vital d’une philosophie, comme l’autorité est la pierre angulaire d’une religion. Comme la religion s’écoule sans autorité, la philosophie sans discussion se dessèche et languit. À la place donc de la chaire unique et dogmatique de philosophie des collèges, nous voudrions voir dans les facultés des chaires voisines et rivales, où les divers systèmes philosophiques, astreints seulement à respecter les lois communes de la morale et à ne jamais outrager les cultes reconnus, pourraient se livrer à ces combats de la pensée d’où jaillit la lumière. Et parmi ces chaires diverses, savez-vous celle que nous voudrions aussi voir s’élever ? Au risque de surprendre le public par une idée étrangère à ses habitudes, nous le dirons : ce serait une chaire de philosophie chrétienne et catholique même de profession, où le sens intime des dogmes, leur rapport avec la raison naturelle, leur accord avec l’analyse intime de l’ame humaine, et les misères de sa destinée, seraient exposés et défendus sous les yeux et avec le contrôle de l’autorité ecclésiastique. On y verrait, en un mot, la raison naturelle marcher dans les sentiers du dogme, à la lumière et avec l’appui de l’église. Je ne vois pas pourquoi la philosophie de saint Anselme et de saint Thomas n’aurait pas de chaire à Paris, comme celles de Reid et de Condillac. Personne ne serait forcé de la suivre, mais chacun aurait le droit de s’en tenir à celle-là. Cette chaire pourrait être à la fois l’espoir des familles et la gloire de la religion. Elle montrerait d’une part que la religion ne redoute aucune comparaison et ne se soustrait à aucun combat, et de l’autre elle serait l’asile de tous les chrétiens timorés que l’agitation des débats philosophiques effraie. Que les défenseurs du libre examen veuillent bien en effet ne pas l’oublier, il n’y a que les libertés révolutionnaires dont on soit forcé d’user malgré soi. Les libertés libérales sont plus généreuses, et la liberté de penser, bien entendue, s’étend jusqu’au droit de ne pas penser librement.

Tout ce plan d’éducation supérieure suppose, comme on l’a déjà pu remarquer, que les diverses facultés sont unies entre elles, qu’elles sont ouvertes dans le même lieu et mieux encore dans le même bâtiment, qu’une même autorité les régit, qu’elles font partie en un mot du même système d’éducation. C’est là une condition indispensable, et avons vu dans quels termes énergiques M. Cousin la réclamait dès 1833 ; mais, malgré les efforts intelligens qui ont été faits dans ce but par cet homme éminent lui-même pendant son court ministère, et que ses successeurs ont poursuivis avec zèle, ce résultat est loin d’être obtenu. Nous avons encore, par une combinaison dont on n’admirera jamais assez la bizarrerie, des facultés de sciences dans une ville et des facultés de lettres dans une autre ; une faculté de médecine de Montpellier et une faculté de droit à Aix, une faculté des lettres à branches éparses qui n’ont pas de tronc, ce dont on s’aperçoit parfaitement à leur sécheresse. Il faut rougir d’un pareil état, d’autant plus que le motif qui le maintient est encore plus honteux, s’il est possible, pour un grand gouvernement. C’est tout simplement la crainte de mécontenter un certain nombre de petites villes qui tiennent garder une faculté, fût-elle isolée, pour avoir quelques professeurs et quelques élèves à loger et à nourrir, comme elles veulent garder un régiment de cavalerie pour consommer leurs fourrages. Ce n’est pas la seule fois, dans nos institutions, qu’en voyant le char arrêté sur le penchant d’un abîme, on s’aperçoit que c’est un grain de sable qui empêche ses roues de tourner. Ce n’est pas la seule fois non plus qu’on voit nos départemens, qui se plaignent aujourd’hui si hautement de la prépotence de Paris, s’entraver ainsi mutuellement par une jalousie mesquine, et tirer chacun à soi, dans un petit intérêt personnel, quelques parcelles d’administration, qui, séparées du mécanisme général, deviennent inutiles entre leurs mains. Paris est toujours là, qui profite de ces dissentimens puérils, car, avec ses tribunaux, ses écoles, sa division militaire au complet, il a la tunique sans couture dont les autres se disputent les lambeaux. Si nous voulons sauver l’éducation et par suite la société de cette absorption de Paris dont nous avons si longuement, mais, si justement, nous le croyons, dépeint tous les maux, il faut créer au plus tôt, en dépit des difficultés administratives, en brisant les entraves de la routine, de vastes centres scientifiques en province, des capitales intellectuelles, suivant la belle expression d’un des derniers ministres de l’instruction publique ; il faut attirer et retenir la jeunesse dans leurs murs, en donnant à chaque partie de la France un enseignement conforme à ses croyances, respectueux pour ses souvenirs, analogue à son génie naturel.

Or, en y réfléchissant sérieusement, nous ne voyons d’autre manière d’arriver à ce but, non pas seulement désirable, mais nécessaire, qui n’est pas seulement un avantage à gagner, mais une condition sine qua non de notre existence, qu’une réforme hardie sans doute, choquante peut-être au premier coup d’œil, dans le mode de recrutement de notre corps enseignant. Pour que ces centres de province, une fois créés, aient une vie véritable, il faut que chacun d’eux ait un corps de professeurs qui lui appartienne, qui n’ait pas été élevé à Paris ni envoyé de Paris, qui sorte du sein même de l’école, qui ait commencé par y apprendre avant d’être appelé à y enseigner. C’était déjà, à ce que nous croyons savoir, la direction que M. de Salvandy avait donnée aux recteurs en leur remettant la nomination du personnel des collèges communaux. Plus libres dans nos projets que cet homme d’état ne l’était dans ses mouvemens, nous l’appliquerions, sans une rigueur trop absolue assurément, mais comme règle générale, aux professeurs des lycées aussi bien que des facultés. Disons quelques mots pour démontrer que cette innovation serait à la fois praticable et avantageuse.

La pratique, en premier lieu, nous paraît la chose du monde la plus aisée et même la plus économique. Supposez que, par un effort de volonté rare, nous l’avouons, chez l’administration supérieure, mais enfin possible en soi, une ordonnance eût institué, dans huit ou dix villes de France, ces ensembles de facultés diverses que nous réclamons et qui ne représenteraient pas en totalité un beaucoup plus grand nombre de professeurs que ceux qui sont aujourd’hui épars et courant les uns après les autres sur la surface du territoire, ces facultés réunies formeraient un tout auquel on donnerait le nom qu’on voudrait : académies, universités locales, écoles supérieures, les dénominations importent peu. Chacune de ces unités parfaites serait superposée en quelque sorte à un certain nombre de lycées répandus dans les divers départements environnans, à peu près comme les cours d’appel le sont aux tribunaux de première instance. Chaque école supérieure aurait un certain nombre de lycées dans son ressort qui correspondraient avec elle pour la collation des grades, et dont elle recueillerait les élèves, après la fin de l’instruction secondaire, pour leur fournir le complément élevé de l’éducation. Ces ressorts répondraient aux diverses régions de la France. Chacun embrasserait des populations assez semblables entre elles d’habitudes, de tournure d’esprit et de croyance. Sans entrer ici dans le détail de ces organisations hiérarchiques (ce qui nous ramènerait bon gré, mal gré, à quelques points de la loi nouvelle que nous aimons mieux ne pas discuter trop à fond), il est évident qu’il faudrait, sous peine de désordre, un directeur unique à ces facultés unies, et que ce directeur et son conseil eussent sur tout le ressort de l’école supérieure un pouvoir prépondérant. La présentation des professeurs à nommer, sinon leur nomination directe, et une certaine juridiction disciplinaire, analogue à celle du recteur dans les académies actuelles, leur appartiendraient naturellement. Cela posé, et du moment qu’il existe dans chacune de ces villes d’études un ensemble de professeurs distingués, faisant face à toutes les branches de l’enseignement, et une autorité supérieure régulière, nous ne voyons pas ce qui empêcherait de créer, à côté et dans l’enceinte même des facultés, sept ou huit places de pensionnaires sous le contrôle immédiat du directeur commun de la haute école. Ces pensionnaires seraient tenus de suivre assidûment les cours approfondis des lettres et des sciences, et les professeurs des facultés mêmes, dans l’intervalle de leurs leçons, pourraient leur servir de maîtres de conférence et de répétiteurs. Ce serait une petite école normale annexée sans aucuns frais nouveaux à l’école supérieure ; elle serait recrutée habituellement parmi les élèves distingués de l’école après un concours local, et par son renouvellement annuel elle devrait pourvoir, à son tour, au recrutement habituel de tous les professeurs du ressort. En un mot, ce serait, sur une petite échelle, le grand mécanisme de l’Université de France appliqué dans l’enceinte de chaque circonscription d’études, et opérant, toutes proportions gardées, comme il opère aujourd’hui. Chaque école supérieure serait une université complète en réduction. Matériellement, que cela se puisse, nous ne croyons pas que personne le conteste.

Quant à l’utilité d’une telle combinaison, on en jugera différemment, suivant que l’on trouve utile ou superflu d’avoir en province une éducation sérieuse. D’espérer en effet que l’on peut garder en province un corps enseignant dont tous les membres sont obligés de venir prendre leur investiture à Paris, arrivent de Paris et ne respirent que pour y retourner, et que les élèves ne suivront pas infailliblement l’exemple des maîtres, c’est se faire une étrange illusion. Dans l’état actuel des choses, tout l’enseignement des provinces leur est envoyé, comme les modes nouvelles, sous la bande et avec le cachet de Paris. À tant faire que d’avoir l’influence de Paris de seconde main, on aime mieux l’aller puiser à sa source. Pour être éclairé par le reflet, autant vaut aller chercher le soleil. Point de rapport, d’ailleurs, d’habitudes, point d’unité de sentimens entre ces jeunes professeurs, expédiés de l’École normale par la malle-poste, et les générations qui tombent sous leurs mains inexpérimentées. On est Breton et catholique, on est Alsacien et protestant ; on sera endoctriné par un esprit fort des environs de Paris. Où trouver le point d’harmonie entre la classe et le maître ? Les études provinciales ne reprendront de la vie et ne compteront par conséquent des élèves que lorsqu’elles voudront bien tenir un de compte de la diversité des génies populaires, lorsque des centres existeront où ces génies seront éminemment représentés par des hommes du lieu, dont le talent exprime les sentimens, dont la réputation flatte l’amour-propre des populations. Et ne dites pas que cette diversité a disparu, qu’elle a cessé d’être chère aux masses et qu’on ne peut pas la ressusciter. Partout, au contraire, des efforts sérieux se font, depuis plusieurs années, pour en raviver les souvenirs. Des recherches dans les archives des provinces, de savantes réparations de leurs monumens, des statues élevées sur les places à tous leurs grands hommes, attestent au contraire qu’on tient partout à rester fils et héritier de ses pères. Que manque-t-il à ce mouvement pour se développer ? Des organes naturels qui l’expriment, un corps savant qui se mette à la tête, ayant des racines dans le sol, et non composé d’érudits et de lettrés de passage. J’entends déjà des gens qui s’inquiètent pour l’unité de l’esprit français. Qu’ils me permettent de ne pas partager ces alarmes. Je ne crains pas pour l’unité du génie de la France après Louis XIV et Voltaire ; mais je craindrais bien plutôt qu’à force d’effacer la patrie sensible, celle qu’on voit de l’œil et qu’on touche du doigt, qui se colore des souvenirs de l’enfance, pour lui substituer une patrie abstraite et philosophique, une sorte de nombre pythagoricien, on ne finisse par en désintéresser tout-à-fait l’imagination. L’église catholique elle-même, la plus puissante unité de ce monde, a respecté, dans tout ce qui ne touchait pas à la foi, la variété de sentimens des peuples ; elle ne s’est jamais hasardée à dénationaliser ses ministres et à désorienter les fidèles. Que l’Université ne prétende pas à plus d’unité que l’église ; elle ne sait pas elle-même ce qu’elle y perd. Si elle s’est plainte plus d’une fois que, dans les luttes violentes, souvent injustes, qu’elle a eu à subir, elle n’a pas trouvé suffisamment d’appui ni dans tous ses membres ni surtout dans ses élèves, si l’esprit de corps est, quoi qu’on en ait, assez faible en elle, c’est qu’elle a dans les cœurs ; par son unité impitoyable, plus d’une fibre dont la rupture est douloureuse. Il est certain que les grands hommes, élevés aux universités de Cambridge et d’Oxford ne prononcent point le nom de l’alma mater sans une émotion que les nôtres n’éprouvent pas au souvenir de leurs classes. C’est qu’il y a dans ces universités célèbres quelque chose de l’organisation que nous voudrions donner à nos écoles supérieures. Elles se recrutent par elles-mêmes. Plus d’un professeur n’est jamais sorti des murailles de l’établissement. La vieille abbaye, le cloître et la bibliothèque représentent pour eux la maison paternelle. Tous ceux qui s’y sont abrités sont frères ; souvent quelque opinion particulière, quelque tradition d’école, quelque idée religieuse ou philosophique les tient unis ensemble. Tout cela lie les hommes entre eux, donne une vie à la corporation, en fait une sorte de famille, et rend à l’éducation publique quelque chose du charme et de l’empire de l’éducation domestique.

Nous terminons ici ce long travail. À tous les maux que nous avions mis en lumière dans le premier article, nous avons essayé d’opposer un remède, non pas souverain assurément, mais dans une certaine mesure efficace et, autant qu’il a dépendu de nous, toujours pratique. Pour suppléer aux écoles normales primaires, dont l’influence fâcheuse est partout reconnue, nous développons un système d’apprentissage qui nous paraît avoir l’avantage, de déranger le moins possible la destinée naturelle des instituteurs, et de tenir leurs espérances au niveau de la réalité. Pour arrêter l’encombrement des carrières libérales, nous opposons la barrière d’un examen sérieux, subi à l’âge où les dispositions naturelles se font déjà connaître, mais où il n’y a pas encore de temps perdu, et où le choix d’une carrière active reste encore libre et facile. Pour apporter un peu d’ordre dans cette poursuite confuse des fonctions publiques, qui est une des grandes souffrances de notre état social, nous proposons de les partager en deux ordres correspondant à deux sortes d’aptitudes reconnues. Pour retenir sous la main, non pas de l’état, mais d’une saine influence sociale, l’imagination bouillante de la jeunesse, nous avons poussé la témérité jusqu’à dresser nous-même le plan d’une éducation supérieure qui peut satisfaire et nourrir les intelligences. Enfin, pour arrêter la course effrénée des générations vers Paris, nous proposons à la fois, et de remettre aux autorités du département même l’entrée de presque toutes les carrières publiques, et de créer des centres scientifiques et littéraires correspondant aux diverses régions de la France et animés de leur esprit.

Ces moyens sont-ils suffisans ? Sont-ils inutiles ? Ne proposons-nous pas trop d’innovations ? N’avons-nous pas trop de respect pour l’état actuel des choses ? Toutes ces questions, à la suite desquelles viennent autant de reproches, nous seront faites, nous le savons, et nous avouons que nous les méritons indistinctement. Essayons un peu d’y répondre en deux mots par avance. Ces remèdes seraient suffisans, nous le pensons, si tous les maux de la France tenaient uniquement à son système d’éducation, si son histoire passée, si son administration générale, si mille causes qu’il serait impossible de connaître et surtout d’énumérer n’y étaient pas pour leur grande part ; mais comme nous avons dit cent fois qu’il n’en était rien, et que l’Université, ainsi que tous nos autres grands corps, est autant dépravée par l’atmosphère qu’elle respire que par ses vices organiques, il ne nous en coûte rien de convenir qu’à eux tout seuls nos plans sont loin d’être suffisans. D’autre part, nous les tiendrions pour inutiles, si nous partagions la disposition, si commune aujourd’hui, à croire que les sociétés sont placées sur des pentes fatales où la nain de Dieu les pousse sans qu’elles puissent jamais ni remonter ni se retenir ; mais, comme sous prétexte d’honorer la Providence, ce système fataliste lui fait, suivant nous, le plus cruel outrage en contestant son plus bel ouvrage, qui est la liberté humaine, comme nous croyons que Dieu châtie le désespoir et récompense l’effort désespéré, sans nous exagérer le résultat, nous voudrions voir mettre la main à l’œuvre. En second lieu, si nous croyions que l’Université actuelle ne contient rien de bon dans son sein, qu’elle est corrompue du chef jusqu’à la racine, nos projets seraient beaucoup trop timides ; il faudrait la jeter au loin sans tarder, et la France avec elle apparemment, car l’Université, convenons-en, ressemble à la France à s’y méprendre. Enfin, si l’Université, au contraire, était l’arche sainte que pensent certains de ses partisans, s’il n’y avait réellement aucun tort à lui reprocher, nous serions coupable d’une extrême témérité, et il ne nous resterait plus qu’à rechercher pourquoi, étant si bonne, l’Université a été si impuissante et nous a fait don de la société que nous avons. C’est entre ces dispositions extrêmes (partant cependant du même fonds) à tout demander et à ne rien tenter, à tout détruire ou à tout garder, que nous avons essayé de nous placer. On jugera si nous avons réussi.

En tout cas, ce qui nous attache surtout à nos idées, c’est que nous pensons que l’Université, reconstituée ainsi de nouveau sur d’aussi fortes bases, pourrait braver une liberté d’enseignement beaucoup plus large que celle qui a été proposée jusque aujourd’hui. Tous ceux, par conséquent, à qui ce système d’éducation n’agréerait pas complètement auraient la ressource d’une concurrence très étendue pour s’y soustraire. Dans la résistance opiniâtre et exagérée que l’Université a faite jusqu’ici aux idées libérales en matière d’enseignement, nous croyons qu’il y a eu à son insu une conscience de ses propres faiblesses, ou du moins du peu qu’elle faisait pour lutter contre les faiblesses générales de la société. Appuyée sur une assiette plus solide, embrassant sa tâche par une plus vaste et plus sûre étreinte, nous croyons qu’elle se montrerait moins jalouse du monopole, moins craintive en face de la liberté. Assurément nous n’avons pas l’intention de traiter ainsi incidemment une question qui partage la France depuis tant d’années, et d’ailleurs, nous l’ayons dit en commençant, ce serait déjà un tel bonheur pour nous qu’on eût pu arriver, dans cette querelle malheureuse, à une solution quelconque, que Dieu nous garde de dire un mot pour troubler les efforts qu’on fait en ce moment. C’est donc avec toutes les réserves de droit pour la loi actuellement en discussion, et conséquemment dans des vues d’avenir, que nous voudrions expliquer, avant de terminer, pourquoi, après une réforme véritable de l’Université, nous irions, en fait de liberté, beaucoup plus loin qu’aucun projet de loi ne s’est encore avancé jusqu’ici.

À dire le vrai, en effet, pense-t-on que ce qui, sous le gouvernement dernier, retenait tant d’hommes d’état éclairés dans une assez grande réserve à l’égard de la liberté d’enseignement, ce fût, comme on le disait, une terreur puérile de l’envahissement du clergé ? Ce serait faire trop de tort, je ne dis pas à des caractères qu’on peut juger diversement, mais à l’esprit dont on ne les a jamais accusés d’être dépourvus. Quiconque aurait gouverné la France de nos jours et pourrait s’être effrayé pour elle de l’excès des convictions religieuses aurait, il faut en convenir, le cerveau hanté d’une étrange hallucination. Fût-on le pire des gouvernemens, on ne conspire point à ce degré contre ses propres intérêts. Ce qui arrêtait dans la voie de la liberté des esprits naturellement libéraux, c’était précisément la crainte de lâcher les dernières écluses qui retenaient encore le torrent des passions ambitieuses dans la société ; c’était la crainte que la liberté, commue nous le disions tout à l’heure, ne se mit au service de toutes les fantaisies d’une nation déréglée. On craignait l’abaissement des études, et, avec cet abaissement un élément de confusion de plus dans le chaos des situations et des espérances. Ce mélange d’idées libérales et de craintes, au fond assez sensé, est visible dans les essais, dans les tâtonnemens successifs (si on ose parler ainsi), qui, sous le nom de projets de lois, se sont produits dans nos assemblées. Il apparaît encore dans la loi nouvelle, qui n’est, en réalité, qu’une nouvelle édition plus modifiée dans le sens de la liberté de tous les compromis qu’on a essayés depuis dix ans. D’une part, on accorde aux individus la liberté d’enseigner ; de l’autre, on veut tenir en lisière encore, en quelque mesure, l’usage de cette liberté. On veut réserver à l’autorité enseignante de l’état le droit de s’enquérir des actes de l’enseignement privé, le droit d’en contrôler les résultats par grades. Puis, comme il est assez évident que si ce droit était poussé à la rigueur, la liberté même y périrait, on modifie cette autorité elle-même, en lui associant des élémens qui lui sont étrangers et qui paraissent offrir des garanties à la liberté ; on crée des conseils supérieurs et des conseils académiques, où les membres des corps enseignans siègent à côté de membres libres, qui sont censés représenter l’enseignement privé. On veut associer de même, dans les commissions qui confèrent les grades, aux juges pris dans l’Université même, d’autres examinateurs moins suspects de prédilection et de préjugés. On coupe des deux parts le différend par la moitié on constitue une autorité partagée pour présider à une demi-liberté. Regardez au fond de toutes les lois proposées ou discutées : qu’on fasse la part plus ou moins grande à l’un ou l’autre des élémens, c’est toujours là le procédé qu’on emploie ; c’est le jugement de Salomon qu’on applique au procès de l’Université et de la liberté d’enseignement.

Encore un coup, nous comprenons comment, dans l’état présent de l’éducation publique, on en est réduit à de pareils expédiens. Le malheur c’est que d’ordinaire, ne satisfaisant personne et ne soutenant pas une discussion régulière, ils succombent au dernier moment devant l’opposition combinée des deux intérêts qu’ils blessent en prétendant les concilier, et au fond l’un ni l’autre n’ont absolument tort. Qu’est-ce d’une part, en effet, qu’une autorité enseignante qui ne peut agir, même dans la sphère de l’enseignement public, même pour ses attributions les plus essentielles, sans être mise en quelque sorte en suspicion légale, et tenue en échec dans son propre sein par des élémens étrangers et même souvent hostiles ? C’est une autorité frappée de mort qui ne tardera pas à se décourager d’elle-même. Nous sommes d’avis, sans doute, qu’il est naturel d’admettre dans les conseils supérieurs de l’enseignement des représentans de toutes les fonctions éminentes et de toutes les professions élevées de la société et particulièrement de la religion ; mais il y a loin de là au conseil supérieur qu’on nous propose aujourd’hui, composé de différentes délégations armées de mandats impératifs et investies de droits égaux, sans direction supérieure pour les contraindre ou les dissoudre. Cette machine nous paraît de difficile manœuvre, et nous éprouvons une curiosité impatiente de la voir en marche, pour savoir si elle pourra faire un pas. Il en est de même des commissions mixtes pour la collation des grades, qui, si elles ne sont pas dans la loi nouvelle, font partie d’un système général, et doivent, nous le savons, en faire le complément ; nous avons toutes les peines du monde à nous figurer des professeurs de lettres, de droit ou de médecine, obligés, pour examiner leurs propres élèves sur leur propre enseignement, d’aller chercher au dehors des examinateurs libres, qui ne seront au courant ni de leurs doctrines ni de leurs méthodes. Nous nous demandons ce que deviendra, sous un pareil régime, l’unité de l’enseignement, le respect dû à l’autorité du professeur. N’aurons-nous pas ainsi à tous les degrés deux pouvoirs jaloux côte à côte, s’appliquant à se décrier mutuellement, à se contrarier en détail, l’un absolvant où l’autre condamne, l’un toujours facile là où l’autre est toujours sévère ? Quel spectacle pour les élèves ! Et que deviendra surtout, dans les confits qu’il ne pourra manquer de faire naître ; l’intérêt commun des études, qui ne profite pas d’ordinaire à l’avilissement de l’autorité dirigeante ? L’Université est donc assez fondée à voir dans tous les projets de ce genre le germe d’une assez funeste anarchie.

Mais, d’un autre côté, la liberté n’est pas si mal venue dans ses plaintes. La liberté d’enseigner, c’est apparemment la liberté d’enseigner comme on veut et ce qu’on veut. La liberté des méthodes, des objets et de l’esprit de l’enseignement est une partie essentielle de la liberté d’enseignement : c’est au fond ce qui en fait le prix et doit lui donner vie. Si les institutions privées ne doivent faire autre chose que d’être la pâle copie des institutions de l’état, que de répéter son enseignement d’un ton affaibli, ce n’est pas la peine de les affranchir. C’est leur donner l’existence en les condamnant à mourir d’inanition ; c’est leur ôter leur vrai mérite, celui de pouvoir être les éclaireurs de la science dans des voies nouvelles. Or, on a beau dire, dans la loi actuelle comme dans toutes les précédentes, que le conseil de l’instruction publique ne les fera surveiller qu’en ce qui touche l’hygiène et la moralité, et laissera leurs méthodes entièrement libres, si les choses doivent se passer rigoureusement ainsi, pourquoi est-ce ce conseil et non pas le préfet qui s’en charge ? La moralité et la salubrité publiques ne sont-elles pas du ressort habituel de l’administration et de la justice, de la justice pour les délits définis et tombant sous les termes précis des lois, de l’administration pour tous les manquemens vagues dont le fait est insaisissable et la tendance seule répréhensible ? Le conseil de l’instruction publique aura, en fait de méthodes d’enseignement, des prédilections inévitables ; il aura des systèmes, des partis pris ; on peut assez légitimement craindre qu’il ne s’y abandonne dans la surveillance des établissemens libres. Il y a plus : l’obligation des grades, à la bien prendre en elle-même, qui entraîne la nécessité d’un programme d’études, ne contient-elle pas au fond toute méthode d’enseignement ? En prenant le programme des examens de la faculté de droit de Paris par exemple, est-ce qu’on n’aurait pas toute la méthode de l’enseignement de cette faculté ? Celui qui veut passer ces examens n’est-il pas obligé de commencer par le droit romain et de descendre le code civil livre par livre, et n’est-ce pas là précisément une méthode qui a suscité de la part de savans d’Allemagne les plus vives critiques ? S’il n’en est pas ainsi pour les grades des lettres, c’est parce qu’aujourd’hui ces grades sont frivoles et mal disposés. Le jour où ils deviendraient sérieux, où on décomposerait, comme nous le proposons, le baccalauréat ès-lettres en deux ou trois examens successifs, portant sur une série d’études définies, l’obligation du baccalauréat ès-lettres. Equivaudrait pour les établissemens libres, à l’imposition d’une méthode. On pourrait leur faire la loi, modifier leur esprit par le choix des auteurs, par l’ordre des études, tout aussi bien que par une inquisition positive. Dès-lors, où serait la liberté d’enseignement ? C’est ainsi que les mêmes expédiens qui affaiblissent le pouvoir d’un côté oppriment la liberté de l’autre, et que des institutions d’enseignement ainsi combinées ressemblent à certaines institutions politiques dont il ne faudrait pas aller chercher trop loin le modèle, et qui tempèrent une anarchie journalière par un arbitraire accidentel.

Quand viendra donc le moment où, laissant de côté ces misérables subterfuges de législation, gauches ; incohérens et impuissans, l’enseignement privé pourra se donner carrière sans entraves, dans toute sa liberté ? Nous n’hésitons pas à le dire, c’est quand l’éducation publique sera constituée dans toute sa force. Le jour où nous aurons une éducation publique qui en toute conscience puisse répondre d’elle-même, qui se présente aux parens sans s’imposer, mais avec la noble confiance d’une supériorité intellectuelle et morale reconnue ; le jour où l’Université, rétablie dans sa vigueur, réparée de ses avaries, pourra se tenir à flot sur le déluge des agitations démocratiques, les pouvoirs publics s’épouvanteront naturellement beaucoup moins des écarts de la liberté privée. Ils comprendront, nous le croyons, qu’un terme ne sera apporté à de fâcheux dissentimens que lorsque l’enseignement libre et l’enseignement public seront radicalement séparés l’un de l’autre. La vraie manière entre concurrens de terminer les conflits, c’est d’éviter les rapports : donner et retenir, c’est la source de tous les procès. Ils finiront, nous en avons la conviction, par abandonner l’enseignement privé non point à une licence illimitée, mais à cette police générale qui sera plus tutélaire pour la moralité publique qu’une autorité spéciale partagée, hésitante, où deux partis sont occupés de se faire équilibre plus que de défendre en commun l’intérêt de la société. Le jour également où l’Université sera sûre de fournir aux professions libérales des sujets dignes de les remplir, ce point de comparaison une fois trouvé, elle craindra beaucoup moins, je ne dis pas seulement à son point de vue personnel, je dis dans l’intérêt général, la concurrence des élèves des établissemens privés. Elle ne s’effraiera pas de voir établir pour cet enseignement des épreuves spéciales entièrement différentes des siennes, différentes par leur nature comme par leurs juges, portant, non comme les grades de sciences et de lettres, sur la série des études, mais uniquement sur leur résultat général, et pareilles à celles qu’on ferait subir à un esprit déjà formé pour mettre en lumière son aptitude à telle ou telle profession déterminée. L’Université resterait maîtresse de ses grades ; l’enseignement libre aurait ses concours propres à l’entrée de chaque profession et devant les maîtres de cette profession même. Les fortes leçons de l’éducation publique maintiendraient seulement dans toutes les régions le niveau commun de la science élevé. Ce jour-là nous aurions combiné, dans l’enseignement ; les avantages d’un pouvoir fort et d’une liberté étendue : ici la règle et l’unité, là l’esprit d’initiative et de découverte ; ici une morale tempérée et tolérante, là le zèle avec ce qu’il y a d’ardent et quelquefois d’étroit. Nous aurions surtout cet avantage, qu’état et liberté, chacun répondrait exclusivement de ses œuvres et paraîtrait devant le public pour estimé à sa propre valeur.

Le temps d’un système aussi hardi n’est peut-être pas encore arrivé, et c’est ce qui nous dispense de le développer ici plus au long. C’est pourtant dans cette double opération de fortifier le pouvoir de l’état pour ses attributions essentielles, et de le décharger entièrement de la responsabilité pour tout le reste, que nous voudrions voir en tout genre l’administration française s’engager résolûment. Il est évident pour nous, après l’expérience des révolutions, que l’état a pris en France, sur toutes choses une responsabilité qui l’accable. Ses charges inutiles lui font négliger ses devoirs impérieux. Le monopole de l’enseignement, la police passablement inquisitoriale des cultes, la tutèle des communes, la charge des trois quarts des intérêts privés, c’est trop par un temps où le principe d’autorité est si faible. La mer est trop grosse pour un bâtiment si chargé : il faut jeter par-dessus le bord une partie de son bagage. Il faut partout resserrer l’action de l’état en la simplifiant. Nous voudrions avoir émis quelques idées saines sur Une petite partie de cette réforme générale.


ALBERT DE BROGLIE.


ERRATA
Article sur l’instruction publique en France, seconde partie, page 699, ligne 25, au lieu de : « les propriétés physiques du corps, » lisez : des corps.
Page 700, ligne 25, au lieu de : « les cours de philosophie et de lettres ès-facultés, » lisez : des facultés.
Page 705, ligne 25, au lieu de « ce directeur et son conseil eussent, » lisez auraient.
Page 709, ligne 20, au lieu de : « et consquemment dans des vues d’avenir, » lisez : uniquement dans des vues d’avenir.

Même page, lignes 41 et 42, au lieu de : « Ce mélange d’idées libérales et de craintes, au fond assez sensé, est visible, etc., » lisez : Ce mélange d’idées libérales et de craintes au fond assez sensées est visible.

Page 710, lignes 6 et 7, au lieu de : « le droit d’en contrôler les résultats par grades, » lisez : par ses grades.
Page 711, ligne 43, au lieu de : « ne contient-elle pas toute méthode d’enseignement ? » lisez : toute une méthode d’enseignement ?
Page 713, ligne 16, au lieu de : « le zèle avec ce qu’il y a d’ardent, » lisez : avec ce qu’il a d’ardent.
  1. Voyez la livraison du 1er  novembre.