De l’Instruction publique en France (1838)

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DE
L’INSTRUCTION PUBLIQUE
EN FRANCE.

I. — TABLEAU DE L’INSTRUCTION PRIMAIRE EN FRANCE,
par m. lorain.
II. — DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE,
par m. émile de girardin.

Notre siècle, qui prend trop souvent pour amour du progrès son instabilité maladive, appelle la réforme sur tous les points, mais particulièrement en matière d’instruction publique. Des écrivains en assez grand nombre ont abordé récemment ce sujet, et il faut constater un fait assez triste : la majorité suit aveuglément une pente fatale, tracée par la passion qui domine notre époque, celle du bien-être matériel. D’après l’opinion qu’on veut accréditer, l’éducation ne doit plus être que l’apprentissage d’un état ; tous les bénéfices qu’on en doit attendre s’évalueront en francs et centimes. Cette théorie a été soutenue à la tribune nationale ; un ex-ministre a déclaré qu’elle n’était pas indigne d’être prise en considération, et que peut-être elle donnerait lieu à une révision des méthodes d’enseignement. Nous nous proposions depuis long-temps d’examiner ce système, et de rechercher si l’argent consacré à une éducation toute spéciale serait, comme on l’affirme, placé à bon intérêt. L’occasion d’une telle étude nous est fournie par le traité de l’Instruction publique que vient de publier M. Émile de Girardin.

Au premier aperçu, ce dernier livre paraît n’avoir pour but que de mettre tout chef de famille en état de tracer pour ses enfans un plan d’éducation. On y trouve le dénombrement des institutions universitaires, des chaires consacrées à l’instruction supérieure, et surtout des écoles dites professionnelles, mot barbare que nous serons souvent forcés d’employer, mais dont nous laissons la responsabilité à ceux qui en ont fait un symbole de rénovation. L’auteur reproduit le prospectus de chaque établissement, depuis le programme des cours jusqu’au prix de la pension et au trousseau exigé. Si l’ouvrage de M. de Girardin n’avait pas une autre portée, notre tâche consisterait uniquement à reconnaître qu’il peut être fort utile à titre d’indications. Mais comme chaque chapitre donne lieu à des considérations morales, à des thèses de pédagogie, à des projets de réforme, un simple recueil de renseignemens se trouve élevé à l’importance d’un vaste plan d’éducation, et même d’une tentative de réorganisation sociale. Dès-lors nous acceptons le devoir d’étudier un livre qui porte pour épigraphe cette sentence de Leibnitz : — Celui qui est maître de l’éducation peut changer la face du monde. — Notre examen sera d’autant plus minutieux, qu’une nouvelle édition, tirée, dit-on, à un nombre considérable, offerte à très bas prix, et poussée par tous les souffles de la publicité, sera bientôt présentée au public, comme le Guide des familles.

Qu’on ne nous accuse pas d’attribuer malignement à M. de Girardin des prétentions trop ambitieuses. La France lui paraît si proche d’un abîme sans fond, qu’il ne pouvait moins faire que de lui tendre la main. Écoutez ses désolantes prophéties (page 380) :

« La France n’a de système sur rien ; elle manque d’esprit de suite et d’ensemble, de prévoyance et de persévérance. Poursuivie par le passé, débordée par le présent, surprise par l’avenir, elle vit au jour la journée entre deux révolutions, l’une inachevée, l’autre imminente ; fatalement gouvernée par la mobilité des faits, là où devrait régner l’immutabilité des principes ; soutenue par la force des choses, non par la supériorité des ministres responsables de ses destinées ; ne prévoyant rien, ne préparant rien, s’apercevant seulement que le temps des semailles est passé, quand le temps de la moisson est venu ; laissant le présent inculte, et s’étonnant que l’avenir soit stérile ; enfin, au dehors comme au dedans, n’ayant aucun plan sûrement arrêté et constamment suivi. » — D’où il résulte, suivant l’auteur, que nos alliances, flottantes et muettes, n’inspirent aucune confiance ; que notre force militaire est mal combinée ; que notre agriculture, notre industrie, notre commerce, nos travaux publics, errent plutôt qu’ils ne marchent ; que l’instruction publique, enfin, cherche vainement deux choses : la main et le point d’appui qui lui sont nécessaires pour relever la condition humaine. Une telle complication de maux appelle assurément un remède prompt et énergique, et nous avons hâte de soumettre à l’épreuve de l’analyse celui qui nous est présenté par M. Émile de Girardin.

Offrir gratuitement et uniformément à tous les Français une somme d’instruction telle que chacun pût passer sans transition des écoles primaires à une institution spécialement consacrée à la profession qu’il veut suivre ; en d’autres termes, faire en sorte que tout citoyen complétât son éducation intellectuelle par l’apprentissage d’un état utile, tel est le problème dont M. de Girardin prétend fournir la solution. Les bienfaits de sa découverte sont même annoncés par des phrases de prospectus comme celles-ci : « Hiérarchiser la société en établissant la hiérarchie des intelligences, diminuer progressivement le nombre des prétentions de toutes natures, et accroître indéfiniment le nombre des supériorités en tous genres, corriger la superficialité des esprits par la spécialité des études ! » (Conclusion, page 404.) Nous l’avouerons tout d’abord, nous ne sommes pas de ceux que ces brillantes promesses pourraient éblouir. Nous craignons même pour l’auteur qu’il ne soit tombé parfois dans les défauts qu’il signale lui-même comme les symptômes de faiblesse particuliers à notre époque, et qui consistent à pousser en avant des théories, avant d’avoir calculé les impossibilités et les résistances, à enjamber bravement sur les contradictions, à renverser ce qui est pour se rendre utile à reconstruire.

La première partie du livre de M. de Girardin est consacrée à l’instruction primaire, qui, dans la nouvelle théorie, s’élève à la dignité d’enseignement national, et est présentée, sauf quelques variantes au programme des cours, comme une préparation suffisante à l’étude d’une profession. Sans doute, il serait à désirer que tous les membres de la communauté française, égaux en droits, reçussent en fait la même culture ; nous ne savons si cette utopie sera jamais réalisée ; mais assurément, et ce n’est pas sans tristesse que nous consignons ici cette conviction, des siècles se passeront avant que le fils du riche agronome ou du manufacturier puisse raisonnablement se contenter de l’éducation offerte gratuitement par les écoles primaires. M. de Girardin l’a fort bien dit : les obstacles que doit rencontrer toute tentative d’éducation nationale sont matériels et moraux ; seulement, il a eu le tort de ne pas s’arrêter pour mesurer gravement ces obstacles. Il nous paraît donc à propos, pour réparer cet oubli, d’emprunter quelques détails à un livre récemment publié et qui porte un caractère officiel. Avant de mettre à exécution la loi du 28 juin 1833, M. Guizot, alors ministre de l’instruction publique, sentit la nécessité de faire constater l’état des écoles populaires. — « Au signal donné, cinq cents inspecteurs partirent ensemble, gravirent les montagnes, descendirent dans les vallées, traversèrent les fleuves et les forêts, et portèrent dans les hameaux les plus lointains, les plus sauvages, la preuve vivante que le gouvernement ne voulait plus rester étranger désormais à l’éducation du plus humble citoyen. Les rapports adressés au ministre par les hommes chargés de cette mission présentaient toutes les garanties souhaitables ; pour la plupart, professeurs de collège, magistrats, membres de comité, ils n’avaient aucun intérêt à exagérer le bien ni le mal. » — C’est ainsi que s’exprime M. Lorain, qui a résumé et reproduit par fragmens ces rapports, pour en faire un Tableau de l’Instruction primaire en France[1] ; tableau d’un intérêt saisissant, mais sombre, et devant lequel il faut s’arrêter tristement, avant de s’abandonner à ces rêves généreux, où l’extension des droits sociaux apparaît comme une conséquence forcée de l’émancipation des intelligences !

Croirait-on que dans cette France, si fière de l’éclat qu’elle projette, les deux tiers des communes, au moins, sont sans écoles régulièrement établies ? Un local, affecté spécialement à la tenue des classes est, pour ainsi dire, une exception. L’instituteur ouvre aux enfans la chambre qui compose d’ordinaire toute son habitation, livrant ainsi, à des regards indiscrets, des scènes de ménage burlesques ou inconvenantes. On a trouvé des maîtres qui donnaient leçon à ciel ouvert, et c’étaient les plus prudens. D’autres entassaient leurs écoliers dans des granges humides, dans des étables où les chaudes exhalaisons du bétail étaient utilisées au besoin comme calorifères, dans des réduits à peine éclairés, caves ou greniers. Plusieurs inspecteurs, enfin, attribuent à l’air vicié qu’on respire dans ces classes, et la stupeur qui parfois annule complètement le maître, et les épidémies qui enlèvent trop souvent les pauvres enfans de nos campagnes.

Il faut consulter les témoignages enregistrés par M. Lorain, pour se faire une idée de la misère, de l’ignorance et de l’abjection de ceux qui, jusqu’ici, ont été employés à répandre l’instruction parmi le peuple. Dans le Cantal et la Haute-Loire, ce sont de pauvres dévotes, saluées par les paysans du nom de béates, qui, pour faire œuvre pieuse, transmettent aux enfans le peu qu’elles savent. Les premiers souffles de l’hiver, qui nous envoient les ramoneurs, font en même temps déserter les montagnes à des instituteurs ambulans, Béarnais, Piémontais, Auvergnats d’ordinaire, qui battent la plaine à l’aventure, jusqu’à ce qu’un hameau les ait loués pour la mauvaise saison, au prix de quinze à vingt écus. Ceux qui exercent dans le lieu natal, sont ordinairement des infirmes, impropres à toute autre fonction. Une revue générale de cette triste milice mettrait en ligne des légions de sourds, de boiteux, de manchots, de rachitiques. On y verrait des épileptiques et des nains. Un de ces maîtres, signalé par les rapports comme l’un des plus capables, est sans bras, et écrit avec le pied. — « Le cœur se soulève, dit M. Lorain, à la lecture de ce chaos de tous les métiers, de ce répertoire de tous les vices, de ce catalogue de toutes les infirmités humaines. » — Ces malheureux sont si faiblement rétribués, qu’il faut les excuser de joindre souvent un métier à leurs nobles fonctions. Quelquefois la leçon est récitée au bruit du marteau, ou bien la main calleuse d’un forgeron trace une exemple d’écriture ; ou bien encore, le pédagogue s’interrompt pour faire une barbe, peser du tabac, ou partager une chopine en deux verres. Quelques communes, considérant la somme de deux cents francs, demandée par la nouvelle loi, comme un impôt vexatoire, se récupèrent en imposant à l’instituteur un service public, comme de balayer l’église, chanter au lutrin, sonner les cloches, particulièrement pendant les orages, suivant une coutume dont les dangers ont été souvent signalés. D’autres clauses assez ordinairement inscrites au contrat sont d’exercer au besoin le métier de fossoyeur et de battre le tambour pour les annonces et les convocations. Quels sont donc ceux qui se résignent à un esclavage aussi avilissant ? Des gens affamés pour la plupart, et d’une ignorance telle, qu’ils sont rarement en état d’ortographier, que les inspecteurs en ont signalé plusieurs qui ne savent pas écrire, et que certains, vers les frontières, n’entendent pas même un mot de la langue nationale.

Quand la science a de pareils représentans, faut-il s’étonner que les gens de la campagne répondent par un sourire méprisant à toutes les phrases qu’on leur peut faire sur les bienfaits de l’instruction ? Il est triste de le dire, les bienveillantes intentions de nos législateurs sont accueillies dans les chaumières avec froideur, avec crainte peut-être. L’homme des champs n’est plus tel que nous le rencontrons dans les livres, quand on le surprend en lutte contre l’âpreté du sol et l’inclémence des saisons, aigri par la fatigue du présent et le vague effroi de l’avenir. Cupide alors, envieux, défiant, ingrat, il végète dans une véritable enfance morale, et, pour parvenir à lui être utile, il faudrait user d’artifice comme avec l’enfant. Pour lui, la paternité n’est pas un devoir, mais une source de revenu. Dans les contrées agricoles, il trouvera moyen de mettre ses enfans en rapport, même avant l’âge où leur intelligence est éveillée. Plus à plaindre encore dans les pays industriels, ces débiles créatures seront jetées dans l’atelier comme autant de machines vivantes, flétries dans leur croissance par une atmosphère chargée de vapeur, et assourdies par le roulement des métiers. L’enfant, dans les Landes, passera une semaine, errant à l’aventure, sans autre compagnie que celle des bestiaux qui lui sont confiés, et le dimanche seulement il lui sera permis de se rapprocher du toit paternel. Pour les enfans du Cantal et de l’Auvergne, l’exil est plus long et plus abrutissant encore, puisqu’on les envoie dans nos grandes villes, où ils conservent le triste monopole du ramonage. En général, si les enfans paraissent dans les écoles, c’est pendant l’interruption des travaux. — « Sur presque tous les points de la France, dit M. Lorain, l’école n’est pas fréquentée plus de trois mois : c’est le terme moyen qu’il convient de prendre entre les pays où les enfans s’y rendent quatre ou cinq mois, et ceux où deux mois sont réputés suffire pour leur instruction chaque année. » — Pense-t-on qu’en ce dernier cas, les parens s’imposent quelques sacrifices ? Ce serait se tromper. Ils réclament le privilége de l’indigence pour ne pas payer la faible rétribution allouée au maître. Ils se refusent à toute dépense pour les fournitures de classe. À leur avis, on peut apprendre à distinguer les lettres dans tout imprimé, et le meilleur livre de lecture est celui qu’on trouve dans son grenier et qui ne coûte rien. De là une bigarrure qui rend impossible l’application des meilleures méthodes d’enseignement. Les inspecteurs ont remarqué dans les mains des enfans, des livres d’algèbre, de médecine, de jurisprudence, des pamphlets philosophiques ou politiques : ils en citent plusieurs, comme le Bon sens du curé Meslier, ou le Cauchemar du juste-milieu.

Nous avons enregistré déjà nombre de difficultés, sans avoir signalé la plus grande. Les philologues, qui classent les races par la distinction des langues, pourraient dire que la nation française se compose de cent peuples divers, car on y compte autant d’idiomes. N’est-ce pas une rude tâche que d’apprendre la langue de l’académie à des enfans qui n’ont pour recevoir et transmettre des idées qu’un grossier patois ? Quand l’enfant du village parviendrait à lire couramment la grammaire française, ne serait-il pas dans le cas où l’on mettrait le collégien en ne lui présentant qu’un livre latin pour apprendre la langue latine ? Ne nous étonnons donc pas que ces écoliers fatiguent leur mémoire sans profit pour leur intelligence, que tout l’univers soit pour eux le canton où ils peuvent se faire entendre, et que plusieurs, ainsi que les inspecteurs l’ont constaté, n’aient pas même soupçon de leur qualité de Français.

De ce que nous dévoilons toutes ces infirmités morales, il ne faudrait pas conclure qu’elles sont sans remède à nos yeux. Les généreuses sympathies qui éclatent chaque année au sein des chambres, les efforts du gouvernement, dont la sincérité est hors de doute, amèneront tôt ou tard d’heureux résultats. Soixante-seize écoles normales, en exercice aujourd’hui, enverront bientôt dans les communes des instituteurs plus instruits et plus dignes, et l’expérience a démontré que les classes bien tenues étaient toujours honorablement fréquentées. Un vaste système de communications fera circuler jusque dans les hameaux des idées nouvelles dont le frottement usera la rouille des vieilles idées. Enfin, et ce dernier point nous paraît le plus important, l’érection d’une école, n’étant plus regardée comme un acte d’hostilité contre le clergé, ne suscitera plus les répugnances religieuses, et tous les curés seront bientôt fiers de mériter le témoignage que les inspecteurs rendent déjà du zèle de beaucoup d’entre eux. Nous croyons, en un mot, qu’on peut se consoler des misères du présent, en se tournant vers l’avenir. Mais ne serait-ce pas une témérité d’admettre, d’après M. Émile de Girardin, que les douze millions d’enfans de trois à seize ans, que compte la France aujourd’hui, pourraient être régénérés en dix ans ?

Il est vrai qu’en fait de réformes, M. de Girardin paraît être de l’école de Pierre-le-Grand. Il tranche les difficultés en véritable moscovite. — « Hommes de résolution, s’écrie-t-il (page 23), il faut marcher contre les obstacles par la voie la plus courte, réunir toutes ses forces, engager énergiquement l’action, et traiter en ennemi ce qui résistera. » — En ennemi ! le mot est des plus justes. D’après le plan proposé, tout individu qui, dans dix ans, aurait atteint l’âge de vingt ans sans savoir lire ni écrire, serait mis par le fait hors la loi. Placé par sa fortune au rang des contribuables, il serait privé de l’exercice de ses droits politiques ; condamné par le besoin à chercher son pain dans la fange d’une grande ville, ou à veiller jour et nuit sur un troupeau, on lui attribuerait de droit les premiers numéros dans le tirage du recrutement, c’est-à-dire qu’on le punirait de son indigence par la privation de sa liberté. M. de Girardin croit autoriser cette rigueur par l’exemple de l’Allemagne, et par celui des législateurs de la convention. Nous lui ferons remarquer que, dans les deux cas, la peine menace les parens qui seuls sont coupables, et non pas les enfans, qui ne peuvent être que victimes. Il demande encore que, l’instruction publique devenant un sacerdoce national, l’instituteur soit assimilé, quant au traitement, au ministre du culte ; que le minimum de la rétribution assurée par l’état soit élevé à 750 francs, au lieu de 200, ce qui porte d’un trait de plume à 32,000,000 la somme de 5,540,000 francs inscrite au budget annuel. Il est hors de doute que les députés accorderaient, doubleraient même au besoin les millions demandés, si l’exécution devait répondre aux promesses ; si le fils du riche, comme celui du pauvre, devait sortir de l’école gratuite avec assez d’instruction acquise pour n’avoir plus qu’à apprendre dans une école professionnelle le métier qui doit augmenter ou créer sa fortune. Mais une pareille utopie ne séduira jamais que des gens irréfléchis, et pour la réduire à sa juste valeur, il suffit de discuter le programme de ce que l’auteur appelle une éducation nationale.

La loi du 28 juin 1833 détermine ainsi l’instruction primaire, premier degré : instruction morale et religieuse, lecture, écriture, élémens de la langue française, calcul, système légal des poids et mesures ; deuxième degré, en vigueur seulement dans les chefs-lieux de département, et les communes dont la population excède six mille ames : dessin linéaire, arpentage, géométrie pratique, notions des sciences physiques et d’histoire naturelle, chant, élémens d’histoire et de géographie nationales et étrangères. La loi autorise enfin l’institution des cours spéciaux, réclamés par des intérêts de localité. M. de Girardin raie de la liste les études historiques, qui ne sont, selon lui, « que la mnémonique d’une masse confuse et indigeste de noms d’hommes et de dates d’évènemens. » (Page 126.) — Mais il ajoute en échange la tenue des livres de commerce, des notions d’agriculture, d’économie domestique, de mécanique industrielle, de chimie, de physiologie, d’hygiène, de droit civil et de droit public. Enfin, son génie positif lui inspire une innovation qui probablement serait mal accueillie dans les classes. — « Il restera à rechercher, dit-il (pag. 46), quels peuvent être les travaux manuels susceptibles de remplacer les jeux d’enfans. » — Ce programme constitue l’éducation nationale, qui doit précéder l’instruction professionnelle ; c’est ainsi que, pour corriger la superficialité des esprits, on commencera par faire de chaque enfant un abrégé d’encyclopédie.

Cette réorganisation entraînerait la chute de tout l’édifice universitaire. Les colléges ne subsisteraient plus que comme classes préparatoires, annexées aux institutions professionnelles qui présupposent la connaissance des langues anciennes, celles, par exemple, qui seraient ouvertes au droit, à la médecine, à la cléricature, au professorat supérieur. Suivant l’auteur, les victimes que fait l’université sont innombrables : c’est elle qui enfante tous ces malheureux amans de leur propre génie, qui se croiraient déshonorés par tout autre métier que celui des lettres ; l’instabilité de notre état politique tient aux idées fausses et excitantes qu’on puise dans la fréquentation des Grecs et des Latins. En un mot, on ne saurait trop tôt déposséder un mode d’instruction, dont le vice, nous dit-on (page 127), est de ne se rattacher à rien dans la vie, ni au passé, ni à l’avenir, ni à l’homme, ni à l’enfant. Toutefois, pour que nous ne prenions pas l’alarme, on nous propose en échange un système qui doit donner à l’humanité des hommes de bonne trempe et pleinement développés.

M. de Girardin a le tort, ce nous semble, de croire qu’on organise l’instruction publique comme un service de douanes ou une expédition militaire. Pour obtenir des fruits dans la région des intelligences, il faut connaître avant tout les outils de la culture et les élémens qu’on veut féconder. L’outil, c’est le maître, et on sait s’il est rare d’en trouver de bonne trempe. Le fonds à cultiver, c’est l’esprit humain qui obéit dans ses développemens à des règles préétablies et constantes. Il en est de l’esprit comme des organes corporels : il s’éveille, se fortifie, se redresse par un convenable exercice ; les habitudes mauvaises le faussent et le détériorent. Or, pour apprécier un programme d’études, il faut se demander quelles puissances de l’entendement il doit mettre en jeu. M. de Girardin veut qu’on donne aux enfans des notions de toutes les sciences pratiques, depuis la mécanique jusqu’à la physiologie, depuis l’agriculture jusqu’au droit civil et public. Évidemment, ces notions si multipliées se réduiront à des principes généraux, à des faits essentiels, mais absolus, isolés, qui ne pourront pas devenir, pour le jeune élève, l’objet d’un raisonnement, et qu’il devra seulement inscrire dans sa mémoire. Quelles parties du cours imprimeront aux esprits l’activité nécessaire ? La lecture et l’écriture ne sont, pour ainsi dire, que des opérations mécaniques. On fait apprendre par cœur les élémens de la grammaire ; mais, dans le jeune âge, cet exercice accable plutôt qu’il ne fortifie le jugement, tant il est difficile de saisir cette métaphysique du langage, dont la règle grammaticale n’est que la sèche conclusion. C’est là un fait d’expérience. Les inspecteurs que nous avons déjà cités rapportent que, parmi les villageoises, grammaire a pour synonyme casse-tête, et qu’elles font souvent une loi à l’instituteur de n’en pas parler à leurs enfans. Récemment un observateur consciencieux[2] a déclaré que le temps passé à expliquer dans les écoles primaires le mécanisme de la diction était complètement perdu, et qu’il y fallait enseigner la langue française, comme les langues étrangères, uniquement par des exercices pratiques. De la sorte, l’enfant arriverait à parler assez correctement, et à éviter machinalement les fautes d’orthographe ; mais il ne devrait plus prétendre à ce sentiment profond de la langue, à cette logique pénétrante qui constituent, selon nous, le principal bénéfice des études et qu’on ne peut réaliser que dans les hautes spéculations grammaticales. En somme, l’élève de M. de Girardin passerait de l’école dite nationale, à l’école professionnelle, l’esprit chargé de notions et de faits, mais sans aptitude intellectuelle ; la mémoire serait déjà fatiguée, que le jugement sommeillerait encore.

On nous dira peut-être que l’éducation commune serait suffisamment complétée par l’apprentissage professionnel. Cette assertion nous ramène à la controverse qui, chaque année, se renouvelle, au sein des chambres, sur l’utilité des études classiques. Il nous semble que la question serait facilement résolue, si elle était convenablement posée. Quel est le but des études ? S’il n’est autre que de faire un placement avantageux, comme paraît le croire M. de Girardin[3], il est clair qu’il suffit de transmettre à l’enfant une somme de connaissances usuelles, une routine quelconque dont l’application porte profit. Mais si l’instruction (ici, nous prétendons restituer à ce mot toute sa puissance générique), si l’instruction est ce travail intérieur qui exhausse l’homme, et pour ainsi dire, le solidifie, il ne reste plus qu’à déterminer quels sont les exercices les plus favorables au développement de l’intelligence.

Dans les sciences exactes, que recommandent les adversaires de l’Université, l’élève n’a rien à faire qu’à accepter une série de définitions, qu’à inventorier des faits ou à transcrire des formules. Il a fallu sans doute de grands efforts de génie pour exprimer d’abord ces formules ou acquérir ces faits ; mais, une fois divulgués, chacun a pu se les approprier sans l’intervention des facultés inventives. On a cru long-temps que le meilleur guide du raisonnement était la méthode géométrique, qui est celle des sciences exactes. Nous avouons qu’elle devient parfois un utile auxiliaire ; mais comme elle ne s’applique pas à tous les ordres d’idées, l’esprit qui n’en posséderait pas d’autre serait en quelque sorte infirme. Expliquons notre pensée. Toute bonne argumentation repose sur des termes exactement définis, et si les savans raisonnent bien dans leur sphère, c’est qu’ils ont pour point de départ des définitions rigoureuses. Mais s’ils ont cet avantage, c’est qu’ils déterminent, non pas des choses réelles, mais des êtres factices, des valeurs conventionnelles : la ligne, le cercle, le vide, les élémens chimiques n’ont pas d’existence propre dans la nature ; ils sont ou des conceptions de l’esprit, ou des créations artificielles, et si l’homme les définit aisément, c’est que l’homme les a produits. Mais quand on sort des abstractions scientifiques pour entrer dans la réalité, les définitions, au lieu de se présenter naturellement, nécessitent un grand effort d’esprit. Or, cet effort se fait précisément dans le domaine des études littéraires. Pour définir, dans l’ordre positif et vivant, c’est-à-dire pour arriver à la possibilité de raisonner, il faut savoir d’abord la valeur intrinsèque et relative des mots qui représentent les idées, et ensuite l’histoire des idées elles-mêmes. L’enfant qu’on aurait voué exclusivement aux sciences abstraites ferait manœuvrer un petit nombre de définitions, reçues de confiance. Au contraire, dans les classes de littérature (nous les supposons bien faites), il faut, sous peine de ne se point comprendre, définir sans cesse, ou mentalement, ou expressément : grand et profitable travail pour l’intelligence. Certes, on n’aurait pas perdu les huit ans passés dans un collége, si on en sortait capable de déterminer une foule de mots, qui n’existent pas pour les géomètres ni pour les chimistes, et qui pourtant ne sont pas sans valeur dans ce monde ; les mots : ame, nation, devoir, liberté.

C’est donc seulement dans les régions élevées de la science, où manque la trace des maîtres, ou bien lorsque l’application vient poser des problèmes imprévus, que les ressources de l’imagination et la puissance du raisonnement deviennent nécessaires. Mais alors, se trouverait-on en mesure d’opérer, si l’on n’avait pas fait de son intelligence un instrument à la fois solide et souple, étendu et pénétrant ? Personne n’oserait soutenir que les facultés de l’esprit sont un don gratuit du hasard. Dans l’ordre moral, comme dans le monde terrestre, la Providence ne fournit que des germes. Toute aptitude naturelle demande à être dirigée. Chaque art a des procédés particuliers pour développer le mécanisme qui lui est propre. Un chanteur s’essouffle pendant dix ans pour assouplir sa voix. Un axiome de caserne est qu’il faut aussi dix ans pour faire un cavalier. En descendant jusqu’aux dernières industries, on verrait qu’on n’y obtient la dextérité requise que par une longue pratique. L’art de conduire sa pensée ferait-il exception ? Il n’en est rien. La force morale a plus besoin d’exercice encore que la force physique. Nous croyons que l’esprit n’acquiert cette vivacité qui le tient continuellement en éveil, que par des habitudes prises dans un long et laborieux apprentissage, et nous répétons que la gymnastique la plus favorable à son développement consiste dans les études grammaticales et littéraires, surtout chez les enfans qui ne peuvent recevoir les leçons souveraines de l’expérience.

Si les auteurs anciens restent pendant huit ans entre les mains des élèves, ce n’est pas seulement afin que ceux-ci puissent remonter plus tard aux sources de la tradition. Si l’on ne se proposait que de les conduire à l’intelligence des textes grecs et latins, on obtiendrait ce résultat en deux ans par la méthode pratique usitée pour les langues modernes. Le but véritable est de faire vivre les jeunes gens dans la fréquentation des hommes qui ont su le mieux diriger leur pensée, de ceux qui ont fondé leur domination légitime par la solidité de leur jugement et l’éclat de leur parole. L’analyse des écrivains classiques, éclairée par des maîtres habiles, conduit, non pas à une acquisition de mots hors d’usage, comme les gens illettrés le supposent ; elle est une initiation à cette grande science du langage dans laquelle l’esprit fait l’épreuve de sa justesse et de sa force ; elle est le commentaire vivant et lumineux des lois obscures de la grammaire et des arides formules de la logique. On arrive, il est vrai, au terme des études scolastiques, sans être un homme spécial ; on n’a pas encore un état ; seulement on a développé en soi une aptitude générale qui donne chance de primer dans quelque état que ce soit. Le fidèle écho de la sagesse antique, Montaigne, a dit : — « La science qu’on choisira, ayant déjà le jugement formé, on en viendra facilement à bout. » — Dans l’Encyclopédie méthodique[4], les avis de ceux qui font autorité en matière d’études sont résumés par ces phrases, assez remarquables pour qu’on nous permette de les citer : — « La philosophie n’est que l’habitude de réfléchir et de raisonner, ou, si l’on veut, la facilité d’approfondir et de traiter les arts et les sciences. Elle doit commencer dès les premières leçons de grammaire et se continuer dans tout le reste des études. Ainsi le devoir et l’habileté d’un maître consistent à cultiver toujours plus l’intelligence que la mémoire, à former les disciples à cet esprit de discussion et d’examen qui caractérise l’homme supérieur, et à leur donner par la lecture des bons livres et par les autres exercices, des notions exactes et suffisantes pour entrer d’eux-mêmes ensuite dans la carrière des sciences et des arts. » Nous ne craignons pas de compléter cette pensée en étendant le mot arts jusqu’aux opérations commerciales et industrielles.

D’ailleurs ces principes ont pour eux la sanction de l’expérience. Il est bien rare qu’un homme vraiment supérieur dans une spécialité n’ait pas reçu la culture classique. Le père de Pascal, qui avait pour principe d’exercer son fils au raisonnement, fit si bien que celui-ci devina, pour ainsi dire, les sciences. Avant d’être grand mathématicien, Descartes s’était distingué dans tous les exercices scolastiques, et particulièrement dans la poésie. Cuvier enseignait les belles-lettres à vingt ans. N’est-il pas remarquable que le siècle qui a réuni le plus grand nombre d’hommes distingués en tous genres, ce XVIIe siècle dont le trait caractéristique fut le bon sens, eût été précisément celui où une rivalité ardente entre l’Université et les corps religieux s’exerça au profit des études classiques ? Ne pourrait-on pas dire que l’essor du commerce et l’influence de la bourgeoisie datent précisément de cette époque où les fils du marchand commencèrent à coudoyer dans les classes ceux du seigneur ? Il est donc injuste d’énumérer tristement les victimes de l’Université, et de prétendre qu’au sortir du collége, on est impropre à tout, si ce n’est à vivre tristement de sa plume. Il serait plus logique de conclure qu’en général les chevaliers de l’industrie littéraire qui ne songent qu’à rançonner les lecteurs, sont des gens de médiocre ou de nulle étude, et qu’ils auraient quelques scrupules d’assourdir, comme ils font, la société, s’ils avaient puisé dans le commerce des maîtres le sentiment de la grande et saine littérature.

Dans le système de l’éducation professionnelle, il faudrait qu’un père décidât de l’avenir de son fils avant l’âge où ses inclinations se révèlent. S’il arrivait que les goûts de l’homme fait se trouvassent en désaccord avec la spécialité imposée à l’enfant, on l’aurait réduit à la nullité absolue. Cette difficulté, qui nous paraît fort grave, embarrasse très peu M. de Girardin. Nous allons citer tout ce qu’il dit à ce sujet : — « Quant au moyen de déterminer les vocations, on ne peut se fier à cet égard ni aux parens, qui sont en général guidés par les convenances de leur position sociale, ni aux enfans, qui, ignorant la diversité des routes, n’ont en général que des caprices, et non pas un discernement réfléchi. Se montrer docile à l’expérience, ne pas résister à un dégoût prononcé, et choisir une carrière ordinaire et modeste pour tout enfant qui ne manifeste pas de hautes facultés, voilà la seule règle à suivre. » (Page 135.) — Un moraliste qui eût pris la peine d’observer les enfans avant d’écrire sur l’éducation, saurait que les hautes facultés manifestées dès le bas âge sont des indices bien trompeurs ; que souvent des astres de collége s’obscurcissent tout à coup, tandis que des naturels long-temps engourdis se réveillent et annoncent des aptitudes inespérées. L’éducation commune ne préjuge rien et prépare à tout : la prudence est donc de son côté.

Le procès fait à l’Université, M. de Girardin passe à l’inspection des établissemens professionnels. Cette partie du livre n’est pas indigne d’attention. Elle offre, avec une série d’indications qu’il était bon de rassembler, des considérations souvent judicieuses, qui ne seront pas perdues pour les chefs de famille. Dans la discussion des problèmes sociaux, l’auteur est visiblement gêné, et balbutie plus d’une fois ; mais dès qu’il se trouve dans la région des affaires, il reprend aussitôt l’aisance, le coup d’œil impérieux et scrutateur de l’homme qui rentre chez lui. On lira certainement avec fruit les conseils qu’il donne à ceux qui se destinent à l’agriculture, aux arts et métiers, au commerce, à l’industrie.

Par une étrange inadvertance, M. de Girardin, après avoir attaché le salut de l’avenir à l’établissement des écoles professionnelles, arrive à reconnaître que toutes les professions sont dès aujourd’hui représentées, ou du moins, qu’elles trouvent des secours abondans dans les leçons publiques ou particulières. Que demande-t-il donc ? Il va répondre lui-même. — « Voici quels sont, à notre avis, les établissemens qui manquent, pour compléter notre système d’enseignement public : 1o une faculté des sciences économique, administrative et politique ; 2o une faculté des sciences agronomique, industrielle et commerciale ; 3o des écoles préparatoires pour ces deux facultés. » (Page 378.) — Ces institutions seraient ordonnées de telle sorte, que les aspirans aux emplois industriels ou aux fonctions publiques, pussent suivre un cours complet et régulier d’enseignement, passer des examens, soutenir une thèse, et prendre des degrés, ainsi qu’il se pratique en théologie et en jurisprudence. Nous ne concevons pas l’utilité d’une telle institution pour le négociant : toutes les sciences auxquelles les spéculateurs peuvent emprunter des lumières possèdent déjà des chaires sans nombre ; il y a même pour l’agriculture, le négoce, les arts et métiers, des établissemens que M. de Girardin lui-même a recommandés dans son livre ; la faculté commerciale ne servirait donc réellement qu’à répandre des diplômes. Le banquier-docteur aurait-il un plus grand crédit à la bourse ? suffirait-il d’une thèse brillante pour être accepté comme gérant par une compagnie, ou par un grand propriétaire ? Nous ne nous permettrons pas de décider.

L’idée de l’autre faculté, celle des sciences politique et administrative, est déjà ancienne ; mais en ces derniers temps plusieurs publicistes semblent s’être donné le mot pour en appeler la réalisation. Cette faculté, comme la précédente, n’offrirait guère que des branches d’enseignement déjà en vigueur à la Sorbonne, au Collége de France ou à l’école de Droit ; savoir : le droit naturel, le droit international, le droit public français, l’économie politique, la statistique, l’administration générale et comparée, la procédure administrative et l’éloquence parlementaire. La durée de l’enseignement serait de trois années ; on obtiendrait successivement les grades de bachelier, de licencié et de docteur. C’est ainsi qu’en Allemagne, nous dit-on, ceux qui aspirent aux emplois doivent prouver par des diplômes, qu’ils possèdent la science de l’administration qu’on y enseigne sous le nom de Caméralistique.

Dans cette verve de réformateur, dans ce flux intarissable d’idées, la proposition heurte souvent l’objection, et c’est alors l’auteur qui fait la besogne du critique. — « Avant d’instituer une faculté des sciences économique, administrative et politique, est-il dit (page 385), une première pensée devrait occuper sérieusement le gouvernement ; ce serait de déterminer d’abord les principes qui seraient préférés, de choisir ensuite les autorités dont les opinions seraient données pour bases fondamentales à ce nouvel enseignement, et de rédiger en conséquence les traités rudimentaires et spéciaux qui seraient approuvés. » — Il ne serait pas rigoureusement impossible qu’un messie politique imposât un évangile à la foi des peuples, et élevât les principes au-dessus de la discussion. Mais l’application de ces principes, la pratique administrative qui doit tenir compte des accidens de temps, de lieux et de personnes, sera toujours matière à controverses. Dans les sociétés constitutionnelles surtout, dont l’élément est le flot capricieux des majorités, les théories peuvent être fréquemment changées, nous ne dirons pas par un bouleversement social, mais par une simple révolution ministérielle. Il faudrait dès-lors ou que l’enseignement changeât avec les dépositaires de l’autorité, ou qu’un fâcheux conflit s’établît entre les professeurs et le pouvoir.

La politique active est un art d’inspiration qui s’appuie sur les connaissances les plus diverses ; mais ces connaissances ne sauraient fournir les élémens d’un dogme scientifique. Un diplôme relatif à cette science prétendue n’aurait donc aucune signification. Le grade de théologien annonce qu’on possède l’orthodoxie ; celui de jurisconsulte, qu’on a étudié les conventions légales acceptées. Mais le doctorat ès-lettres, qui est aujourd’hui conféré à la Sorbonne, constitue-t-il le littérateur ? Non, pas plus que la caméralistique ne ferait un homme d’état. C’est que la littérature, ne reposant pas sur des bases inattaquables, n’est pas une science dans toute la rigueur du mot. On ne commettait pas de semblables inadvertances dans ce moyen-âge que par habitude on appelle encore barbare, mais où l’on avait un grand respect pour le mot, parce qu’il était alors la manifestation d’une idée. Dans l’Université primitive, on ne prenait que le titre de maître ès-arts dans la première faculté, où l’on étudiait la grammaire, la dialectique et la géométrie, que l’on ne considérait que comme des instrumens pour atteindre la vérité. Le doctorat ès-sciences ne s’obtenait que dans les trois autres facultés, où l’enseignement reposait sur des vérités révélées, comme en théologie, ou forcément admises, comme en droit, ou matériellement démontrées, comme en physique.

Supposons encore que les différens cours professés dans la faculté présentassent un ensemble de doctrines acceptées, les épreuves soutenues par les élèves seraient-elles une garantie satisfaisante ? Ne sait-on pas qu’il y a aujourd’hui des procédés purement mnémoniques pour passer les examens, et qu’un diplôme prouve fort peu ? Une autre objection s’est sans doute présentée à l’esprit de nos lecteurs. Une institution élevée sur le seuil de la carrière des honneurs sera très fréquentée : le gouvernement aura-t-il des places pour tous les caméralisticiens ? Cette fois, M. de Girardin est en mesure de répondre. — « Dans l’ordre de nos idées, dit-il (page 384), nul, à une époque qui serait déterminée, ne pourrait être électeur ou juré, qu’il n’eût obtenu le diplôme de capacité électorale dont il a été précédemment parlé[5] ; nul ne pourrait être éligible, qu’il n’eût été reçu bachelier ès-sciences politiques, indépendamment des autres conditions d’âge et de cens qui pourraient être légalement requises. » — L’auteur va plus loin encore. Il déplore comme un fâcheux contresens qu’il ne soit pas permis de professer sans présenter des garanties de capacité et de moralité, et qu’on puisse répandre des enseignemens par le moyen d’un journal, sans autre formalité qu’une déclaration insignifiante et le dépôt d’un cautionnement. — « Il en serait autrement, ajoute-t-il (même page), si nul ne pouvait être gérant-signataire d’une feuille quotidienne, qu’il n’eût le titre de bachelier ès-sciences politiques. » — Pour être conséquent, il faudrait exiger aussi le diplôme de celui qui publie des livres, de l’auteur dramatique, et même de l’artiste qui sait faire parler le marbre et la toile.

Ainsi, le plan de l’auteur se transforme et s’élargit subitement. Il ne s’agit plus d’une réorganisation des écoles ; c’est une charte nouvelle qu’on nous propose ; une charte qui rétablirait la censure, et la plus perfide qu’on eût imaginée, car elle supprimerait, non pas les écrits, mais les hommes. Des examinateurs à la solde d’un gouvernement n’auraient plus qu’à repousser un candidat suspect, pour lui fermer la carrière parlementaire, celle des emplois et de la publicité, pour le réduire enfin à un mutisme complet. Il y a mieux. L’avocat déclaré des industriels nous pousse à une étrange conclusion. Pour pénétrer toutes les parties de la philosophie naturelle et du droit positif, il faudrait sans doute d’autres études que celles des écoles primaires. Or, comme, dans le nouveau système, tous ceux qui ne se vouent pas aux professions dites libérales doivent se contenter des premier et second degrés de l’instruction nationale, et passer sans autre culture dans l’établissement professionnel, les propriétaires agriculteurs, les commerçans, les industriels perdraient par le fait le droit de siéger à la chambre des représentans ; en un mot, pour réformer l’Université, qui, dit-on, fait trop de littérateurs, on nous jetterait, comme la Chine, sous la domination exclusive d’une classe de lettrés.

Pour résumer les objections soulevées par le plan de réforme de M. de Girardin, nous dirons que la prétention de donner gratuitement et uniformément aux citoyens d’un grand état une instruction suffisamment étendue est chimérique ; qu’on atteindra les limites du possible, si les écoles primaires corrigent cette stupide ignorance qui fait croupir le plus grand nombre dans une sorte d’infirmité morale ; mais que, par malheur, la véritable culture de l’esprit sera toujours un privilége, parce qu’elle exige, outre l’aptitude naturelle, une discipline soutenue pendant de longues années, des maîtres de choix, des instrumens d’études, toutes choses qu’on ne peut réaliser sans fortune. En conséquence, une institution intermédiaire, comme celle de l’Université, un gymnase consacré à l’exercice de l’intelligence, nous paraît nécessaire, et, selon nous, les classes industrielles elles-mêmes, si elles s’en écartaient systématiquement, se condamneraient à une véritable infériorité. Nous admettons que tout homme de sens doit se vouer à une spécialité et approfondir les connaissances qui s’y rattachent, mais qu’il y doit apporter un jugement sain et bien préparé par une forte éducation générale. Nous croyons, enfin, qu’on s’exagère l’influence des écoles professionnelles ; que les hommes qui font date en sont rarement sortis, et que trop souvent les diplômes qu’elles délivrent deviennent les passeports de la médiocrité.

Quiconque aura lu attentivement le livre que nous venons d’examiner, demeurera convaincu que l’auteur n’a pas craint d’aborder sans préparation et avec une confiance étourdie un des plus graves problèmes qui puissent préoccuper le moraliste et l’homme d’état. Ce livre nous est présenté comme introduction à une série d’ouvrages qui doit embrasser les points importans de la science sociale. Si M. de Girardin n’accorde pas plus de méditation aux graves matières qu’il se propose de discuter, il compromettra sérieusement, nous devons l’en prévenir, le brevet de capacité universelle que ses flatteurs lui ont déjà décerné.


Nous prévoyons à notre tour une objection. Cette divergence d’idées que tout le monde déplore, nous dira-t-on ; cette lassitude des esprits qui est, pour ainsi dire, officiellement reconnue, puisque le ministre de l’instruction publique nomme une commission pour ranimer les hautes études, ce partage sans repos et sans but, ce doute inquiet, n’accusent-ils pas l’état présent des choses ? Il se peut. Néanmoins, les plus dangereux de tous les remèdes proposés sont, selon nous, ceux qui tendent à détruire le corps universitaire. Il faut au contraire lui rendre sa constitution saine et vigoureuse, et faire en sorte qu’il fonctionne conformément à son but.

N’oublions pas toutefois qu’en matière d’instruction publique les réformes sont difficiles, et que les intentions les plus louables viennent souvent échouer contre des impossibilités. Un très habile écrivain, dans une de ces productions qui laissent des souvenirs, parce qu’elles parlent au cœur en même temps qu’à l’esprit, M. Patin, dans une charmante notice sur Rollin, a rappelé ce mot du vieux Pasquier : « Ce n’est pas en pierres seulement, mais en hommes, que se bâtit un collége. » Nous ne prétendons pas dire que ces matériaux de choix, que les hommes à la hauteur de leurs fonctions fassent défaut aujourd’hui. Il y aurait témérité à se prononcer sur le mérite et l’aptitude des professeurs de collége, puisqu’on ne les voit pas à l’œuvre. Mais cette impossibilité de juger ceux à qui l’on confie l’avenir du pays nous semble précisément un grave inconvénient. Autrefois, la régularité presque monastique du corps universitaire, le respect des traditions, la communauté d’intérêts et de doctrines, témoignaient hautement de l’esprit qui devait présider aux études. Plus tard, la primitive école normale, dut, aux termes de son institution, donner la plus grande publicité à ses travaux. On sait que les leçons des professeurs, et les plus remarquables conférences des élèves, furent sténographiées et livrées au contrôle de la raison publique. La convention, souvent grande et loyale dans ses vues, l’avait voulu ainsi, pour qu’il devînt possible aux citoyens éclairés d’apprécier l’instruction donnée à leurs fils, et, au besoin, de réclamer la réforme d’un enseignement vicieux ; il n’en est plus de même aujourd’hui. Les leçons de l’école normale n’ont aucun retentissement extérieur ; et les jeunes gens qui prennent possession des chaires ne se sont révélés au public que par une thèse d’histoire ou de philosophie. Or, on peut accumuler sur un seul point les acquisitions de plusieurs mois, éclairer parfaitement la doctrine des Pythagoriciens ou les migrations des Wisigoths, et n’être après tout qu’un fort mauvais maître.

On sait qu’un collégien change annuellement de professeur en épuisant la série des classes. Cette coutume date de l’époque où la divergence des doctrines, en morale comme en politique, était sans importance réelle. S’il arrivait que Gibert reprochât à Rollin de ne pas comprendre l’antiquité, ou que le rigorisme des universitaires fût condamné par les jésuites, ces dissidences, si légères qu’elles sont à peine apparentes pour nous, n’ébranlaient au fond ni la croyance commune, ni la dévotion non moins fervente aux modèles classiques. Alors il y avait avantage pour l’élève à passer d’un maître à l’autre, puisque, tout en demeurant sous le joug des mêmes principes, il utilisait l’expérience de plusieurs, et enrichissait sa pensée des nuances de divers esprits. Cette pratique, conservée jusqu’à nos jours, et qu’il serait assurément difficile d’abolir, est-elle encore sans inconvéniens ? En politique, en philosophie, en littérature, les oppositions se sont vivement tranchées ; des théories discordantes, inconciliables, sont présentement en lutte ; on a même formulé en système le droit conféré à chacun de se faire un système suivant ses lumières. Nous ne voyons pas pourquoi les jeunes professeurs échapperaient aux fatalités de notre époque. Ne serait-il pas déplorable qu’un collégien reçût tour à tour les leçons d’un atticiste et d’un admirateur du coloris moderne, d’un chronologiste minutieux et d’un partisan de la symbolique allemande, d’un légitimiste et d’un radical, d’un orthodoxe et d’un panthéiste ? Nous savons qu’en général on revêt la prudence avec la robe de professeur, et que le maître, en présence des élèves, fait le sacrifice de ses opinions aux convenances scolastiques. Mais l’élève ne se laisse pas tromper par ce manége. Les enfans, suivant la remarque des moralistes, subissent des attractions et des répulsions qui sont la mesure exacte de l’intérêt qu’on leur porte. L’homme, qui ne monte en chaire que pour faire son métier, soulève autour de lui le malaise et la défiance. Sa parole sèche et contrariée dans son jet ne développe aucun germe de conviction. S’il est savant, il transmet des faits, groupe des argumens, tourmente des chiffres, descend dans les mots ; mais il fait éclore le doute en même temps que la science ; le ver grandit avec le fruit.

Le seul moyen, s’il en est, de corriger cette dissonnance de principes, est d’harmoniser, autant que possible, les livres qu’on met entre les mains des enfans. Il serait à désirer que le livre parlât plus haut que le maître, et que celui-ci ne fût plus que le commentaire vivant d’un texte sanctionné. Il faudrait qu’on possédât une série d’ouvrages répondant aux matières enseignées et à la coordination des classes, de telle sorte qu’ils formassent un cours complet d’études ; mais surtout qu’ils respirassent tous un même sentiment et tendissent aux mêmes affirmations par les chemins divers que tracent la littérature, l’histoire et la philosophie. Ces ouvrages devraient être forcément et invariablement suivis dans tous les colléges royaux. Il ne serait pas à craindre qu’une telle uniformité immobilisât la science, puisqu’elle ne maintiendrait que les conclusions morales, sans exclure les améliorations de détail. Les prétentions à l’indépendance que chacun fait valoir ne seraient pas non plus compromises, puisque ceux qui, par caprice ou esprit de parti, croiraient devoir protester contre les principes universitaires, seraient libres de placer leurs enfans dans les établissemens particuliers.

Nous nous abusons si peu sur les difficultés d’une pareille entreprise, que nous ne la proposons ici que comme un vœu, et que nous n’oserions pas affirmer qu’il fut possible aujourd’hui de la mettre en pratique. Le but que nous indiquons a été entrevu plus ou moins clairement par tous ceux qui ont écrit pour la jeunesse : ce but n’a pas encore été atteint. Pour ne parler que du temps présent, la spéculation marchande, dont l’instinct est un indice assez sûr des besoins d’une époque, destine aux écoles un tiers au moins des produits de la presse, et cependant les ouvrages essentiels sont encore à désirer. Notre assertion n’a rien d’exagéré ; nous pouvons l’appuyer sur des témoignages irrécusables. M. Matter, inspecteur-général de l’Université, vient de publier la seconde édition[6] d’un ouvrage qui annonce un sentiment profond des devoirs de l’instituteur. Nous y lisons (page 114) : — « Jusqu’ici, dans aucun livre, la grammaire n’a été mise à la portée de l’enfance. » — Nous lisons aussi dans le catalogue des livres désignés par l’Université pour l’année scolaire 1834-1835 : — « Il n’existe aucun ouvrage qui ait paru au conseil de l’Université, pouvoir être proposé comme un traité méthodique, élémentaire et complet de toutes les parties de la philosophie. » — Nous nous dispenserons de constater la même indigence dans plusieurs autres parties de l’instruction.

C’est que la tâche de captiver l’attention mobile des jeunes gens, de mesurer la science et les règles du goût aux bornes resserrées de leur intelligence, exige des qualités éminentes, et qui semblent en quelque sorte s’exclure : le savoir étendu et minutieux, l’expérience du jeune âge, une grande puissance d’analyse pour discerner les opérations de l’esprit, surtout dans ses premiers développemens, et avec toutes ces acquisitions qui présupposent la maturité, un talent d’expression fin et solide, une jeunesse de sentiment et de style qui entraîne les sympathies de ceux qui sont jeunes. Ces difficultés, si grandes qu’elles soient, ne sont pourtant pas insurmontables. On obtiendrait, sinon tous les résultats désirables, au moins des améliorations importantes, si la composition des livres scolastiques était disputée à ces compilateurs sans crédit qui en ont le monopole presque exclusif ; si le gouvernement, après avoir dressé le plan d’un cours complet d’études, appelait à sa réalisation les hommes d’une valeur reconnue ; si le mérite de l’écrivain se mariait, au besoin, à celui de l’érudit ; si un livre, jugé bon par les comités officiels, était publié une première fois aux frais de l’état, c’est-à-dire soumis à l’épreuve de la critique, et à la sanction du bon sens public, avant d’être adopté hautement pour l’éducation nationale.

Répétons, en terminant, que le moyen le plus sûr de ruiner l’instruction publique serait de désorganiser ce qui existe. Les études vivent de calme et de silence, et tout déclassement brusque en interrompt le cours pour long-temps. C’est non sur le programme, qui est bon, mais sur l’enseignement lui-même, que les améliorations doivent porter. Il suffit de le fortifier, et pour cela on doit le concentrer plutôt que l’étendre ; il faut surtout préciser son but, et la route qu’il doit suivre. Au surplus, quelque réforme en ce sens ne saurait tarder. Les principes sociaux qui sont aujourd’hui le texte des plus insipides bavardages occupent aussi des esprits puissans ; les études consciencieuses sont à l’ordre du jour, et le bon sens, qui semblait avoir abdiqué au profit de l’impudence, réclame énergiquement ses droits. Depuis vingt ans, les matériaux se préparent pour quelque utile reconstruction, dont le plan est encore dans les secrets de l’avenir. Ces matériaux sont, il est vrai, dans un déplorable pêle-mêle ; ils sont comme ces élémens que le chimiste a rassemblés, et qui attendent l’éclair électrique pour se combiner et donner naissance à un corps unique. On ne peut prévoir d’où viendra la commotion, si elle aura lieu par le fait d’une haute intelligence, ou par suite des remuemens d’une société en malaise. Peu importe, pourvu qu’elle arrive, et que se forme enfin chez nous une somme de principes, un véritable esprit national capable de diriger et d’ennoblir cette puissance matérielle, qui prend sous nos yeux les plus remarquables accroissemens.


A. C.-T.
  1. Un vol.  in-8o, chez Hachette.
  2. M. Goure (de Caen), dans un mémoire sur l’instruction primaire.
  3. Voyez pages 16, 69 et 143.
  4. Grammaire et littérature, au mot études, article signé Faiguet.
  5. Ces diplômes seraient délivrés annuellement aux élèves sortis des écoles communales. Les instituteurs de l’arrondissement, réunis à cet effet, formeraient le jury d’examen, et se prononceraient au scrutin secret, et à la majorité des voix.
  6. Le Visiteur des écoles. In-8o, chez Hachette.