De l’Origine des êtres/02

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De l’Origine des êtres
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 4 (p. 580-610).
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L’ORIGINE DES ÊTRES

II.[1]
LA SÉLECTION NATURELLE ET LA SÉLECTION SEXUELLE


I.

L’auteur de l’ouvrage sur l’Origine des espèces a rencontré des mots qui font penser, — c’est être vraiment heureux. Après la lutte pour l’existence, il a inventé la sélection naturelle, un acte qui, avec le temps, devrait amener parmi les créatures toutes les métamorphoses imaginables. Au premier abord, l’expression a pu séduire comme si elle transportait l’esprit au milieu d’un monde encore inconnu; l’idée que M. Darwin y attache a frappé comme si elle allait devenir la source d’une immense révélation. Chez les plantes cultivées et les animaux domestiques, on est parvenu à fixer certains caractères par le choix persistant des reproducteurs, — par la sélection, selon le terme maintenant consacré; alors, oubliant la tendance des êtres à revenir au type primitif dès qu’ils échappent à des conditions d’existence factices, oubliant l’instinct qui porte les animaux à se soustraire à toute influence capable d’exercer une action sur l’organisme, oubliant plus encore l’attrait de la dissemblance pour les individus, il ne paraissait point trop étrange de supposer qu’au sein de la nature s’accomplit, par une loi fatale, une épuration continuelle, une véritable sélection.

Dans l’hypothèse de la variation indéfinie, l’avenir appartiendrait toujours aux individus les plus robustes, les plus beaux, les mieux doués. Dans la réalité au contraire, les avantages exceptionnels se montrent sans profit pour la descendance, de même que les défauts très accusés apparaissent et s’éteignent. Parmi les hommes, vit-on jamais le génie héréditaire, ou seulement la puissance intellectuelle, la grandeur du caractère, la noblesse des sentimens, la force physique, la beauté, devenir l’apanage d’une lignée? Parmi les animaux, observa-t-on une seule fois que des particularités un peu extraordinaires s’étaient transmises et demeuraient ineffaçables? Non, tout est fini lorsqu’on a montré des variétés locales qui se distinguent par de légères différences de taille ou de coloration; une des plus remarquables modifications dans les formes dont on cite l’exemple se réduit aux découpures de l’aile de certains papillons. Au sein de la nature, le spectacle qui s’offre à tous les yeux apparaît comme un effort incessant pour maintenir les types. A chaque génération, des individus s’écartent-ils de la masse des représentans de l’espèce, soit par un degré de supériorité ou d’infériorité appréciable, soit par quelques signes un peu étranges, aussitôt les influences naturelles et l’instinct se trouvent en jeu pour ramener la descendance au modèle ordinaire.

Les partisans des transformations indéfinies supposent que des individus ayant acquis par exception un avantage ou une qualité ont des chances de vivre et de multiplier très supérieures à celles de la foule. Certes ni l’observation ni l’expérience ne font naître pareille idée. Tout au contraire, on voit parmi les représentans de chaque espèce une moyenne prépondérante; d’une manière générale la médiocrité règne, parce qu’elle est la foule. Nulle part, les êtres qui ne portent point les marques des plus hautes faveurs de la nature ne luttent avec moins d’énergie que les autres pour vaincre les difficultés de l’existence et pour assouvir des passions. Ceux qui prétendent nous initier à la naissance de nouvelles formes végétales et animales négligent de s’occuper de l’ensemble des ressources dont les créatures disposent. L’instinct de conservation et les désirs qui assurent la propagation appartiennent à la généralité des êtres; s’ils viennent à s’affaiblir ou à disparaître dans les rangs inférieurs de la création, la fécondité y supplée dans une large mesure. La force et l’agilité, la ruse, l’adresse et la dissimulation sont au service de l’instinct. De même que l’homme robuste ou puissamment armé, l’animal vigoureux compte sur sa force quand il brave le danger; plus faible, il emploie la ruse, et celui qui se sert de la ruse triomphe souvent de celui qui met toute sa confiance dans la force. Des actions fort diverses se trouvent continuellement en lutte, et de la sorte les créatures les moins heureusement douées gardent le droit de vivre et d’accomplir leur destinée près des êtres en possession de plus grands avantages.

Le naturaliste déclarant avec hardiesse que la variation qui n’est pas nuisible à l’organisme, devant être profitable, se fixe et s’accentue toujours davantage de génération en génération, s’appuie-t-il donc sur un fait constaté, au moins sur des indices d’une certaine valeur? En aucune façon; le monde entier, les myriades d’espèces de plantes et d’animaux disséminées sur les terres et dans les mers n’ont pu donner lieu à une seule observation, à une seule remarque qui semble justifier la doctrine. Afin de rendre claire l’idée de la sélection naturelle, comme l’auteur d’un conte fantastique, M. Darwin exige qu’on le suive au pays des rêves. Tout modestement il réclame la permission de citer un ou deux exemples imaginaires[2]. Il faudra s’en contenter; — imaginaire, c’est le premier mot juste de la théorie, il restera le dernier.

« Prenons, dit l’auteur du livre sur l’Origine des espèces, le cas d’un loup qui, chassant des animaux de plusieurs sortes, s’empare des uns par ruse, des autres par force, des autres encore par la rapidité de la course, et supposons que le gibier le plus agile, comme le chevreuil, par suite de quelque changement dans le pays, se soit beaucoup multiplié, tandis que tout autre gibier est devenu rare à l’époque de l’année où le loup consomme le plus de nourriture. Au milieu de telles circonstances, poursuit le narrateur, je ne puis apercevoir aucune raison de douter que les loups les plus sveltes et les plus agiles auront la meilleure chance de survivre et seront ainsi l’objet de la sélection, pourvu toujours qu’ils aient conservé assez de vigueur pour saisir leur proie, s’ils se trouvent forcés pendant une saison de chasser d’autres animaux. » Cette vision de loups convertis en rapides coursiers, rappelant sans doute à plus d’un lecteur les belles petites histoires qui l’amusèrent au temps de sa jeunesse, se complète par quelques aperçus. « Même sans aucun changement dans le nombre des animaux capables de tenter notre loup, dira M. Darwin, un louveteau pourrait avoir une tendance innée à poursuivre une sorte particulière de gibier. » Il le croit volontiers, car il a connu des matous enclins à donner la chasse soit aux rats ou aux souris, soit aux moineaux, mais il tient aux loups. Il se figure ceux qui habitent une région montagneuse et ceux qui fréquentent les plaines tout naturellement dans l’obligation de s’attaquer à différentes proies, — la conservation des individus le mieux appropriés aux deux situations devrait, pour satisfaire l’auteur, amener lentement la formation de deux variétés. Nous avons été avertis qu’on nous introduisait dans le domaine de la fantaisie, toute réflexion sur l’exemple choisi est inutile; on a vu précédemment la remarque de Cuvier sur le loup.

Après le rêve, il est bon de revenir à la réalité. Voulant tout de suite apporter une preuve éclatante que les humbles ne cessent d’avoir une part des biens de la nature, nous n’aurons nul besoin de recourir à l’imagination. Sur ce point, l’étude scientifique a déjà fait jaillir quelque lumière. La plus surprenante variabilité dans le développement de l’individu se manifeste chez les espèces d’une famille entière de la classe des insectes. Tout le monde connaît un peu le plus gros coléoptère de notre pays : le grand cerf-volant. Les énormes mandibules du mâle, souvent comparées à la ramure des cerfs, ont inspiré également l’appellation vulgaire et le nom zoologique (Lucanus cervus). Autrefois les amateurs, recherchant les cerfs-volans ou lucanes qui le soir prennent leurs ébats au voisinage des grands arbres, constataient avec surprise de prodigieuses différences dans les proportions du corps, dans le volume de la tête, dans la puissance et la forme des mandibules, dans la largeur du corselet des individus. Entre les plus gros et les plus petits, les observateurs ne pouvaient se résoudre à voir des frères. L’investigation se poursuivit, et bientôt on sut que les cerfs-volans robustes ou chétifs ont une origine commune. En effet, tous les ans au milieu d’une forêt, souvent dans le même tronc d’arbre, habitent des larves de lucanes, quelquefois sans doute nées de la même mère, et le développement de ces insectes s’effectue d’une manière tellement inégale que parmi les adultes les uns auront un volume double, triple ou quadruple de celui des autres. En Afrique, en Asie, dans les îles de la Mer du Sud, en Australie, en Amérique, il existe des espèces particulières de cerfs-volans, et chacune est représentée par des individus fort dissemblables sous le rapport de la taille comme sous le rapport de la puissance et de la configuration des mandibules. Il n’est pas de naturaliste qui n’ait présente à l’esprit l’étonnante diversité des individus dans le monde des lucanes, diversité permanente dans toutes les parties du globe et dans toutes les conditions où vivent ces insectes. Mâles et femelles, vigoureux ou chétifs, rongent le même feuillage et concourent ensemble à perpétuer l’espèce. Où donc ici trouver l’apparence d’une sélection?

Dans le règne animal, les espèces de lucanes ne sont pas les seules qui, sans le moindre changement d’existence, offrent de surprenantes variations individuelles; les gros scarabées pourvus de cornes fournissent le spectacle d’une diversité presque égale, incessamment renouvelée dans les mêmes proportions. M. Darwin se garde de mentionner de pareils exemples où l’on puise la preuve que la nature n’est nullement impitoyable pour les plus humbles parmi les êtres. Les nécessités de la cause l’obligent à ne pas s’écarter du monde imaginaire. Le rêveur y découvre un phénomène complexe. Supposons, dira-t-il, une plante dont la fleur fournit une liqueur sucrée; les insectes avides de humer le nectar se couvriront de pollen et souvent le porteront au loin sur le pistil de la fleur d’un autre individu. Au lieu de se produire sur place, la fécondation étant opérée entre les fleurs de deux pieds de la même espèce, nous avons bonne raison de croire, ajoute l’auteur, que les semences auront la meilleure chance pour se développer. C’est le souvenir d’un fait très ordinaire, mais aussitôt M. Darwin voit la production du miel augmenter, les insectes visiter avec délices les fleurs privilégiées, les fécondations favorables au maintien de l’espèce devenir plus fréquentes, et enfin il accorde la survivance aux représentans choisis de l’espèce végétale; tout un petit roman. Après la plante, qui, par une sélection imaginaire, a lentement accru son aptitude à donner du miel, les insectes trouvant la nourriture dans le nectaire des fleurs doivent, selon l’idée du grand partisan de l’évolution perpétuelle, mettre à profit les avantages de la fortune. Les industrieux hyménoptères de la famille des abeilles, on le sait, déploient une extrême activité; ils accomplissent de pénibles travaux comme si les minutes étaient comptées; faute d’atteindre aisément avec la langue le fond d’une corolle, ils se hâtent de pratiquer une entaille près de la base. M. Darwin, ayant médité sur de tels actes, déclare « n’avoir aucune raison de douter qu’une déviation accidentelle, soit dans la dimension et la forme du corps, soit dans la courbure ou la longueur de la trompe, trop faible pour tomber sous nos sens, puisse néanmoins être utile à l’abeille, de telle sorte que l’individu favorisé d’une manière imperceptible serait capable de prendre sa nourriture plus vite et aurait une meilleure chance de vivre et de laisser une postérité. » Les descendans, dit-on, hériteraient probablement de la tendance au même genre de déviation. De pareilles hypothèses peuvent sembler ingénieuses à des personnes qui ne se livrèrent jamais très sérieusement à l’observation de la nature; aux yeux d’investigateurs, elles apparaissent comme des conceptions d’une philosophie primitive. Ne négligeons pas cependant la dernière partie de l’exemple de sélection inventé pour répandre la lumière sur la théorie. M. Darwin nous conduit au milieu des champs cultivés où croissent le trèfle des prés et le trèfle incarnat, c’est-à-dire sur un sol transformé par la main des hommes. Abeilles et bourdons s’agitent; les premières puisent sans peine le miel au fond de la corolle du trèfle incarnat; elles n’y parviennent pas sur les fleurs du trèfle commun, que les bourdons trouvent à leur convenance. Ainsi ce serait un grand avantage pour l’abeille, remarque le savant anglais, d’avoir la trompe un peu plus longue ou différemment construite. La fertilité du trèfle dépend beaucoup des visites et des mouvemens des insectes; alors supposant les bourdons devenus rares dans une contrée, il y aurait, pour le trèfle des prés, profit réel d’avoir le tube de la corolle plus court ou plus profondément divisé afin d’ouvrir son trésor à l’abeille commune. Voilà comment M. Darwin conçoit l’insecte et la fleur avec le temps capables de s’adapter l’un à l’autre d’une manière parfaite par la conservation des individus affectés de légères déviations de structure.

Le tableau est la parodie d’une scène de la nature; tracé pour des lecteurs qu’on espère séduire par le charme de la description, on ne s’inquiète pas si les détails paraîtront inouïs à des observateurs. Qui ne s’étonnerait de l’idée d’un allongement de la trompe chez l’abeille vulgaire, — avantage appelé à s’accroître de génération en génération? On le sait, les abeilles qui vont sur les fleurs puiser le miel sont des ouvrières, des individus stériles; prisonnière dans la ruche, la femelle féconde prend la nourriture mise à sa portée. Au reste, allons au milieu des campagnes, d’un œil attentif suivons les différens hyménoptères avides du miel des fleurs, examinons en même temps les détails de la conformation de ces insectes, il sera impossible alors de ne pas demeurer convaincu que toute déviation de structure serait une circonstance fâcheuse pour l’espèce, une monstruosité gênante. La sélection imaginaire des individus possédant une trompe un peu plus longue que les autres ramène la pensée aux vues de Lamarck[3]. Le savant français supposait la girafe toujours en peine pour atteindre le feuillage des grands arbres; il voyait à la suite d’efforts continuels le cou de l’étrange mammifère allongé d’abord d’une manière inappréciable, et la modification gagnée, transmise par voie héréditaire, augmentant à chaque génération. Entre le changement présumé de l’hyménoptère et celui du mammifère, l’analogie paraît frappante. On expliquera néanmoins que la différence est considérable : Lamarck s’est inquiété seulement du résultat de l’effort de l’animal, M. Darwin a songé à la survivance des individus modifiés; dans l’opinion des Anglais, c’est beaucoup plus beau[4].

Les partisans de la doctrine de l’évolution perpétuelle se préoccupent infiniment des effets de l’usage et du défaut d’usage; ils aimeraient y découvrir l’origine des prétendus changemens survenus dans la conformation des êtres. Certes, la vigueur du corps ou d’un membre s’accroît et se conserve par l’exercice, un affaiblissement se manifeste par suite d’une longue inertie. Le fait n’est pas en question; les résultats d’expériences multiples que personne n’a préparées s’offrent à tous les regards. Chez les peuples civilisés, les goûts, les habitudes, les nécessités du travail entraînent des efforts très variables, et chacun peut en apprécier les effets. A l’égard des animaux domestiques, on a vu dans quelles limites est modifié le sujet qui a les jambes trop grêles ou les ailes trop courtes. M. Darwin n’hésite pas à convenir que pour les êtres vivant à l’état de nature aucun terme de comparaison ne permet de juger des effets ou de l’exercice ou du défaut d’usage. On n’a jamais vu un animal sauvage ne pas se servir de ses membres ou laisser des organes inactifs. Les créatures libres usent de leurs facultés dans la plus large mesure possible; des oiseaux ou des insectes n’ayant que des ailes imparfaites les agitent avec force afin d’accélérer la course; des reptiles qu’on appelle des scinques, jolis lézards vêtus d’écailles polies et brillantes, fort communs dans l’Europe méridionale, en Afrique et en Asie, ont le corps long et les membres tout petits, c’est merveille de voir la peine qu’ils se donnent pour aller vite avec leurs petites pattes. Qu’importe en ce moment le monde réel? c’est dans un monde imaginaire qu’on nous a transportés; avant d’en sortir, il est essentiel de le bien connaître, les prodiges de la sélection naturelle ne sauraient être trop sérieusement considérés.

Un oiseau qui ne vole pas semble une sorte d’anomalie, et pour- tant il existe des oiseaux incapables de voler, — ils n’ont que des ailes rudimentaires. Autrefois il y en avait davantage; nous avons retracé l’histoire de ces créatures belles ou étranges qui vivaient encore il y a deux siècles à l’île de France, à l’île Bourbon, à l’île Rodriguez[5]. A une époque dont il paraît impossible de préciser le terme, la Nouvelle-Zélande était habitée par les dinornis et Madagascar par les œpyornis, qui erraient à la manière des autruches et des casoars. M. Darwin songe à ces coureurs emplumés, et il affirme sa croyance que de tels oiseaux ont négligé l’usage des ailes, et après une suite de générations ont perdu la faculté de s’élever dans l’air parce qu’ils occupaient des îles où l’on ne rencontre pas de grands carnassiers. Il est permis de s’étonner que tous les individus de chaque espèce aient été pris ensemble de la même paresse; on se figure peu des êtres renonçant au plaisir d’une locomotion facile et pleine d’agrément, s’ils n’ont pas à craindre la poursuite d’ennemis dangereux. A voir les ébats, les courses folles, les évolutions sans fin de nos oiseaux, on se persuade que le besoin de fuir le danger n’est pas le seul mobile qui anime les créatures en possession d’une entière liberté. M. Darwin se contente de préparer d’autres surprises.

C’est à la quiétude trop parfaite dont jouissaient les oiseaux insulaires qu’il attribue l’abandon de l’usage des ailes, et cependant il ne peut oublier l’autruche. Aucune difficulté ne l’arrête. L’autruche habite un vaste continent et se trouve exposée aux attaques des lions et des panthères; incapable de s’envoler, elle se défendra le mieux possible à coups de pied. Satisfait de l’explication, le terrible savant ajoute : « Nous pouvons imaginer que le premier ancêtre de l’autruche avait les habitudes de l’outarde ; par une sélection naturelle dans les générations successives, le poids et le volume du corps ont augmenté ; les pattes sont devenues d’un usage plus ordinaire, les ailes d’un emploi moins fréquent, et l’animal n’a plus connu la faculté du vol. » Dans les parcs des ménageries, il n’est pas rare de voir courir une autruche; de ses petites ailes, elle bat l’air avec violence. Certainement qu’au désert, à l’approche d’un ennemi redoutable, l’oiseau tire tout le parti possible de ses membres avortés, afin de précipiter sa fuite. Si M. Darwin craignait de se contredire, n’affirmerait-il pas ici que de semblables efforts doivent produire un allongement des ailes? Au reste, pour un instant, ne refusons pas d’admettre l’existence d’une atrophie provenant d’un défaut d’usage dont le monde ne vit jamais d’exemple dans l’état de nature, la théorie n’en paraîtra guère plus solide. Par l’ensemble de la conformation, l’autruche et les autres grands oiseaux coureurs diffèrent des oiseaux ordinaires à beaucoup d’égards; en un mot, ils sont d’un type très particulier. L’idée d’une origine commune avec l’outarde serait fort extraordinaire aux yeux des vrais zoologistes, elle n’a pas été formulée; mais nous savons que, dans le domaine de la rêverie, toutes les audaces sont autorisées. Cependant il ne s’agit encore que de changemens survenus par suite du mode d’exercice, et alors si, dans les temps primitifs, l’autruche avait été habile au vol, l’individu de l’époque actuelle ressemblerait à son ancêtre comme le coq de race cochinchinoise ressemble au coq bankiva sauvage. — L’espèce serait toujours la même.

Un oiseau coureur, par la taille inférieur à l’autruche, le nandou, erre dans les vastes plaines de l’Amérique du Sud; c’est le pays du couguar et du jaguar. Selon toute apparence, si les nandous inoffensifs avaient la notion précise des avantages physiques, ils regretteraient en maintes rencontres de ne pouvoir s’envoler. Ici, la paresse dont on charge les habitans des îles paisibles resterait sans excuse, et M. Darwin lui-même se trouverait obligé de faire l’aveu que la sélection a bien mal opéré. Les autruches, les nandous, les casoars, les dinornis, les œpyornis, appartenant à un même groupe naturel, n’ont pas reçu l’usage des ailes, la faculté du vol semble incompatible avec un volume très considérable; des oiseaux du même type que ces oiseaux gigantesques, les aptéryx de la Nouvelle-Zélande, par exception réduits aux proportions des gallinacés, sont également des coureurs. Dans la nature, c’est toujours le caractère le plus important ou le plus général qui domine, malgré de notables déviations.

M. Darwin s’occupe des êtres qui habitent les lieux obscurs : animaux aveugles, en général très remarquables par l’ensemble des caractères. Le système conduit à déclarer que l’atrophie ou la disparition des yeux a est due probablement à une réduction graduelle provenant du défaut d’usage, mais peut-être aidée par la sélection naturelle. » M. Darwin se montre assailli par le doute. La cause de l’état des organes de la vision chez les créatures qui demeurent dans une nuit perpétuelle est donnée simplement comme probable, le concours de la sélection n’est pas affirmé. Cette réserve, qui trahit une immense inquiétude au sujet de la valeur de l’idée de la transformation sans limites, est pleinement justifiée. L’atrophie des yeux, par suite d’un séjour permanent dans l’obscurité, pourrait ne pas sembler un phénomène physiologique très extraordinaire ; mais ce n’est pas faire œuvre de science de s’arrêter à un point spécial de l’organisation du type, et de ne songer ni aux autres particularités de conformation, ni aux circonstances nécessaires ou indispensables à la vie et à la propagation de l’espèce. Or les animaux aveugles appartiennent la plupart à des types très singuliers; ils n’ont que des rapports éloignés avec les êtres de même groupe jouissant de la lumière[6]. M. Darwin témoigne d’une certaine faiblesse par son silence absolu à l’égard de tous les faits qu’il considère sans doute comme écrasans pour sa doctrine; il est vraiment trop habile dans cet art de la sélection dont il veut faire honneur à la nature.

Dès qu’il s’agit d’animaux aveugles, chacun pense à la taupe. Tout le monde connaît la bête au corps cylindrique, au museau saillant, aux pattes courtes et robustes si admirablement construites pour creuser. L’appropriation à la vie souterraine est complète jusque dans les moindres détails, et l’auteur du livre sur l’Origine des espèces n’aperçoit que l’état de cécité. La taupe a été rendue aveugle parce que la nuit règne dans sa demeure; comme les autres mammifères, selon l’avis de M. Darwin, les premiers parens de l’animal abhorré des cultivateurs avaient des yeux excellens. Demandons alors par quel prodige la créature née pour voir la lumière du soleil a pu devenir l’habitant des plus sombres retraites ; avec simplicité on nous répondra : j’imagine que l’animal aura trouvé quelque avantage à fuir la société. De nouvelles questions paraîtraient évidemment fort indiscrètes.

Le genre d’explication adopté par M. Darwin permet d’aller loin sans rencontrer d’embarras sérieux. Aussi, assure-t-on, un des plus éminens naturalistes étrangers de notre époque, qui désirait faire bien comprendre la théorie sur l’origine des espèces, n’eut qu’à choisir un exemple imaginaire encore un peu plus saisissant que celui de l’autruche et de la taupe pour montrer toute la grandeur de l’idée. Un poisson, disait l’illustre professeur, s’approche de la rive, et, considérant le charme du paysage, cède à la folle envie d’aller faire un tour au bois. Avec une certaine lenteur, les nageoires s’allongent et se convertissent en pattes. Pour respirer dans l’air, les branchies sont inutiles et les poumons nécessaires ; quelques millions d’années, et tout s’arrange : nous avons alors un animal qui court et grimpe d’une façon irréprochable. À cette peinture s’ajoute à merveille la remarque souvent reproduite dans les œuvres du savant anglais : nulle difficulté d’explication ! L’histoire de la taupe serait infiniment plus bizarre que celle du poisson renonçant pour toujours à la vie aquatique. Avec le poisson, on peut chercher l’analogie dans les métamorphoses des grenouilles et des salamandres. Au sujet de la taupe, on n’aperçoit rien au monde qui donne la pensée d’un mammifère dont les membres, conformés pour la course, deviennent des instrumens de mineur d’une étonnante perfection. Si l’on suppose la sélection capable de produire un pareil miracle, il faut admettre qu’elle agira en sens contraire. Des individus s’ennuyant au milieu des ténèbres s’efforceront de s’établir au grand jour : alors peu à peu les yeux s’ouvriront, le museau s’affaiblira, les pattes s’effileront, et les descendans de nos fouisseurs seront des animaux agiles. Le domaine de la fantaisie n’a pas de limites ; mais, dans sa préoccupation de la réalité, l’observateur ne peut se défendre d’invoquer la science acquise. Des ossemens ont été rencontrés dans des couches déjà fort anciennes ; ils attestent que l’animal souterrain de l’époque actuelle ne diffère pas de l’animal des temps géologiques. La taupe est d’un type singulièrement caractérisé ; dans son voisinage, elle n’a pas de plus proches alliés que le hérisson et la musaraigne. Est-il possible d’imaginer un ancêtre commun pour la taupe, le hérisson et la musaraigne ! Sur ce point, M. Darwin cache son sentiment. Il a tort, car en présence de formes très nettement séparées,. il se tire habituellement d’embarras avec une aisance incomparable. Les intermédiaires, dira-t-il, avaient sans doute pour la vie moins d’aptitudes que les autres, ils ont disparu. Après cela, les partisans de l’évolution perpétuelle estiment qu’il est d’un esprit arriéré de ne pas se montrer pleinement satisfait d’une explication aussi heureuse.

De petits coléoptères carnassiers habitent des grottes obscures en quelques parties de l’Europe et de l’Amérique du Nord ; ils sont aveugles ; on les désigne sous le nom d’anophthalmes. L’auteur du livre sur l’Origine des espèces a été instruit que ces insectes ne ressemblent à nulle créature vivant dans les conditions ordinaires. Il n’éprouvera pas la moindre peine à déclarer que les anophthalmes clairvoyans ont dû s’éteindre; il faut toujours s’en prendre à la sélection. Décidément le mot est magique. Au sujet de la faune de Madère, le savant anglais tombe dans une amusante méprise. Un habile entomologiste, M. Wollaston, a recherché avec un soin extrême les coléoptères qui vivent dans l’île; 550 espèces environ ont été recueillies, et sur ce nombre 200 à peu près manquent de la faculté du vol. M. Darwin attribue l’atrophie des ailes au défaut d’usage et à la sélection. Ne croirait-on pas que sur le continent les insectes appartenant aux mêmes types sont mieux partagés? Il n’en est rien. Les représentans d’une famille entière de coléoptères ne volent pas; ce sont des insectes noirs, amis des ténèbres, qui abondent dans les grottes et dans les endroits arides au milieu des sables brûlans[7]. De même que les côtes de la Méditerranée, Madère offre des stations favorables à la vie de ces créatures. Notre auteur se préoccupe peu des conditions indispensables à l’existence des diverses espèces, et c’est la connaissance seule de ces conditions qui permet d’expliquer la présence de beaucoup de types particuliers de plantes et d’animaux sur certains points du globe.

Les recherches des géologues paraissent avoir singulièrement encouragé l’idée de perpétuels changemens dans la conformation des êtres; une comparaison donne confiance aux partisans de la variation indéfinie, mais par malheur, du côté de la nature vivante, la comparaison n’est justifiée par aucun fait. En observant l’érosion produite sur des roches par l’action de l’eau, le travail de plusieurs années semble parfois imperceptible. Il est aisé néanmoins de le reconnaître ; on pourra donc avec une sorte de certitude calculer le temps qui a été nécessaire pour amener l’état actuel et prévoir un résultat considérable dans la suite des siècles; de même, s’il s’agit de la diminution d’un glacier ou de l’accroissement d’un dépôt. La faute est de supposer une analogie chez les plantes et les animaux, de croire qu’une légère variation se transmet par voie d’hérédité et augmente sans cesse comme le sable que le flot apporte sur la grève. En se résignant à citer des exemples imaginaires, M. Darwin a fourni la preuve de l’impossibilité de saisir un seul indice de variations susceptibles de s’accumuler.

A l’égard de la sélection naturelle, un dernier trait du célèbre philosophe naturaliste achèvera de montrer ce que vaut l’hypothèse. L’idée de perfection croissante de chaque type reporte inévitablement l’esprit sur les êtres inférieurs; on trouve alors que la doctrine ne s’accorde guère avec les faits. M. Darwin ne voit aucune raison de s’en inquiéter. Si on demande pourquoi les espèces d’organisation élevée n’ont pas d’une manière générale supplanté ou exterminé les formes les moins parfaites, il répondra avec son assurance habituelle : « Dans notre théorie, l’existence continue d’organismes inférieurs n’offre aucune difficulté; la sélection naturelle, ou la survivance des individus les mieux doués, n’implique pas de toute nécessité un développement progressif, elle profite seulement de telles variations qui surviennent et qui réalisent un bienfait pour la créature. On chercherait en vain, ajoutera le narrateur, quel avantage il y aurait pour un infusoire, un ver intestinal ou même un ver de terre à posséder une organisation plus complexe. S’il n’y a pas d’avantage, les formes ne seront point améliorées ou ne le seront que faiblement; elles pourront demeurer à travers les âges dans la présente condition d’infériorité. » La contradiction est flagrante, la réflexion que suggèrent l’infusoire et le ver de terre s’applique à tous les types du règne animal comme du règne végétal; en un mot, la condamnation du système est prononcée par l’auteur lui-même dès qu’il consent à envisager l’état de la nature.


II.

Un naturaliste qui a beaucoup recherché les animaux en différentes parties du monde, M. Alfred Wallace, l’habile explorateur de la Malaisie, a manifesté d’une façon très indépendante des sentimens favorables à la sélection naturelle[8]. Il a été fait grand bruit d’un pareil acquiescement à certaines vues de M. Darwin, — on assure que la foi des premiers jours est maintenant très ébranlée; peu importe, car il s’agit de se préoccuper d’un ensemble d’observations et de remarques fort intéressantes. Jusqu’à présent, il n’était question que de choses imaginaires; avec M. Wallace, le spectacle de la vie réelle est devant les yeux; le champ de la controverse est borné à l’interprétation.

On sait combien d’animaux affectent les teintes des objets qui les environnent; le vêtement les dérobe à la vue et les protège, comme le manteau couleur de muraille dissimule le rôdeur nocturne. Un phénomène plus extraordinaire, c’est l’apparence ou la physionomie que des êtres de certains groupes semblent avoir empruntée à des représentans d’autres groupes. Depuis longtemps, on signalait de nombreux exemples de cette sorte de déguisement, et dans plusieurs circonstances sans comprendre le dessein de la nature. Un voyageur anglais, M. H. Bates, parcourut la vallée de l’Amazone accordant la meilleure part de son attention aux magnifiques lépidoptères qui abondent dans la chaude région, où ils répandent sur le paysage un charme inexprimable. Un fait ignoré jusqu’alors fut révélé. Les espèces les plus communes, très exposées aux regards des oiseaux, possèdent un moyen de défense, les autres en sont privées et celles-ci se confondent avec les premières : elles trompent l’ennemi à la faveur de l’imitation. La ressemblance est un mode de protection donné par la nature. L’observation comparative des animaux de groupes divers portant pareille livrée promettait d’apprendre une foule de particularités curieuses de la vie des êtres. En Angleterre, plusieurs investigateurs ont pris part à cette étude; voyant que de minimes détails du costume jouent un rôle considérable dans l’existence de pauvres créatures sans défense, on s’est animé à cette recherche; le mot de mimicry, dont on regrette de ne pas trouver l’équivalent dans la langue française, a été adopté comme l’expression bien caractéristique d’un phénomène beaucoup plus général qu’on ne l’avait supposé; il touche l’esprit en reportant la pensée aux scènes du théâtre antique, à la condition des mimes. Au milieu de ses longues pérégrinations, M. Wallace, toujours attentif aux ressources de la vie dans le monde des animaux, a vu mille déguisemens qui n’avaient pas encore été signalés. M. Darwin supposant chaque avantage acquis par un individu appelé non-seulement à ne pas disparaître, mais encore à grandir de génération en génération, il a suffi à l’explorateur de la Malaisie, pour apercevoir le signe d’une sélection naturelle, de croire que le déguisement dont une multitude d’espèces offre l’exemple a été lentement obtenu. Des faits remarquables entre tous méritent d’être bien connus; ils ouvrent un vaste champ à la méditation, ils donnent l’idée d’une ravissante harmonie au sein de l’univers, ils conduiront à décider s’il est moins sage d’attribuer l’état de la nature à une suite d’heureux changemens qu’à des conditions déterminées dès l’origine.

La couleur est souvent protectrice de la vie de la créature. A cet égard, le principe d’utilité, dont parlent beaucoup les partisans de la théorie des transformations indéfinies, manifeste dans toutes les parties de l’organisme, réclame peu de clairvoyance pour être jugé indiscutable. Autrefois, comme aujourd’hui, le chasseur s’est aisément convaincu que l’animal réussit à se dérober à la faveur d’une teinte grise ou fauve se distinguant à peine de celle du sol, ou d’un plumage dont la nuance se confond avec celle des feuilles. En maintes circonstances, nos lièvres et nos lapins, fuyant sur une terre nue, dépistent les malheureux qui les poursuivent. Les antilopes d’Afrique et les kangourous d’Australie ont un pelage procurant de pareils succès. On cite le lion comme magnifique exemple de conformité de coloration ; couché sur le sable du désert ou tapi entre les pierres, l’animal doit être presque invisible à distance, et la gazelle approche sans crainte. L’ours polaire ne tranche en aucune façon sur les glaces; le renard arctique, l’hermine, le lièvre des Alpes aux teintes terreuses pendant l’été, ont l’hiver la blancheur des champs de neige qu’ils parcourent. Les bêtes nocturnes, chauves-souris, rats et souris, portent le vêtement qui dissimule le mieux dans l’obscurité. A la vérité, le tigre, le léopard, les panthères, ont des marques bien voyantes; ils se cachent sur les arbres; d’ailleurs, dit avec certaine raison M. Wallace, l’appropriation aux conditions d’existence demeure plus ou moins complète, d’autres naturalistes soupçonnent des desseins de la nature encore voilés à nos yeux.

Parmi les oiseaux, les couleurs protectrices sont fort ordinaires. Même sans les récits des voyageurs, on présumerait à bon droit que les perroquets, les touracos, les guêpiers parés de belles teintes vertes, sont difficiles à découvrir dans le feuillage des forêts tropicales. Au désert, les abris manquent : sur de vastes étendues, on ne voit ni un arbre, ni un buisson; alouettes, cailles, fauvettes et gangas qui parcourent l’espace, ont des nuances grises ou une couleur isabelle comme les sables. Dans les montagnes de l’Europe, aux jours de l’été, le lagopède a un plumage qui s’harmonise d’une façon complète avec la nuance des pierres couvertes de lichen, il se complaît entre ces roches, et, disent les chasseurs, souvent une bande entière d’oiseaux échappe à la vue. L’hiver, le lagopède a changé de costume; aussi blanc que la neige, il conserve l’avantage de ne point éveiller l’attention. Les teintes jaunes, brunes et cendrées des feuilles mortes se retrouvent dans le plumage du coq de bruyère; sous les grands arbres, affaissé sur le sol, l’animal demeure presque invisible. Un engoulevent de l’Amérique du Sud, aux couleurs plus claires que les autres espèces du même groupe, habite des îlots pelés du Rio-Negro supérieur, rapporte M. Wallace[9]; immobile sur la roche nue, l’oiseau semble défier toute clairvoyance.

Aussi bien ou mieux encore que les mammifères et les oiseaux, les reptiles, par caractère enclins à la dissimulation, ont en général des couleurs faites pour tromper. La vipère cornue et le grand lézard des sables de l’Egypte et du Sahara qu’on nomme le varan du désert présentent du sol le ton uniforme. Dans les chaudes contrées, tranquilles sur les troncs, les geckos exposent au soleil un dos marbré qu’on distingue avec peine de l’écorce. Nos lézards courant à travers les buissons ou dans les herbes sont d’un beau vert; les magnifiques iguanes de l’Amérique du Sud vivent sur les arbres, et ils ont absolument la couleur du feuillage. Des serpens peuvent être confondus avec des branches; d’autres, les dendrophides de l’Inde, des îles de la Sonde ou des Moluques, ont des teintes vertes d’une ravissante fraîcheur, rehaussées par des marques blanches ou noires : une imitation de végétal. Chacun sait par expérience si les gentilles rainettes sont faciles à découvrir sur les plantes aquatiques.

Au milieu du monde de la mer, de nombreuses espèces semblent aussi avoir emprunté l’aspect des lieux. Des poissons tels que les soles, les floundres, les plies, affectent la teinte du gravier; des animaux qui ne s’éloignent pas des rivages se perdent dans la végétation marine à la faveur du coloris. On cite les hippocampes d’Australie, comme remarquable exemple d’appropriation heureuse; ces poissons portent des appendices d’un rouge vif qu’on prendrait pour des brins des fucus d’alentour; au repos, l’animal demeure invisible sur les plantes. Parmi les insectes, l’adaptation aux circonstances ordinaires de la vie est encore plus saisissante que dans les autres groupes du règne animal. Ce sont des chenilles teintes de la couleur des feuilles, des chenilles grises ou brunes comme les écorces, des sauterelles vertes comme les prés. Dans les chaudes régions du globe, sur les arbustes se tiennent les spectres[10], curieuses bêtes de grande taille, à la démarche d’une extrême lenteur; le corps est si pareil à une petite branche, les pattes à des tiges grêles, que la clairvoyance de l’homme et des animaux est continuellement déjouée. Des insectes de la même famille, les phyllies, habitent les parties méridionales de l’Inde, les îles de la Sonde, les Moluques. Sur les arbrisseaux restent immobiles de longues heures, les femelles et les jeunes individus; formes et nuances sont faites pour tromper. Tout l’animal est d’un vert charmant qui se confond avec la plante; le corps large et plat ressemble à une feuille; les ailes, traversées par des nervures et comme réticulées, ont également l’apparence des feuilles ; les pattes, pourvues d’expansions découpées d’une façon bizarre, affectent la physionomie de certaines portions du végétal. Il y a quelques années, des phyllies apportées à Paris vécurent plusieurs mois au Jardin d’acclimatation du bois de Boulogne, causant la surprise des visiteurs. Au milieu de la riche végétation des contrées tropicales de l’Amérique du Sud abondent les capricornes[11]; beaucoup d’espèces ont des teintes grises rehaussées de lignes irrégulières brunâtres; d’autres ont la surface du corps et des élytres inégale, même rugueuse; c’est une étonnante imitation de l’écorce. Pendant la chaleur du jour, ces insectes demeurent fixés sur les troncs d’arbres; on regarde, on examine, et souvent on ne parvient point à les apercevoir. Certains coléoptères, les chlamys, se font remarquer par des ciselures et des sculptures d’un caractère singulier; sur les plantes, on les confond avec les déjections des chenilles. Des espèces de forme hémisphérique, des cassides, offrent l’éclat de l’or; sous la vive lumière du soleil, on les prend pour des gouttes de rosée. Des insectes carnassiers d’une élégance incomparable, d’une agilité merveilleuse, ont eux-mêmes des couleurs qui les dissimulent. Échapper à des ennemis puissans et ne pas effaroucher de pauvres créatures destinées à devenir une proie sont des avantages qu’en plus d’une circonstance les jolies cicindèles doivent à leur vêtement. Verte comme les prés, notre cicindèle champêtre fréquente les endroits herbus; grises ou brunes, les autres cicindèles de notre pays courent et voltigent ordinairement sur le sol nu et sur les sables. Dans les îles de la Malaisie, M. Wallace a observé des espèces du même genre encore plus heureusement appropriées aux milieux où elles passent leur existence. Une d’elles, toute veloutée et d’un vert profond[12], ne fut jamais rencontrée que dans le lit d’un torrent sur des pierres chargées de mousse; l’œil exercé de l’entomologiste avait des peines infinies à la découvrir. Une cicindèle brune, de grande taille, se montrait particulièrement sur les feuilles mortes dans les sentiers des forêts. Une autre erre sur la vase humide de marais salans; elle est d’un ton olive luisant, si pareil à celui de la vase que l’investigateur ne réussissait à distinguer l’insecte qu’à son ombre au moment où brillait le soleil. Sur des rivages couverts d’un sable blanchâtre, le naturaliste était certain de trouver une cicindèle toute pâle, sur des terres volcaniques une espèce de couleur sombre.

Dès que l’attention s’arrête sur un sujet en apparence aussi peu important que des détails de coloration, mille remarques curieuses s’offrent à l’esprit. La conformité de nuances est le signe d’une protection de la vie de la créature; elle trahit des conditions d’existence; — sur un simple indice se révèle un ensemble de phénomènes. En général, nos papillons de nuit portent modestement des couleurs grises ou brunes avec des taches ou de fines rayures noirâtres; posés pendant le jour sur l’écorce des arbres, sur les pierres, sur les murailles, ils sont à peu près invisibles à la moindre distance. Quelques espèces ont une teinte verdâtre ou plutôt un mélange de gris et de vert ; celles-ci se tiennent habituellement sur les troncs et les rochers dont les lichens se sont emparés. Au vol, de grandes noctuelles de notre pays, les lichenées[13], attirent les yeux; elles ont des couleurs bleue, rouge, orange très vives, mais la voyante parure est limitée aux ailes postérieures ; au repos, les ailes supérieures, d’un gris uniforme, la cachent, et l’insecte, immobile sur une écorce, ne risque guère d’être aperçu de l’oiseau en quête de sa nourriture. Plusieurs espèces de proportions minimes se reposent souvent sur les feuilles vertes; de loin, c’est une tache très distincte où le gris et le noirâtre se mêlent au blanc pur. Il a fallu les fréquentes méprises des amateurs pour reconnaître un singulier genre d’imitation. Ces insectes, qui s’exposent si ostensiblement à tous les regards, sont fort bien protégés par les couleurs ; ils ont absolument l’aspect des fientes d’oiseaux. Les lépidoptères, qui paraissent dans les mois de septembre et d’octobre, affectent la plupart des teintes qui s’harmonisent avec la végétation de l’automne. L’apparence d’une feuille morte se retrouve chez plusieurs espèces, et feuille morte est devenu le nom vulgaire d’un gros papillon aux ailes dentelées, assez commun en France[14]. Aux jours d’hiver, lorsque le ciel est serein, voltigent encore quelques phalènes; pâles, argentées, les pauvres créatures semblent ne devoir chercher refuge que sur la pierre et ne traverser que des champs de neige.

Lorsqu’on vient à considérer les lépidoptères diurnes, à la vue des riches dessins des ailes, des nuances vives, des couleurs étincelantes, une seule pensée s’empare de l’esprit. On ne se figure tant de beauté que pour répandre un grand charme sur la nature. Parés d’une façon merveilleuse, les papillons se montrent partout au grand jour comme pour exciter l’admiration; — les voyageurs les plus indifférens qui parcourent les contrées tropicales sont eux-mêmes éblouis par l’éclat de certaines espèces. Au premier abord, il est impossible de songer que des créatures si brillantes puissent être jamais dissimulées par la coloration, et pourtant il y en a des exemples. Au vol, les papillons diurnes étalent tous leurs ornemens, mais au repos ils les cachent; les ailes, dressées contre le corps, ne présentent aux regards que la face inférieure, colorée d’ordinaire de teintes assez douces. Au printemps voltige dans les avenues de nos bois le joli papillon, de loin reconnaissable à une grande tache orange; de son nom vulgaire, c’est Y aurore. Posé sur les têtes des ombellifères, l’insecte, aux ailes blanches en dessous et persillées de vert, semble faire partie de la plante. Des lépidoptères de l’Amérique du Sud, qu’on cite parmi les plus élégans, ont la face inférieure des ailes brune avec des rayures et des taches plus sombres, — une véritable imitation d’écorce fendillée ; ils ne se tiennent que sur les troncs d’arbres. Des nymphales de l’Inde, des îles de la Sonde et des Moluques, ornées en dessus d’une large bande jaune orange sur un fond d’un bleu chatoyant magnifique[15], se voient à longue distance, si elles volent; au repos, aucune marque n’attire l’attention. En dessous, la teinte des ailes est la couleur de l’ocre ou d’une autre matière terreuse, et ces insectes, nous apprend M. Wallace, se posent sur les feuilles sèches, dont il est parfois difficile de les distinguer. Chez divers papillons des pays chauds, les ailes antérieures sont pointues, et, sous les tropiques, cette forme est précisément celle des feuilles d’un grand nombre d’arbres et d’arbrisseaux ; du côté apparent, lorsque l’insecte est immobile, une grosse ligne médiane et des lignes obliques plus grêles figurent des nervures, et les nuances complètent l’illusion.

De telles particularités attestent combien les êtres faibles et sans défense sont pourvus de moyens de soutenir la lutte pour la vie. Il est aisé de se convaincre que des espèces appartenant aux diverses classes du règne animal doivent au vêtement d’échapper à des ennemis et de pouvoir surprendre le gibier qu’elles attendent pour se nourrir. L’avantage d’une coloration qui se confond avec celle du sol ou de la végétation est de toute évidence, mais la cause première de cette uniformité reste obscure. M. Wallace veut croire qu’une semblable harmonie ne s’est réalisée qu’avec le temps. A l’origine, la chenille n’aurait donc pas été verte comme les feuilles, le mammifère, le reptile ou l’insecte du désert gris comme les sables. L’espèce animale se serait appropriée au milieu par une lente sélection. En vérité, l’explication est peu satisfaisante; elle est démentie par les faits. Les oiseaux ayant les teintes du feuillage, les insectes dont les tégumens imitent l’écorce des arbres, ceux qui paraissent avoir emprunté la couleur du sol, ne varient pas d’une manière sensible; ils restent pareils à eux-mêmes dans toutes les circonstances. L’adaptation n’est pas également parfaite pour les individus de chaque espèce. Dans une région, l’animal a exactement la teinte qui le dissimule le mieux; dans une autre contrée, sa couleur, qui n’a pas changé, ne le protège pas au même degré. Si les êtres s’étaient appropriés aux milieux par un lent effort de la nature, l’harmonie complète existerait dans tous les cas, et nous verrions les individus d’une même espèce diversement colorés suivant les localités. Rien n’est moins ordinaire. L’idée de la sélection naturelle n’est pas plus féconde dans le monde réel que dans le monde imaginaire.

La protection donnée à l’animal par une couleur analogue à celle des objets qui l’environnent n’est pas générale. Des espèces de divers groupes dépourvues d’un pareil moyen de dissimulation ne sont pas néanmoins sans défense. Contrefaire le mort est un instinct qui sauve fréquemment l’être chétif. La faculté de mettre le corps en boule et de cacher les parties les plus vulnérables est bien connue pour le hérisson ; elle existe chez une multitude d’insectes. La possibilité d’émettre une odeur qui répugne à l’ennemi permet à une foule de créatures de vivre à peu près tranquilles. Parées de vives nuances, d’ordinaire réunies en masses sur des plantes basses, les punaises des bois et des champs ne peuvent guère manquer d’être vues des oiseaux insectivores; mais, si la jeune fauvette s’est laissé tenter, instruite par une désagréable expérience, elle cessera d’inquiéter les bêtes puantes. La plupart des punaises portent un sachet à odeur ; sous la menace du danger, elles ouvrent l’orifice, et chacun sait combien l’odeur est repoussante. Maintenant il y a les espèces incapables de se dissimuler et de se soustraire au péril; celles-ci trompent par une sorte de déguisement, elles ressemblent par l’aspect à des créatures mieux douées; c’est à elles que s’applique le mot de mimicry. Des lépidoptères ont donné lieu aux premières observations sur ce sujet.

Dans l’Amérique du Sud, au milieu des parties boisées, abondent les héliconies, de charmans papillons d’espèces infiniment variées. Tout est gracieux chez ces êtres ; le corps svelte, de grandes antennes, des ailes longues, délicates, quelquefois demi-transparentes, ornées de taches et de bandes rouges, jaunes, blanches sur un fond noir, bleu ou brun, offrent l’image d’une élégance parfaite. Les héliconies ont un vol faible et lent; faciles à prendre, leur riche parure, leur nombre considérable, appellent tous les regards, et cependant elles habitent les forêts où vivent les oiseaux qui comptent parmi les plus actifs chasseurs d’insectes. Des morceaux d’ailes de papillons de plusieurs genres déchirés par le bec des voraces insectivores se voient souvent sur la terre; jamais, disent MM. H. Bates et A. Wallace, on ne découvre le moindre fragment d’une héliconie. Le mystère a été dévoilé, les belles héliconies sont protégées à la façon des punaises; dès qu’on les touche, suinte par des pores une liqueur nauséabonde, et les doigts qui en ont reçu l’atteinte conservent l’odeur après plusieurs lavages ; les oiseaux n’ont que du dégoût pour ces papillons très jolis avoir, mais sans doute détestables à manger.

Dans un genre très nombreux de lépidoptères, le blanc domine; ce sont les piérides ou les papillons de chou, comme chacun les désigne. Longtemps on s’étonna de trouver des espèces américaines de ce groupe ayant des formes et des couleurs semblables à celles des héliconies au point de causer des méprises. Les piérides et les héliconies sont des représentans de deux familles très distinctes. Les premières ont toutes les pattes bien développées, elles sortent d’une chrysalide attachée par une ceinture; les héliconies, comme toutes les nymphalides, ont les pattes antérieures atrophiées : de la sorte l’insecte, posé sur une fleur ou sur une tige, paraît n’avoir que quatre pattes; la chrysalide est suspendue par l’extrémité du corps. Ainsi la confusion est impossible. Les piérides aux ailes longues et ornées de vives couleurs[16] se mêlent avec les héliconies, elles volent aux mêmes lieux, l’allure ne diffère nullement, et chaque espèce est le sosie d’une héliconie particulière. On a maintenant l’explication du phénomène. La piéride est privée de la sécrétion qui garantit l’existence de l’héliconie; n’exhalant aucune odeur, elle est protégée par la ressemblance. Comme les individus de l’espèce sans défense sont peu nombreux en comparaison de ceux de l’espèce puante, cette circonstance nécessaire, ainsi que le remarque M. Wallace, ne permet guère aux oiseaux de tenter la fortune. Les piérides ne sont pas les seuls lépidoptères dont le costume et l’apparence générale offrent l’imitation des héliconies, l’avantage appartient aussi à quelques espèces de la famille des nymphales.

Dans les pays chauds, il est assez ordinaire de voir des papillons de certains types qui dominent par le nombre, et parmi eux des espèces d’un autre genre ou d’une autre famille qui présentent absolument les mêmes couleurs et le même aspect. Le phénomène n’est pas rare en Afrique, et M. Wallace en a observé beaucoup d’exemples dans l’Inde, à Java, à Sumatra, à Timor, à Ceram. En Europe, une conformité de coloration a été dès longtemps signalée entre des représentans de groupes fort différens. Dans nos campagnes volent au bord des sentiers et se posent sur les plantes basses les zygènes et l’euchélie du séneçon ayant également des ailes d’un vert bronzé, ornées de taches rouges comme le plus beau carmin. Dans nos bois, c’est une phalène toute blanche qui semble avoir besoin de se confondre avec un papillon de jour, une piéride. On doit croire que les espèces les plus communes ont un moyen de défense analogue à celui des héliconies, et que les autres en sont privées. Quelques expériences laissent peu de doute à cet égard ; des oiseaux et des lézards qu’on approvisionne d’insectes rejettent certaines espèces après les avoir goûtées. Parmi les lépidoptères, les représentans d’une famille affectent toute l’apparence des guêpes et des bourdons, ce sont les sésies. A la faveur de la ressemblance, ces êtres faibles, incapables d’opposer la moindre résistance, paraissent terribles.

Les divers ordres de la classe des insectes fournissent de curieux exemples d’imitation. Des charançons à longues antennes<ref> Des anthribines des contrées tropicales. <//ef> et des capricornes vivant dans les mêmes localités portent pareille livrée. Plusieurs capricornes, dont les élytres sont courtes, offrent une physionomie de guêpes. Des parasites qui s’introduisent dans les nids des hyménoptères trompent par les couleurs, par la villosité du corps, par les allures. Sous ce rapport, de grosses mouches qu’on nomme des volucelles sont au plus haut degré remarquables. Une espèce de ce genre va déposer ses œufs dans les nids des guêpes; elle a le corps lisse, luisant, d’un beau jaune avec des bandes noires; elle ressemble à une guêpe. Une autre espèce pénètre dans la demeure des bourdons; elle a un corps tout velu où le blanc, le jaune et le noir s’entremêlent comme chez un bourdon. Sans l’uniforme, l’existence des volucelles serait impossible, car les étrangers sont mal reçus dans le domicile des hyménoptères industrieux, toujours prêts à se servir du glaive.

Parmi les animaux vertébrés, cette sorte de déguisement dont les insectes offrent tant d’exemples se montre chez plusieurs espèces. En quelques parties de l’Amérique, il existe des serpens venimeux, des elaps, très élégamment colorés. Sur un fond rouge courent des bandes noires souvent divisées par deux ou trois anneaux jaunes. Aux mêmes lieux habitent des serpens inoffensifs dont la peau écailleuse, lisse et brillante présente une peinture toute semblable. A la vue de notre coucou d’Europe, chacun est frappé de l’analogie du plumage de l’oiseau sans défense avec celui du faucon et de l’épervier. Dans les îles Moluques vivent des oiseaux robustes et actifs qui se réunissent en grandes troupes; ils sont munis d’ongles aigus et d’un long bec tranchant[17]. Comme s’ils avaient besoin d’une protection, de ternes loriots faiblement armés demeurent dans le voisinage[18], et, rapporte M. Wallace, le vêtement des uns se confond par les nuances avec celui des autres. Chez les mammifères, la protection due à la mimicry ou à l’imitation de l’apparence extérieure est un cas rare. Cependant des insectivores de l’archipel indien, les tupaïas[19], habiles à grimper sur les arbres, ont absolument la physionomie des écureuils; tout porte à l’illusion : la taille, la queue longue et touffue, les teintes du pelage. Ici, l’explorateur de la Malaisie note le dessein de la nature ; c’est le déguisement qui permet aux tupaïas de s’emparer aisément des insectes que n’inquiètent jamais les écureuils, avides de fruits.

Ainsi, dans des circonstances nombreuses, les signes caractéristiques les plus apparens de créatures capables de se défendre sont donnés à des êtres qui ont besoin de dissimuler soit la faiblesse, soit des appétits. Cette sorte d’emprunt est-elle donc l’indice de modifications lentement effectuées chez certaines espèces, la marque d’une sélection, comme M. Wallace se plaît à le supposer? Moins encore assurément que la conformité de la teinte entre beaucoup d’animaux et le sol, le feuillage ou l’écorce des arbres. Les espèces qui trompent sur leur qualité par des couleurs et un aspect appartenant à d’autres types sont loin d’être toujours associées à ces derniers ; elles ont parfois une distribution géographique très étendue. Si, par la fameuse sélection dont il est impossible de saisir la moindre trace, ces espèces avaient acquis d’une façon lente, après une multitude de générations, l’uniforme qui les préserve contre le danger, le costume d’emprunt n’aurait pas en tous lieux et chez tous les individus une égale perfection. Avec des conditions d’existence un peu différentes, l’imitation se montrerait plus ou moins complète. Il n’en est rien. D’ailleurs, si les piérides héliconiennes avaient eu à l’origine la couleur blanche de nos piérides, elles auraient sans doute été détruites avant d’être transformées. En l’absence d’une livrée qui trompe les guêpes et les bourdons, jamais la volucelle ne serait parvenue à déposer sa ponte dans les nids où ses larves trouvent une pâture indispensable. Au sujet de la mimicry, on a soupçonné que l’alimentation et les influences du milieu avaient amené les curieuses ressemblances qui nous frappent. Cette opinion est encore démentie par les faits. Des espèces très cosmopolites, assez indifférentes sur le régime, n’offrent pas, nous l’avons vu, de variations sensibles. Des insectes ou d’autres animaux habitent une localité; la même plante les nourrit, et ils n’ont entre eux aucun rapport ni dans les couleurs ni dans l’aspect. Chez beaucoup de lépidoptères, le mâle et la femelle présentent d’énormes différences dans la coloration; les chenilles parfaitement semblables rongent le même feuillage, les chrysalides sont pareilles; les papillons éclosent, et selon le sexe nuances et dessins des ailes ont un caractère particulier. Pourtant les conditions de la vie sont identiques.

M. Wallace a fait d’intéressantes remarques sur les nids des oiseaux, et c’est une nouvelle occasion d’affirmer son attachement à l’idée de la sélection naturelle. Comme tous les naturalistes, l’habile observateur se révolte contre l’opinion très répandue, mais insensée, que les animaux agissent par instinct, à la façon de simples machines. Les signes de la pénétration, du raisonnement, de l’intelligence éclatent en effet chez les créatures les mieux douées, particulièrement chez les êtres qui exécutent des travaux[20]. Au sentiment trop général que les hommes apportent sans cesse des changemens et des améliorations dans la construction de leurs demeures, M. Wallace oppose les cases des sauvages, certainement aussi invariables que les nids d’une espèce d’oiseau. Les tentes des Arabes sont aujourd’hui les mêmes qu’il y a deux ou trois mille ans. Les villages de l’Egypte bâtis avec de la boue ne semblent pas avoir gagné en perfection depuis l’époque des pharaons. Quel progrès a donc été réalisé, demande l’auteur, dans les huttes de feuilles de palmier chez les diverses tribus de l’Amérique du Sud et de l’archipel de la Malaisie depuis que ces régions sont habitées? L’abri de feuillage du Patagon et les terriers de quelques peuplades du sud de l’Afrique ne permettent pas de concevoir un état plus primitif. Près de nous, la cabane irlandaise faite de gazon et les amas de pierres des montagnes de l’Ecosse ne témoignent guère d’une amélioration sensible depuis une vingtaine de siècles. Ainsi parle M. Wallace sans s’apercevoir que chez une infinité de peuples la sélection naturelle n’accomplit pas de grands miracles. En rappelant combien est pauvre et stationnaire l’industrie humaine sur des parties considérables du globe, le naturaliste veut constater un fait essentiel. Personne, dira-t-il, ne juge que le sauvage édifiant sa hutte obéit à un pur instinct; il imite les constructions de ses proches et se sert des matériaux qu’il trouve à sa portée; ainsi se comporte l’oiseau. Le gentil roitelet, hôte des bois, se procure aisément de la mousse, et de mousse il construit son nid; lorsque la matière vient à manquer, il prend du foin et des plumes. Établie dans les champs cultivés, l’alouette emploie de l’herbe et souvent elle garnit le fond du nid avec des crins de cheval; attiré par la chair corrompue, le corbeau trouve à sa convenance le poil ou la laine des animaux morts qu’il rencontre. Les oiseaux des rochers, qui volontiers habitent les villes, se montrent habiles à user des objets les plus divers : morceaux de fil, brins de soie, fragmens d’étoffes, sont utilisés avec intelligence. Nous avons vu au milieu des arbrisseaux d’un jardin de Paris les nids de la fauvette cousus avec du cordonnet rouge tombé des mains d’une brodeuse. Très fréquemment l’oiseau modifie sa construction ordinaire pour l’adapter le mieux possible à l’emplacement choisi; c’est ainsi que M. Pouchet put observer à Rouen des hirondelles bâtissant sur les nouveaux édifices de la ville des nids d’une forme qu’on ne voyait pas autrefois.

Suivant l’opinion passablement justifiée de M. Wallace, les jeunes oiseaux apprennent à construire; ils imitent l’œuvre des autres. En effet, les individus élevés en cage, largement approvisionnés de bons matériaux, n’exécutent qu’un ouvrage informe. Les jolies bêtes emplumées paraissent donc s’instruire dans le métier d’architecte, comme dans l’art du chant. On cite des linottes gazouillant à la manière des alouettes qu’elles avaient eues pour compagnes, plusieurs oiseaux témoignant d’une éducation reçue de maîtres d’une espèce différente. Il y a bien, il est vrai, quelque difficulté à voir les moineaux, les chardonnerets, les fauvettes allant à l’école pour apprendre à bâtir. On suppose soit la jeune femelle unie au vieux mâle, soit la vieille femelle appariée au jeune mâle, et l’individu ignorant formé par les leçons de l’individu expérimenté; des observateurs assurent que les nids des jeunes n’ont pas en général la perfection de ceux des sujets qui pratiquent depuis plusieurs années. C’est tout. Enfin M. Wallace se livre à une comparaison pleine d’intérêt; le résultat mérite d’être noté. La plupart des oiseaux dont le brillant plumage attire l’attention établissent leurs nids dans le creux des arbres ou dans d’autres endroits très cachés ; au contraire, pour couver, les espèces de couleurs sombres s’installent plus volontiers dans des situations où il est moins difficile de les découvrir. Contre les périls, la créature est servie par l’instinct. Ce monde des oiseaux est charmant sans doute; mais, lorsqu’on en l’apporte des merveilles dans le dessein de prouver que toutes les perfections doivent être attribuées à la sélection naturelle, la raison est confondue. Il est vraiment trop présomptueux et trop simple de vouloir expliquer d’un mot des phénomènes qu’on ne parvient point à comprendre.


III.

Le célèbre inventeur de la sélection naturelle procède toujours avec une rare habileté. Dans ses premiers ouvrages, la prudence, si l’on peut ainsi dire, masque l’audace. Il importe, en vue du succès, de ne pas trop effaroucher les consciences et surtout de ne pas froisser les puériles vanités de ce monde ; il est question de plantes et d’animaux, nullement de l’homme. Aussi le savant sera bien loué d’une réserve et d’une sagesse qui semblent indiquer, avec l’attachement à la science pure, la volonté de ne pas S’avancer sur un terrain brûlant. La réserve était feinte et la sagesse seulement apparente; le chemin suivi devait être en entier parcouru, ainsi l’exigeait la logique. D’ailleurs le coup que M. Darwin n’avait osé porter dès le début avait tenté les audacieux. Tout être, présumait l’auteur du livre sur l’Origine des espèces, descend d’un type inférieur. Sans doute, avaient acclamé des gens qui aiment à troubler les âmes impressionnables, cela est si vrai que les ancêtres de l’homme étaient des singes. L’effet a été prompt; blessées dans leur dignité, les personnes qui croient savoir comment le premier homme et la première femme ont été créés se sont fâchées. C’est tout ce que pouvaient souhaiter de mieux les malins inventeurs de l’origine du genre humain. M. Darwin ne voulut pas abandonner à d’autres la gloire de l’étonnante découverte ; il l’avait préparée, il a cherché à la consolider par sa doctrine[21]. L’idée de la sélection naturelle avait eu un succès près de ceux qui préfèrent une poétique rêverie à l’observation patiente; l’enthousiasme allait se refroidir, le besoin de raviver l’intérêt était manifeste. Une pensée pleine de hardiesse avait fait fortune, il devenait utile de l’appuyer par une vue encore plus hardie. On avait juré par la sélection; on s’était écrié : Malheur aux faibles selon la loi de la nature. Seuls les individus les mieux doués doivent vivre et engendrer. Maintenant on dira : Malheur aux mâles les moins brillans; les femelles ont la passion de la beauté, la sélection sexuelle nous a valu la musique du grillon et le chant du rossignol, les ravissantes peintures de l’aile de certains papillons et le splendide plumage des mâles de beaucoup d’espèces d’oiseaux. Nous n’aurons qu’à suivre l’auteur pour assister au spectacle de la prétendue naissance des plus jolis agrémens que les créatures possèdent en ce monde.

Poussé par la volonté de conclure que l’homme a pour ancêtre un singe de catégorie inférieure, M. Darwin s’engage dans de longues dissertations sur l’anatomie; en cette affaire, il montre qu’il a beaucoup de lecture, mais nulle expérience personnelle. Il insiste sur les rapports de conformation de l’homme avec les mammifères en général, et multiplié les citations sans dédaigner les anecdotes indifféremment puisées à toutes les sources. Rien de plus facile. Depuis le commencement du siècle, les anatomistes se sont préoccupés d’une manière incessante des affinités qui existent entre les êtres; les relations des différens types mises en pleine lumière, l’unité d’un plan fondamental pour tous les animaux vertébrés, pour tous les animaux articulés, a été démontrée d’une façon irrécusable. Le résultat est un des triomphes de la science, mais on ne saurait en faire ressortir la grandeur sans se reporter un instant aux idées primitives et sans rappeler les efforts, les vues élevées, la pénétration, les succès enfin de nombreux investigateurs. La certitude étant acquise que l’homme et tous les animaux vertébrés sont construits d’après le même plan, c’est avec sûreté qu’on précise les différences dans les formes, dans le développement, dans les appropriations et le rôle des organes. Les comparaisons apprennent que chaque type, que chaque espèce, se rapprochant des autres types, des autres espèces par des traits généraux, s’en éloignent plus ou moins par des caractères particuliers. Dominé par l’esprit de système, M. Darwin envisage un seul côté de la question. Il s’applique à signaler des ressemblances frappantes entre l’organisme de l’homme et celui des grands singes, énonce après la foule des observateurs des vérités indiscutables, et, suivant un procédé qui n’est pas scientifique, il néglige de considérer les particularités établissant une démarcation nette et profonde entre des créatures qui ne jouissent pas des mêmes aptitudes.

Chez les êtres, plus avance le développement, plus se perfectionne l’organisme, et plus les signes caractéristiques se prononcent. Des types séparés les uns des autres par des traits fortement accusés semblent unis par des rapports extrêmement étroits lorsqu’ils sont dans la période embryonnaire. Au point de départ, parmi les représentans d’une grande division zoologique tout paraît identique ; mais chez les animaux vertébrés ne tardent pas à se manifester les caractères qui désignent le sujet comme un poisson, un oiseau ou un mammifère, et bien jeune encore est l’embryon que déjà se dessinent les particularités de la famille et du genre. Il suffit à M. Darwin, pour le besoin de sa thèse, d’affirmer que l’embryon humain diffère peu de celui d’un autre mammifère. Du moment qu’il est avéré que tous les animaux d’une classe sont conformés d’après le même plan, la présence d’organes rudimentaires s’explique. Des parties ayant soit une fonction plus ou moins considérable chez certains types, soit un caractère de généralité parmi les représentans du groupe, ne disparaissent pas chez les espèces où elles sont devenues inutiles; elles existent encore à l’état de vestiges. Ce sont des témoins du rôle important que ces parties remplissent ailleurs. Ainsi d’organes essentiels dans un sexe, qui dans l’autre sexe ne sont d’aucun service, comme les mamelles. M. Darwin se préoccupe des parties rudimentaires, et toujours il s’écrie : sélection, ensuite l’hérédité. En présence de chaque phénomène, de chaque particularité, redire le mot sélection est pour l’auteur de dessein arrêté. Naïfs, ceux qui s’imaginent que la science doit en tirer profit ! Parfois un organe est ordinaire pour les représentans d’une grande division zoologique, et néanmoins chez quelques espèces on n’en découvre pas la moindre trace; examinons ces espèces dans l’état embryonnaire, à ce moment l’organe est manifeste; mais il subira une atrophie complète pendant la marche du développement. Lorsqu’il s’agit de mollusques, tout le monde pense à l’animal traînant une coquille; il y a pourtant des mollusques sans coquille, par exemple les doris et les éolides, délicieuses créatures du monde de la mer. La doris et l’éolide, pendant la période embryonnaire, ont une coquille; c’est une apparition dont bientôt on ne verra plus la trace. Un des traits remarquables de l’organisation des mollusques ne fait donc pas absolument défaut chez l’espèce où il s’efface; il vient pour un instant révéler la parenté zoologique de l’animal. Que l’on attribue le caractère transitoire de la coquille de l’éolide à la sélection naturelle, cela dépasse les bornes de la fantaisie.

Après avoir vu, comme il le dit avec une plaisante ingénuité, que l’homme témoigne par la structure du corps de sa descendance d’une forme inférieure, M. Darwin examine et compare les facultés intellectuelles de l’homme et des animaux. Philosophes et naturalistes, penseurs et investigateurs de tout ordre doivent se complaire dans cette étude pleine d’intérêt; elle charme l’esprit, elle inspire des vues générales, elle apporte à la psychologie des élémens indispensables. L’homme et les animaux possèdent les mêmes sens, et seul le degré de perfection diffère; c’est assez pour rendre certaine l’analogie d’une foule d’impressions. La crainte, la joie, le plaisir, se manifestent chez une infinité de créatures. La mémoire d’un mammifère ou d’un oiseau est souvent remarquable au point d’étonner, l’affection d’un animal pour son semblable ou pour des personnes assez forte pour être touchante. Les exemples de curiosité ne sont pas rares; la propension à l’imitation est proverbiale pour les singes et les perroquets. L’aptitude à recevoir une éducation est très frappante chez beaucoup de mammifères et d’oiseaux; à cet égard, le chien émerveille son maître, le singe captif mange la soupe avec une cuiller et casse les noix avec une pierre. Le sentiment maternel est poussé jusqu’à l’extrême violence parmi les êtres habiles à soigner leur progéniture. Le discernement éclate chez la bête qui construit un nid; l’oiseau et l’insecte choisissent l’endroit le plus propice, démêlent les matériaux convenables au milieu d’objets inutiles, parent aux accidens qui surviennent, veillent au danger, et parfois profitant d’une occasion heureuse, comme la rencontre, d’un nid abandonné, ils raccommodent le vieil édifice; la fatigue d’un long travail sera épargnée. De nombreux observateurs ont noté de la part des animaux des actes qui attestent l’intelligence; dans plusieurs de nos ouvrages, nous avons sur ce sujet rapporté des faits saisissans, et M. Darwin a pris la peine de recueillir une série d’anecdotes.

Les facultés de l’ordre intellectuel, étant de même essence chez l’homme et les animaux, indiquent-elles donc une communauté d’origine? Assurément pas plus que les ressemblances de l’organisme. Avec le caractère d’unité générale que présentent les phénomènes, — celui de la vie dominant tous les autres, — la diversité est bien de ce monde. Chaque type, chaque espèce a dans ses aptitudes, comme dans son organisation, des particularités ineffaçables qui se transmettent de génération en génération. Un moment, vaincu par l’évidence. M. Darwin écrit au sujet des facultés intellectuelles de l’homme et des animaux : «Sans doute, à cet égard, la différence est énorme, même si nous comparons l’un des sauvages le plus dégradés, qui n’a pas de mots pour exprimer un nombre supérieur à quatre, et qui n’emploie aucun terme abstrait pour les objets et les affections les plus ordinaires, avec le singe le mieux organisé. » La comparaison très parfaite de plusieurs animaux d’espèces bien distinctes conduit inévitablement à une conclusion analogue ; même si les rapports sont nombreux, la différence demeure évidente en quelques points. Qu’importe à l’auteur la réalité? Son idée fixe l’empêche de tenir compte des faits qui frappent tous les yeux. Après avoir passé en revue les modifications persistantes ou accidentelles qu’on observe parmi les hommes, rappelé les conditions d’existence des peuples civilisés ou barbares et tout attribué à la sélection, il écrira : « En admettant que la différence entre l’homme et ses proches alliés[22] soit dans la structure du corps aussi considérable que l’affirment plusieurs naturalistes, et en accordant que la différence entre eux est immense sous le rapport des facultés intellectuelles, néanmoins les faits dont il a été question me paraissent montrer de la manière la plus satisfaisante que l’homme est descendu d’une forme inférieure, bien que jusqu’ici on n’ait pas découvert d’intermédiaires. » Ce dernier trait est un détail dont il ne convient pas au savant anglais de s’embarrasser. Un jour, une erreur incroyable, maintenant partout signalée, est commise par un observateur. Il s’agit de mollusques inférieurs, des ascidies, les outres de mer, comme les pêcheurs les nomment. On avait cru reconnaître chez les larves de ces ascidies un mode de développement analogue à celui des animaux vertébrés. Pour M. Darwin, cela doit être vrai : il s’écrie que c’est une découverte d’un intérêt extraordinaire; à présent il ne doute plus de l’origine de l’homme.

Qu’on entende donc les paroles mêmes du trop ingénieux naturaliste : « Les premiers ancêtres des vertébrés[23], dit-il, dont nous pouvons nous faire une image obscure, étaient apparemment d’un groupe d’animaux marins ressemblant aux larves des ascidies actuelles. Ces animaux furent probablement la souche de poissons d’une organisation inférieure, et de ceux-ci doivent s’être formés les autres poissons. Ensuite un très petit progrès nous conduit aux amphibies. Nous avons vu que les poissons et les reptiles se rapprochaient par des liens intimes, et les monotrêmes[24], à un faible degré, unissent les mammifères aux reptiles. Personne ne peut dire maintenant par quelle succession les mammifères, les oiseaux et les reptiles dérivent de l’une ou de l’autre des deux classes de vertébrés inférieurs, savoir les amphibies et les poissons. Dans la classe des mammifères, il n’est pas difficile de concevoir les échelons qui mènent des anciens monotrêmes aux anciens marsupiaux[25], et de ceux-ci aux mammifères ordinaires. Nous arrivons de la sorte aux makis, et l’intervalle n’est pas large entre eux et les simiens. Les simiens alors se sont partagés en deux grandes branches, les singes du Nouveau-Monde et ceux de l’ancien monde; de la dernière branche, à une époque reculée est sorti l’homme, la merveille et la gloire de l’univers. » Voilà les belles idées qu’on donne comme le flambeau de la science moderne ! La vieille cosmogonie de quelque peuple de l’Asie ne pourrait guère sembler plus étrange que cette conception; peut-être serait-elle présentée dans une forme plus poétique.

Dans le livre sur l’Origine des espèces, la sélection sexuelle est seulement indiquée; dans l’ouvrage sur la Descendance de l’homme, c’est un tableau de vaste proportion. Chez une infinité d’animaux, les individus des deux sexes ne se distinguent par aucun signe extérieur; mais souvent aussi parmi les insectes, les oiseaux, les mammifères, il existe entre les mâles et les femelles des différences très notables. Parfois les mâles sont pourvus de moyens de préhension, d’instrumens de musique ou de combat qui manquent aux femelles; sur ces dernières, ils possèdent en général l’avantage de la beauté. On a déjà compris que, suivant l’opinion d’un partisan de l’évolution perpétuelle, c’est autant de gagné par la sélection. La lutte des mâles pour la possession d’une compagne, et les choix convenables qu’on juge habituels de la part des femelles, seraient l’origine des perfections qu’on admire chez le coq et le faisan, chez le papillon et la cigale. Pensons à ces prodiges de la sélection sexuelle.

M. Darwin n’aperçoit point la nature d’une différence souvent facile à constater entre les individus des deux sexes ; un point essentiel qu’il importe d’envisager. Dans une foule d’espèces, le développement est à peu près le même pour le mâle et la femelle ; mais aussi, dans un grand nombre d’animaux, il y a sous ce rapport une inégalité plus ou moins considérable. La femelle se trouve arrêtée dans son développement plutôt que le mâle; elle demeure alors dans un état d’infériorité sensible, quelquefois énorme. Le fait s’offre à tous les yeux avec un singulier caractère d’évidence chez les lampyres si connus sous le nom de vers luisans, et chez certains bombyx. Tandis que les. mâles sont en possession de tous les avantages ordinaires, les femelles, privées d’ailes, ressemblent encore à des larves. La comparaison du lion et de la lionne, du cerf et de la biche, du coq et de la poule, donne bien l’idée d’un développement plus complet et d’une véritable supériorité chez le mâle. Jusqu’à un certain moment de la vie, les individus des deux sexes demeurent pareils. Pour devenir adultes, les uns avancent un peu plus que les autres. Par une exception limitée à quelques groupes de la classe des insectes, chez les hyménoptères industrieux, ce sont les femelles qui l’emportent sur les mâles; elles ont en propre des signes de perfection organique. Nous ne pensons pas qu’avec la sélection sexuelle on explique d’une manière satisfaisante l’inégalité de développement des mâles et des femelles.

Tout naturaliste est très persuadé que les animaux les plus élevés par l’organisation éprouvent le charme d’attraits physiques, et que le sentiment intervient à divers degrés dans les relations des individus des deux sexes[26]; ne suffit-il pas de voir à l’époque des amours les gentillesses, les agaceries, les coquetteries de nos petits oiseaux? Ce n’est pas assez pour M. Darwin de reconnaître parmi les animaux les mieux doués des appétits, des désirs, des impressions, de l’essence de ceux qui se manifestent dans les sociétés humaines, il finit par admettre de la part de mammifères, d’oiseaux, même d’insectes, des raffinemens de bon goût, des délicatesses, des volontés de résistance qui ne furent jamais dans la nature. A telle pensée, on opposerait volontiers l’opinion populaire que le garçon le plus déshérité, comme la plus laide fille, trouve toujours à contracter alliance. M. Darwin est d’avis que, parmi les insectes et les mammifères, les femelles font des choix parfaits, en un mot qu’elles pratiquent la sélection. Certes de pareilles vues n’ont pas été inspirées par l’observation : les mâles provoquent, l’attaque est dans leur rôle; sans s’inquiéter s’ils peuvent plus ou moins plaire, ils agissent souvent avec une certaine brutalité qui n’excite aucune plainte parmi les hôtes des forêts. D’ailleurs en général les femelles font bon accueil au premier venu; les unes accourent à son appel, les autres, moins empressées, se laissent vaincre; pour la plupart des unions, le hasard décide, et les rapprochemens que déterminent les goûts et les sentimens se produisent dans une mesure bien restreinte.

Sans souci des phénomènes de développement, M. Darwin se figure à l’origine les individus des deux sexes identiques chez toutes les espèces animales. Parfois, suppose-t-il, une légère variation est survenue chez un mâle, et cette variation était soit une beauté nouvelle, soit un avantage d’un autre genre. L’individu favorisé a été particulièrement recherché, il a transmis ses avantages à une postérité ; la beauté du père s’est trouvée plus grande chez quelques-uns des fils, et ceux-ci sont devenus des objets de sélection. Après des milliers de générations, le profit de semblables variations sans cesse accumulées était énorme; les papillons mâles étaient devenus magnifiques, les oiseaux mâles superbes et pleins de vaillance. N’est-ce pas un joli roman ?

C’est avec un bonheur qui n’est pas dissimulé que M. Darwin nous entretient des galanteries des papillons et des succès des vainqueurs. Il y a pourtant une ombre dans ce gracieux tableau; d’après l’assertion de plusieurs observateurs, des femelles de bombyx ne témoignent jamais de préférence, — il convient de passer légèrement sur cette remarque. Les cigales chantent, les grillons et les sauterelles exécutent une sorte de musique ; selon notre auteur, les instrumens se sont façonnés et perfectionnés d’âge en âge ; les talens ont été acquis de la même manière. Les premières cigales ne durent émettre que des sons presque imperceptibles ; elles auraient donc beaucoup gagné, car les habitans des contrées méridionales savent combien elles sont assourdissantes.

La différence du plumage entre les individus des deux sexes chez bon nombre d’oiseaux est connue de tout le monde. Les grandes beautés des coqs, des faisans, des paons, des canards, sont l’apanage des mâles. M. Darwin veut croire que les premiers ancêtres de ces oiseaux avaient des couleurs ternes. Comme par accident, des femelles ont quelques plumes plus brillantes qu’à l’ordinaire, de même que certaines femmes affectent des traits un peu masculins. M. Darwin voit dans ce fait le signe de la sélection sexuelle. Le premier faisan mâle qui s’est distingué n’eut aussi que de petites marques lustrées, mais cet avantage a procuré à l’oiseau toutes les bonnes grâces des femelles ; il a été plus aimé que les autres. Un auteur engagé dans une telle voie ne s’arrête pas, et déjà sans doute on a compris que l’homme lui-même, d’après l’avis du savant anglais, a dû se perfectionner par la sélection sexuelle. La taille de l’homme supérieure à celle de la femme, le courage, l’énergie, seront déclarés acquis dans les temps primitifs et toujours augmentés par les rivalités pour la possession d’une compagne ; ce qui est plus fort, la barbe aurait poussé au singe mâle supposé notre premier ancêtre pour le charme de l’autre sexe, et transmise ensuite à l’homme par voie d’hérédité. De pareilles réserves sont-elles du domaine de la science ? Nous ne pouvons l’admettre. Si la sélection sexuelle n’est pas absolument un vain mot, elle s’exerce d’une façon tout opposée à celle qu’on indique. Nous avons rapporté autrefois une curieuse observation à l’égard des pigeons de volière, les gros mâles recherchaient les petites femelles, les grosses femelles les petits mâles. M. Darwin, qui pratique la sélection pour son compte personnel, se garde de mentionner le fait. Nous savons, dans les sociétés, que la dissemblance des individus des deux sexes devient souvent un attrait puissant. Lorsque les choix sont libres, ils contribuent à maintenir les caractères et les proportions ordinaires de l’espèce. Il nous reste maintenant à examiner les résultats de l’hybridité, le mode d’évolution des êtres, et enfin les changemens survenus depuis l’apparition de la vie sur le globe.


ÉMILE BLANCHARD.

  1. Voyez la Revue du 15 juin.
  2. « I must beg permission to give one or two imaginary illustrations. »
  3. Nous négligeons à dessein de montrer le rapport des idées de M. Darwin avec des vues plus anciennes ; ce rapport a été mis en évidence par M. de Quatrefages. Voyez la Revue du 15 décembre 1868.
  4. A. R. Wallace, Contributions to the natural selection.
  5. Les Animaux disparus depuis les temps historiques, dans la Revue du 1er décembre 1870.
  6. Voyez les Conditions de la vie chez les êtres, dans la Revue du 1er mars 1870.
  7. Les genres Pimelia, Erodius, Tentyria, Blaps, etc.
  8. Contributions to the natural selection, 2e edit., London 1871.
  9. Le caprimulgus rupestris.
  10. Les espèces de la famille des phasmides, de l’ordre des orthoptères.
  11. Les espèces de coléoptères de la famille des cérambycides.
  12. Cicindela gloriosa.
  13. Les espèces du genre Catocala.
  14. Le Lasiocampa quercifolia.
  15. Callima inachis et C. paralecta.
  16. On en a formé le genre Leptalis.
  17. Les espèces du genre Tropidorhynchus.
  18. Les espèces du genre Mimeta.
  19. Le genre Cladobates des zoologistes.
  20. Voyez les Conditions de la vie chez les êtres animés, dans la Revue du 1er mars 1870.
  21. The Descent of Man, London 1871, 2 vol.
  22. C’est-à-dire les singes.
  23. The most ancient progenitors.
  24. Les mammifères des genres Ornithorhynque et Échidné propres à l’Australie.
  25. Les marsupiaux ou mammifères à bourse, tels que les kangourous et les sarigues.
  26. Voyez les Conditions de la vie chez les êtres dans la Revue du 1er mars 1870.