De l’association littéraire et scientifique en France/01

La bibliothèque libre.
De l’association littéraire et scientifique en France
Revue des Deux Mondes, période initialetome 16 (p. 513-537).
II  ►

DE L'ASSOCIATION


LITTERAIRE ET SCIENTIFIQUE


EN FRANCE.




I.
LES SOCIETES SAVANTES ET LITTERAIRES DE PARIS.




I.

De toutes les institutions du passé, les académies, les associations scientifiques et littéraires sont peut-être celles qui, même en subissant d’inévitables transformations, ont traversé avec le plus de persistance le cours des âges. Toujours indépendantes, dans les républiques comme dans les monarchies, respectées par les pouvoirs les plus ombrageux, protégées par les rois les plus ignorans, elles représentent à toutes les époques le droit de penser librement et de s’associer pour penser. Nées de la philosophie et de la rhétorique, elles ont fini par embrasser dans leur ensemble toutes les connaissances humaines. On peut reprocher sans doute aux hommes qu’elles ont de tout temps attirés dans leur sein, même à ceux qui ont laissé de leur passage dans ce monde les traces les plus éclatantes, des jalousies mesquines, des préventions injustes, et ces passions étroites que développe trop souvent l’amour de la science et de la gloire ; mais sans aucun doute elles ont fait naître l’activité, discipliné les efforts individuels, confondu les diverses classes dans la plus noble de toutes les aristocraties, celle du talent et de la moralité, multiplié les relations entre les peuples, stimulé le travail, contribué à former les langues et souvent à contenir le débordement de théories funestes. C’est par l’université de Paris que la France a dominé le mouvement intellectuel du moyen-âge, c’est par les académies qu’elle domine encore aujourd’hui le mouvement scientifique. Les annales, et ce qu’on pourrait appeler la biographie des corps savans, occupent dans notre histoire littéraire une large place. On a fait de longues dissertations pour en démontrer l’importance ; on a fait des épigrammes plus ou moins piquantes pour en prouver l’inutilité. Aujourd’hui les panégyriques comme les satires ont fait leur temps. C’est en dressant la statistique des corps savans, c’est en écrivant leur histoire qu’on les critique et qu’on les loue.

Sans remonter jusqu’à l’histoire de Pelisson ou jusqu’à celle de Fontenelle, qu’on réimprime toujours et que probablement on ne fera jamais oublier ; sans parler des travaux de Jarckius sur les académies italiennes, du recueil trop peu connu de Sérieys ou du répertoire de Reuss, nous avons vu paraître dans ces dernières années un grand nombre d’ouvrages uniquement consacrés aux sociétés savantes. Quelques-unes d’entre elles écrivent leur histoire ; elles publient des mémoires, des journaux ; enfin le gouvernement vient de leur consacrer un Annuaire, qui se continuera régulièrement et dans lequel sera consignée l’analyse de leurs travaux. Le nombre de ces sociétés s’est accru dans une proportion vraiment notable ; il y a donc intérêt, nous le pensons, à dresser une sorte de statistique de la France académique, à chercher ce que les associations qui ont pour but l’étude des lettres, des sciences, de l’économie politique, agricole, industrielle, ont fait pour la cause du progrès sérieux. Le sujet est neuf, et pour faire mieux comprendre le mouvement de ces dernières années, les révolutions profondes qui s’accomplissent insensiblement dans les paisibles domaines de l’intelligence, nous remonterons jusqu’aux origines.

A l’heure où les premières ombres de la nuit descendaient sur les promontoires, de la Grèce, les penseurs d’Athènes s’assemblaient sous les beaux ombrages des jardins d’Acadème. Là on parlait des dieux, de l’ame, de la nature, et tout citoyen libre, eût-il même un manteau troué, pouvait s’asseoir, pour écouter, sur un bloc de marbre et toucher la main du maître. Ces membres de l’institut grec ne travaillaient point à la confection du lexique, et ils laissaient à la république le soin de donner les prix de vertu. Supérieurs à toutes les intrigues, occupés seulement de la recherche de la vérité, et par cela même plus grands que tous ceux qui les ont suivis, ils ont laissé comme souvenir de leur passage sur cette terre un nom emprunté à leur belle langue pour nommer dans tous les âges les associations formées par les philosophes et les savans.

L’Égypte monarchique, comme la Grèce républicaine, eut ses académies. Ptolémée Soter avait, fondé à Alexandrie, un institut célèbre dans le quartier du Brucchium, au voisinage de la célèbre bibliothèque. Ici déjà on s’éloigne de la sagesse et de l’indépendance antique, on touche à l’académie royale. Les membres de l’institut du Brucchium sont pavés par le prince, logés par lui. Ils ont une promenade, une salle commune pour prendre leurs repas, et pour tenir leurs conférences une autre salle garnie de sièges numérotés. Rome s’écarte encore plus qu’Alexandrie de la tradition d’Athènes. Elle emprunte, dans son déclin, à la Grèce et à l’Égypte, la mode des réunions scientifiques et littéraires ; mais les académies romaines étaient plutôt des écoles que des associations, et, si l’on en juge d’après quelques mots de Tacite, elles exercèrent sur les mœurs publiques une désastreuse influence, en substituant à l’éducation par la famille l’éducation par les rhéteurs et les pédans.

Quant à nous, enfans de ces Gaulois que le dieu de l’éloquence conduisait attachés par l’oreille avec des rênes d’or, c’est à l’empereur Claude que nous devons l’importation des cercles et des concours académiques. On sait que, pour se distraire des soins du gouvernement et de ses mésaventures conjugales, ce maître hébété de l’empire ouvrit à Lyon des combats de rhétorique où les vaincus devaient effacer avec leur langue toutes les phrases mal sonnantes, sous peine d’être jetés dans le Rhône. La gloire du triomphe ne compensant point les désagrémens de la défaite, ces luttes furent accueillies avec peu de faveur ; bientôt les invasions barbares firent oublier la rhétorique, et il faut attendre jusqu’à Charlemagne pour retrouver dans la Gaule les traces d’une académie. Quoi qu’on ait dit à la gloire du grand empereur, et bien que lui-même scandât fort agréablement le vers latin, comme le témoigne un fragment poétique récemment découvert, les écrits du savant Alcuin, un des astres de la pléiade carlovingienne, permettent de penser que l’académie palatine n’eut jamais, au point de vue intellectuel, qu’une importance fort secondaire.

Jusque-là l’académie avait été chose princière ; mais la révolution du mile siècle, en appelant les bourgeois à la liberté, en leur donnant le droit de posséder pour eux-mêmes, de s’associer et de penser autant qu’on le pouvait faire alors, éveilla en eux l’instinct des distractions de l’esprit, et il se forma au sein des corporations industrielles des associations poétiques qui contribuèrent, autant que les jeux scéniques, les pèlerinages et les processions, à distraire nos aïeux au milieu des maux sans nombre, pestes, guerres ou famines, qui pesèrent sur le moyen-âge. À côté de ces associations brutales ou grotesques, cornards, turlupins, bandes joyeuses de l’abbé Maugouverne, qui bafouaient, tous les scandales ou parodiaient toutes les choses respectées, se formèrent des confréries de Notre-dame du Puy, du Palinod, de la fosse aux ballades, véritables académies municipales où l’on chantait les louanges de la Vierge et les histoires des seigneurs Anchiens. On n’a guère remarqué et cité que les jeux floraux ; mais, sous d’autres noms et avec moins d’apparat, bien des villes du nord avaient des institutions pareilles. Toulouse donnait des fleurs ; dans le nord, on donnait du vin clairet, des alouettes d’argent, et nous avons vu, dans un vieux registre d’échevinage, l’une de ces pièces honorées de la couronne municipale ou le vainqueur comparait la comtesse d’Artois à la vierge Marie, en lui souhaitant, avec une grace infinie et dans le plus doux langage, autant d’années de fraîcheur et de beauté qu’il pouvait entrer de bouquets de roses dans la chapelle de la reine des anges.

Du reste, en France, les associations littéraires du moyen-âge n’ont exercé qu’une très faible influence sur la marche des idées, sur les progrès de la langue. Sous ce rapport, l’Italie nous a singulièrement devancés. Dès le XVe siècle, les savans de la péninsule se réunirent, sous les titres les plus bizarres, pour travailler au perfectionnement de l’idiome national, discuter les plus hautes questions de la philosophie, rechercher et mettre en lumière les écrivains de l’antiquité. Bologne avait dix-huit académies, Rome en avait seize. Naples huit, Milan vingt-cinq, Florence huit, et sans compter celles qui se sont fait une célébrité par la bizarrerie de leur nom seul, telles que les académies des ardens, des altérés, des endormis, des humoristes, des inquiets, des ensevelis, des illuminés, des muets, des fous, etc., il en est, comme l’académie platonique et l’académie della Crusca, qui ont mérité, par l’importance de leurs travaux, une place glorieuse dans les annales de l’esprit humain. Marcile Ficin, Pic de la Mirandole, Ange Politien, Machiavel, prirent une part active aux travaux de l’académie platonique. Le Tasse eut avec les membres de la Crusca des démêlés qui sont restés célèbres, et l’on vit souvent éclater entre les sociétés des différentes villes des rivalités non moins ardentes que les haines qui divisaient les républiques ; c’étaient dans les rapports de la vie littéraire les mêmes jalousies, les mêmes inimitiés, les mêmes perfidies que dans la vie politique. L’épigramme, il est vrai, remplaçait le poignard, mais les blessures n’étaient pas moins profondes, et, tandis que chez nous les luttes académiques s’élèvent à peine à la hauteur d’une querelle entre Vadius et Trissotin, elles prennent en Italie, même de notre temps, les proportions d’une véritable guerre civile.

Le grand mouvement de la renaissance fit sentir plus vivement aux hommes préoccupés des sciences et des lettres le besoin d’associer leurs travaux et leurs efforts. Dès la première partie du XVIe siècle, quelques villes françaises eurent de véritables académies, et, en ce point, elles devancèrent la capitale de près d’un siècle. Les Lyonnais, jaloux de renouer la chaîne des temps et d’ajouter à la moderne illustration de leur cité l’éclat d’une gloire antique, reconstruisirent, sous le titre d’Athenœum Lugdunense restitutum, l’académie que Drusus et Claude avaient honorée de leur protection. Un an après la conquête de la Bresse par François Ier, en 1536, on trouve à Bourg une société libre des sciences et des arts, qui avait fait graver sur la maison où elle tenait ses séances ces pentamètres caractéristiques :

Pieridum domus haec : sacros haurire liquores
Si cupis, hanc adeas, docta Minerva rogat.
Ingenuas artes sub tecto hoc clamat Apollo,
Atque suum quaevis musa agit officium.


Désormais l’impulsion était donnée, et lorsque Richelieu fonda l’Académie française, lorsque Colbert, en 1666, fonda l’Académie des sciences, ces grands ministres ne firent que consacrer, par une sanction officielle, des institutions qui depuis long-temps déjà avaient reçu la sanction de l’usage. Ici, d’ailleurs, comme en bien d’autres points, les rêveurs, ou si l’on veut les philosophes, avaient devancé les hommes d’état, et dans la célèbre utopie de Bacon, la Nouvelle Atlantide, il est parlé d’un institut de Salomon, divisé, comme l’Institut de France, en diverses sections, mécanique, physique, histoire naturelle, etc. « Notre but, dit un des membres, est la découverte des causes et la connaissance des principes pour étendre les limites de l’empire de l’homme sur la matière. » En donnant pour base à toutes les études l’observation et l’expérience, Bacon inaugurait en quelque sorte dans la société moderne le principe de l’association intellectuelle, et par cela même les académies. Perdu dans l’infini de sa pensée et arrêté dès les premiers pas par le mystère et l’inconnu, l’homme allait chercher parmi ses semblables d’autres yeux, d’autres esprits, pour voir, pour penser avec lui.


II.

Les encouragemens prodigués par Louis XIV aux membres des académies de la capitale, l’empressement de ce prince et de ses ministres à favoriser le progrès scientifique et littéraire, développèrent rapidement dans la province l’esprit d’association. Arles, Villefranche, Nîmes, Angers, Soissons, avaient, à la fin du XVIIe siècle, des académies dûment autorisées par lettres patentes. Du reste, les préoccupations de ces diverses sociétés étaient exclusivement littéraires, et comme elles se croyaient obligées envers le monarque plutôt qu’envers le pays, elles acquittaient leur dette en célébrant chaque année les triomphes du roi ou la naissance des princes dans une pièce de vers méditée, rimée, revue et corrigée par tous les membres réunis.

Dans le cours du XVIIIe siècle, les sociétés savantes se multiplient en province ; l’horizon des idées s’agrandit autour d’elles ; elles abordent les hauts problèmes de la science, de l’histoire, de la philosophie, et rallient à leurs travaux, à leurs concours, des hommes dont la gloire appartient à la France entière. C’est ainsi que l’académie de Bordeaux reçut de Montesquieu lui-même, comme une confidence intime, la communication des premiers chapitres de l’Esprit des Lois, et que Dijon, en 1750, couronna le magnifique réquisitoire de Rousseau contre les sciences et les arts. La banqueroute de Law, en désabusant les esprits des jeux hasardeux de la finance, tourna l’attention publique vers l’inaliénable richesse des peuples, l’agriculture, et les sociétés agricoles vinrent s’ajouter bientôt aux sociétés littéraires. En 1788, on comptait dans la province, si l’on s’en rapporte à la liste insérée dans l’Almanach royal, quarante-huit sociétés agricoles, littéraires, scientifiques, médicales et artistiques. Quelques-unes ont laissé d’excellens mémoires, et le plus grand éloge qu’on puisse faire de leurs travaux, c’est de rappeler le jugement qu’en a porté Voltaire : « Elles ont fait naître l’émulation, dit l’immortel écrivain ; elles ont forcé au travail, accoutumé les jeunes gens à de bonnes études, dissipé l’ignorance et les préjugés de quelques villes, inspiré la politesse, et chassé autant qu’on peut le faire le pédantisme. »

Par décret du 8 août 1793, la convention supprima toutes les académies autorisées par lettres royales, non pas, comme on l’a dit, en haine de la science, mais pour les reconstituer sur de plus larges bases. L’Institut fut rétabli en vertu de la loi du 3 brumaire an IV ; autour de l’Institut se groupèrent en divers cercles des savans et des gens de lettres avides de travailler à l’utilité générale et à la gloire du pays. La Société philotechnique et l’Athénée des Arts se distinguèrent surtout par leur zèle et leur activité. Trois jours avant la mort de Lavoisier, l’Athénée députa vers ce savant illustre plusieurs de ses membres pour lui porter une couronne, et, comme le disait Lakanal, « après avoir honoré les victimes au pied de l’échafaud, on adoptait leurs enfans. » La science et le patriotisme marchaient de front à cette grande époque ; en même temps que les sociétés savantes organisaient le programme des fêtes patriotiques, en même temps qu’elles étaient chargées de l’apothéose civique, c’est-à-dire de l’éloge des citoyens morts pour le pays, elles ouvraient des cours publics où professaient Lamarck, Cuvier, Fourcroy, Monge, Chénier. Les services rendus par les sociétés de Paris, pendant les mauvais jours de la révolution, sont incontestables, et le comité de salut public pouvait dire justement que, seules au milieu du silence effrayant et général de l’instruction, elles avaient fait entendre la voix de la science.

Sous l’empire, le mouvement académique fut surtout littéraire ; il en fut de même sous la restauration. À cette date, un grand nombre d’académies s’appliquèrent à mériter, par la pureté de leurs sentimens monarchiques, le titre de royale. On peut citer, comme type de ces réunions bien pensantes, la Société des bonnes lettres, fondée à Paris le 15 février 1821. Cette association, qui comptait parmi ses membres actifs MM. de Châteaubriand, de Genoude, Raoul Rochette, Nodier, avait pour but de rendre toutes les muses royalistes et d’en faire les interprètes de la France monarchique. On publiait des annales que la Société des bons livres recommandait dans ses prospectus. Pour disposer les abonnés en faveur de cette publication, le directeur, M. le baron Trouvé, inséra en tête du premier volume des vers « que la muse harmonieuse de M. Ancelot avait fait entendre à la naissance d’un auguste enfant. » Les Annales, qui se soutinrent pendant plusieurs années avec quelque succès dans le monde monarchique, cessèrent de paraître en 1829, faute d’abonnés, car les sympathies n’étaient plus aux muses royalistes. La Société des bonnes lettres avait manqué son but, mais le recueil qu’elle a publié n’est pas sans intérêt, et on le consultera toujours avec fruit pour l’histoire des variations politiques et littéraires de notre temps.

La guerre des classiques et des romantiques, cette guerre acharnée qui a fini, comme toujours, par un traité de paix, enfanta quelques tentatives d’académies, qu’on voulait opposer à la vieille et décrépite institution de Richelieu, comme aujourd’hui on oppose le phalanstère aux villes des civilisés. Le romantisme eut ses initiés comme les religions naissantes, et le cénacle fut fondé, académie abstraite opposée à l’Académie française, qui alors ne s’attendait guère à voir siéger dans ses rangs les principaux chefs de l’armée ennemie. L’influence qu’exerça le cénacle sur le développement de notre poésie lyrique, bien que resserrée dans les limites de l’école, fut salutaire à certains égards ; mais la poétique assemblée eut aussi ses faiblesses, trop souvent elle décerna un peu à la légère les brevets de génie et d’immortalité. De trop faciles ovations, dont quelques talens privilégiés pouvaient seuls braver l’action énervante, devaient vite amollir des natures moins heureusement douées. Cette fâcheuse tendance à surexciter les ambitions poétiques s’est conservée dans notre littérature. Le cénacle a disparu, mais ses traditions n’ont pas toutes péri, et, tous les jours, de jeunes muses qui se trompent d’époque viennent expier devant le public l’erreur où les ont jetées quelques éloges irréfléchis.

Une ère nouvelle commence, pour les sociétés savantes, avec la révolution de juillet. L’attention des esprits, en se tournant d’une part vers l’étude des problèmes sociaux, de l’autre vers l’application des sciences aux progrès matériels, appela de ce côté les efforts des associations académiques. Dans une circulaire ministérielle écrite en 1834, et signée de M. Guizot, nous lisons ce remarquable passage : « Au moment où l’instruction populaire se répand de toutes parts, au moment où les efforts dont elle est l’objet amènent dans les classes nombreuses qui sont vouées au travail manuel un mouvement d’esprit énergique, il importe beaucoup que les classes aisées, qui se livrent au travail intellectuel, ne se laissent point aller à l’indifférence et à l’apathie. Plus l’instruction élémentaire deviendra générale et active, plus il est nécessaire que les hautes études, les grands travaux scientifiques, soient également en progrès ; si le mouvement intellectuel allait toujours croissant dans les masses, pendant que l’inertie régnerait dans les régions élevées de la société, il en résulterait tôt ou tard une dangereuse perturbation ; je regarde donc comme un devoir imposé au gouvernement, dans l’intérêt social, de prêter également son appui, et d’imprimer, autant qu’il est en lui, une impulsion harmonique à toutes les études, à la science haute et pure, aussi bien qu’à l’instruction populaire et pratique.

Les lignes que nous citons s’adressaient aux sociétés savantes, et elles offraient cela de piquant, qu’en cherchant à stimuler leur zèle au nom d’une haute pensée politique, la circulaire officielle était en contravention avec leurs statuts en vertu desquels la politique est interdite. Après avoir donné de grands éloges aux bonnes intentions, le ministre se plaignait de la stérilité des résultats ; il y trouvait deux motifs, le manque d’encouragement, le manque de publicité, et, pour remédier à cette situation regrettable, il annonçait l’intention d’établir, entre le ministère de l’instruction publique et les diverses sociétés savantes, une correspondance régulière, de publier chaque année, sous les auspices du gouvernement, un recueil contenant quelques-uns des mémoires les plus importans et un compte-rendu sommaire, rédigé sur le plan du bulletin de l’Académie des sciences. Ce projet n’eut point de suite ; les encouragemens se bornèrent à quelques distributions de livres. L’ardeur cependant ne fut point ralentie ; les congrès, les associations provinciales, s’unirent bientôt aux sociétés ; l’attention publique s’éveilla sur tous les points ; la presse parisienne elle-même, ordinairement si dédaigneuse pour les travaux qui n’ont point reçu la consécration de la capitale, se préoccupa de ces réunions qui abordaient hardiment les plus hautes questions de l’économie politique ; enfin, le gouvernement, qui trouve dans ces sortes d’associations des auxiliaires puissans pour le progrès calme et régulier, et qui craindrait peut-être de les voir s’égarer en les abandonnant à elles-mêmes, le gouvernement est intervenu récemment, et d’une façon qui, cette fois, nous l’espérons du moins, sera définitive : M. le ministre de l’instruction publique a promis de diriger, de relier entre elles les diverses sociétés de Paris et de la province, et de les aider pan un crédit spécial porté au budget à dater du 1er janvier 1846.

L’Annuaire, dont la publication a été prescrite par l’ordonnance du 27 juillet 1845, a enfin paru. Rédigé avec un grand soin par M. Achille Comte, d’après les renseignemens fournis par les corps savans eux-mêmes, cet annuaire comprend la notice historique de chaque société, avec l’indication des travaux les plus importans depuis l’origine, les textes des règlemens, les listes des membres. La première partie est consacrée aux sociétés de la capitale, la seconde à celles de la province. Nous allons d’abord nous occuper de Paris, et nous aurons souvent à compléter les documens statistiques et administratifs donnés par M. Comte, en y ajoutant, avec l’appréciation des divers travaux académiques, les renseignemens qui ne sont point contenus dans la publication officielle.


III.

Paris compte aujourd’hui, non compris l’Institut, trente-six sociétés reconnues et approuvées par le gouvernement. Au milieu ou plutôt au-dessus de ces sociétés, l’Institut tient un rang tout-à-fait à part. Raconter l’histoire des cinq académies, en faire l’apologie ou la satire, ce serait recommencer une tâche déjà faite mille fois, et nous n’avons aucun goût pour les compilations inutiles. Nous laisserons donc de côté les académies constituées par l’état pour arriver tout de suite au tiers-état académique, qui n’a ni broderies ni traitement. La limite est nettement tranchée. D’un côté, l’Académie paie ses membres ; de l’autre, ce sont les membres qui paient pour loger, éclairer et chauffer l’académie.

Quand on compare, à trente années de distance, les travaux des sociétés savantes, le fait qui frappe dès l’abord, c’est la prédominance des études positives et purement scientifiques sur les études littéraires, et l’effacement complet des études philosophiques. En ce qui touche la littérature proprement dite, les académies parisiennes, isolées du mouvement et de la vie active, sont comme une sorte de nécropole où dorment, sans espoir de résurrection, les représentans obstinés de l’école classique de 1808, et les automédons démontés dans les jeux olympiques du romantisme de 1826 ; mais c’est le classique qui domine, et l’on pourrait parfois se croire transporté dans l’âge d’or des fadaises mythologiques. Amaryllis et Daphné, toutes les beautés mythiques et impersonnelles du Parnasse païen, ont encore, qui le croirait ? des adorateurs et un culte dans ce Paris sceptique, qui a renié tant d’autres dieux.

Parmi les sociétés purement littéraires, celles qui nous rapprochent le plus du passé ont une sorte de privilège d’âge, et doivent nous occuper d’abord. La Société lyrique des Bergers de Syracuse est une églogue vivante qui, sans aucun doute, eût attendri jusqu’aux larmes M. de Florian. Cette société, fondée en 1804, a pour emblème une houlette ; ses poètes n’y parlent jamais de leur lyre, mais de leur musette et de leurs pipeaux, et, quand la séance est ouverte, les qualifications prosaïques de la politesse moderne sont remplacées par les appellations quasi-virgiliennes d’aimable berger et d’aimable bergère. Estelle et Némorin auraient pu, on le voit, réclamer la présidence de cette académie pastorale, qui, à défaut d’autre mérite, a du moins l’avantage de prouver que les traditions naïves ne sont point complètement effacées parmi nous.

Fondée il y a cent six ans par une société d’amateurs, dont quelques-uns talent gens d’esprit, la Société académique des Enfans d’Apollon peut être placée à peu près sur le même rang que les Bergers de Syracuse, et ces enfans d’Apollon, qui, en vertu de l’article LIII des statuts réglementaires, « doivent au moins une fois dans l’année le tribut de leur talent, » ne sont pas moins classiques par l’inspiration que par le cérémonial. Ainsi, quand on revoit un nouveau membre, deux maîtres des cérémonies sont chargés de l’introduire. Alors tous les membres se lèvent ; le chef, c’est-à-dire le président, adresse la parole au récipiendaire, lui donne l’accolade, et le proclame fils du blond Phébus, après lui avoir exprimé les sentimens de ses collègues ; cela fait, les maîtres des cérémonies reconduisent le récipiendaire à sa place, et tous les membres se rassoient. On compte parmi les dignitaires M. Orfila, doyen de la Faculté de médecine, ce qui fait songer aux anciens, qui plaçaient Esculape dans le temple des muses. Quelques bulletins, quelques comptes-rendus de séances solennelles, publiés à de longs intervalles, sont les seuls témoignages d’activité littéraire qu’aient donnés les Enfans d’Apollon et les Bergers de Syracuse.

Ces deux sociétés n’ont du moins pas dégénéré, elles sont fidèles à leur passé le plus naïf ; mais, hélas ! que sont devenues la littérature et la poésie à l’Athénée des Arts ou à l’Athénée royal ? Ouvrons, pour répondre à cette question, le programme de l’une des séances annuelles de l’Athénée des Arts, séances qui se tiennent d’ordinaire à l’Hôtel-de-Ville, dans la salle Saint-Jean, et qui l’embellissent d’un concert vocal et instrumental. Que trouvons-nous en fait de poésie ? Des épîtres philosophiques sur le bonheur que procure l’étude, quelques petites chansons imperceptiblement badines, des stances au laurier planté par Jean-Jacques dans l’Ermitage à Montmorency, des odes sur les chemins de fer eu sur le daguerréotype, attendu que c’est par le côté industriel que la poésie à l’Athénée des Arts se rallie au mouvement du siècle. Du reste, l’Athénée est satisfait de lui-même, et on voit dans les comptes-rendus des travaux que les poètes qui concourent à embellir les réunions se distinguent tous par la pureté de leur style, que les moralistes ont toujours l’esprit fin et observateur, que les recherches des érudits sont toujours laborieuses, enfin que les personnes qui font les lectures publiques lisent toujours avec une suavité d’organe et une voix d’apparat qui prêtent un nouveau charme aux compositions qu’elles sont chargées de transmettre. Les complimens sont clichés, pour ainsi dire ; ainsi, il y a trois ans, la plume de Mme A. était spirituelle et facile ; l’année dernière, cette plume était affectueuse et tendre ; enfin, cette année, la même plume est gracieuse et fine. On aurait tort cependant de se montrer sévère, car, dans un temps où les lettres sont devenues pour le grand nombre une spéculation mercantile, on doit de l’indulgence, sinon des éloges, à ceux qui les cultivent pour elles-mêmes, aux modestes ambitions qui se contentent d’une gloire inédite.

L’Athénée royal, qui tient ses séances dans la rue de Valois, a suivi également cette voie de décadence ; il a reculé, quand tout marchait autour de lui, et certes on est aujourd’hui bien loin du temps où La Harpe, Chénier, Lemercier, Victoria Fabre, y professaient des cours de belles lettres ; on est même bien loin du temps où M. Jules Janin y racontait l’histoire du journalisme en France. Malgré le protectorat de M. de Castellane, le Richelieu de cette contrefaçon de l’Institut, l’Athénée, qui est tout à la fois un cabinet de lecture, une académie et une école, ne se soutient guère que par la curiosité oisive des rentiers désœuvrés. C’est là que se réfugient ces auditeurs somnolens qui vont chercher dans les cours publics le pain quotidien de l’intelligence, et si parmi les professeurs il se rencontre quelques hommes vraiment distingués qui parlent pour s’exercer à la parole, on y trouve le plus souvent les enfans perdus des théories hasardées de l’économie politique, du droit, de l’histoire, de la science et de la littérature. Le magnétisme, la phrénologie, le fouriérisme, l’homoeopathie, le progrès humanitaire, toutes choses qui se valent, ont là leur tribune, et chacun est admis à émettre ses idées, à contredire celles des autres. A la Sorbonne, au Collège de France, ce sont les professeurs qui enseignent ; à l’Athénée, outre l’enseignement des professeurs, il y a celui du public, et c’est là ce qui fait en grande partie l’originalité des séances. Les sujets les plus opposés, les plus fantastiques même, se heurtent comme des farfadets dans une ronde du sabbat. On comparait hier Fourier et Jésus-Christ ; on comparera demain Dante et Hegel. On étudie la cranioscopie dans ses rapports avec le droit, la théorie des ressemblances, les sources du bonheur, la valeur de la couleur dans le règne organique, la folie considérée comme désharmonie des fonctions de l’encéphale, les origines des nationalités, l’esprit des grammaires, etc. Les discussions prennent souvent une animation singulière, et s’embellissent encore de toute la mise en scène de l’antique argumentation, des éclats de voix, des attitudes pythiques, de la mimique passionnée, quelquefois nième de la colère. Du reste, il faut le dire pour l’honneur de l’institution, les professeurs ne sont point rétribués, et les assistans paient une cotisation annuelle, ce qui prouve des deux côtés un grand dévouement et une certaine abnégation.

De tout ce que nous venons de dire, il résulte jusqu’à l’évidence que ce n’est point la littérature qui est en voie de progrès dans les cercles littéraires, et, s’il fallait chercher une cause à cette décadence, on la trouverait, sans aucun doute, dans l’esprit de mercantilisme et d’exploitation industrielle qui envahit chaque jour le monde des écrivains ; on la trouverait dans la Société des gens de lettres et la Société des auteurs dramatiques : la première de ces associations compte trois cent vingt associés, dont vingt-et-une femmes, et jamais, on peut le dire, agens d’affaires ou commerçans n’ont apporté dans le négoce un esprit plus positif, une préoccupation plus grande des bénéfices. Quand les écrivains du vieux temps se réunissaient, c’était pour discuter des questions d’art, pour se faire mutuellement leurs confidences littéraires ; ici tout disparaît entièrement devant Barème. Il n’y a plus bureau d’esprit, mais bureau de recette ; les produits de la pensée sont tarifés comme les marchandises dans une boutique. La Société des gens de lettres est uniquement une commandite d’exploitation, où, sans s’inquiéter de la valeur des produits, on s’attache, le code de commerce à la main, à prélever des droits d’auteur au taux le plus élevé qu’il est possible d’atteindre. Les œuvres collectives sont une sorte d’entrepôt où viennent s’approvisionner, moyennant escompte, les journaux de la province, qui sont à la recherche de romans tout faits ; mais le public, à qui l’on promettait des chefs-d’œuvre, pouvait espérer légitimement quelque chose de mieux que Babel, et, en ressuscitant la corporation du moyen-âge, il fallait au moins se souvenir des gardes jurés, et prononcer l’amende contre ceux qui débitaient des marchandises mauvaises. C’était là un moyen fort simple d’enrichir la caisse.

La Société des auteurs dramatiques est, s’il se peut, plus fiscale encore. C’est une coalition dans la plus stricte acception du mot. La pensée première de l’association appartient à Beaumarchais, qui fut, on le sait, homme d’affaires autant qu’homme d’esprit, mais qui, nous aimons à le croire, eût reculé devant sa propre idée, s’il eût pu en deviner les conséquences. C’est en 1811 que l’association, jusqu’alors à l’état d’ébauche, s’organisa plus régulièrement. Enfin, en 1829, fut fondée la société actuelle, qui se constitua, dès 1837, en société civile. À cette époque, le nombre des signataires était de 220 ; l’aimée suivante, en 1838, il fut porté à 305. Aujourd’hui la société compte 462 membres. Qui se douterait que la France a le bonheur de compter dans son sein 500 écrivains qui consacrent leurs veilles à la gloire du théâtre ? Sous prétexte de protéger et de secourir les auteurs dramatiques, la société tyrannise les administrations théâtrales. Outre le droit exorbitant qu’elle prélève sur les recettes, elle s’attribue une part dans les billets d’entrée qu’elle vend à moitié prix. C’est grace à de tels moyens que l’association prospère, tandis que les théâtres ont à lutter chaque jour contre des difficultés nouvelles. Il est des auteurs dramatiques dont le nom ne retentira jamais qu’au boulevard, et dont le revenu annuel s’élève à 40 et 50,000 francs. La société ne peut justifier son existence ni par l’intérêt des administrations théâtrales, ni par l’intérêt de l’art. Loin de prêter appui aux théâtres, elle leur fait une rude guerre, et, pour peu qu’ils lui résistent, elle les met en interdit. On se souvient des luttes toujours malheureuses que certaines administrations ont soutenues contre la ligue des auteurs ; on se souvient des obstacles qu’a rencontrés, que rencontre encore la représentation des opéras étrangers sur la scène française. On sait enfin de quelles restrictions la société a fait payer sa tolérance, quand elle a permis de rares infractions à cette règle au théâtre de l’Opéra-Comique. Les spéculateurs ne devaient pas s’arrêter en si beau chemin ; après avoir repoussé de notre scène, comme improductives, les gloires étrangères, ne fallait-il pas en bannir au même titre le répertoire classique, ou bien le transformer en matière imposable ? C’est à quoi l’on a songé, et on tenta sérieusement, il y a quelques années, de prélever des droits sur les œuvres de Corneille, de Racine, de Molière, jouées à l’Odéon. Nous nous arrêtons à ce dernier trait : quel exemple ferait mieux juger de l’esprit qui anime cette coalition littéraire ?


IV.

L’histoire a été plus heureusement servie que les lettres par les sociétés savantes. A côté de l’Académie des inscriptions et des comités institués par le gouvernement, la Société royale des antiquaires, la Société de l’histoire de France, la Société ethnologique, la Société de l’école des chartes, travaillent avec zèle, et quelquefois avec succès, à arracher au passé quelques-uns de ses secrets.

La Société ethnologique, qui date de 1839, a formulé en ces termes dans un article de son règlement le but de ses travaux : « Recueillir, coordonner et publier les observations propres à faire connaître les différentes races d’hommes qui sont ou qui ont été répandues sur la terre. » Pour arriver à ce but, la société adresse une série de questions aux érudits, aux voyageurs, sur les caractères physiques, le langage, les croyances religieuses, les cultes, les traditions, l’influence du sol et du climat chez les divers peuples. Il s’agit, on le voit, des annales du genre humain tout entier, et, comme symbole de cette universalité, la compagnie a figuré sur son sceau un globe rayonnant qui porte pour exergue ces mots de la Genèse : « Selon les familles et les langues, par territoires et par nations. » Deux volumes de mémoires ont été publiés en 1841 et 1845 ; ils contiennent des travaux distingués, et, si faibles que soient ses ressources pécuniaires, la Société ethnologique nous parait avoir sa raison d’être dans l’avenir ; l’idée qui en a inspiré la création a été accueillie avec faveur, il existe aujourd’hui à Londres et à New-York des associations qui ont pris le même titre, qui poursuivent le même but, et qui entretiennent avec la société de Paris des relations qui ne peuvent manquer d’être très profitables à la science.

L’Institut historique, fondé en 1833, embrasse également dans ses études tous les temps et tous les lieux, et les quatre classes dont il est formé s’occupent de l’histoire générale et de l’histoire de France, de l’histoire des langues, des littératures, des sciences physiques, mathématiques, sociales ou philosophiques, enfin de l’histoire des beaux-arts. Par malheur, l’importance des travaux ne répond pas à l’importance du programme ; les conditions d’admission étant le plus ordinairement réduites au paiement de la cotisation annuelle, il est résulté de là que des personnes complètement étrangères aux études historiques, mais ambitieuses d’un titre qui pouvait donner lieu à une confusion flatteuse pour la vanité, se sont enrôlées sous la bannière de l’Institut avec la bonne volonté de payer leur quote-part et l’intention de ne rien faire. On a eu de là toute une liste de membres très étendue et une liste de travailleurs passablement restreinte. Il faut donc quelquefois chercher long-temps dans les dix-huit volumes de l’Investigateur historique, recueil mensuel de la société, pour y trouver quelques renseignemens utiles mais du moins y rencontre-t-on, au milieu de beaucoup de fatras, quelques pièces éditées pour la première fois et qui présentent un intérêt véritable. Chaque année, l’institut se réunit en congrès, et alors, comme les discours d’apparat donnent toujours lieu à quelques allusions flatteuses, on voit paraître dans les stalles d’avant-scène quelques représentans de l’Académie française ou de l’Académie des inscriptions, qui trônent à toutes les séances solennelles pour respirer quelques grains d’encens.

La Société des bibliophiles français s’occupe uniquement de la publication d’ouvrages inédits ou de la réimpression des livres rares qui intéressent notre histoire nationale ou notre ancienne littérature. Lorsque le livre n’offre que l’attrait de la curiosité bibliographique, on se borne à tirer un nombre d’exemplaires égal à celui des membres ; lorsqu’il s’adresse au contraire au public érudit ou lettré, le tirage est porté à cent, quelquefois mime à cent cinquante exemplaires, sur lesquels les bibliophiles français ont toujours droit soit au grand papier, soit au vélin. La bibliomanie n’impliquant que la passion et nullement la science, il suffit, pour être reçu au nombre des bibliophiles, d’aimer les livres, fût-ce même d’amour platonique, d’avoir une bibliothèque et de payer une cotisation annuelle de 100 fr. Du reste, depuis bientôt trente ans qu’elle existe, la Société a rendu à l’érudition et à l’histoire de véritables services. Elle a fait imprimer à ses frais une centaine de volumes et des brochures parmi lesquels on distingue des lettres inédites de Diderot, de Voltaire et de quelques autres hommes célèbres des deux derniers siècles. Elle prépare en ce moment, sur un manuscrit unique appartenant à l’un de ses membres, une édition du Ménagier de Paris, qu’on dit fort curieux pour l’histoire de la vie privée des Français au XIVe siècle. On pourrait peut-être avec raison accuser les bibliophiles d’apporter dans la reproduction des raretés une parcimonie tant soit peu égoïste ; mais l’amour des vieux livres est aujourd’hui si rare, que vingt-quatre exemplaires suffisent à la consommation. Le temps n’est plus où l’on s’imposait les privations et le travail pour acquérir une de ces raretés, qu’on voit, comme le phénix, apparaître tous les cent ans, heureux temps où les livres des ancêtres, respectés comme leur mémoire, formaient dans la famille un patrimoine sacré. Mécène vendrait aujourd’hui son Horace offert par l’auteur et mettrait à l’encan la bibliothèque des rois ses aïeux. Les grands papiers, les vélins, les belles marges, ont fait leur temps, comme tant d’autres choses ; bon nombre de nos écrivains modernes n’ont guère que leurs œuvres dans leur bibliothèque, et, si le titre de bibliophile fut long-temps une sorte de baptême littéraire, on ne s’inquiète guère aujourd’hui des Elzevirs de M. Motteley, des mystères de M. Sicongne, des romans chevaleresques de M. A. Bertin, des manuscrits à vignettes de. M. Barrois, des livres annotés de M. Aimé Martin, des belles collections de M. le duc de Luynes. Je ne sais rien cependant de plus agréable et de plus utile dans la vie que ces passions artificielles, et la bibliomanie est du nombre, qui absorbent et qui font oublier, par des distractions inoffensives, les préoccupations folles de l’ambition et de la vanité, regardées bien à tort comme sérieuses. On a de la sorte toutes les joies du sentiment sans en avoir les douleurs.

L’Institut historique et les bibliophiles représentent en quelque sorte, dans le mouvement académique de Paris, les amateurs et les mondains, tandis que la Société de l’histoire de France et celle de l’École des chartes réunissent les érudits positifs, les pionniers de profession.

La première, qui compte parmi ses fondateurs MM. Guizot, Thiers, de Barante, a pour but la publication des documens originaux. Un conseil, composé de quarante membres, désigne les ouvrages qui doivent être publiés aux frais de la société, et les personnes chargées de les éditer. La société a donné ainsi une série d’excellentes éditions qui comprend, du IVe au XVIIIe siècle, des chroniques et des mémoires parmi lesquels nous citerons les œuvres complètes d’Éginhard, Orderic Vital, Villehardoin, Pierre de Fenin, Comines, les lettres de Marguerite d’Angoulême, les mémoires et les lettres de Marguerite de Valois, le procès de Jeanne d’Arc ; les éditions princeps, comme les réimpressions, sont toutes faites avec un grand soin[1]. Outre la publication des documens originaux, on doit encore à la société un bulletin périodique et un Annuaire, véritable manuel d’érudition pratique, où se trouvent fort heureusement résumées d’importantes indications géographiques, chronologiques, paléographiques, dispersées dans les recueils spéciaux.

La Société de l’école des chartes n’est pas moins active, mais son but est moins de populariser les sciences historiques que de leur apporter de nouveaux élémens par l’étude des documens et des sources. Formée des élèves de l’école, elle publie sous le titre de Bibliothèque un recueil dans lequel figurent des monumens de notre ancien droit, de notre ancienne poésie, des chroniques, des chartes, des inscriptions, des recherches sur l’ancienne langue, des biographies, des restitutions de texte. C’est un excellent supplément aux Analecta, au Thesaurus anecdotorum, aux Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque royale, et sans aucun doute la Bibliothèque de l’école des chartes occupe le premier rang parmi toutes les publications des compagnies savantes que nous venons de citer ; mais il est un reproche que nous ne pouvons passer sous silence. MM. les élèves de l’école sont jeunes et ont l’avenir devant eux. Pourquoi donc, au lieu de chercher des appuis dans la jeunesse, au lieu d’appeler à leur aide la génération qui grandit, ont-ils appelé celle qui décline ? En d’autres termes, pourquoi ont-ils posé en principe que les membres de l’Institut seraient seuls admis à écrire dans leur recueil ? Serait-ce par hasard pour s’assurer une collaboration vraiment supérieure ? Si telle est leur pensée, ils nous paraissent avoir manqué le but, car la plupart des travaux qui leur ont été donnés par l’Institut ont été puisés dans ! es corbeilles aux rognures ; d’ailleurs, ce sera toujours un tort de se montrer exclusif en faveur des hommes arrivés, de circonscrire la science dans des limites officielles et de s’organiser en corporation.

Par la date de sa fondation, la Société des Antiquaires est l’aînée de toutes les académies que nous venons de nommer ; malheureusement, en fait d’activité, elle s’est laissé depuis long-temps distancer par ses sœurs cadettes. Napoléon, en la créant en 1805, voulait en faire une académie d’archéologie nationale, et, dans sa pensée, elle devait occuper à peu près le même rang, exécuter les mêmes travaux que les comités créés après la révolution de juillet ; mais, à cette époque, l’école de Bullet régnait encore avec une autorité souveraine : la nouvelle académie, qui prit le titre de celtique, se fourvoya dans le monde gaulois, et, après avoir dressé l’inventaire des dolmens et des menhirs, après avoir épuisé toutes les acceptions des mots dun et braga, elle reconnut qu’il était difficile, pour ne pas dire impossible, de reconstruire un monde dont les ruines même ont péri. Au titre d’académie celtique elle substitua, en 1814, celui de société des Antiquaires, qu’elle porte encore, et elle étendit le programme de ses études à la géographie, à la chronologie, à l’histoire, à la littérature, aux arts, à l’archéologie, en posant pour limite extrême le XVIIIe siècle. Dix-sept volumes ont été publiés jusqu’à ce jour, et l’on y trouve çà et là quelques dissertations qui ne sont point dénuées d’intérêt ; mais, en érudition, il est souvent difficile de garder la juste mesure, et de ne pas tomber dans les infiniment petits. La Société des Antiquaires n’a point évité cet écueil, et, comme spécimen, il suffit de citer la lettre sur les assauts de chant des pinsons dans le nord de la France. Quoi qu’il en soit, on ne saurait contester aux antiquaires un mérite dont on est assez peu disposé à leur tenir compte aujourd’hui, et ce mérite, c’est d’avoir les premiers appelé l’attention sur l’archéologie nationale.

On le voit par ce qui précède, le mouvement des études historiques, dans les académies de la capitale, est actif et souvent fécond, et l’on petit porter à plus de deux cents le nombre des volumes publiés par les sociétés historiques ; mais, en parcourant ces travaux nombreux et variés, on se demande si, dans cette variété même, il n’y a pas un danger sérieux pour la science. L’érudition s’éparpille en lambeaux ; la sève des études se perd dans les mémoires, les notices, les dissertations écourtées ; les documens s’entassent de manière à décourager les travailleurs les plus intrépides, et personne ne parait se préoccuper de la synthèse. Il est encore une autre remarque qui frappe dès les premières lectures : c’est l’absence de toute idée générale, et, pour ainsi dire, de toute passion. Au XVIIIe siècle, entre les mains des encyclopédistes, l’histoire, l’érudition elle-même est une sorte de machine de guerre qu’on dresse contre l’édifice du passé. Sous la restauration, pour l’école monarchique, c’est un instrument contre-révolutionnaire ; pour l’école libérale, c’est un arsenal d’argumens victorieux, qui donne comme appui à la liberté moderne l’autorité du droit traditionnel. La lutte éclate à chaque pas. Aujourd’hui, au contraire, il semble qu’on ne fouille dans le passé que par un sentiment de curiosité oisive. Les guelfes et les gibelins se sont donné le baiser de paix. L’érudition elle-même traverse une période éclectique. Est-ce sagesse, indifférence, scepticisme, décadence ou progrès ? Nous laissons à d’autres le soin de résoudre la question, en nous bornant à la signaler, comme un sujet intéressant de concours, aux académies historiques.


V.

Les sciences géographiques, dans leurs rapports avec l’histoire, la philologie, les intérêts de la civilisation et de la politique nationale, sont représentées par trois compagnies, dont la plus ancienne est la Société de géographie, qui date de 1821. Autant que le permettent les ressources dont elle dispose, ressources restreintes du reste, et qui se réduisent aux cotisations de ses membres, la Société de géographie fait entreprendre des voyages dans les contrées peu connues ; elle décerne des prix, entretient des correspondances avec les voyageurs, publie des relations inédites, fait graver des cartes et réimprimer des ouvrages rares. C’est aux concours qu’elle a ouverts pour stimuler le zèle des explorateurs qu’on doit le voyage de René Caillé et la découverte de Temboctou, le voyage de Pacho dans la Cyrénaïque, et d’importantes excursions dans la Guyane, l’Amérique centrale et l’intérieur de l’Afrique. En 1828, elle a fondé un prix de mille francs, destiné à celui des voyageurs européens qui aurait fait dans l’année la découverte la plus importante en géographie. Ce prix, depuis dix-huit ans, a été décerné treize fois. Un second prix de deux mille francs a été institué par M. le duc d’Orléans pour le géographe ou le voyageur qui ferait en France l’importation la plus utile à l’agriculture, à l’industrie ou à l’humanité. La totalité des sommes distribuées par la société à titre de récompense s’élève aujourd’hui à plus de soixante mille francs. On doit encore à la même compagnie un recueil de voyages et de mémoires, et un bulletin qui forme comme la chronique mensuelle des sciences géographiques. Le recueil se compose de sept volumes in-quarto, qui renferment, entre autres documens importuns, un texte inédit du voyage de Marco-Polo, la grammaire et le dictionnaire berbères de Venture de Paradis. Le bulletin, enrichi de planches et de cartes, est aujourd’hui à son quarante-troisième volume. Ajoutons que la société possède une bibliothèque fort riche, ouverte aux savans de toutes les nations, un musée géographique qui renferme d’intéressantes collections, et que les hommes que tente l’attrait puissant du danger et des courses lointaines sont toujours certains de trouver auprès d’elle des secours efficaces et une protection généreuse.

La Société asiatique n’a point ce caractère aventureux. Succursale paisible et casanière de la Société anglaise de Calcutta, elle ne dépasse guère les domaines de la philologie ; elle achète, imprime ou traduit des textes orientaux ; elle concourt, par des souscriptions, à la publication des livres qui se rattachent à la spécialité de ses travaux, et la première, en France, elle a introduit la fonte des caractères sanscrits. On lui doit en outre des alphabets géorgiens, pehlwis, tagalas, mongols et mandchoux, et un recueil mensuel, le Journal asiatique, qui forme quarante-sept volumes. Du reste, quelques efforts qu’un ait faits, dans ces dernières années, pour populariser les études orientales, ces études sont restées concentrées dans un cercle fort restreint ; la plupart des cours ne sont suivis que par les candidats à la suppléance, et le progrès scientifique qui, chez nous, s’accomplit de ce côté, n’a guère de retentissement qu’à l’étranger. Malgré notre indifférence, ce progrès n’est pas moins réel et sérieux, et, pour en faire apprécier l’importance, il suffit d’un seul exemple. L’édition du Vendidad, sadé, donnée par M. Eugène Burnouf à l’imprimerie royale, sert aujourd’hui de modèle aux éditions faites dans l’Inde pour le service du culte, et ainsi c’est un professeur du Collège de France, un membre de la Société asiatique de Paris, qui donne aux sectateurs de Zoroastre le texte le plus orthodoxe de leurs livres sacrés. L’Allemagne elle-même aurait peine à citer un pareil triomphe philologique.

La Société orientale, tout en s’occupant comme la Société asiatique des langues, de l’histoire, de la littérature et des sciences, s’est posé un but plus pratique, et pour ainsi dire plus vivant. Tandis que la Russie et l’Angleterre étendaient leur influence, l’une par le schisme, l’autre par le commerce, la France se devait à elle-même de prendre son rang de bataille dans cette croisade nouvelle. Au point de vue de la diplomatie, c’est un droit, disait il y a quelques années à la tribune un orateur célèbre ; au point de vue de la civilisation, c’est un devoir, se sont dit quelques amis fervens du progrès universel, et la Société orientale a été fondée pour activer cette propagande catholico-française, qui, malheureusement, a vu trop souvent ses intérêts compromis par ceux même qui pensaient les servir le plus efficacement. Sans doute, on n’a pas réalisé toutes les promesses du programme, et nous sommes encore loin de ces temps, annoncés par un prophète humanitaire, où les descendans de Mahomet chanteront la messe dans les murs à jamais purifiés de la mosquée de Sainte-Sophie ; mais, si minimes que soient les résultats, on ne saurait les contester entièrement. Les travaux des sociétés savantes ont souvent éveillé l’attention de la diplomatie. L’œuvre française du mont Carmel est devenue, pour les chrétiens de l’Asie, ce que les comités libéraux de la restauration ont été pour les Grecs opprimés, et il est si difficile de faire un peu de bien, surtout à de grandes distances, qu’à défaut de succès importans il faut du moins tenir compte des bonnes intentions. L’Orient lui-même s’est ému, et, en 1841, il s’est formé à Smyrne une société d’Arméniens dite des Suris, qui a pour but de propager dans la Turquie d’Asie les sciences et la civilisation européennes. Protégée par le sultan Abdul-Medjid et Reschid-Pacha, cette académie publie un journal intitulé Archaloïs Aradion (l’Aurore d’Ararat), et le gouvernement turc s’est montré tout-à-fait au niveau des gouvernemens de notre vieille Europe en encourageant cette publication par des souscriptions importantes.

Il est encore une société que nous devons mentionner ici, bien qu’elle ne figure pas dans l’Annuaire : nous voulons parler de la Société maritime. Le moindre inconvénient de cette compagnie, dont les travaux ont pour but une spécialité tout-à-fait distincte, c’est d’être en grande partie composée d’hommes étrangers à cette spécialité même. Quelques officiers de marine figurent, il est vrai, sur la liste des membres, mais la plupart s’abstiennent de participer aux travaux, et se contentent de donner leur nom. La Société maritime a pris la marine à vapeur sous sa haute protection. Elle tient l’Angleterre en état de blocus continental ; elle met des vaisseaux de haut bord sur le chantier ; elle entreprend le cabotage, les voyages de long cours, les grandes guerres ; elle dresse à l’avance les bulletins des victoires ; est-il besoin d’ajouter que tout cela n’est guère sérieux ? Ces discussions ex professo sur des matières étrangères à ceux qui les traitent ne prouvent que trop la malheureuse ambition de parler de tout, la prétention à la capacité encyclopédique que nous reprochent les étrangers, et qui n’est bonne qu’a embrouiller les questions les plus claires, à nous éloigner sans cesse des applications pratiques, en nous jetant dans les phrases et les doutes, à compromettre même les plus graves intérêts.

Ce mouvement d’expansion sur le globe entier, qui signale notre époque, ces courses des voyageurs, ces études des géographes, devaient nécessairement réagir sur les sciences naturelles, et de nouveaux centres se sont formés sous le titre de Société de géologie, Société entomologique, Société cuvierienne. La Société de géologie, qui compte aujourd’hui quatre cent quatre-vingt-dix-sept membres, tant en France qu’à l’étranger, a pour objet de travailler au progrès général de la science, et surtout d’étudier le sol de la France dans ses rapports avec les arts industriels et l’agriculture. Cette société, dont la constitution est essentiellement démocratique, admet dans son sein, sans épreuves et sans titres préalables, toutes les personnes qui désirent s’associer ; il suffit d’être présenté par deux membres, et de payer, après réception, la somme annuelle de 30 francs. Le Bulletin, qui reproduit les procès-verbaux, les communications verbales ou écrites, les discussions scientifiques, les analyses d’ouvrages étrangers, forme un recueil de quatorze volumes, plus cinq volumes de Mémoires renfermant les travaux originaux. La société s’occupe en ce moment, pour clore la seconde série de son bulletin, d’un compte-rendu des progrès de la géologie pendant les dix dernières années. S’il est un reproche que l’on puisse avec raison adresser à cette compagnie, ce n’est point d’avoir négligé de populariser la science, mais plutôt de la compromettre en la vulgarisant outre mesure.

La Société entomologique, fondée en 1832 sous les auspices de Latreille, s’occupe exclusivement des crustacés, des arachnides, des insectes, qu’elle étudie au point de vue de l’anatomie, de la physiologie, de la zoologie, des mœurs, et enfin dans leurs rapports avec les arts, l’économie domestique, et surtout l’agriculture. Ses Annales, ornées de planches, la plupart coloriées, forment une série de quatorze volumes, au milieu desquels se trouvent dispersés, à côté d’études souvent minutieuses, quelques travaux fort estimables. Quant à la Société cuvierienne, contrefaçon fort imparfaite de l’académie allemande des Curieux de la nature, son existence n’est guère révélée au public que par la publication d’un recueil intitulé la Revue de zoologie, et, si nous sommes bien informé, il suffit, pour en devenir membre, de s’abonner à ce recueil, comme il suffisait, il y a quelques années, de s’abonner au Journal des connaissances utiles, quand on voulait faire partie de la Société pour l’émancipation intellectuelle.

Quoi qu’il en soit de l’étendue et de la variété du programme de ces diverses compagnies savantes, quels que soient aussi les hommes qui figurent parmi les membres, on se tromperait en mesurant à la lettre même des statuts et au nom des titulaires l’importance des travaux. Parmi les associés, la plupart de ceux qui occupent dans la science un rang vraiment éminent, se laissent enrôler par complaisance ; ils sont là pour donner du relief, comme les pairs de France dans les sociétés des chemins de fer, et ils se bornent à payer la cotisation, comme un impôt indirect prélevé sur leur gloire. Les amateurs, les aspirans à l’Institut, les candidats échoués, forment en général la majorité des membres actifs. Il faut cependant excepter de cette remarque la Société philomatique. Fondée en 1788, cette société, qui a compté parmi ses travailleurs les plus assidus Sylvestre, Monge, Lacroix, Laplace, Chaptal, Cuvier, Ampère, Dulong, Fresnel, a rendu et rend encore d’incontestables services. Le résultat de ses travaux fut consigné pendant plus de trente ans dans un journal dont le premier cahier parut en 1791, et qui fut continué, avec un succès européen, jusqu’à l’apparition des comptes-rendus de l’Académie des sciences, dont il forme, pour ainsi dire, la première série. La Société philomatique, qu’on a nommée le Petit Institut, est, sans contredit, l’une des compagnies savantes les plus sérieuses et les plus actives de la capitale. Assidûment fréquentée par un grand nombre de membres de l’Académie des sciences, elle offre cet avantage aux hommes vraiment instruits, que leurs opinions sont toujours discutées. En effet, on ne s’y borne pas, comme à l’Institut, à une simple lecture longuement méditée, et que les assistans approuvent ou désapprouvent in petto. On démontre, on explique au tableau, comme dans un cours ; les auditeurs ne se contentent pas d’écouter, ils contredisent, et, de notre temps, où l’on mesure trop souvent la valeur des hommes d’après leurs titres officiels, c’est là une excellente épreuve, que recherche la science modeste qui veut se produire par elle-même, et qu’évite avec grand soin le charlatanisme effronté qui ne se produit que par l’intrigue.


VI.

Littéraires, historiques ou scientifiques, la plupart des sociétés que nous venons de nommer, par la nature même de leurs travaux et leurs tendances purement théoriques, restent en quelque sorte circonscrites chacune dans sa spécialité, et leur action ne s’étend guère au-delà du cercle des membres qui les composent ; mais il n’en est pas de même des associations qui s’occupent de la médecine, de l’industrie, de l’agriculture, de la morale publique ou de l’enseignement élémentaire. Celles-là se mêlent d’une façon plus active au mouvement général, Quelques-unes rappellent le vieil esprit des corporations du moyen-âge ; d’autres comme la Société de la morale chrétienne, participent tout à la fois des académies et des associations de bienfaisance.

En comparant les travaux sortis de tant de sources diverses, on reconnaît qu’à aucune autre époque l’homme n’a engagé contre le mal et la nature une lutte plus ardente. Il y a trois siècles, quand le génie des temps modernes posait pour point de départ la méthode expérimentale, les esprits se portaient vers l’étude, entraînés par le seul attrait de savoir et l’ambition des conquêtes intellectuelles dans le domaine de l’inconnu. Le moyen-âge s’était contenté de mots. Bacon demanda des principes et des choses ; aujourd’hui nous demandons des résultats positifs, et c’est surtout vers ce but que les associations dont il nous reste à parler ont dirigé leurs efforts.

En dépit des sarcasmes de Volière, c’est une habitude prise depuis long-temps de placer les médecins au premier rang des bienfaiteurs de l’humanité, et personne ne leur conteste ce beau titre, surtout quand on les juge exclusivement d’après le programme ou les statuts des nombreuses sociétés médicales qui figurent dans l’Annuaire. Dans aucune autre classe, en effet, on n’a jamais déployé pour les intérêts de la science, et même pour ceux de la profession, une activité plus grande, car, sans parler du congrès de 1845, nous trouvons, pour Paris seulement, l’Académie royale de médecine, la Société anatomique ; la Société de médecine, la Société médicale pratique, la Société médicale d’émulation, les sociétés du Xe et du XIIe arrondissement, celle du Temple, sans compter les sociétés de chirurgie, de pharmacie, de phrénologie, etc.

Au point de vue de l’importance scientifique, le premier rang appartient sans conteste à l’Académie royale de médecine. Cette compagnie, qui succède à l’ancienne société royale de médecine et à l’ancienne société de chirurgie, est tout à la fois une institution scientifique et un conseil permanent de haute administration sanitaire. Sa mission pratique est de propager la vaccine, d’éclairer le gouvernement sur les épidémies, les épizooties, les différens cas de médecine légale et d’hygiène publique, les remèdes nouveaux ou les remèdes secrets ; elle est chargée, en outre, de continuer les travaux de la société royale de médecine et de l’Académie royale de chirurgie, et de s’occuper de tous les objets d’étude et de recherche qui peuvent contribuer aux progrès des différentes branches de l’art de guérir.

En bien des points, l’Académie de médecine est restée fidèle à son programme, mais on lui reproche, et ces critiques paraissent fondées, d’avoir sacrifié quelquefois les intérêts de la science à ceux de la clientelle, les intérêts publics aux ambitions particulières, et de s’être montrée indulgente à l’excès dans des rapports approbatifs. Les jeunes praticiens lui opposent même avec une certaine fierté la Société médicale d’émulation. Cette association très active s’attache avant tout au progrès scientifique, et nous ajouterons à son honneur qu’elle se montre très sévère à l’égard du charlatanisme, et qu’elle prononce l’exclusion contre ceux de ses membres qui se déconsidèrent par l’exploitation de médicamens empiriques ou des annonces effrontées.

Sous le rapport scientifique, les sociétés médicales ont eu, dans ces dernières années, une incontestable influence. Ce n’est pas qu’elles aient fait de grandes découvertes, ou qu’elles aient opéré d’importantes révolutions : — ce sont là des choses qu’il ne faut demander qu’à ces hommes rares, qui apparaissent de loin en loin, pour marquer de leur nom toute une époque ; — mais, du moins, elles ont éclairé, par la discussion, des points intéressans, elles ont réuni un nombre considérable d’observations, et, comme leurs travaux sont édités, pour la plupart, dans les journaux et les recueils spéciaux, elles ont fait circuler dans le public médical une foule de notions nouvelles. Elles ont soumis à des examens sévères des théories souvent aventureuses, et, par la solidarité morale qu’elles établissent entre tous leurs membres, elles ont opposé une digue au charlatanisme. Au point de vue pratique, elles ont rendu aux classes indigentes d’immenses services ; ainsi les sociétés du Xe et du XIIe arrondissement, ainsi que celle du Temple, sont de véritables succursales des bureaux de bienfaisance qui n’ont jamais compté avec le pauvre. Les membres de ces associations donnent des consultations gratuites, font des visites, et la concurrence est si grande, même à la porte de l’hôpital, qu’on ne saurait trop louer les personnes bienfaisantes de multiplier ainsi les secours, de suppléer par le dévouement individuel, qui, Dieu merci, n’est pas éteint dans tous les cœurs, à l’insuffisance des ressources de l’administration.

Moins nombreuses que les sociétés de médecine, mais non moins actives, les associations agricoles et industrielles ont pris dans ces dernières années une importance qui tend à s’accroître chaque jour. L’agriculture est représentée à Paris par la Société royale et centrale, qui fut instituée le 1er mars 1761 « à l’effet de concourir, dans le ressort de la généralité de Paris, aux progrès de l’économie rurale. » Le principal mérite de la société royale, à son origine, fut non pas de faire avancer rapidement la science, mais d’habituer les esprits à comprendre l’importance de la première de toutes les industries, et à en considérer la pratique comme l’une des plus intéressantes applications de l’activité humaine. Il paraîtrait même que le progrès était peu sensible, si l’on en juge d’après cette phrase écrite par le célèbre agriculteur anglais Arthur Young, au sortir de l’une des séances : « Je n’assiste jamais à aucune assemblée de société agricole sans avoir des doutes si ces sortes de sociétés ne font pas plus de mal que de bien, c’est-à-dire si les avantages dont l’agriculture nationale peut, par le plus grand hasard, leur être redevable, ne sont pas plus que contrebalancés par le mal qu’elles occasionnent en tournant l’attention du public vers des objets frivoles, ou en traitant des sujets importans de manière à les faire regarder comme des bagatelles. » C’est en 1788 que Young porta ce jugement qui, tout paradoxal qu’il paraisse, ne laisse pas d’être juste à certains égards. La Société royale comptait cependant alors au nombre de ses membres des hommes tels que Lavoisier, Parmentier, Fourcroy ; mais, ainsi que le fait remarquer Young, un seul parmi les membres résidens de cette assemblée se livrait à la pratique de l’agriculture, et l’on sait que, pour réussir dans cette science, il ne suffit pas d’être agronome, agromane, ou propriétaire, mais bien cultivateur dans la plus stricte acception du mot. La société, du reste, a été la première à reconnaître la justesse de cette remarque, et, à côté de théoriciens éminens, elle a cherché à réunir des hommes experts dans la pratique. Aujourd’hui elle existe comme le centre commun qui rattache entre elles les diverses associations agricoles du royaume, et elle se divise en deux grandes sections : 1° sciences agricoles, 2° sciences appliquées à l’agriculture. De la sorte, elle embrasse, par des classes spéciales, le vaste ensemble de la théorie et de la pratique, la grande culture, les cultures spéciales, l’économie rurale des animaux, la mécanique, la législation et la statistique agricole. Chaque année, elle décerne une vingtaine de prix ; elle a une bibliothèque, des archives, qu’une correspondance active a enrichies d’une foule de documens utiles, une collection de modèles et de machines, et, de plus, elle a publié depuis 1785 jusqu’à nos jours, non compris les instructions adressées aux cultivateurs de la province, une série de mémoires qui forme quatre-vingt-six volumes. La Société d’agriculture a pour annexe la Société d’horticulture, que les expositions et les concours de fleurs ont rendue tout-à-fait populaire.

Nous ne nous arrêterons point aux nombreuses associations industrielles qui se sont formées dans ces dernières années, et qui, pour la plupart, n’étaient point nées viables, parce qu’elles se rapprochaient quelquefois de la commandite, et que les appels aux capitaux paralysaient les appels à la science. Il suffira de citer, parmi celles qui ont eu un côté vraiment utile et sérieux, la Société d’encouragement pour le commerce national, l’Académie de l’industrie, la Société des producteurs et des inventeurs, et la Société d’encouragement pour l’industrie nationale. Cette dernière, fondée en 1802, est, sans contredit, l’une des associations qui ont exercé l’influence la plus directe et la plus active sur le progrès matériel. Par les récompenses nombreuses qu’elle propose, elle s’est associée à la plupart des grandes conquêtes de l’industrie moderne. De 1802 à 1845, la somme totale des prix décernés s’élève à 392,850 francs, et le chiffre de ceux qui seront décernés de 1846 à 1850, à 110, 700. Cette simple indication suffirait seule à montrer le développement vraiment prodigieux des arts industriels et des applications scientifiques, la somme des encouragemens distribués dans cette seule spécialité dépassant de beaucoup le total des prix alloués par toutes les autres associations réunies. Ici, c’est le perfectionnement matériel que l’on poursuit avant tout ; ailleurs, c’est en quelque sorte le progrès économique. La ligue anglaise a eu son écho chez nous, et les associations pour la liberté des échanges qui viennent de se former à Paris et à Bordeaux, et qui, sans aucun doute, s’étendront sur les autres points du royaume, nous paraissent appelées à jouer dans l’avenir un rôle important.

Ce n’est pas tout, cependant, que de procurer aux hommes le bien-être matériel, d’assurer à bon compte à ceux qui sont riches toutes les jouissances du luxe, et il ne suffit pas de favoriser le développement de l’industrie pour défendre le pauvre contre la misère, et surtout contre le vice. Dans la question tant de fois controversée de la répartition des richesses, dans cette autre question non moins complexe, l’organisation du travail, à laquelle il est impossible, quoi qu’on en ait dit, de trouver à priori une solution théorique, quand les économistes auront accompli leur œuvre, il restera la part du moraliste, et certes améliorer l’homme est un problème plus difficile encore que de le faire vivre. De louables efforts ont été tentés ; mais, en semblable matière, il est fort difficile de constater les résultats d’une façon positive, le progrès dans le bien échappant à toute recherche, tandis que les faits répréhensibles, ceux qui tombent sous le coup de la justice humaine, se groupent dans la statistique en chiffres effrayans. — La Société d’instruction élémentaire et la Société de la morale chrétienne méritent, à tous égards, les vives sympathies des hommes qui, sans faire de la philanthropie une profession lucrative, se préoccupent des misères morales et en cherchent les remèdes. Partant de ce principe que l’ignorance est l’une des causes les plus actives de démoralisation, la société pour l’instruction élémentaire travaille, depuis sa fondation, en 1821, à propager l’enseignement, et surtout à le rendre facile et rapide, afin qu’il soit accessible aux enfans des classes pauvres, que les ateliers enlèvent aux écoles du moment où l’industrie peut utiliser leurs bras. Cette société, sous la restauration, a lutté, avec le zèle le plus louable, contre un parti qui alors réclamait le monopole de l’instruction comme aujourd’hui il en réclame la liberté illimitée, pour l’exploiter au profit de ses passions et de ses intérêts. C’était alors une véritable association politique qui marchait avec le parti libéral à la conquête de l’enseignement mutuel ; aussi, après le triomphe, en 1831, fut-elle reconnue comme établissement d’utilité publique. Son zèle, depuis ce temps, ne s’est point ralenti. Elle a travaillé à perfectionner les méthodes, à former des maîtres habiles qu’elle envoie dans les provinces, enfin elle publie un Journal de l’éducation populaire, qui contient d’excellens préceptes et des vues fort utiles. Par malheur, cette publication, comme la plupart de celles du même genre, n’arrive que difficilement jusqu’aux lecteurs auxquels elle est spécialement destinée, et ce n’est guère que par la création des bibliothèques communales qu’on peut espérer de voir l’instruction élémentaire porter tous ses fruits. Quoi qu’il en soit, on ne saurait trop engager la société à redoubler d’efforts, car le parti qu’elle a si vivement combattu sous la restauration est loin d’avoir déposé les armes, et, tandis que l’attention se porte tout entière sur les débats excités par l’enseignement secondaire, on perd complètement de vue ce qui se passe dans les écoles publiques ou privées des quarante mille communes qui composent la France. On ignore par quel manège est éludée, dans certains établissemens, la surveillance des inspecteurs et des comités, quels livres la contrebande légitimiste ou néo-catholique fait passer entre les mains des enfans, et les déclamations contre la philosophie ne sont souvent qu’une fausse attaque qui sert à masquer des manœuvres plus sérieuses.

La sphère des travaux de la Société de la morale chrétienne est beaucoup plus étendue. Cette association, constituée en 1821 par le duc de La Rochefoucauld-Liancourt, a pour objet l’application des préceptes du christianisme aux relations sociales, et, ainsi que le disent les statuts, elle s’attache à démontrer que « la plupart des erreurs et des vices qui retardent le règne de la vérité, de la justice et de la paix parmi les hommes, naissent de l’ignorance ou de l’oubli des préceptes de la religion chrétienne. » Par sa constitution même, cette société témoigne d’un grand progrès dans les idées et dans les mœurs, car elle admet indistinctement au nombre de ses titulaires les catholiques et les protestans ; plus sage que certaines associations de bienfaisance, elle étend son action à tous les membres de la grande famille chrétienne, sans se préoccuper des dissidences de sectes, et, en s’interdisant le prosélytisme, elle rend la charité plus féconde et plus universelle. Les membres, au nombre de deux cent soixante-quinze, sont répartis entre sept comités dont voici l’indication : 1° comité de charité et de bienfaisance ; 2° de placement des orphelins et des orphelines ; 3° des prisons ; 4° de la paix ; 5° d’amélioration morale ; 6° de l’abolition de la traite et de l’esclavage ; 7° de réhabilitation morale pour les libérés. Les travaux de ces divers comités sont consignés dans un journal dont la collection forme aujourd’hui quarante volumes. Des concours ont été ouverts, des livres ont été publiés sur les grandes questions sociales ou religieuses soulevées depuis vingt-cinq ans, et des lois sont venues sanctionner les efforts et les vœux de la société touchant la plupart de ces questions. Cette louable institution a des correspondances sur tous les points du globe, et tout récemment des musulmans philanthropes ont fondé, sous le patronage de la sultane Djediz et sous le titre de Société de la morale universelle, une association semblable.


VII.

Dans la revue rapide que nous venons de présenter, nous n’avons compris que les académies qui figurent dans l’Annuaire administratif et qui fonctionnent comme annexes des diverses branches de l’Institut. Paris renferme encore un grand nombre de sociétés inconnues les unes aux autres, souvent ignorées du public, et qui résument chacune dans sa sphère les idées, les intérêts, les plaisirs des classes les plus diverses, les plus éloignées. Sculpteurs, architectes, peintres, musiciens, ouvriers de tous les états, femmes de tous les âges, avocats à la recherche du client, journalistes à la recherche de l’abonné, jeunes hommes politiques attendant l’âge et le cens pour aspirer à la députation, francs-maçons de tous les pays, écrivains de toutes les écoles, chacun s’associe, les uns pour faire un peu de bien, les autres pour ne faire que du bruit, les oisifs, qui sont souvent les vrais sages, pour écouter, les ambitieux pour propager leur nom, se dresser à eux-mêmes un piédestal et trouver des prôneurs. Quelques mots sur cette guérilla académique achèveront de compléter le tableau, et, pour rester fidèle à la couleur locale, nous donnerons aux femmes la première place, comme on leur donne dans les séances publiques les stalles d’avant-scène.

Depuis Christine de Pisan, cette Eve des bas-bleus, jusqu’à la femme libre du saint-simonisme, le beau sexe, comme on disait en 1808, a réclamé souvent son niveau social. Pour arriver à la désubalternisation qu’elles rêvent, les femmes, sous l’ancienne monarchie, faisaient des livres, les utopistes s’associaient à leurs efforts, et Guillaume Postel, le célèbre visionnaire, composait en leur faveur la très merveilleuse histoire des femmes du monde, et comme elles doivent à tout le monde par raison commander, et même à ceux qui auront la monarchie du monde vieil. Aujourd’hui comme alors elles trouvent encore des partisans parmi les socialistes, quelquefois même parmi les abbés, ce qui est un progrès notable ; mais elles ne se contentent plus de publier des volumes et de tenir des bureaux d’esprit, elles ouvrent des cours ou se réunissent en sociétés académiques. C’est à Mme Louise D… qu’on doit l’invention des cours. Le 19 mai 1836, cette dame ouvrit au Ranelagh un cours de droit social du sexe qui fut vivement applaudi par quelques initiées. Cependant la création de cette faculté d’un nouveau genre ne hâta guère, à ce qu’il semble, l’œuvre de la désubalternisation. Quelques dames de lettres s’organisèrent alors en institut, et M. le comte de Castellane accepta le patronage de la nouvelle académie. On ne tarda point à reconnaître que l’hôtel de Rambouillet avait fait son temps et que Molière aurait toujours raison. L’académie fut licenciée ; mais, chez les femmes, on le sait, les volontés sont tenaces, et vers la fin de 1845 on annonça la résurrection de l’institut féminin. Cette fois ce n’était plus M. de Castellane qui accordait son protectorat et prêtait ses salons, c’était une dame du faubourg Saint-Germain, riche, spirituelle, enthousiaste pour les lettres, et qui pensait les servir en donnant une rivale à Richelieu. Le programme fut rédigé sur des proportions tout-à-fait princières. Les académiciennes devaient être logées, comme autrefois les membres du Brucchium dans le palais des rois d’Égypte, et pensionnées comme les membres de l’Institut. Elles devaient en outre toucher des jetons de présence et travailler à un dictionnaire de la langue française, sinon plus complet, du moins plus volumineux que tous les dictionnaires connus. En septembre 1845, les dix premières dames titulaires furent nommées d’office avec mission d’élire leurs collègues jusqu’au nombre de quarante ; il parait que les élections ne sont point encore terminées.

Ici on joue à l’académie, ailleurs on joue au gouvernement représentatif, et, d’un côté comme de l’autre, ce sont des jeux innocens. L’éloquence politique a choisi pour siège la conférence d’Orsay, où des jeunes gens s’exercent à reproduire de leur mieux les séances de nos assemblées législatives. On arrive souvent à la conférence d’Orsay au sortir du collége, et sans autre titre officiel que celui de bachelier ès-lettres. Les futurs députés votent des budgets fantastiques et proposent des amendemens inadmissibles sur des projets de lois imaginaires. On improvise des commissions, des orateurs, de la gravité même ; cependant nos hommes d’état adolescens trouvent quelquefois en eux assez d’ardeur juvénile pour se laisser entraîner jusqu’à la passion et faire entendre à leurs adversaires politiques de dures vérités ; mais ils sont vite contenus par la dignité vraiment sénile qui est d’étiquette dans cette jeune fashion politique.

Les avocats comme les législateurs surnuméraires se sont souvenus de cet axiome de Tacite, dans le Dialogue des orateurs : « que plus un homme est habile à parler, plus il arrive facilement aux honneurs ; plus il s’élève dans les honneurs mêmes au-dessus de ses collègues, plus il est en crédit auprès des grands, en faveur auprès du sénat, en renom auprès de peuple ; » ce qui veut dire, en langage moderne, plus il a de places et plus il gagne d’argent. Ils se sont souvenus également de ce précepte antique : « que l’éloquence demande une grande habitude, une grande assurance, surtout beaucoup d’exercice. » Et afin d’arriver à la véritable et incorruptible éloquence, pour parler toujours comme les anciens, ils ont institué, sous le titre de conférences, des joutes oratoires où se pressent, après le dernier examen et la thèse, tous les licenciés qui vivent dans l’espoir de devenir un jour des avocats occupés. Ces conférences, qui se tiennent au Palais, sont au nombre de vingt environ : on y simule des assises avec juges, ministère public, bureau, etc. Le tribunal, après l’appel des causes et les plaidoiries, rend des jugemens motivés, et donne son avis sur tous les orateurs qui ont porté la parole. C’est souvent une bonne occasion de faire des épigrammes, et, quand on s’adresse à des amours-propres rétifs, il en résulte une mêlée générale. Chaque année, les amendes sont consacrées à un grand repas, où l’on boit à l’éloquence, et c’est là peut-être la meilleure garantie de durée de ces institutions, qui ont encore l’avantage de donner aux avocats sans cause un faux semblant d’occupation. On peut en effet, après avoir été dix ans étudiant, rester dix autres années orateur de conférence, et se cantonner ainsi dans les loisirs d’une éternelle jeunesse en se persuadant sérieusement qu’on plaide.

A le bien prendre, ces sortes d’associations sont plutôt une affaire d’agrément qu’une affaire d’utilité réelle. Il en est de même du Collège archéologique et héraldique de France, où l’on s’amuse à jouer à la noblesse. Le Collège héraldique a pour objet principal l’étude du blason et la rédaction d’un livre d’or, sur lequel on inscrit l’état nobiliaire des familles. Il faut, pour faire partie de ce collège, appartenir à la noblesse ou à un ordre de chevalerie légalement constitué, et la seule condition d’admission qu’on exige, c’est de remettre sur une feuille de parchemin large de vingt-deux centimètres et haute de trente-trois une copie coloriée de ses armoiries. Le secrétaire-général donne des consultations généalogiques, et ce n’est pas une des moindres bizarreries de notre temps que de voir ainsi les enfans des hommes qui ont fait la révolution française exhumer des parchemins blasonnés de la cendre des bûchers de 93. Décidément M. Jourdain est ressuscité.

Comme l’éloquence oratoire et parlementaire et la science héraldique, les beaux-arts et la démocratie ont leurs associations. Trois sociétés dites des beaux-arts sont destinées à répandre le goût de la musique, de la peinture, du dessin et de la statuaire. La Société libre, qui compte aujourd’hui quinze ans d’existence, s’est donné pour mission spéciale d’examiner avec impartialité les expositions du Louvre, de protester contre les injustes exclusions du jury d’admission, et de consoler par des médailles les exposans méconnus. La Société d’encouragement des arts unis, reconstituée en 1841, favorise autant qu’il est en elle, par des loteries et des expositions, la production de la gravure au burin, des bronzes et des objets d’ornementation ; enfin la Société des amis des arts, dont les actions représentent un capital d’environ 80,000 fr., publie des gravures au burin et achète des tableaux.

Les sociétés chantantes, exclusivement composées d’ouvriers, sont au nombre de cent cinquante environ. Il suffit, pour être admis dans la plupart d’entre elles, d’improviser quelques couplets sur le thème éternel de la chanson française, le vin, la gloire ou les belles. Quelques-unes des inspirations les plus heureuses, recueillies dans ces réunions populaires, pourraient tenir leur place dans les œuvres de Désaugiers ou de Debraux ; mais ce sont là des exceptions, et la plupart des morceaux n’ont pas même le mérite de cette inspiration naïve qui a sauvé la mémoire de maître Adam Billault. Ce n’est point, du reste, sous le rapport littéraire que les sociétés chantantes méritent l’attention, mais elles témoignent d’un fait important, et ce fait, c’est la préoccupation des jouissances artistiques dans les classes ouvrières. On peut dire en outre que la chanson, si médiocre qu’elle soit, est un progrès sur la dissertation communiste.

On le voit par tout ce qui précède, jamais à aucune autre époque l’activité intellectuelle n’a été plus grande, jamais le progrès pacifique et calme n’a trouvé plus d’apôtres dévoués, et chez aucun peuple de l’Europe moderne, on peut le dire à l’honneur de notre temps, la discussion n’a été plus libre. Les sociétés académiques ne sont plus aujourd’hui ce qu’elles étaient dans le XVIIIe siècle, un bureau d’esprit, où les oisifs se réunissaient pour s’admirer mutuellement. De grandes révolutions se sont accomplies dans la marche de leurs études. Ainsi, dans l’antiquité, c’est la philosophie qui domine, puis la philosophie fait place aux lettres, l’érudition s’ajoute ensuite à la littérature ; enfin, dans ces dernières années, les sciences positives, les applications pratiques, l’économie sociale, attirent plus particulièrement l’attention. Chaque jour, ces sociétés tendent à se mêler plus activement à la vie publique, et, quand on étudie l’ensemble de leurs travaux, on ne tarde point à reconnaître qu’à de très rares exceptions près, elles se sont tenues sagement en dehors de toutes les exagérations qui se sont produites dans ces dernières années. Sans autres ressources que la bonne volonté de leurs membres, quelques-unes d’entre elles ont obtenu des résultats auxquels il eût été impossible d’arriver par de simples efforts individuels, et l’appui que le gouvernement se décide enfin à leur prêter leur donnera sans aucun doute une force et une activité nouvelles. Nous avons vu ce qui s’est fait à Paris, il nous reste à dire ce qui s’est fait en province ; ce sera l’objet d’une étude spéciale, où nous aurons à constater des résultats plus immédiats et plus sensibles encore.


CHARLES LOUANDRE.

  1. Ce zèle est chose d’autant plus méritoire que la somme allouée, par la société pour le travail complet d’un volume, copie et collation de textes, notes, éclaircissemens, introduction, révision d’épreuves, etc., est la même que celle allouée uniquement pour frais de copie à chaque volume de la Collection des Documens inédits, publiée par le gouvernement.