De l’enseignement des beaux-arts

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De l’enseignement des beaux-arts
Revue des Deux Mondes, période initialetome 22 (p. 634-645).

DE L'ENSEIGNEMENT


DES BEAUX-ARTS.




L'ECOLE DE PARIS ET L'ACADEMIE DE ROME.




Le ministre de l’intérieur a nommé récemment une commission pour réviser les règlemens de l’Académie des Beaux-Arts et de l’Académie de France à Rome, particulièrement en ce qui concerne les concours et les récompenses qui en sont la suite. D’un autre côté, un grand nombre d’artistes se sont réunis pour protester contre le choix de cette commission, prétendant qu’à eux seuls appartient de la désigner. Peut-être eût-il mieux valu, pour protester, attendre le rapport fait au ministre. D’ailleurs, pourquoi contester tout d’abord au gouvernement une initiative sans laquelle il n’y a guère d’administration possible ? Je crains surtout qu’on ne se soit mépris sur le but du gouvernement. La plupart des artistes se sont émus en pensant qu’il s’agissait de leurs intérêts. Il s’agit, je le pense du moins, des intérêts de l’art, ce qui est fort différent, il faut avoir la franchise de faire cet aveu pénible. — Loin de moi le profane vulgaire ! voilà ce que dit l’art. — Il faut que tout le monde vive, voilà ce que disent beaucoup d’artistes. — Oui, sans doute, il faut que tout le monde vive, mais en faisant le métier auquel chacun est propre. Tel serait un bon dessinateur dans une fabrique, qui ne fera jamais qu’un détestable peintre ; tel sculpteur fera fort bien des chambranles de glaces, qui ne modèlera jamais une bonne statue. Ce n’est pas à tous les artistes, ni à la majorité des artistes que le gouvernement doit demander des conseils. Il fera mieux d’en consulter un seul que d’écouter les avis des trois mille exposans au Salon de cette année.

Les artistes demandent à la république plus qu’elle ne peut et plus qu’elle ne doit leur donner. Ces prétentions sont naturelles après une révolution comme la nôtre. Revenu de son étonnement, chacun s’imagine d’abord que la révolution s’est faite pour lui. Si, comme je l’espère, elle s’est faite pour le bien général, il faudra lui pardonner quelques malheurs particuliers. Une monarchie accorde des faveurs, une république n’en donne point. Sa première vertu est la justice. Elle honore le talent ; la médiocrité n’a rien à prétendre d’elle.

Sans doute, dans un pays comme le nôtre, les arts méritent la sollicitude constante du gouvernement. Ils sont une des gloires de la France, et c’est par les beaux-arts surtout que notre industrie occupe une place dans les marchés de l’Europe ; mais, comme je le disais tout à l’heure, il est essentiel de ne pas confondre les arts avec les artistes. Aux premiers le gouvernement doit des encouragemens ; aux seconds il ne doit que la protection qu’il accorde à tous les citoyens dans l’exercice de leur industrie.

Quelques mots d’explication sont ici nécessaires. J’entends par encouragemens aux arts les mesures qui peuvent en rendre l’étude accessible à tous ceux qu’anime un noble instinct. Faciliter l’éducation des artistes est donc la mission d’un gouvernement national ; mais il arrive un temps où cette éducation est faite, et alors l’artiste doit se soutenir par ses ouvrages. Je sais que beaucoup d’entre eux, avertis par la pauvreté de l’inutilité de leurs efforts, maudiront cette éducation qu’on leur a donnée. Pourquoi vouloir être artistes ? Aviez-vous reçu du ciel l’influence secrète ? N’en est-il pas de même dans toutes les professions ? Combien de sous-lieutenans accusent le sort de ne les avoir pas faits maréchaux de France ! Gagnez des batailles, leur dira-t-on. Faites des chefs-d’œuvre ou dessinez des indiennes, dirons-nous à ceux qui à tort ou à raison se prétendent artistes.

Je me hâte d’aller au-devant d’une objection.

Il y a dans les arts du dessin deux routes également suivies qui mènent toutes deux à la gloire et même à la fortune. Les uns s’attachent à ce que l’art a de plus sublime et de plus difficile, les autres à ce qu’il a de séduisant et de propre à concilier les suffrages de la foule. S’il s’agit de peinture, on appelle les premiers peintres d’histoire, les seconds peintres de genre ou de portraits. Je n’essaierai pas de traiter ici une question souvent débattue, celle de savoir quel rang il convient d’assigner au genre ; je remarque seulement que dans un pays où les fortunes sont médiocres, dans une capitale où peu de maisons sont assez vastes pour contenir des statues ou des tableaux de grandes dimensions, la peinture et la sculpture historiques, qu’on me passe ce mot, ne peuvent exister qu’avec l’appui constant de l’administration. Il n’y a qu’un prince ou qu’une république qui puisse payer et loger la Transfiguration ou les Noces de Cana.

C’est aussi pour la peinture et la sculpture historiques que je réclame toute la protection du gouvernement ; mais il ne s’ensuit pas qu’elle doive être accordée sans discernement, et que bon ou mauvais un tableau, un bas-relief, dès qu’il sera d’une certaine grandeur, doive être acheté par l’état. Au contraire, et précisément parce qu’il s’agit de l’argent de l’état, il faut apporter le soin le plus scrupuleux à n’en faire qu’un bon emploi, à ne donner place dans nos musées ou nos monumens publics qu’aux ouvrages d’un mérite incontestable.

Je ne crois pas être injuste pour la peinture et la sculpture de genre en les abandonnant entièrement à la protection des amateurs. Vienne un Van-Dyk, un Terburg ; ils trouveront facilement renommée et fortune. D’un autre côté, pourquoi encourager à faire de mauvais portraits ou de méchantes statuettes ? Il y aura toujours de bons bourgeois qui empêcheront la médiocrité de mourir de faim.

En résumé, voici les principes que je voudrais voir adoptés par le gouvernement :

1° Encourager et faciliter l’éducation des artistes ;

2° Récompenser le talent qui s’exerce dans un genre difficile et qui travaille surtout pour la gloire du pays ;

3° Abandonner la médiocrité.

Peu de pays possèdent des institutions aussi libérales que les nôtres pour l’éducation des artistes. Presque toutes nos grandes villes ont des écoles de dessin et même de peinture, sculpture et architecture. Paris en compte deux très importantes, l’École gratuite et l’École des Beaux-Arts. La première a surtout pour objet de former des dessinateurs pour l’industrie. Dans la seconde, on enseigne tous les arts du dessin, et de nombreux professeurs y font des cours accessoires qui permettent aux jeunes artistes de se livrer à toutes les études nécessaires à leur complète instruction.

Quant à présent, je ne pense pas qu’il y ait de grandes améliorations à introduire dans l’enseignement de ces deux écoles ; qu’on nous permette seulement d’indiquer ici deux lacunes qu’il serait facile sans doute de faire disparaître.

Il existe à l’École des Beaux-Arts un cours d’histoire, considérée surtout à son point de vue le plus important pour les artistes, les mœurs et les costumes. Pour donner à cet enseignement tout l’intérêt qu’il peut offrir, je voudrais qu’on augmentât, ou, pour mieux dire, que l’on fondât la bibliothèque de l’École des Beaux-Arts. Il faudrait pouvoir mettre sous les yeux des élèves un grand nombre de dessins et de gravures. Les importantes publications auxquelles souscrivent les ministres de l’intérieur et de l’instruction publique ne sauraient être mieux placées que dans une semblable bibliothèque. Sous l’ancien gouvernement, on en faisait cadeau à maint chef-lieu d’arrondissement où ils ne servaient qu’à amuser quelques oisifs et à constater le crédit de tel ou tel député. Aujourd’hui tout livre utile doit avoir sa destination utile aussi. À cette collection de livres et de dessins, il serait encore bon d’en joindre une de véritables costumes, confectionnés sous les yeux d’artistes et d’antiquaires exercés, et qui serviraient à draper les modèles en présence des élèves. On ferait ainsi pour les jeunes gens, aux frais de l’état, et dans une direction indépendante de tout système particulier, ce que les artistes les plus célèbres ont toujours pratiqué dans leurs ateliers. Rien n’aiderait mieux à comprendre les habitudes des anciens que cette comparaison entre la réalité et son interprétation par la peinture ou la statuaire antiques. Ce n’est pas tout de voir un péplus ou une chlaena sur une de ces charmantes terres-cuites d’Athènes ; il faut encore examiner ces vêtemens déployés, les manier, apprendre comment ils s’attachent, s’ajustent et se combinent. Des Hottentots seraient fort embarrassés, je pense, s’ils n’avaient, pour connaître nos vêtemens, que nos tableaux ou nos statues. Dieu sait quelles méprises ils feraient quand il faudrait s’habiller. La garde-robe que je propose pourrait encore s’augmenter de quelques costumes orientaux, car, ainsi que M. H. Vernet l’a fort bien démontré dans un intéressant mémoire lu à l’Académie des Beaux-Arts, les vêtemens actuels de plusieurs peuples orientaux présentent l’analogie la plus frappante avec les descriptions des auteurs anciens et avec les monumens figurés. C’est une idée féconde et qu’il convient d’approfondir.

Une seconde addition plus importante que je réclame pour l’École des Beaux-Arts, c’est la création d’une chaire spéciale d’architecture du moyen-âge. Cet enseignement n’existe pas dans notre école, ou plutôt n’a qu’une place nécessairement trop bornée dans un cours général de l’histoire de l’architecture. L’utilité, la nécessité de cette chaire nouvelle est facile à démontrer.

Le ministère des cultes consacre tous les ans plus de 2,000,000 à la réparation de nos cathédrales et de nos églises ; le ministère de l’intérieur emploie 800,000 fr. à l’entretien de nos monumens historiques, dont les neuf dixièmes sont des édifices du moyen-âge ; le ministère des travaux publics fait exécuter également de grandes restaurations ; enfin les départemens et les communes votent tous les ans des sommes aussi considérables pour seconder les travaux de ce genre dirigés par l’administration centrale. Ainsi, l’on dépense plusieurs millions tous les ans pour la conservation d’une architecture dont on n’enseigne ni le caractère ni les pratiques. Confier la direction de tels travaux à des artistes sortis de nos écoles publiques, c’est s’exposer à des erreurs fâcheuses, dont on pourrait citer plus d’un exemple ; en charger des artistes qui ont fait leur éducation ailleurs, n’est-ce pas reconnaître la lacune que je viens de signaler ?

Au reste, je ne sache pas que les critiques ou les plaintes s’élèvent contre l’enseignement de l’École des Beaux-Arts. Elles portent principalement sur les concours et surtout sur leurs jugemens. Dans tout concours, il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus, et il n’est pas étonnant qu’on accuse des juges obligés de se montrer sévères. On ne les taxe pas d’injustice ni même de partialité ; mais ils ont, à ce qu’on dit, des tendances trop exclusives. Ils attacheraient trop d’importance à l’observation de certaines traditions, j’ai presque dit de certaines pratiques matérielles. Cependant les professeurs sont nombreux ; chacun a sa méthode, et, au premier abord, on serait tenté de croire qu’il doit en résulter plutôt l’absence d’unité dans la direction de l’enseignement. Or, on se plaint au contraire, et les concours annuels prouvent que ce n’est pas tout-à-fait sans motif, on se plaint d’un certain éclectisme imposé, qui détruit chez les jeunes gens l’originalité et les allures franches et natives. Les concurrens, obligés de plaire à leurs juges, ne croient pouvoir mieux faire que de les imiter. C’est imiter la nature qu’il faudrait ; mais le moyen de prévenir cette tendance assurément regrettable ? N’est-ce pas un vice inhérent à toute école et impossible à éviter ? Nulle école n’existe que par l’esprit de corps, et, s’il en était autrement, ce serait, je crois, un mal. Il est bien difficile qu’un professeur sentant l’art, et surtout le pratiquant d’une certaine manière, conserve l’impartialité et la liberté de jugement, qu’un simple amateur ne garde qu’avec beaucoup de peine. A un homme amoureux d’une blonde n’allez pas demander ce qu’il pense des brunes. Je ne doute pas que Raphaël n’eût jugé sévèrement les ouvrages de Rubens, et Rubens, en copiant Léonard de Vinci, a montré qu’il trouvait fort à redire à la Cène.

On aura donc toujours beau jeu à attaquer les jugemens d’un artiste dont la méthode est faite, et surtout les jugemens d’une compagnie d’artistes qui, par l’habitude de vivre ensemble et par la conformité de leurs goûts, se font chaque jour des convictions plus profondes. A mon avis, on s’exagère le mal. Je n’ai jamais entendu parler d’injustices criantes, et ordinairement le public a trouvé les arrêts de l’Institut plus indulgens que sévères ; mais, à mon avis, ce n’est pas dans les jugemens des grands prix que l’influence d’école s’exerce d’une manière fâcheuse. Ce serait plutôt dans les épreuves préparatoires qu’il serait à propos de la conjurer. Je veux parler des concours d’esquisses, de figures peintes ou modelées. Là peut-être les jugemens, ayant moins d’importance, seraient rendus avec moins de réflexion. Déjà la section d’architecture, sans doute pour ôter tout prétexte à la critique, a cru devoir s’adjoindre un jury spécial choisi en dehors de l’Institut. Cet exemple pourrait être imité par l’Académie de peinture et de sculpture. Très probablement ses jugemens n’en seraient pas modifiés d’une manière sensible ; il y aurait cependant une chance de plus pour que les lueurs d’originalité qui paraîtraient dans les ouvrages de quelques concurrens fussent appréciées et encouragées.

Les plus importans de ces concours, ceux qu’on appelle les grands prix, décident en quelque sorte de la destinée d’un artiste. C’est aussi sur ce point que portent principalement les réclamations des réformateurs.

Quelques mots d’abord pour faire connaître le système actuel et ses résultats.

Après une série d’épreuves préparatoires destinées à faire connaître le degré d’instruction des élèves, les concurrens, architectes, peintres d’histoire, paysagistes, sculpteurs, graveurs en taille-douce, graveurs en médaille et musiciens, qui justifient d’être âgés de moins de trente ans, reçoivent un programme rédigé par l’Institut, et, renfermés dans des ateliers séparés, qu’on nomme loges, ils exécutent, sans communications avec le dehors, dans un temps fixé, une composition sur ce programme. L’Académie des Beaux-Arts décerne les prix. L’artiste qui est nommé le premier est pensionné, pendant quatre ou cinq ans, par le gouvernement. Les peintres d’histoire, les sculpteurs et les graveurs en taille-douce sont envoyés à l’Académie de France à Rome, où, pendant cinq années, ils sont nourris et logés et reçoivent une indemnité mensuelle de 75 fr. — Les architectes passent quatre ans à l’Académie, et la cinquième année, sur leur demande, peuvent être envoyés à Athènes. — Les musiciens demeurent deux ans à Rome, puis voyagent pendant une autre année en Allemagne. Leur pension leur est continuée pendant deux années encore à Paris. — Les paysagistes et les graveurs en médaille ne jouissent de la pension que pendant quatre ans. J’oubliais de dire qu’avec la permission du directeur, tous les pensionnaires peuvent voyager en Italie, avec leur indemnité de 75 fr., et que les frais de leur voyage à Rome et de leur retour à Paris leur sont payés à raison de 600 fr. pour chaque voyage.

Voilà l’état de choses actuel qui est l’objet de bien des critiques. Elles portent sur l’âge des concurrens, l’époque des concours, le voyage en lui-même et le séjour à l’Académie de France. J’examinerai successivement ces différentes questions ; mais d’abord, partant des principes que je proposais tout à l’heure, je demanderai pourquoi il y a un grand prix de paysage ? On a beau l’appeler paysage historique, ce n’en est pas moins de la peinture de genre. Observons que tous les grands peintres ont été paysagistes, quand ils l’ont voulu. Je n’ai nullement l’intention de rabaisser un art qui a créé des chefs-d’œuvre. Il me semble seulement qu’il n’a pas besoin pour exister d’être encouragé par le gouvernement comme la peinture historique. Rien de mieux que d’accorder une indemnité spéciale, pour voyager, à un paysagiste qui annonce un talent remarquable, mais il est inutile de chercher à créer une classe d’artistes qui sera toujours assez nombreuse ; partant, il n’y a aucun inconvénient à supprimer le concours de paysage.

La limite d’âge fixée pour l’admission au concours n’est-elle pas beaucoup trop étendue ? A trente ans, un artiste vraiment digne de ce nom a formé son talent. Il n’a plus à s’instruire, il faut qu’il travaille et qu’il produise. Presque tous les grands maîtres se sont rendus célèbres avant vingt-cinq ans. Ruisdael seul, dit-on, fait exception à cette règle ; mais à l’âge où il commença à peindre, selon une tradition contestable, il n’aurait pu être reçu en loges aux termes de notre règlement. Dans tous les cas, la règle ne peut être fondée sur des exceptions, et il serait probablement utile de restreindre à vingt-cinq ans l’extrême limite pour l’admission aux concours des grands prix. A vingt-cinq ans, celui qui reconnaîtra que la nature ne l’a point créé pour être artiste est encore à temps pour chercher une autre profession. Il faut laisser une porte ouverte à de sages repentirs.

Quant à l’époque des concours, ne sont-ils pas trop rapprochés ? Les concurrens passent trois mois en loges dans un état d’excitation fébrile. Épuisés par un travail pénible, ils s’abandonnent ensuite à un repos assez long, et reprennent fort tard les études sérieuses que le concours a interrompues. Six mois de l’année, souvent plus, se passent ainsi pour les meilleurs élèves de l’école, qui assurément pourraient les employer plus utilement. Je ne vois aucun inconvénient, et je trouve quelques avantages à rendre ces épreuves moins fréquentes. On s’y présenterait mieux préparé, et elles seraient plus décisives. Il est inutile de multiplier le nombre des artistes, il suffit de donner à tous pour se produire des occasions assez fréquentes pour que le talent véritable puisse en profiter. Je proposerais donc que les grands prix ne soient décernés que tous les deux ans. Je me hâte de dire que je ne voudrais pas que la somme que le gouvernement accorde pour l’entretien des pensionnaires fût en rien diminuée. Au contraire, la pension actuelle est tellement médiocre, que la position des élèves de l’Académie de Rome qui n’ont pas de fortune est réellement intolérable. Prétend-on qu’avec 75 francs par mois ils s’entretiennent et paient leurs modèles et leurs couleurs[1] ? A l’époque où cette pension fut fixée, la valeur de l’argent était bien supérieure à ce qu’elle est aujourd’hui, et il est évident que, tous les prix étant haussés, il devient également nécessaire d’augmenter la pension.

Vient ensuite la question du voyage en lui-même, ou plutôt à ce sujet un grand nombre de questions se présentent. Le voyage est-il utile aux artistes ? est-il également utile à tous ? A supposer qu’il soit bon de résider quelque temps à Rome, doit-on réunir les pensionnaires dans l’Académie de France comme des moines dans un couvent, et les astreindre aux règlemens en vigueur dans cette académie ?

Contre le voyage, on dit que les artistes perdent souvent leur temps à Rome, qu’ils y oublient le goût français, qu’ils se font eux-mêmes oublier d’un public dont ils auront à briguer de nouveau les suffrages ; bref, qu’à leur retour à Paris ils auront leur carrière à recommencer. On ajoute que les musiciens ne trouvent à Rome ni les orchestres, ni les chanteurs qu’ils ont à Paris ; que le Stabat de Pergolèse ne s’exécute plus comme autrefois à la chapelle Sixtine, attendu qu’il n’y a plus de chanteurs du troisième genre ; enfin que toute musique bonne s’imprime ou se lithographie, et peut se trouver à la bibliothèque du Conservatoire. Quant aux graveurs en taille-douce, l’Italie est le pays du monde qui leur offre le moins de ressources. Sont-ce des tableaux qu’ils cherchent ? ils ne manquent pas à Paris ; des gravures ? où trouver un plus riche cabinet qu’à la Bibliothèque nationale ? des machines ou des procédés nouveaux ? ce serait plutôt en Angleterre qu’ils devraient en chercher.

Il y a du vrai dans toutes ces objections. Rome est une ville sans pareille, où le temps se passe avec plus de rapidité que dans toute autre capitale. Le climat, le spectacle de la nature, la vue des chefs-d’œuvre, vous jettent dans une admiration passive. A Rome, la paresse n’a pas la grossièreté qui l’accompagne dans le Nord. Elle y prend les dehors de l’étude et de la méditation. A moins d’être sourd et aveugle, on y apprend quelque chose malgré soi ; mais j’avoue qu’il faut une énergie peu commune pour y travailler. Entouré de débris magnifiques d’une civilisation détruite, on vit dans un monde imaginaire, on se plonge avec volupté dans des rêveries incessantes. Je suis loin de nier ce que presque tout le monde a senti ; cependant, parce que Rome est le paradis terrestre des paresseux, est-ce à dire que ce soit un lieu que doivent fuir les travailleurs (je prends ce mot dans l’acception qu’il avait il y a quelques mois) ? Je maintiens que cette nature si forte et si belle est pour les esprits d’élite comme une trempe qui double leurs forces. Sans doute, à la vue de cette multitude de chefs-d’œuvre, plus d’un artiste découragé jettera sa palette ou son ciseau ; mais quelques autres, au contraire, saisis d’une noble émulation, accepteront le défi que le passé leur présente, et, s’ils succombent dans la lutte, ils ne tomberont pas sans gloire. Est-il besoin de dire qu’on ne peut et qu’on ne doit pas exiger que tout pensionnaire revienne en France avec un mérite transcendant ? On ne fait point de grands artistes, on ne donne du génie à personne. Qu’importe que cent artistes ne profitent pas du voyage en Italie, s’il peut être utile à un seul, qui sera un grand maître ? En un mot, le gouvernement, qui ne peut créer les grands talens, ne doit négliger rien qui puisse les développer.

L’Italie d’ailleurs, et Rome surtout, offre un avantage considérable aux artistes français, car c’est là seulement qu’ils peuvent se défaire du vice capital de notre école que j’appellerai le convenu. Je regrette de ne pas trouver un mot meilleur pour exprimer ma pensée, mais, en vérité, pour la comprendre, quand on n’est pas sorti de Paris, cela vaut la peine d’aller à Rome. A Paris, chacun vit et se meut comme s’il était observé. On agit en vue de son public, on pose ; et, parce qu’on craint toujours de n’être pas comme il faut, on est souvent comme il ne faut pas. Le mal ne date pas d’hier dans notre patrie, et ils étaient Gaulois ces gladiateurs qui inventèrent de mourir en prenant des attitudes nobles. A Rome, rien de semblable. Personne ne s’inquiète de son voisin. La passion, et dans ce climat tout l’excite, la passion est toujours franchement, énergiquement exprimée. J’ajouterai qu’on trouve en Italie des types de physionomies, je n’ose dire plus beaux que les nôtres, c’est impossible assurément, mais différens, et qui ont leur mérite. On rencontre souvent des Fornarines dans la campagne de Rome, qui produisent un certain effet, même quand on a vu nos beautés du bal Mabille.

Je n’ai guère parlé jusqu’à présent que des avantages que les peintres et les sculpteurs peuvent trouver dans le voyage d’Italie. Quant aux architectes, personne ne contestera, je pense, qu’ils n’aient beaucoup à apprendre dans un pays où tant de systèmes d’architecture se sont traduits à côté les uns des autres par des chefs-d’œuvre.

J’accorderai aux musiciens que les orchestres italiens sont médiocres, et que les belles voix italiennes sont plus rares en Italie qu’à Paris et à Londres ; mais, en retour, on conviendra avec moi, j’espère, que l’Italie est un pays plus musical ; je veux dire que l’on y sent mieux la musique que chez nous, et qu’elle tient dans la vie une plus grande place. Je doute que l’Hymne à Pie IX produise sur les Autrichiens le même effet de terreur que produisit autrefois la Marseillaise ; mais il suffit d’entendre chanter aujourd’hui dans nos rues ce dernier air, pour être convaincu que ce n’est pas en restant chez soi qu’on cultivera son sentiment musical.

Enfin, voir, c’est avoir, dit le bohémien de Béranger. Tout voyage excite dans l’ame d’un artiste des émotions qui se gravent dans ses souvenirs et qui deviennent la source d’inspirations fécondes. Sans doute celui qui ne vise qu’à rendre une nature triviale et dont l’ambition ne s’élève pas plus haut qu’un certain mérite d’exécution, celui-là peut, rester dans son pays ; mais quiconque se croit une mission plus élevée voudra courir le monde, voir et comparer. Or, quel plus beau champ pour un voyageur que cette Italie, cette mère immortelle des arts ?

Peut-être en ce moment est-ce un fantôme que je combats, et ce n’était pas la peine d’en écrire si long pour prouver une vérité que nul artiste vraiment digne de ce nom ne s’avisera de nier ; mais nous vivons dans un temps où tout est remis en question, et où il suffit qu’une institution soit ancienne pour que quelques esprits s’imaginent qu’elle est mauvaise.

Je crois donc qu’il est bon de maintenir le statu quo en ce qui concerne le voyage et sa durée. Peut-être y aurait-il lieu pourtant de la réduire pour les graveurs, qui souvent vont à Rome sans avoir suffisamment étudié la pratique si longue et si difficile de leur art. A mon avis, ils feraient mieux de passer auprès de leur maître les deux premières années de leur pension. Trois ans d’ailleurs leur suffiront amplement pour chercher en Italie quelque tableau qui les inspire. Il reste entendu que pendant ces deux années passées à Paris ils jouiraient de la même indemnité qu’à Rome.

Le système de la vie en commun, le régime de l’Académie de France à Rome, est attaqué par quelques-uns de ceux qui veulent bien reconnaître les avantages d’un séjour en Italie. On peut pour défendre ce système alléguer d’abord l’économie. Il est certain que pour entretenir séparément le même nombre d’élèves dans des chambres garnies à Rome, il en coûterait beaucoup plus d’argent. Si les dîners se prolongent trop à la villa Medici, si les causeries et la flânerie s’excitent par la réunion dans le même lieu de jeunes gens du même pays, c’est un malheur peut-être, mais il est à peu près sans remède, et, quoi qu’on fasse, des gens qui parlent la même langue, qui ont les mêmes goûts et qui sortent de la même école trouveront le moyen de se réunir et des occasions de perdre leur temps ; du moins nos jeunes artistes, vivant dans un palais appartenant à la nation, se sentent astreints à un certain décorum qui rend facile la surveillance du directeur.

L’Académie de France à Rome a bien, comme toutes les institutions françaises, quelque chose de fastueux et de théâtral. C’est une ambassade au petit pied ; néanmoins, même en tant qu’ambassade, elle rend des services au pays. Elle montre aux étrangers la grandeur de la France et inspire un noble orgueil aux nationaux. Sans doute nos soldats blessés pourraient vivre heureux dans leurs villages avec une pension du gouvernement ; cependant il est bon qu’il y ait un Hôtel des Invalides, que ce soit un vaste et beau bâtiment, qu’on aille voir la grande marmite et la vaisselle plate des officiers. En passant devant l’Hôtel des Invalides, il n’y a personne qui ne se dise que la France est une nation militaire, et qu’elle sait récompenser le courage de ses soldats.

Le retour à Paris est souvent pour un artiste un moment de tristes déceptions. Lauréat et privilégié en Italie, sans inquiétude pour sa vie matérielle, habitué à une société étrangère, il rentre en France et s’y trouve isolé dans la foule, sans amis, sans protecteurs, quelquefois sans ressources, et ne sachant comment subsister. Les règlemens de l’Académie ont essayé de remédier à ce que cette situation a de fâcheux, en statuant que le pensionnaire pendant la dernière année de son séjour à Rome doit exécuter un ouvrage, lequel donnera la mesure de son talent et le fera connaître dans le pays où il va exercer son art. Mais qu’arrive-t-il ? Par l’imprévoyance naturelle aux artistes, surtout par le manque de ressources pour payer des modèles (je parle surtout des peintres et des sculpteurs), la plupart exécutent cet ouvrage à la hâte et au dernier moment. D’ailleurs, il faut se rappeler qu’ils travaillent loin du pays d’où ils attendent leur récompense, qu’ils en ont perdu les habitudes, les modes même, il faut bien lâcher le mot ; enfin qu’ils se présentent au public avec tous les désavantages qu’aurait un étranger. L’épreuve est souvent fatale à beaucoup de pensionnaires, et malheureusement elle est décisive. C’est d’après cet ouvrage que le public les juge. Les musiciens sont mieux traités à mon avis. Les deux dernières années de leur pension, ils les passent à Paris, près des auteurs et des directeurs de théâtre. Ils peuvent, comme on dit, prendre l’air du bureau, et ils ont deux ans pour se faire connaître.

Je voudrais que les peintres et les sculpteurs fussent placés dans une condition aussi avantageuse. Qu’ils envoient à Paris non point un tableau ou une statue, mais des études. C’est au retour qu’ils feront ce tableau ou cette statue. Ils auront une année pour y travailler, et une indemnité suffisante pour subvenir à leurs besoins et payer les frais de modèle. J’insiste sur ces détails pratiques, parce que, à mes yeux, ils ont une grande importance. On ne travaille pas bien quand la misère est à la porte, et celui qui n’a pas de quoi payer des modèles ne fera rien qui vaille. Serait-ce trop de donner 8 ou 10,000 francs à un artiste pour cette dernière année ? S’il a du succès, il vend son tableau, et le voilà lancé ; s’il ne réussit pas, le gouvernement a fait pour lui tout ce qu’il devait faire ; il n’a plus à s’en occuper. Ce sont 10,000 fr. perdus. On achète quelquefois plus cher de mauvais tableaux, et encore est-on obligé de les placer quelque part. Dans mon système, le pensionnaire conserverait toujours la propriété de son œuvre.

Quant aux architectes, il est beaucoup plus difficile de leur donner de l’occupation à leur retour. Un architecte est comme un médecin : pour l’employer, on n’exige pas seulement qu’il soit savant, mais qu’il soit habile, qu’il soit heureux. Un architecte doit être administrateur ; or, on n’apprend à le devenir qu’en dirigeant des travaux. Dans tous les cas, je demanderais pour les architectes la prolongation de leur pension pendant une année après leur retour, et la préférence pour les places d’inspecteur qui seraient vacantes. Peut-être encore pourraient-ils être utilement employés au Conseil des bâtimens civils, où ils prendraient séance pour un temps. J’oubliais de dire que dans mes idées il serait absolument nécessaire d’ajouter pour eux au voyage d’Italie et de Grèce une tournée en France de quelques mois, consacrée à l’étude des monumens du moyen-âge.

Je résumerai en peu de mots mes propositions, qu’en toute humilité je soumets à l’administration. Je demande :

1° Qu’un jury soit adjoint à l’Académie des Beaux-Arts pour les jugemens préparatoires des esquisses, études, etc. (Il pourrait être nommé par le ministre et par les concurrens eux-mêmes) ;

2° Que les concours pour les grands prix n’aient lieu que tous les deux ans ;

3° Qu’on ne s’y puisse présenter après vingt-cinq ans,

4° Que le grand prix de paysage soit supprimé ;

5° Que la pension des lauréats soit augmentée ;

6° Qu’une pension suffisante leur soit continuée à leur retour en France pendant une année ;

7° Que les architectes pensionnaires passent quatre années en Italie, un an en Grèce, et fassent une tournée en France ;

8° Que les graveurs pensionnaires ne passent en Italie que les trois dernières années de leur pension ;

9° Qu’un cours spécial d’architecture du moyen-âge soit établi à l’Académie des Beaux-Arts, et qu’en attendant le vestiaire que je sollicite, une bibliothèque spéciale soit jointe à cet établissement.

Encore un mot sur le système d’encouragemens qui me semble le plus utile. Le dernier gouvernement, à mon avis, en avait un détestable ; c’était de commander des ouvrages d’art, en général fort mal payés, souvent des copies de tableaux anciens et même de modernes. Qu’arrivait-il ? La commande était exécutée à la hâte, presque toujours assez mal ; l’artiste, en l’exécutant, n’apprenait rien, ne gagnait presque rien, et l’administration se trouvait en possession d’un mauvais ouvrage dont il lui fallait disposer. On l’envoyait dans une province, où il enseignait cette vérité déplorable, qu’avec un peu de protection nul, si méchant artiste qu’il fût, ne devait désespérer de vivre aux dépens du budget.

Tel ne peut être le système que suivra le gouvernement de la république. Aux artistes d’un mérite reconnu, il faut confier le soin de décorer nos monumens ; mais point de commandes : il est rare qu’un artiste rende avec bonheur des idées qui ne sont pas les siennes. Rien de mieux, après les expositions, que d’acheter des ouvrages qui ont obtenu le suffrage du public. Aux jeunes gens qui montrent des dispositions, qu’on donne des allocations qui leur permettent de se livrer à des études sérieuses, mais ne leur demandez encore aucune de leurs productions. Pour mériter le secours que vous leur accorderez, il suffira qu’ils travaillent à perfectionner leur éducation.


PROSPER MÉRIMÉE.

  1. Il est alloué à chaque élève 900 francs, qui lui sont comptés en argent à raison de 75 francs par mois, soit pour son entretien personnel, soit pour les dépenses des travaux d’obligation, soit enfin pour des courses et des recherches spéciales.
    (Règlement de l’Académie de France à Rome, art. 9.)