De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leur rapports avec la civilisation européenne/11

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CHAPITRE XI

Point de vue sous lequel une nation conquérante
envisageroit aujourd’hui ses propres succès


Passons maintenant aux résultats extérieurs du système des conquêtes.

Il est probable que la même disposition des modernes, qui leur fait préférer la paix à la guerre, donneroit dans l’origine de grands avantages au peuple forcé par son gouvernement à devenir agresseur. Des nations, absorbées dans leurs jouissances, seroient lentes à résister : elles abandonneraient une portion de leurs droits pour conserver le reste ; elles espéreroient sauver leur repos, en transigeant de leur liberté. Par une combinaison fort étrange, plus l’esprit général seroit pacifique, plus l’État, qui se mettroit en lutte avec cet esprit trouverait d’abord des succès faciles.

Mais quelles seraient les conséquences de ces succès, même pour la nation conquérante ? N’ayant aucun accroissement de bonheur réel à en attendre, en ressentirait-elle au moins quelque satisfaction d’amour propre ? Réclameroit-elle sa part de gloire ? Bien loin de là. Telle est à présent la répugnance pour les conquêtes, que chacun êprouveroit l’impérieux besoin de s’en disculper. Il y auroit une protestation universelle, qui n’en seroit pas moins énergique pour être muette. Le gouvernement verroit la masse de ses sujets se tenir à l’écart, morne spectatrice. On n’entendroit dans tout l’empire qu’un long monologue du pouvoir. Tout au plus ce monologue seroit-il dialogué de temps en temps, parce que des interlocuteurs serviles répêteroient au maître les discours qu’il aurait dictés. Mais les gouvernés cesseroient de prêter l’oreille à de fastidieuses harangues, qu’il ne leur seroit jamais permis d’interrompre. Ils détourneroient leurs regards d’un vain étalage dont ils ne supporteraient que les frais et les périls, et dont l’intention seroit contraire à leur vœu.

L’on s’étonne de ce que les entreprises les plus merveilleuses ne produisent de nos jours aucune sensation. C’est que le bon sens des peuples les avertit que ce n’est point pour eux que l’on fait ces choses. Comme les chefs y trouvent seuls du plaisir, on les charge seuls de la récompense. L’intérêt aux victoires se concentre dans l’autorité et ses créatures. Une barrière morale s’élève entre le pouvoir agité et la foule immobile. Le succès n’est qu’un météore qui ne vivifie rien sur son passage. A peine lève-t-on la têto pour le contempler un instant. Quelquefois même on s’en afflige, comme d’un encouragement donné au délire. On verse des larmes sur les victimes, mais on désire les échecs.

Dans les temps belliqueux, l'on admiroit par-dessus tout le génie militaire. Dans nos temps pacifiques, ce que l’on implore c’est de la modération et de la justice. Quand un gouvernement nous prodigue de grands spectacles et de l’héroïsme, et des créations, et des destructions sans nombre, on seroit tenté de lui répondre :

Ligne en retrait

Le moindre grain de mil seroit mieux notre affaire[1] ; et les plus éclatants prodiges, et leurs pompeuses célébrations ne sont que des cérémonies funéraires où l’on forme des danses sur des tombeaux.



  1. La Fontaine