De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leur rapports avec la civilisation européenne/4

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CHAPITRE IV

D’une race militaire n’agissant que par intérêt


Les peuples guerriers, que nous avons connus jusqu’ici, étoient tous animés par des motifs plus nobles que les profits réels et positifs de la guerre. La religion se mêloit à l’impulsion belliqueuse des uns. L’orageuse liberté dont jouissoient les autres leur donnoit une activité surabondante, qu’ils avoient besoin d’exercer au-dehors. Ils associoient à l’idée de la victoire celle d’une renommée prolongée bien au-delà de leur existence sur la terre, et combattoient ainsi, non pour l’assouvissement d’une soif ignoble de jouissances présentes et matérielles, mais par un espoir en quelque sorte idéal, et qui exaltoit l’imagination, comme tout ce qui se perd dans l’avenir et le vague.

Il est si vrai, que, même chez les nations qui nous semblent le plus exclusivement occupées de pillage et de rapines, l’acquisition des richesses n’étoit pas le but principal, que nous voyons les héros Scandinaves faire brûler sur leurs bûchers tous les trésors conquis durant leur vie, pour forcer les générations qui les remplaçaient à conquérir, par de nouveaux exploits, de nouveaux trésors. La richesse leur étoit donc précieuse comme témoignage éclatant des victoires remportées, plutôt que comme signe représentatif et moyen de jouissances.

Mais si une race purement militaire se formoit actuellement, comme son ardeur ne reposeroit sur aucune conviction, sur aucun sentiment, sur aucune pensée, comme toutes les causes d’exaltation qui, jadis, ennoblissoient le carnage même, lui seroient étrangères, elle n’auroit d’aliment ou de mobile que la plus étroite et la plus âpre personnalité. Elle prendroit la férocité de l’esprit guerrier, mais elle conserveroit le calcul commercial. Ces Vandales, ressuscités n’auroient point cette ignorance dû luxe, cette simplicité de moeurs, cet dédain de toute action basse, qui pouvoient caractériser leurs grossiers prédécesseurs. Ils réuniroient à la brutalité de la barbarie les raffinements de la mollesse, aux excès de la violence, les rusés de l’avidité.

Des hommes à qui l’on auroit dit bien formellement qu’ils ne se battent que pour piller, des hommes dont on auroit réduit toutes les idées belliqueuses à ce résultat clair et arithmétique, seroient bien différents des guerriers de l’antiquité.

Quatre cent mille égoïstes, bien exercés, bien armés, sauroient que leur destination est de donner ou de recevoir la mort. Ils auroient supputé qu’il valoit mieux se résigner à cette destination que s’y dérober, parce que la tyrannie qui les y condamne est plus forte qu’eux. Ils auroient, pour se consoler, tourné leurs regards vers la récompense qui leur est promise, la dépouille de ceux contre lesquels on les mène. Ils marcheroient en conséquence, avec la résolution de tirer de leurs propres forces le meilleur parti qu’il leur sèroit possible. Ils n’auroient ni pitié pour les vaincus, ni respect pour les foibles, parce que les vaincus étant, pour leur malheur, propriétaires de quelque chose, ne paroîtroient à ces vainqueurs qu’un obstacle entre eux et le but proposé. Le calcul auroit tué dans leur âme toutes les émotions naturelles, excepté celles qui naissent de la sensualité. Ils seroient encore émus à la vue d’une femme. Ils ne le seroient pas à la vue d’un vieillard ou d’un enfant. Ce qu’ils auroient de connoissances pratiques leur serviroit à mieux rédiger leurs arrêts de massacre ou de spoliation. L’habitude des formes légales donneroit à leurs injustices l’impassibilité de la loi. L’habitude des formes sociales répandroit sur leurs cruautés un vernis d’insouciance et de légèreté qu’ils croiroient de l’élégance. Ils parcourroient ainsi le monde, tournant les progrès de la civilisation contre elle-même, tout entiers à leur intérêt, prenant le meurtre pour moyen, la débauche pour passe-temps, la dérision pour gaïté, le pillage pour but ; séparés par un abîme moral du reste de l’espèce humaine, et n’étant unis entre eux que comme les animaux féroces qui se jettent rassemblés sur les troupeaux.

Tels ils seroient dans leurs succès, que seroient-ils dans leurs revers ? Comme ils n’auroient eu qu’un but à atteindre, et non pas une cause à défendre, le but manqué, aucune conscience ne les soutiendroit. Ils ne se rattacheraient à aucune opinion, ils ne tiendroient l’un à l’autre que par une nécessité physique, dont chacun même chercheroit à s’affranchir.

Il faut aux hommes, pour qu’ils s’associent réciproquement à leurs destinées, autre chose que l’intérêt. Il leur faut une opinion ; il leur faut de la morale. L’intérêt tend à les isoler, parce qu’il offre à chacun la chance d’être seul plus heureux ou plus habile.

L’égoïsme qui, dans la prospérité, auroit rendu ces conquérans de la terre impitoyables pour leurs ennemis, les rendroit, dans l’adversité, indifférens, infidèles à leurs frères d’armes. Cet esprit pénétreroit dans tous les rangs, depuis le plus élevé jusqu’au plus obscur. Chacun verroit, dans son camarade à l’agonie, un dédommagement au pillage devenu impossible contre l’étranger ; le malade dépouilleroit le mourant ; le fuyard dépouilleroit le malade. L’infirme et le blessé paroitroient à l’officier chargé de leur sort un poids importun dont il se dêbarrasseroit a tout prix ; et quand le général auroit précipité son armée dans quelque situation sans remède, il ne se croiroit tenu à rien envers les infortunés qu’il auroit conduits dans le gouffre ; il ne resteroit point avec eux pour les sauver. La désertion lui sembleroit un mode tout simple d’échapper aux revers ou de réparer les fautes. Qu’importe qu’il les ait guidés, qu’ils se soient reposés sur sa parole, qu’ils lui aient confié leur vie, qu’ils l’aient défendu jusqu’au dernier moment, de leurs mains mourantes ? Instrumens inutiles, ne faut-il pas qu’ils soient brisés ?

Sans doute ces conséquences de l’esprit militaire fondé sur des motifs purement intéressés ne pourroient se manifester dans leur terrible étendue chez aucun peuple moderne, à moins que le système conquérant ne se prolongeât durant plusieurs générations. Grâces au ciel, les Français, malgré tous les efforts de leur chef, sont restés et resteront toujours loin du terme vers lequel il les entraîne. Les vertus paisibles, que notre civilisation nourrit et développe, luttent encore victorieusement contre la corruption, et les vices que la fureur des conquêtes appelle et qui lui sont nécessaires. Nos armées donnent des preuves d’humanité comme de bravoure, et se concilient souvent l’affection des peuples qu’aujourd’hui par la faute d’un seul homme, elles sont réduites à repousser, tandis qu’autrefois elles étoient forcées à les vaincre. Mais c’est l’esprit national, c’est l’esprit du siècle qui résiste au gouvernement. Si ce gouvernement subsiste, les vertus qui survivront aux efforts de l’autorité seront une sorte d’indiscipline. L’intérêt étant le mot d’ordre, tout sentiment désintéressé tiendra de l’insubordination : et plus ce régime terrible se prolongera, plus ces vertus s’affoibliront et deviendront rares.