De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leur rapports avec la civilisation européenne/7

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CHAPITRE VII

Autre inconvénient de la formation
d’un tel esprit militaire


Enfin, par une triste réaction, cette portion du peuple que le gouvernement auroit forcée à contracter l’esprit militaire, contraindroit à son tour le gouvernement de persister dans le système pour lequel il auroit pris tant de soin de la former.

Une armée nombreuse, fière de ses succès, accoutumée au pillage, n’est pas un instrument qu’il soit aisé de manier. Nous ne parlons pas seulement des dangers dont il menace les peuples qui ont des constitutions populaires. L’histoire est trop pleine d’exemples qu’il est superflu de citer.

Tantôt les soldats d’une république illustrée par six siècles de victoires, entourés de monumens élevés à la liberté par vingt générations de héros, foulant aux pieds la cendre des Gincinnatus et des Camille, marchent sous les ordres de César, pour profaner les tombeaux de leurs ancêtres, et pour asservir la ville éternelle. Tantôt les légions anglaises s’élancent avec Cromwell sur un parlement qui luttoit encore contre les fers qu’on lui destinoit, et les crimes dont on vouloit le rendre l’organe, et livrent à l’usurpateur hypocrite, d’une part le roi, de l’autre la république.

Mais les gouvernemens absolus n’ont pas moins à craindre de cette force toujours menaçante. Si elle est terrible contre les étrangers et contre le peuple au nom de son chef, elle peut devenir à chaque instant terrible à ce chef même. Ainsi ces formidables colosses, que des nations barbares plaçoient en tête de leurs armées pour les diriger sur leurs ennemis, reculoient tout à coup, frappés d’épouvante ou saisis de fureur, et méconnoissant la voix de leurs maîtres, écrasoient ou dispersoient les bataillons qui attendoient d’eux leur salut et leur triomphe.

Il faut donc occuper cette armée, inquiète dans son désoeuvrement redoutable : il faut la tenir éloignée ; il faut lui trouver des adversaires. Le système guerrier, indépendamment des guerres présentes, contient le germe des guerres futures : et le souverain, qui est entré dans cette route, entraîné qu’il est par la fatalité qu’il a évoquée, ne peut redevenir pacifique à aucune époque.