De l’histoire ancienne de la Grèce/02

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De l’histoire ancienne de la Grèce
Revue des Deux Mondes, période initialetome 23 (p. 428-440).
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DE L'HISTOIRE ANCIENNE


DE LA GRECE.




HISTORY OF GREECE,


By Geo. Grote, tomes III et IV. — Londres, J. Murray, 1847.[1]




M. Grote poursuit avec une louable activité la tâche immense qu’il a entreprise. Les deux volumes dont j’ai à rendre compte aujourd’hui ont paru à la fin de l’année dernière. On annonce la publication prochaine des tomes V et VI, et l’ouvrage ne sera pas encore terminé. Le nombre des volumes n’étonnera personne dans un temps où les romans prennent des dimensions réservées autrefois aux encyclopédies ; mais il y a volumes et volumes. Ceux de M. Grote supposent tant de recherches, tant de longues et doctes méditations, qu’il est facile de voir, dans l’Histoire de la Grèce, le travail de toute une vie studieuse.

Autant l’âge héroïque de la Grèce est riche en récits merveilleux, autant le premier âge de son histoire est dépourvu de documens précis. Nous connaissons Achille et Ulysse comme s’ils avaient vécu parmi nous ; à peine savons-nous quelque chose des hommes qui vécurent pendant les premières olympiades. Cette époque si obscure et si difficile à connaître est cependant une époque de prodigieuse activité et d’efforts gigantesques. Dans toutes ces petites cités helléniques si jeunes encore, la plupart en proie à une anarchie continuelle, se manifeste à la fois un mouvement d’entreprise et d’aventure qui atteste l’énergie d’une race vraiment privilégiée. Doriens, Ioniens, Éoliens, lancent de tous côtés leurs agiles vaisseaux et couvrent de florissantes colonies les rivages de la Méditerranée. On se demande comment une population médiocre a pu produire tant d’essaims, par quels moyens ces hardis navigateurs ont semé des villes puissantes sur des rivages déserts, ou, ce qui nous semble encore plus difficile, à nous autres conquérans de l’Algérie, au milieu de peuples féroces et belliqueux ? Quand on se rappelle les travaux de Cortez pour s’établir au Mexique en face d’une civilisation si inférieure à la sienne, la colonisation grecque paraît encore plus admirable. Cortez avait quelques canons, des arquebuses et des chevaux ; les navigateurs grecs n’apportaient avec eux que des armes de bronze, car je ne pense pas qu’un seul de ces héros possédât un glaive qui valût le briquet de nos grenadiers. Les Thraces, les Gaulois, les peuples de l’Asie mineure, les Ibères, les Italiotes, ne le cédaient pas en bravoure à ces aventuriers qui venaient bâtir des villes sur leurs terres. Comment donc les laissaient-ils si facilement se fortifier au milieu d’eux, accaparer les champs les plus fertiles, choisir les meilleurs ports ? Le succès des colonies grecques ne peut être attribué uniquement au courage, à l’esprit de conduite, à la discipline caractéristiques chez les premiers immigrans. Les Grecs portaient partout avec eux une civilisation bienfaisante. Leur patriotisme ardent n’était pas exclusif comme celui des Romains. Leur religion ne blessait pas les susceptibilités des barbares ; ils avaient un Olympe assez vaste pour y loger tous les dieux qu’ils découvraient dans leurs voyages, ou plutôt, dans tous les dieux étrangers, ils reconnaissaient les divinités de leur pays, et croyaient qu’elles leur montraient le chemin de nouvelles conquêtes. Il y a dans l’esprit grec quelque chose d’expansif qui agit sur tout ce qu’il approche. C’est la séduction d’une nature supérieure à laquelle on ne peut échapper. Conquérant, le Grec a quelque chose de l’apôtre ; vaincu, il convertit encore son heureux adversaire, et bientôt en fait un disciple et un admirateur. La nature élevée du génie hellénique est surtout remarquable lorsque l’on compare les colonies grecques avec celles des Phéniciens, leurs aînés dans la science de la navigation et du commerce. Chez les uns et les autres, même audace, même ardeur, même activité ; mais la soif du gain est le seul mobile des travaux qu’entreprend le Phénicien. Le Grec n’est point indifférent au profit, mais l’amour de la renommée l’emporte chez lui sur l’appât de l’or. Partout où le Phénicien s’établit, il s’isole : le Grec appelle tous les étrangers à jouir du fruit de ses travaux. Une tradition, dont je ne veux point discuter l’authenticité, rapporte que les marins carthaginois qui s’aventuraient au-delà des colonnes d’Hercule avaient un secret pour se guider dans les parages brumeux où ils allaient chercher l’étain, si estimé autrefois. Ce secret, c’était, dit-on, la boussole. Un vaisseau romain s’avisa de naviguer à la suite d’un bâtiment carthaginois partant pour les îles Cassitérides. Après de vains efforts pour le gagner de vitesse, le Carthaginois alla bravement donner de propos délibéré contre un écueil, se perdant pour perdre un rival. Si les Grecs eussent connu la boussole, comme quelques savans prétendent que les Phéniciens la connaissaient, ils l’auraient aussitôt portée dans le monde entier.

Pendant cette première période de l’histoire de la Grèce, il semble que la colonisation fût l’idée dominante et la préoccupation de tous les esprits. Un Argien rêve qu’Hercule lui commande de bâtir une ville en Italie, et il va fonder Crotone. Un Corinthien encourt la malédiction d’un mourant, espèce d’excommunication fort redoutée autrefois ; il s’enfuit en Sicile et fonde Syracuse. Des esclaves locriens se sauvent de chez leurs maîtres, emmenant quelques femmes de bonne maison ; ils abordent en Italie et bâtissent une nouvelle Locres, Quelquefois deux frères, héritiers d’un petit despote, trouvent leur patrimoine trop chétif pour être partagé, ils le tirent au sort, et le perdant monte sur un vaisseau et va fonder au loin une petite tyrannie. Le cas le plus ordinaire, c’est une sédition qui trouble la tranquillité dans une ville hellénique. Aussitôt on décide que la minorité émigrera. Elle part sans se faire prier, sans s’être battue pendant quatre jours, sans être accompagnée de gendarmes, Il faut remarquer à l’honneur des Grecs que leurs dissensions civiles sont rarement sanglantes, et M. Grote a observé avec beaucoup de justesse que la plupart de leurs institutions avaient pour but de résoudre par la discussion les questions politiques, qui, ailleurs, se décidaient par la violence. Nous reviendrons tout à l’heure sur ce sujet, mais ne quittons pas celui de la colonisation sans remarquer combien, chez les anciens, et particulièrement chez les Grecs, on s’est préoccupé de chercher un remède à l’accroissement excessif de la population. De bonne heure la religion, les lois, les mœurs facilitèrent l’émigration ; souvent elles la prescrivirent impérieusement. Cette prévoyance, dont nos sociétés modernes sont malheureusement assez dépourvues, était peut-être commandée aux Grecs par un danger beaucoup plus évident pour eux que pour d’autres peuples. Habitans d’une terre aride, divisés en une foule de petites républiques rivales, ils avaient sans cesse à craindre que la terre ne pût nourrir le laboureur, ou qu’en se livrant d’une manière désordonnée à l’industrie, leurs citoyens ne perdissent rapidement leur énergie et leur vertu guerrière ; garanties capitales de leur indépendance. En un mot, assurer à une population médiocre toutes les conditions de bien-être paraît avoir été le but de tous les législateurs grecs. Avaient-ils tort ?

Le premier motif de ce grand mouvement de colonisation que M. Gcote suit dans tous ses détails fut donc, suivant toute apparence, le besoin de se débarrasser d’une population qui croissait d’une manière alarmante. Nulle entrave n’était imposée aux émigrans. En quittant leur patrie, ils en acquéraient une autre ; ils devenaient indépendans, et pouvaient se donner telles lois que bon leur semblait. Seulement ils devaient absolument renoncer à toute idée de retour, même après une tentative malheureuse pour s’établir. Lorsque les Théréens partirent pour fonder Cyrène, effrayés d’un voyage beaucoup plus dangereux alors que ne serait aujourd’hui un voyage autour du monde, ils revinrent dans leur île natale. On les contraignit aussitôt de se rembarquer. Entre les colonies et la métropole, il n’y avait que des liens moraux. Dans les fêtes publiques, on réservait une place honorable aux citoyens de la mère-patrie. On lui demandait parfois des arbitres pour résoudre des procès ou des débats politiques, et d’ordinaire, lorsque la colonie voulait en fonder une à son tour, elle cherchait dans sa métropole un chef pour l’émigration, ou un Œkiste, puisqu’il faut se servir de ce terme grec qui manque à notre langue. Dans la suite, la colonisation prit un autre caractère. Ce fut l’ambition des métropoles qui la dirigea. Dès-lors les émigrans ne s’éloignèrent plus qu’avec là permission des magistrats, et, en s’établissant dans une terre nouvelle, ils demeurèrent soumis aux lois et au protectorat, souvent assez lourd, de leur première patrie. Les colonies furent réduites à une espèce de vasselage, exploitées plutôt que gouvernées par les métropoles. Il est assez curieux de remarquer que ces prétentions de suzeraineté correspondent avec l’influence croissante des institutions démocratiques dans les villes de la Grèce continentale. Là, à mesure que la condition de citoyen devenait plus élevée, on s’en montrait plus jaloux, et, comme pour rehausser le prix de la liberté, on aimait à s’entourer d’esclaves.

M. Grote, malgré l’obscurité ou la pénurie des renseignemens historiques, est parvenu à nous donner une idée des changemens remarquables qui s’opérèrent dans les gouvernemens helléniques peu après la révolution qui avait abattu les vieilles monarchies patriarcales dont Homère nous a laissé une si vive peinture. Au régime oligarchique, établi partout par les conquérans doriens et ioniens, succède une période de despotisme. Tantôt un chef entreprenant confisque à son profit le pouvoir divisé entre quelques familles, tantôt c’est une réaction du peuple vaincu contre les conquérans. C’est ainsi qu’à Sicyone on voit un chef achéen, Clisthènes, renverser l’oligarchie dorienne et l’asservir à son tour. Qu’on se représente, si l’on peut, la situation des deux ou trois cents familles composant la population d’une ville, en contact journalier avec son petit tyran, soupçonneux, cupide, exposé à chaque instant à un assassinat. En fait d’exactions, de cruautés, d’avanies de toute espèce, quelques-uns de ces despotes réalisaient tout ce qui est possible. Ce Clisthènes, que je viens de nommer, ne se contentait pas d’opprimer ses anciens maîtres, les Doriens ; il voulait les flétrir tous. Au lieu des noms glorieux de leurs tribus, qui rappelaient ceux de leurs anciens héros, Clisthènes leur en imposa de son choix. Savez-vous lesquels ? Les sangliers, les porcs, les ânes. Cependant plusieurs de ces despotes furent des hommes de génie. Un d’eux, Périandre, tyran de Corinthe, mérita d’être compté parmi les sept sages. Ce régime despotique ne pouvait durer, et rarement la tyrannie se transmettait de père en fils. Une réaction eut bientôt lieu, et la destruction de la tyrannie entraîna presque partout celle de l’oligarchie, déjà décimée et ruinée par les despotes, contrainte d’ailleurs, pour se sauver, de faire de grands sacrifices au peuple qu’elle appelait à la liberté. Cependant l’établissement des gouvernemens démocratiques ne s’opéra point en Grèce par des secousses brusques et violentes, mais plutôt par des transitions lentes et graduées. M. Grote a exposé de la manière la plus complète et la plus intéressante le mouvement progressif des institutions politiques dans Athènes. Il fait assister successivement le lecteur à la constitution de Solon, à l’usurpation de Pisistrate, enfin à la réforme décisive de Clisthènes, moins célèbre que Solon, mais à qui revient à bon droit l’honneur d’avoir fondé un gouvernement populaire qui dura trois siècles. Nous ne sommes plus au temps. Dieu merci, où, certain lundi, un législateur écrivait ces lignes célèbres à un bibliothécaire : « Mon cher ami, envoyez-moi les lois de Minos ; j’ai une constitution à faire pour jeudi. » Cependant l’esprit humain est si peu inventif, et nous avons fait tant d’emprunts aux Grecs, que c’est rendre service peut-être à nos représentans que de leur indiquer un livre où sont analysés avec une scrupuleuse exactitude et une rare clarté les systèmes politiques de plusieurs républiques, qui ont fonctionné, comme on dit aujourd’hui, avec plus de gloire qu’aucun état moderne n’en oserait se promettre. Je recommande le troisième et le quatrième volume de M. Grote aux méditations de tous nos hommes d’état.

Solon appartient à l’époque historique, mais il touche de près à celle des héros et des dieux. Arrière-petit-fils de Codrus, voire de Neptune, poète, savant, guerrier, il réunissait toutes les qualités homériques d’un pasteur de peuples : aussi ses amis lui conseillaient-ils de se faire tyran, c’est-à-dire d’enrôler une centaine de coupe-jarrets thraces et de se saisir de l’Acropole ; mais Solon ambitionnait une gloire plus haute et plus pure. Il voulut laisser après lui une réputation sans tache et une œuvre durable, problème qu’aucun despote n’a pu résoudre encore. Avant lui, tout le pouvoir politique résidait dans un petit nombre de familles nobles, qu’on appelait les Eupatrides, c’est-à-dire ceux qui ont de bons ancêtres. Le gouvernement de ces Eupatrides était fort pesant pour la masse du peuple, comme il semble. Ils vendaient la justice, accaparaient toutes les terres, prêtaient à usure, et se faisaient battre par les étrangers. Mégare, petite ville dorienne à trois lieues d’Athènes, lui disputait l’île de Salamine ; qu’on se figure la guerre entre Saint—Cloud et Saint-Germain pour la possession de Nanterre. Battus à plusieurs reprises, les Athéniens avaient rendu un décret qui défendait, sous peine de mort, de faire aucune motion pour reprendre Salamine. Les Athéniens n’aimaient pas les questions graves et sérieuses. Quelques années plus tard, ils mirent à l’amende un poète pour les avoir fait pleurer aux malheurs de l’Ionie, qu’ils ne voulaient pas secourir. De tout temps, on a vu des assemblées qui n’aimaient pas qu’on leur montrât une plaie saignante.

Solon contrefit l’insensé. Il composa un beau poème guerrier et le déclama en public. « J’ai honte d’être Athénien, disait-il, on me montre au doigt et l’on dit : Voilà un fuyard de Salamine. » Tyrtée, avec ses chansons, avait conduit les Spartiates à la victoire ; les vers de Solon n’eurent pas moins de succès. On lui donna cinq cents hommes, avec lesquels il conquit la patrie d’Ajax. Sa popularité devint immense ; tous les partis lui tendirent les bras et lui déférèrent de pleins pouvoirs pour réformer la république.

La première mesure qu’il décréta fut la Sisachthie. Je transcris, d’après M. Grote, ce mot terrible, qu’il emploie hardiment comme si tout le monde pouvait le comprendre et le prononcer. Sisachthie veut dire dégrèvement. 11 s’agissait de soulager l’effroyable misère de la plèbe athénienne. L’ancienne loi permettait d’emprunter sur son corps et celui de ses enfans, et, faute de payer sa dette, on devenait l’esclave de son créancier. Solon abolit esclavage pour dettes, et du même coup changea la valeur de la monnaie, de telle sorte que celui qui avait emprunté 100 drachmes se libérait en en payant 75. On voit que la Sisachthie ressemble fort à une banqueroute. Suivant M. Grote, ce fut une transaction nécessaire entre une tyrannie aux abois et une insurrection imminente. Solon, le premier, donna l’exemple du sacrifice en renonçant à de nombreuses créances. Il faut considérer, d’ailleurs, qu’une loi qui autorise le prêteur à faire un esclave de son débiteur insolvable tend à créer une espèce de prêt infâme. On avance de l’argent dans la prévision que l’emprunteur ne pourra le rendre, et l’on calcule que sa personne vaut plus que l’argent prêté. C’était, au fond, la traite que Solon abolissait, et, en détruisant un trafic odieux, il achetait la paix publique. Cette mesure, qui d’abord lui attira l’inimitié de tous les riches, trouva dans la suite une approbation générale, lorsqu’on vit qu’elle résolvait pour toujours une question qui, sans cesse, menaçait d’allumer la guerre civile. Chose étrange, jamais on n’eut besoin, dans la suite, de renouveler la Sisachthie de Solon. La question des dettes ne reparaît plus dans l’histoire politique d’Athènes, et, si le souvenir des tables de Solon se perpétua, ce ne fut que pour ajouter une sainteté nouvelle à l’inviolabilité des contrats. « Le respect des engagemens, dit M. Grote, s’enracina avec la démocratie, et le peuple athénien s’habitua à identifier le maintien de la propriété sous toutes ses formes avec celui de ses lois et de ses institutions. » Les juges, en montant sur leur tribunal, prêtaient le serment de défendre le gouvernement démocratique et de repousser toute proposition relative à l’abrogation des dettes, au partage des terres, à la dépréciation des monnaies. Il est beau pour un peuple d’avoir usé si sagement d’un remède dangereux, et de faire dater son respect pour les lois du jour où il a été contraint de les enfreindre.

Solon enleva le pouvoir à l’aristocratie de naissance des Eupatrides pour le transporter à une aristocratie fondée sur la fortune, idée, je pense, toute nouvelle à cette époque. Le peuple athénien fut divisé en quatre classes, suivant la valeur des propriétés. La première seule pouvait prétendre aux fonctions politiques les plus élevées, c’est-à-dire aux neuf places d’archontes ; quelques magistratures moins importantes étaient réservées à la seconde et à la troisième classe ; mais, comme toutes les charges publiques se donnaient à l’élection et que tout le peuple y prenait part, la quatrième classe, celle des prolétaires, naturellement la plus nombreuse, dominait dans les assemblées politiques. Jadis, en déposant leurs charges, les archontes devaient rendre compte de leur conduite au tribunal de l’aréopage, composé lui-même d’archontes retirés. Solon substitua l’assemblée du peuple à l’aréopage ; ce fut donc au peuple que les magistrats eurent à demander désormais un appui pour leur candidature et un bill d’indemnité pour leur gestion.

L’agora, ou l’assemblée du peuple athénien, fut pareillement appelée à statuer sur toutes les affaires politiques de quelque importance ; mais, devant une réunion si nombreuse, un examen effectif eût été difficile. Solon y pourvut par l’établissement d’un sénat de quatre cents membres choisis parmi les citoyens les plus riches et chargés de l’étude préparatoire des affaires. Le peuple était consulté lorsqu’il s’agissait de prendre une décision ; alors l’affaire lui était soumise, nous dirions aujourd’hui rapportée, par le sénat probouleutique : c’est le nom que lui donna Solon, nom difficile à traduire, mais qui indique à une oreille grecque les fonctions d’un examen préparatoire.

L’aréopage, la plus antique des institutions athéniennes, ne fut pas supprimé par la constitution nouvelle ; au contraire, ses attributions s’agrandirent. Recruté incessamment par les archontes sortant de charge, composé par conséquent d’hommes d’affaires, ce corps, tout en conservant ses anciennes fonctions judiciaires, fut chargé par Solon de veiller à l’exécution des lois, au maintien de la constitution ; enfin, il fut investi de pouvoirs très étendus, tout-à-fait analogues à ceux des censeurs romains. C’était, à vrai dire, une espèce d’inquisition, nécessaire peut-être dans une république si médiocre par la population, et qui s’étendait sur la vie publique et privée de tous les citoyens.

Je résumerai en quelques mots le système de Solon, et, pour plus de clarté, en me servant des expressions de notre langue politique.

La souveraineté appartient à l’assemblée du peuple.

Le pouvoir exécutif est confié à neuf magistrats élus pour un an, assistés d’un conseil d’état électif, sous la surveillance d’un sénat à vie et inamovible.

Tous les citoyens prennent part aux élections, mais les plus imposés sont seuls éligibles.

La constitution de Solon fut promulguée vers 590 avant Jésus-Christ ; celle de Servius Tullius à Rome date de 570 à peu près. On remarque, au premier abord, une certaine analogie entre les deux constitutions, et il n’est pas invraisemblable que celle d’Athènes n’ait été le prototype de celle de Rome. Un examen plus attentif fera voir combien l’élément démocratique est puissant dans la première, et combien il est paralysé dans la seconde. Dans Athènes, les votes du peuple se comptaient par tête ; à Rome, je parle des premiers temps de la république, les suffrages étaient recueillis par centuries, chaque centurie ayant son vote collectif. Or, le peuple était divisé par centuries, d’une manière arbitraire et sans égard au nombre de têtes, de telle sorte que les classes riches, qui n’avaient qu’un petit nombre de suffrages individuels, formaient en réalité la majorité des centuries. À Rome, la classe des prolétaires ne composait qu’une seule centurie sur cent quatre-vingt-treize, et n’avait pas la plus légère influence dans les élections ; à Athènes, au contraire, la quatrième classe, étant de fait supérieure en nombre aux trois autres, dictait les décisions de toutes les affaires.

C’était, chez les anciens, une question fort débattue, de savoir si la constitution de Solon était démocratique ou aristocratique : on sent que la valeur de ces mots change singulièrement selon l’époque ou le pays où ils sont prononcés ; mais nous ne parlons que des Grecs, et M. Grote remarque que les Athéniens, parvenus au développement le plus complet de la démocratie, regardaient Solon comme le fondateur du gouvernement populaire. On affecta même de mettre sous la protection de sa grande renommée plusieurs institutions fort postérieures qui changèrent matériellement son système politique, sous prétexte d’en tirer toutes les conséquences. M. Grote s’est appliqué avec beaucoup de sagacité à défalquer de la constitution solonienne ce qui doit revenir à d’autres réformateurs moins illustres. Suivons-le dans ses intéressantes recherches.

Peu après que Solon se fut retiré des affaires, Pisistrate s’empara du pouvoir et devint tyran ou despote d’Athènes. Deux fois chassé, il revint deux fois et mourut tranquillement maître de l’Acropole, laissant la tyrannie à ses fils. Il faut lire dans Hérodote ou dans l’Histoire de la Grèce le récit de ces révolutions et de ces restaurations, qui se passent toujours en douceur, grâce à la mansuétude des mœurs athéniennes. La seconde fois que Pisistrate rentra dans Athènes, il s’avisa de cette ruse, que j’hésite d’autant moins à rappeler qu’elle ne peut servir aujourd’hui à aucune réaction. Monté sur un char magnifique, il entra bravement dans Athènes, par la route la plus fréquentée, accompagné d’une fort belle fille habillée en Minerve, et précédé de gens qui criaient : « C’est Minerve qui nous le ramène. » Tous les dévots firent chorus, et l’on s’empressa de rendre le pouvoir au favori de la patronne d’Athènes. Hérodote, qui tranche rarement de l’esprit fort, se permet en cette occasion de rire de la crédulité des Athéniens, et M. Grote le reprend avec raison de cette velléité de scepticisme, qui ne lui sied guère. En effet, le même Hérodote est assez disposé à croire que Thésée se battit pour les concitoyens à Marathon, et il n’y a rien d’extraordinaire qu’une belle courtisane, encore inconnue au public, passât pour Minerve auprès des dévots, lorsque, nombre d’années après, les femmes nerveuses s’évanouissaient au théâtre en voyant entrer en scène des comparses habillés en furies.

Pisistrate fut un homme d’esprit. Il n’abolit pas brutalement la constitution de Solon, il se contenta de l’éluder ; satisfait d’avoir l’autorité réelle, il en conserva l’ombre aux assemblées populaires. Despote prudent, personne ne sut mieux que lui jusqu’où pouvait aller la patience des Athéniens. Ses fils ne gardèrent pas la même mesure ; ils furent chassés, et, réfugiés auprès du roi de Perse, le poussèrent à envahir la Grèce.

Les Pisistratides bannis d’Athènes, on voulut rendre toute sa force à la constitution de Solon. Clisthènes, petit-fils de ce despote de Sycione dont j’ai déjà parlé, devenu archonte, fut chargé de réformer les abus que la tyrannie avait introduits. En prétendant interpréter et développer les institutions soloniennes, il fonda en réalité le gouvernement démocratique. Solon avait donné le droit de suffrage à tous les Athéniens ; mais, pour être citoyen, il ne suffisait pas d’être né dans l’Attique, il fallait encore appartenir à une tribu. Il y en avait quatre qui reconnaissaient chacune pour héros éponyme un des quatre fils d’Ion ; ainsi tous les Athéniens pouvaient se croire de la même famille. En dehors des quatre tribus, on était étranger. Clisthènes abolit les quatre tribus anciennes et en créa dix nouvelles, sans aucun égard pour les généalogies. Ainsi une nouvelle et nombreuse classe de citoyens fut appelée à jouir des droits réservés jusqu’alors à une caste privilégiée. Les Pisistratides menaçaient de rentrer dans l’Attique le fer et la flamme à la main ; il fallait se préparer à la guerre. Clisthènes voulut que chacune des tribus élût tous les ans un général ou stratège. Ces nouveaux fonctionnaires ne tardèrent pas à usurper une partie de l’autorité des archontes, qui perdirent la plupart de leurs attributions politiques. Enfin l’aréopage, suspect au peuple comme composé en majorité des archontes nommés sous Pisistrate, fut dépouillé de presque toute son autorité judiciaire, remise aux mains de grands jurys élus par le peuple. Quant au sénat, augmenté de cent membres, il vit également son autorité s’affaiblir en même temps que croissait celle des stratèges, intéressés à n’avoir point d’intermédiaires entre eux et le peuple. Bientôt, en effet, il n’y eut plus à Athènes que deux pouvoirs, celui de l’assemblée et celui des stratèges, ses élus. Dans la suite, les progrès de la démocratie amenèrent pour dernier résultat le tirage au sort des charges publiques entre tous les citoyens ; mais les fonctions de stratèges demeurèrent toujours électives. Il est vrai qu’alors c’était les seules pour lesquelles le mérite fût nécessaire.

Une des institutions les plus remarquables qui signala la réforme de Clisthènes fut l’invention de l’ostracisme. M. Grote défend assez bien ce moyen de gouvernement, et prouve qu’il rendit de grands services à la démocratie naissante. Clisthènes, par ses réformes, dit M. Grote, s’était assuré l’assentiment de la masse des citoyens ; mais, après les exemples donnés par Pisistrate et ses successeurs, comment espérer que toutes les ambitions s’arrêteraient devant une institution nouvelle que l’on n’avait pas encore appris à respecter ? Le problème à résoudre était d’écarter ces ambitions avant qu’elles tentassent d’enfreindre les lois, de prévenir les attentats au lieu de les réprimer par la force et en versant un sang précieux. Pour acquérir une influence dangereuse dans un état démocratique, un homme est obligé de se mettre quelque temps en évidence devant le public, de manière à laisser juger son caractère et ses projets. Or, partant de ce principe posé par Solon, que dans les séditions aucun citoyen ne devait demeurer neutre, Clisthènes en appelait par avance au jugement populaire et le sommait de se prononcer sur l’homme à qui l’on attribuait des projets alarmans pour la tranquillité publique. Le sénat en délibérait et convoquait l’assemblée. Si six mille citoyens, c’est-à-dire le quart de la population libre d’Athènes, trouvaient la république menacée par un personnage quelconque, ce personnage était banni pour dix ans. Cet exil, d’ailleurs, n’entraînait ni déshonneur ni confiscation de biens ; c’était un sacrifice demandé par la patrie, une marque de respect donnée à la susceptibilité démocratique. Il faut observer en outre que l’ostracisme n’était jamais proposé contre un seul citoyen particulièrement désigné. Le peuple était invité à bannir l’homme qui lui semblait dangereux ou suspect Chaque Athénien avait à examiner dans sa conscience quel était cet homme, en sorte qu’une faction ne pouvait réclamer l’ostracisme contre le chef de ses adversaires sans exposer son propre chef à subir le même sort. L’ostracisme exerçait son influence modératrice non seulement dans les occasions où il était employé, mais encore par la terreur salutaire qu’il devait inspirer à tous les hommes d’état. Il arrêtait l’ambition turbulente et ne privait pas le pays de candidats habiles et dévoués. Appliqué dix fois seulement dans un siècle, l’ostracisme, au prix du malheur de dix particuliers, préserva la démocratie naissante de toute violence. La mesure cessa d’être requise lorsqu’elle devint inutile, c’estrà-dire lorsque l’éducation politique de plusieurs générations eut fait passer dans les mœurs le mécanisme de la constitution et qu’elle n’eut plus à craindre aucune tentative pour le détruire. M. Grote compare avec beaucoup de justesse l’ostracisme aux lois d’exception portées dans nos gouvernemens modernes contre certains prétendans. Ce n’est pas leur personne que l’on frappe, c’est la guerre civile dont on préserve le pays ; dans une république encore mal affermie, ces prétendans, ou plutôt la guerre civile, voilà le danger de tous les instans. Ne faut-il pas une arme toujours prête à la repousser du pays ? Ce qu’il y a de plus admirable, à mon avis, c’est la sagesse du peuple athénien à ne pas abuser d’une loi qui mettait le sort de tous les grands citoyens à la merci d’une minorité. Chez nous, si l’ostracisme existait, la haine des supériorités, qu’on pare du nom d’amour de l’égalité, aurait bientôt chassé du pays tous les hommes d’état. Dans Athènes, il n’y eut d’injustice criante qu’à l’égard d’Aristide ; encore fut-il bientôt rappelé.

Tandis qu’Athènes est tourmentée par la fièvre du progrès, Sparte conserve immuables ses institutions bizarres, et, calme au dedans, commence à étendre son influence sur ses voisins. M. Grote a noté, mais sans les expliquer, sans doute parce que l’histoire ne lui fournit aucune solution de ce problème, les premiers symptômes de cette domination que Lacédémone ne tarda guère à exercer sur toute la Grèce. Dans un premier article, j’ai remarqué les avantages singuliers que Sparte tirait de sa position géographique. Protégée par la nature contre une invasion, elle pouvait rapidement porter ses forces contre ses voisins. Les lois de Lycurgue en avaient fait comme une grande caserne, et, dès le sixième siècle avant notre ère, les Lacédémoniens passaient pour invincibles. Leur réputation de moralité politique n’était pas moins bien établie alors que leur supériorité militaire. Quand les Athéniens disputaient à Mégare la possession de Salamine, d’un commun accord on choisit pour arbitres cinq Spartiates, et les Spartiates, quoique Doriens, prononcèrent en faveur des Ioniens contre une cité dorienne. Ce fut encore à Sparte que les Athéniens demandèrent du secours contre les Pisistratides, et, bien qu’elle a’y eût aucun intérêt, elle envoya aussitôt ses troupes, qui chassèrent les tyrans.

Cette suprématie incontestée de Lacédémone, quelle qu’en fût la cause, suffit à prouver l’existence très ancienne d’une unité grecque, phénomène singulier, si l’on se rappelle la division extraordinaire des tribus helléniques, leurs intérêts si différens, toutes les causes d’isolement qui semblaient s’opposer à ce qu’elles formassent jamais un corps homogène. La Grèce, en effet, présente le spectacle, très étrange pour les modernes, d’une unité nationale complètement distincte de l’unité politique. L’hellénisme, si je puis m’exprimer ainsi, c’est-à-dire l’unité nationale, exista toujours, et l’on ne vit qu’une fois, à la veille d’une formidable invasion, les républiques grecques se confédérer contre l’ennemi commun. Le lien assez puissant pour maintenir cette unité nationale existait moins dans une langue commune, intelligible pour tous les Grecs, malgré la différence des dialectes, que dans une conformité remarquable de l’esprit et du caractère. Sans doute, on peut opposer la subtilité de l’Athénien à la lourdeur du Béotien, l’austérité du Spartiate à la mollesse de l’Ionien ; cependant, partout où se parle la langue grecque, on trouve le même amour du beau et du grand, la même aptitude pour le progrès, la même conscience d’une espèce de mission civilisatrice. La religion, bien que ses formes fussent si variées, que presque chaque famille avait son culte particulier et domestique, la religion, en conviant toutes les tribus grecques à des cérémonies et des jeux solennels où l’étranger ne pouvait prendre part, contribuait encore à les rapprocher, à établir entre elles des relations d’intérêts communs, de jouissances et de passions communes. Ces couronnes, distribuées à Olympie, et que venaient disputer les habitans de Crotone et de Cyrène, ramenaient incessamment les Grecs les plus éloignés au berceau de leur race, et les accoutumaient à voir dans la Grèce continentale le centre de la civilisation. Enfin, la poésie et les arts, si profondément populaires dans le monde hellénique, créés par lui et pour lui, associaient cette race d’élite aux mêmes émotions et lui redisaient continuellement sa supériorité sur le reste des hommes. Cet orgueil si bien fondé fit une nation de toutes les cités helléniques et leur donna la force nécessaire pour sauver le monde de la barbarie.

Le dernier volume de M. Grote nous fait assister au commencement de cette lutte immortelle. Après avoir exposé les accroissemens rapides de la puissance des Perses, leurs conquêtes en Asie, l’asservissement des villes ioniennes, il raconte, d’après Hérodote, les causes qui précipitèrent Darius et ses successeurs contre la Grèce continentale. Suivant M. Grote, si Darius l’eût attaquée d’abord, au lieu de tourner ses armes contre les Scythes, c’en était fait dAthènes, et peut-être avec elle de la civilisation ; mais la folle expédition des Perses au-delà du Danube, et la révolte de l’Ionie, qui en fut la suite, donnèrent aux Grecs le temps de se préparer et de s’aguerrir. Athènes, esclave sous les Pisistratides, aurait pu résister aux barbares : elle n’eut pas plus tôt goûté de la liberté qu’elle devint invincible.

La plupart des historiens ont trouvé de belles phrases pour taxer les Athéniens de frivolité et d’ingratitude. M. Grote essaie de les justifier, et il y réussit au moins en ce qui concerne Miltiade, cité souvent comme une des plus nobles victimes de l’injustice de ses concitoyens. La vie de Miltiade, telle que la raconte M. Grote d’après de bonnes autorités, est fort différente du roman accrédité par Cornélius Népos. Miltiade commence par être un petit tyran patenté par Athènes et protégé par Darius. En cette qualité, il accompagne le grand roi jusqu’au bord du Danube, et, le fleuve passé, il le trahit en conseillant aux tyrans ioniens, ses camarades, de rompre le pont et de couper toute retraite aux Perses. Inquiet pour lui-même, au retour de Darius, Miltiade se hâte de quitter la Chorsonnèse de Thrace, où il était tyran pour le compte des Athéniens, et a le bonheur d’être commandant en chef à Marathon. Là il fut admirable, non-seulement par ses bonnes dispositions pendant la bataille, mais par sa présence d’esprit à se porter aussitôt sur Phalère, où il confond les projets des traîtres qui allaient livrer Athènes à la flotte persane. Devenu l’idole de ses compatriotes, Miltiade perd la tête. Il demande des vaisseaux et des soldats pour une expédition secrète. Aussitôt on les lui accorde avec empressement et sans explication de sa part. Cette flotte, cette armée, il les emploie à une vengeance particulière. Il se fait battre en voulant prendre Paros, où était son ennemi, et, après s’être cassé la cuisse dans une intrigue nocturne assez peu digne d’un général, il revient mourir de sa blessure à Athènes, après avoir été condamné à la plus faible amende que les lois portaient contre ceux qui avaient mal géré la chose publique. Sans doute le sénat romain remerciant Varron après la bataille de Cannes a plus de grandeur que le peuple d’Athènes condamnant Miltiade ; mais il y a des vertus propres à tous les gouvernemens : Rome était un état aristocratique, et la stricte justice est la vertu des démocraties.

Je n’ai analysé qu’une faible partie du nouveau travail de M. Grote. Il en a consacré la moitié au moins à une revue des peuples avec lesquels les Grecs se sont trouvés en contact. Cette revue, dont l’intérêt est incontestable, et qui d’ailleurs se fait remarquer par la profondeur et l’immensité des recherches, a peut-être l’inconvénient d’interrompre le lien assez faible qui réunit entre elles les différentes périodes de l’histoire de la Grèce. Au reste, il n’appartient qu’aux poètes comme Hérodote d’introduire une unité factice dans une grande composition historique. Nous vivons dans un temps prosaïque qui n’admet guère ces brillantes licences des anciens. Ce qu’on exige de l’histoire aujourd’hui, c’est la sûreté de la critique et l’impartialité des jugemens. À ce point de vue, l’ouvrage de M. Grote a droit à des éloges sans réserve.

Prosper Mérimée.

  1. Voir la Revue du 1er avril 1847.