De l’humanité par M. P. Leroux

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DE L’HUMANITÉ
PAR M. P. LEROUX.

Il est un moment pour l’écrivain où, après avoir traversé plusieurs phases de préparation et de travail, il se croit en mesure de donner une complète expression de lui-même. Les tentatives qu’il a pu faire avant cet instant décisif n’ont été qu’une manière d’interroger ses forces, de les exercer, et d’amener à son terme l’originalité qui doit assurer sa gloire. Beaucoup d’esprits qui dans l’histoire de la science et des lettres ont laissé une trace profonde et neuve, n’ont pas dédaigné ces patientes initiations qui attendent du temps leur fécondité. Spinosa commence sa carrière philosophique par se pénétrer tout-à-fait des principes de Descartes. Il en rédige une démonstration géométrique, mais en la publiant il fait savoir au lecteur que parmi les idées dont il trace l’exposition il en est beaucoup qui lui paraissent erronées[1]. Tant il était difficile au penseur d’Amsterdam d’abdiquer tout-à-fait son indépendance, alors même que pour un temps il consentait à l’assujettir ! C’est de cette forte discipline de l’école cartésienne que Spinosa a pu passer au libre développement de son génie, et ce disciple à moitié réfractaire a pris place au premier rang des maîtres.

L’auteur du livre que nous allons examiner n’a pas négligé les travaux préparatoires ; il a publié plusieurs fragmens philosophiques qui dénotent de l’étendue dans l’esprit et de la patience dans les recherches ; il a coopéré avec distinction à la rédaction de l’Encyclopédie nouvelle, dont la pensée était judicieuse et utile. C’était en effet chose avantageuse à la science que de marquer la transition entre les siècles précédens et le nôtre, par un recueil philosophique qui, sous la forme alphabétique d’un dictionnaire, résumât toutes les questions. Cette enquête servait à liquider le passé et à préparer l’avenir. Ceux qui la dressaient, loin d’être obligés de dogmatiser d’une manière aventureuse, ne pouvaient même s’acquitter de leur tâche qu’en s’abstenant avec soin de toute affirmation téméraire. Récapituler les résultats acquis, indiquer les tendances nouvelles, tel était naturellement leur but. Ils avaient à faire du passé une large critique qui permît aux esprits de se tourner vers l’avenir avec sécurité.

Dans l’accomplissement de cette œuvre, il y avait assez d’honneur pour qu’on pût consentir à s’y consacrer long-temps. Toutefois M. Pierre Leroux n’a pas tardé à s’y trouver à l’étroit. Les articles qu’il rédigeait devenaient sous sa plume des morceaux plutôt dogmatiques que critiques, où les inspirations personnelles prenaient plus de place que les résultats positifs, et cependant ces articles ne suffisaient pas à l’ambition de leur auteur, tout en excédant les limites raisonnables d’un dictionnaire. Aussi M. Pierre Leroux a pris le parti de publier sous sa seule responsabilité un livre qui le fît connaître d’un coup comme un philosophe dogmatique aspirant à fonder une école.

L’Humanité, tel est l’objet et le titre du livre de M. Leroux. L’auteur annonce qu’il exposera le principe et l’avenir de l’humanité, qu’il donnera la vraie définition de la religion, et qu’il expliquera le sens, la suite et l’enchaînement tant du mosaïsme que du christianisme. Dans le Faust de Gœthe, un écolier répond à Méphistophélès, qui lui demande quelle spécialité il a choisie : « Je voudrais embrasser tout ce qui est sur la terre et dans le ciel, la science et la nature. — Vous êtes là dans une excellente direction », lui répond son interlocuteur.

M. Leroux, en annonçant sur la couverture de son livre qu’il traitera de l’humanité, ne tombe-t-il pas un peu dans le même inconvénient que ce poète qui avait intitulé son poème : L’Univers ? C’est un redoutable écueil pour l’écrivain que ces synthèses sans horizon et sans rivage. L’immensité devant laquelle il se place le rapetisse, et c’est en se plongeant dans l’universalité des choses qu’il rencontre le néant. L’esprit ne jouit de toute sa force qu’à la condition de la ramasser et de la concentrer sur des points distincts. C’est à travers des formes arrêtées, que leur précision rend lumineuses, qu’il va plus sûrement à l’infini, et l’art seul peut le conduire à une vaste contemplation du vrai.

Ces considérations sur les avantages de la méthode ont peu préoccupé M. Leroux, et avec la connaissance que nous avons de son esprit, nous n’en sommes pas étonné. Des notions nombreuses sur beaucoup de choses, mais acquises d’une manière un peu confuse, plus de fougue dans l’esprit que de vigueur, plus d’impétuosité pour courir après les idées que de puissance pour les maîtriser et les traduire, plus de pétulance dans l’imagination que de critique dans le jugement, toutes ces propriétés diverses d’une intelligence distinguée, mais incomplète, expliquent l’allure désordonnée de l’ouvrage sur l’Humanité. M. Leroux n’a pas, à proprement parler, écrit un livre, mais un énorme article destiné dans l’origine à un dictionnaire. Aussi vous y trouvez le mélange de tous les tons : tantôt vous croyez lire un lambeau de dissertation chronologique appartenant à l’école de Fréret, tantôt vous rencontrez des tirades déclamatoires qui signalent un disciple de Rousseau ; vous passez de l’axiome le plus abstrait à une apostrophe imprévue, et vous vous agitez dans un chaos qui ne se laisse pas débrouiller sans travail. Ne cherchons donc pas dans l’Humanité de M. Leroux une œuvre d’art ; la lecture de l’ouvrage est laborieuse même pour ceux que d’ordinaire l’appareil métaphysique ne rebute pas.

Quant au fond des idées, l’auteur appartient à l’école du saint-simonisme ; il en célèbre le fondateur ; il en reproduit les formules avec des transformations sur la convenance desquelles nous nous expliquerons tout à l’heure. Il ne peut y avoir de doute sur la position philosophique prise par M. Leroux : à l’exemple de M. Buchez, il se présente comme élève de l’école française de Condorcet et de Saint-Simon ; mais, moins exclusif que son émule dans le saint-simonisme, il associe à Condorcet et à Saint-Simon Pascal, Charles Perrault, Fontenelle, Bacon, Descartes, Leibnitz et Lessing. M. Leroux invoque le témoignage de ces penseurs pour établir en principe que l’homme est perfectible. Videtur homo ad perfectionem venire posse, a dit Leibnitz. Pascal a écrit que le genre humain est un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. Charles Perrault et Fontenelle ont avancé que la vie de l’humanité n’aurait pas de déclin. Lessing a développé cette thèse que le genre humain passe par toutes les phases d’une éducation successive. M. Leroux considère ces résultats comme acquis et s’en empare, de même qu’il s’est emparé des travaux des psychologues depuis deux siècles pour établir que l’homme est de sa nature et par essence sensation, sentiment, connaissance. Nous ne pouvons nous empêcher de remarquer que M. Leroux, qui a déclaré une si rude guerre à l’éclectisme, en prend ici la méthode et les procédés. Ne s’expose-t-il pas à ce qu’on signale dans son livre de nombreuses traces non-seulement d’éclectisme, mais même de syncrétisme, comme on dit en termes d’école, puisqu’il n’a pas craint de mêler les résultats des systèmes les plus divers pour tenter d’en former un tout ?

Avant d’arriver à l’examen des points principaux du livre de l’Humanité, il est une assertion historique de M. Leroux que nous ne pouvons laisser passer sans contestation. M. Leroux prétend, et nous citons ses expressions, que les anciens n’avaient aucun sentiment, même vague, de la vie collective de l’humanité dans un but quelconque. Qu’il nous permette de lui citer cette phrase de Sénèque : « Les hommes meurent, mais l’humanité elle-même, à l’image de laquelle l’homme est formé, persiste ; au milieu des souffrances et de la ruine des individus, elle n’est pas atteinte. Homines quidem pereunt : ipsa autem humanitas, ad quam homo effingitur, permanet : et hominibus laborantibus, intereuntibus, illa nil patitur[2]. » Nous regrettons que M. Leroux n’ait pas eu cette phrase présente à la pensée ; il eût pu la prendre pour épigraphe de son livre. Bacon et Leibnitz auraient-ils pu trouver des termes plus généraux que les expressions de Sénèque ? Ce n’est pas tout : cette idée de perfectibilité qui nous rend si fiers, nous devons aussi la partager avec l’antiquité, et c’est encore Sénèque qui assure cette gloire aux anciens. « Je vénère les découvertes de la sagesse et de leurs auteurs, dit le philosophe romain : ces découvertes sont pour moi comme autant d’héritages que j’aurais recueillis. C’est pour moi qu’on a amassé, c’est pour moi qu’on a travaillé. Mais il faut jouir de tout cela en bon père de famille, laisser plus qu’on n’a reçu, et transmettre à ses descendans un héritage agrandi. Il reste encore et il restera beaucoup à faire, et l’homme qui naîtra dans mille siècles d’ici ne se verra pas refuser l’occasion d’ajouter quelque chose : Nec ulli nato post mille sæcula prœcludetur occasio aliquid adjiciendi. » L’idée de la perfectibilité se trouve ainsi exprimée avec une remarquable énergie. Continuons. Sénèque, après avoir affirmé que le progrès de l’humanité dans la conception des idées est infini, passe à l’application même et s’exprime ainsi : « Mais, quand même les anciens auraient tout découvert, il y aura toujours une étude nouvelle ; c’est l’application, la connaissance et l’arrangement de ces découvertes ; » Et plus loin il ajoute : « Les remèdes de l’ame ont été découverts par les anciens ; c’est à nous de chercher comment et quand il faut les appliquer[3]. » Il est donc avéré que pendant les premières prédications du christianisme il y avait un penseur vaste et profond, qui, par la voie de la sagesse antique, avait abouti au sentiment d’une humanité solidaire, perfectible et progressive. Nous conseillerons toujours d’apporter beaucoup de prudence dans les assertions qu’on serait tenté de se permettre sur l’ignorance prétendue des anciens.

Sur ce point, M. Leroux doit être d’autant plus de notre avis qu’il est loin de dédaigner l’antiquité. Tout au contraire, il est enclin à voir dans les traditions antiques la reproduction exacte et complète des idées qu’il affectionne le plus. Dans Virgile, dans Platon, dans Pythagore, dans Apollonius de Tyane, dans Moïse, dans Jésus-christ, il croit retrouver les théories qu’il professe, et, à coup sûr, il ne méprise pas ces grands hommes, qui ont le mérite à ses yeux d’avoir ses opinions. Il y eut un empereur romain, Alexandre-Sévère, qui avait réuni autour de lui les images des sages illustres qu’il honorait comme des dieux ; dans ce singulier oratoire, Apollonius de Tyane figurait à côté du Christ, et Abraham servait de pendant à Orphée[4]. L’ouvrage de M. Leroux ressemble un peu à la chapelle d’Alexandre-Sévère ; on y voit associés les hommes et les élémens les plus disparates ; on y reconnaît la tentative d’élever une religion avec des images et des débris des cultes les plus divers.

Nous nous sommes demandé si M. Leroux n’avait pas composé ce qu’il appelle son système avec des emprunts faits confusément à l’histoire. L’auteur affirme le contraire ; il proteste que ce n’est qu’après avoir trouvé la vérité par ses propres inductions qu’il s’est aperçu du rapport qu’elle a avec l’antique théologie. Il nous semble que M. Leroux a souvent été poursuivi par des réminiscences historiques dans la conception de ses idées, et qu’aussi il a importé dans l’interprétation du passé des préoccupations systématiques. Il y a eu trop d’histoire dans ses spéculations philosophiques, et trop de système dans sa manière de comprendre le passé. Le morceau qui sert d’introduction à M. Leroux, et qui, publié pour la première fois il y a plusieurs années, traite du bonheur, présente des qualités critiques qu’on cherche malheureusement en vain dans le reste de l’ouvrage. Ce fragment expose les principales solutions des écoles philosophiques et religieuses sur le bonheur ; la rédaction en est claire, et les appréciations judicieuses. Mais, depuis le temps où il a écrit ce morceau, l’ambition de M. Leroux a grandi, il ne lui suffit plus de raconter et d’observer, il dogmatise, il révèle. Le moment est venu d’aborder le fond de sa doctrine.

L’homme est, de sa nature et par essence, sensation, sentiment, connaissance, indivisiblement unis. Voilà la définition psychologique de l’homme. Cette définition rappelle à la fois celle de l’éclectisme, sensation, volonté, raison, et la trinité du saint-simonisme, industrie, science, religion. La terminologie de M. Leroux ne nous paraît pas heureuse. Sentiment et connaissance sont des expressions bien incomplètes, si on les compare aux mots volonté et raison. Le mot connaissance surtout a quelque chose de secondaire et de restreint qui le rend tout-à-fait impropre à représenter la sphère intellectuelle de l’homme. Il est complètement inexact de dire que pour Platon l’homme est surtout connaissance : c’est contredire ouvertement la portée et le vocabulaire de la philosophie platonicienne. Nous avons été surpris de ne trouver dans l’ouvrage de M. Leroux aucune discussion sur les rapports du sentiment et de la raison. C’est cependant pour notre époque une question capitale. Quand le christianisme parut, il prit pour loi l’amour et non pas la pensée, et il dit : Bienheureux les pauvres d’esprit, le royaume des cieux est à eux. Le mot était profond ; c’était dire : N’étudiez pas Platon, Cicéron, les stoïques, les épicuriens, mais croyez et vivez comme un croyant ; alors à vous le royaume des cieux. La charité, l’amour, étaient les élémens prédominans ; la passion avait le pas sur l’idée. Aujourd’hui il ne s’agit pas de prononcer un divorce entre le sentiment et l’intelligence, mais il faut établir entre ces deux puissances de l’homme un rapport normal. L’intelligence ne doit pas étouffer le sentiment, mais le diriger et l’éclairer. Ce sont les excès du sentiment que ne contient pas le frein de la raison, qui produisent les enthousiasmes faux, les prédications insensées, les mouvemens démagogiques. Il n’est pas vrai que la science dessèche le cœur ; elle le règle et l’épure. Elle seule peut empêcher les sympathies qu’on éprouve naturellement pour les misères humaines de dégénérer en colères aveugles, en réactions furieuses. Voilà un point essentiel tout-à-fait digne de l’attention d’un penseur.

Après avoir posé comme élémens de la formule psychologique la sensation, le sentiment, la connaissance, M. Leroux établit trois autres termes qui, suivant lui, correspondent aux premiers. « La trinité de l’ame humaine, dit M. Leroux, en prédominance de sensation, donne lieu à la propriété ; en prédominance de sentiment, à la famille ; en prédominance de connaissance, à la cité ou l’état. » Cette donnée nous semble inadmissible. Nous croyons, au contraire, que tous les principes de l’humanité ont commencé à se développer dans un même point du temps, et que depuis ce moment cette simultanéité n’a jamais été brisée. Sans doute dans le développement il y a inégalité ; mais la prédominance d’une faculté n’est pas telle qu’elle absorbe toutes les autres. Si l’on prend la première forme de l’existence sociale, la vie chasseresse, comment se figurer le partage de la proie commune, sans que les idées constitutives du droit apparaissent ? Le chasseur grossier n’a-t-il pas aussi des notions religieuses ? N’adore-t-il pas des divinités en harmonie avec ses instincts ? La division parallèle que veut établir M. Leroux n’est ni juste ni féconde.

Toutefois l’erreur de ce point de vue n’empêche pas M. Leroux de reconnaître la famille, la patrie et la propriété comme des choses excellentes en elles-mêmes et nécessaires ; ce sont ses expressions. Seulement il pense que la famille, la patrie, la propriété, ont été jusqu’à présent mal organisées. Et pourquoi ? Parce qu’elles ne sont pas organisées en vue du genre humain et de la communion du genre humain. Tout le mal du genre humain vient des castes. Aussitôt que dans votre idéal de société et de politique vous faites entrer le genre humain tout entier, le mal cesse et disparaît de cet idéal. Si tout le mal vient des castes, M. Leroux doit être rassuré sur le sort de la plus grande partie du monde civilisé, car les castes n’existent plus que dans l’Inde et dans la Chine. Cette forme de la sociabilité a fléchi partout ailleurs sous l’action du temps et de la liberté humaine. Mais M. Leroux voit encore la caste partout où il n’aperçoit pas la loi du genre humain pratiquée telle qu’il la conçoit. Or, voici cette loi : Aimez Dieu en vous et dans les autres. Le christianisme, suivant M. Leroux, avait le tort d’abandonner le moi et la liberté humaine, et d’exiger que l’être fini n’aimât que l’être infini. De cette façon, l’homme dédaignait son semblable ou ne l’aimait qu’en apparence et en vue de Dieu. Tout sera redressé dans l’ordre moral dès que l’homme s’aimera soi-même et aimera les autres. Et quel est le moyen le plus sûr d’arriver à ce grand résultat ? C’est de ne pas croire à une autre vie hors de la terre.

Le lecteur est sur la trace de l’opinion fondamentale qui sert de base à l’ouvrage de M. Leroux. Qu’on veuille bien suivre ceci : Il y a deux ciel, un ciel absolu, un ciel relatif ; un ciel permanent, un ciel non permanent. Le ciel absolu et permanent embrasse le monde entier, le ciel relatif et non permanent est la manifestation du premier dans le temps et dans l’espace. Ne demandez pas où est le premier ciel, le ciel absolu, car M. Leroux vous répondra qu’il n’est nulle part, dans aucun point de l’espace, puisqu’il est l’infini. Il ne faut pas non plus que votre curiosité vous pousse à vouloir savoir quand le ciel se montrera ; il ne se montrera à aucune créature. Il est, voilà tout : vous n’en pouvez savoir davantage ; mais vous devez croire que ce premier ciel se manifeste de plus en plus dans les créatures qui se succèdent. Tout le mal vient de ce que jusqu’à présent les hommes n’ont pas compris la distinction des deux ciel. Ils ont cru que sur la terre ils n’étaient pas du tout dans le ciel : ils y étaient un peu. Il ne faut pas nous imaginer que par la mort nous irons d’un bond dans un paradis ; non, mais nous devons renaître de nouveau à la vie avec un degré de plus d’intelligence, d’amour et d’activité. M. Leroux veut que l’homme fasse son paradis sur la terre ; il lui défend d’aspirer à une autre vie hors de ce monde ; il dit à l’homme que la vie future ne peut être que la continuation de la vie présente dans un autre point du temps. Vous parlez des astres, s’écrie M. Leroux ; c’est la terre qui un jour rejoindra les astres. Ce n’est pas l’homme qui, sans l’humanité et sans la terre, ira dans les astres. On ne peut prêcher l’amour du terre à terre avec plus de fanatisme, et il n’y a pas moyen de dire ici à M. Leroux : Sic itur ad astra !

Qui n’a pas par l’imagination plongé dans les abîmes de l’infini ? Qui n’a pas eu sur une autre vie ses spéculations et ses rêves ? Mais ces poétiques élans échappent à la démonstration, et jusqu’à présent il n’est guère arrivé à un penseur de vouloir y trouver les principes d’un système. Ce sont, pour ainsi dire, des questions réservées, sur lesquelles chacun prend le parti qui le séduit le plus. Nous ne croyons plus à l’enfer et au paradis comme on y croyait au moyen-âge. Les tragiques et sombres croyances qui inspirèrent Dante ont disparu, et la vie humaine ne prend plus pour règle les terreurs ou les espérances qui agitèrent l’ame de nos ancêtres. Dans cette situation morale des esprits, n’est-il pas bizarre de voir un écrivain s’acharner à détruire ce qui pourrait rester encore de foi pour les anciens dogmes, et faire de cette destruction complète la conséquence nécessaire du progrès social ? Non-seulement M. Leroux ne croit pas pour lui-même au paradis et à l’enfer du christianisme, qui lui semblent n’avoir été créés que par la folie des hommes, mais il ne veut pas que l’humanité y croie, et il prétend prouver que dans le passé ses plus illustres représentans n’y ont jamais cru. L’antiquité, selon lui, a pensé que la vie future se passait dans l’humanité, et les opinions anciennes sur les paradis et les enfers ne sont qu’une hérésie dans la tradition humaine.

Comment M. Leroux s’y prend-il pour prouver cette thèse ? Il cite le sixième livre de Virgile, quelques passages de Platon, quelques lignes d’Apollonius ; il interprète Pythagore, et il s’imagine avoir reconstruit la véritable croyance de l’antiquité. M. Leroux a raison de célébrer le génie de Virgile, mais il se trompe quand il pense que l’Énéide peut donner sur les croyances antiques des témoignages aussi certains que l’Iliade en ce qui concerne les Grecs, et la Bible pour ce qui regarde les juifs. Virgile, qui avait sans contredit une connaissance profonde tant des croyances populaires que des dogmes philosophiques, écrivait avec toute la liberté de son siècle et de son génie. Ses chants étaient ceux d’un poète indépendant, et non d’un hiérophante orthodoxe et fanatique. Il mêlait à sa convenance les mystères d’Éleusis et les dogmes de Pythagore et de Platon ; il chantait, non pas tant ce que les hommes avaient cru, que ce qu’il croyait lui-même. Et puis il parlait en poète ; il choisissait les tableaux les plus séduisans, et parmi les croyances populaires les plus poétiques images. Le célèbre Heyne a très bien saisi ce mélange, quand il recommande de ne pas chercher dans le sixième livre de l’Énéide une exposition exacte du dogme platonicien ; ces dogmes y sont bien, mais mêlés avec les principes de Pythagore, mais accommodés aux vulgaires opinions. En un mot, Virgile n’a pas fait l’œuvre d’un théologien ou d’un philosophe, mais d’un poète[5]. Platon lui-même, et M. Leroux le reconnaît, a beaucoup varié sur la manière de se représenter la vie future. Le philosophe d’Athènes, comme le remarque encore Heyne[6], a écrit sur les enfers les choses les plus diverses, et toujours il déclare s’appuyer sur un mythe. On ne traitera pas ce procédé de fantaisie, si l’on songe que Platon n’avait pas moins de justesse dans l’esprit que de richesse dans l’imagination. Platon savait fort bien que, sur la vie qui peut attendre l’homme au sortir de la terre, il n’était guère possible de dogmatiser d’une manière sûre et définitive ; aussi s’attachait-t-il à dégager tout ce qu’il y avait de vraisemblable et de beau dans les imaginations populaires, et avec ces poétiques élémens il élevait, non pas la vérité, mais de magnifiques hypothèses dont la variété et la contradiction rehaussaient encore le prix à ses yeux. Eût-on voulu que le divin disciple de Socrate n’eût sur un tel sujet qu’un point de vue, qu’une seule inspiration ? Nous l’aimons mieux quand il donne un libre cours à la fécondité de son génie, et quand des plis de son manteau grec il laisse tomber d’inépuisables enchantemens pour la crédulité humaine. Platon échappe donc aussi bien que Virgile à la critique de M. Leroux, quand elle cherche des complices de ses opinions. L’auteur sera-t-il plus heureux avec Pythagore ? Pythagore ! celui de tous les philosophes de l’antiquité dont la doctrine et la vie sont le plus obscures ! On discute encore pour savoir où et quand il est né, s’il se forma à l’école de Thalès et d’Anaximandre, ou à celle des prêtres de l’Égypte ; dans l’antiquité, les uns prétendaient qu’il n’avait rien écrit[7], les autres citaient les titres de ses ouvrages. On a toujours été réduit aux conjectures sur les véritables dogmes de sa philosophie. M. Leroux lui-même avoue que Pythagore se trouve le philosophe de l’antiquité le plus difficile à comprendre, et qu’il ne sera compris que lorsque la doctrine de la perfectibilité aura pris les développemens nécessaires. Pythagore, suivant M. Leroux, a eu l’idée de perpétuité de l’être, de persistance et d’éternité de la vie, et en même temps l’idée de mutabilité de la forme, ou de changement dans les manifestations de la vie. Or, toujours selon M. Leroux, cette double idée conduit à la doctrine moderne de la perfectibilité, de telle façon que Leibnitz et Saint-Simon sont les corollaires de la pensée de Pythagore. M. Leroux ne s’aperçoit pas qu’il tombe dans les mêmes préoccupations erronées qui dictèrent à Jamblique et à Porphyre leur biographie de Pythagore. Ces néo-platoniciens voulaient aussi trouver dans Pythagore l’origine de leurs propres doctrines et du mysticisme oriental qu’ils opposaient aux progrès du christianisme naissant ; mais la saine critique et le bon sens du genre humain ont toujours résisté à ces caprices qui dénaturent le passé dans l’intérêt d’un parti ou d’une secte. Enfin M. Leroux veut retrouver ses opinions dans Apollonius de Tyanes. Cet illustre Cappadocien, qui voulut reformer le paganisme comme Zoroastre avait reformé la religion des Perses, avait, comme on le sait, commencé son initiation philosophique par les doctrines de Pythagore. Après un long séjour dans le temple d’Esculape en Cilicie, et un silence de cinq ans, il avait voyagé, il était allé demander aux brahmanes les derniers arcanes de la science ; il avait passé par Ninive, il séjourna vingt mois à la cour du roi des Parthes ; enfin il arriva dans l’Inde. Personne n’ignore que la pensée qui inspirait Apollonius fut de puiser aux sources les plus vives de la sagesse orientale des moyens de régénération pour le polythéisme. Effort impuissant, mais noble tentative ! Quoi qu’il en soit, Apollonius fut le disciple du brahmanisme antique. M. Leroux remarque que la doctrine contenue dans le fragment qu’il cite, non-seulement rappelle les Védas, mais porte des traces évidentes de l’école du sankhya et du bouddhisme. Or, si Apollonius pense absolument de même que M. Leroux, il suit que ce dernier n’a pas d’autre philosophie que le panthéisme indien.

Mais à ce compte, où est la nouveauté du dogme que nous apporte l’auteur de l’Humanité ? Il est sans doute fort glorieux pour les penseurs profonds et les grandes écoles qui l’ont précédé d’avoir partagé les opinions qu’il devait lui-même avoir plus tard ; mais, comme il y a de leur côté une priorité incontestable, l’originalité du dernier venu pourrait rencontrer des incrédules. À force de vouloir trouver dans l’histoire du monde et de la science des soutiens et des patrons pour les principes qu’il affectionne, M. Leroux ne s’est pas aperçu qu’il disparaissait lui-même dans l’escorte illustre qu’il se donnait.

Et puis, autre inconvénient, si dès la plus haute antiquité on a pensé ce qu’on pense aujourd’hui au XIXe siècle, où sera donc le progrès ? On le détruit en le mettant à l’origine des temps et des choses, et, pour le faire trop triompher dans le passé, on le bannit du présent. Voici Moïse qui comparaît à son tour dans cette évocation de grands hommes. Moïse est, aux yeux de M. Leroux, un profond philosophe, parce qu’il a déposé dans la Genèse la doctrine de la vie. Mais, avant d’aller plus loin, constatons à quelles influences a cédé M. Leroux dans sa nouvelle interprétation de la Bible.

Tous ceux qui se plaisent aux études de haute métaphysique et de théosophie, connaissent les productions de Fabre d’Olivet. Cet écrivain a composé un ouvrage considérable intitulé la Langue hébraïque restituée, dans lequel il traduit d’une manière tout-à-fait nouvelle les dix premiers chapitres de la Genèse. Il a donné aussi un commentaire des Vers dorés de Pythagore, où il cherche à établir que les idées philosophiques qu’on y trouve avaient été les mêmes dans tous les temps et chez tous les hommes capables de les concevoir. Enfin, il a composé un livre qui rappelle le titre et l’objet de l’ouvrage de M. Leroux, car il est intitulé : Histoire philosophique du Genre humain ; livre où il a entrepris de faire connaître quels sont, selon lui, les véritables principes de la sociabilité. M. Leroux a emprunté à Fabre d’Olivet l’idée que la Genèse de Moïse n’est qu’une expression symbolique, et ne doit pas être prise dans un sens purement littéral. Il admire la profondeur et la suite des pensées que Fabre d’Olivet découvre dans le texte, il pense avec lui qu’Adam dans Moïse veut dire l’humanité ; il adhère entièrement aux opinions de Fabre d’Olivet, quand ce dernier dit : « Ce livre est un des livres géniques des Égyptiens, sorti, quant à sa première portion, appelée Berœshith, du fond des temples de Memphis et de Thèbes. » Comme Fabre d’Olivet, M. Leroux pense encore que les mots tu mourras, adressés par Dieu à Adam, veulent dire : tu passeras à un autre état. Quant à la nature de Dieu, il adopte la traduction de l’auteur de la Langue hébraïque restituée, et il appelle Dieu lui les dieux, c’est-à-dire l’unité et la multiplicité. Nous renvoyons M. Leroux à tous les débats scientifiques dont furent l’objet, de la part des hébraïsans, les opinions de Fabre d’Olivet, puisqu’il s’en est emparé, et nous passons à une autre interprétation de la Bible, qui rappelle une des manières de voir du saint-simonisme.

Caïn tue son frère Abel. Qu’est-ce que Caïn ? C’est l’homme de la tentation, l’homme du plein, l’homme de l’activité physique ; il s’empare de la terre, c’est le propriétaire. Et qu’est-ce qu’Abel ? C’est l’homme du vide, l’homme de désir, l’homme de sentiment ; il mène une vie nomade, il erre à la façon des bergers. Caïn tue son frère pour ne pas partager la terre avec lui ; c’est un égoïste, mais son égoïsme a pour lui des suites fâcheuses ; il s’est appauvri en ne reconnaissant pas la solidarité fraternelle, et quand Dieu le condamne à vivre misérable, il lui donne une leçon d’économie politique. Caïn poursuit son œuvre, l’établissement de la propriété et de l’inégalité parmi les hommes. Mais le dernier né d’Ève, Seth, vient représenter un retour vers le bien. Seth est l’homme de la connaissance et de la justice. Il y a donc en présence deux races, la race de Caïn et la race de Seth. Ces deux races, après avoir marché isolément, se sont mêlées ; c’est l’attrait de la volupté qui les a réunies, mais il n’est résulté de ce mélange que plus de corruption. Le déluge coïncide avec cette perdition morale du genre humain. Une petite fraction de l’humanité est sauvée ; cette fois elle ne s’appelle plus Adam, elle s’appelle Noé, et les trois races nouvelles se nomment Sem, Cham et Japhet.

Maintenant voici l’explication métaphysique élevée à sa plus haute formule. Dans la triade d’Adam et dans la triade de Noé, le type humain est considéré sous ses trois divisions fondamentales, sensation, sentiment, connaissance ; la sensation a pour représentans Caïn et Cham ; le sentiment, Abel et Japhet ; la connaissance, Seth et Sem. En d’autres termes, ces trois types sont l’industriel, l’artiste et le savant, de façon que la véritable gloire de Moïse, auteur du Berœshith, est d’avoir été le précurseur de Saint-Simon.

Traiter ainsi l’histoire, c’est l’abolir. En vain vous déclarez reconnaître dans la tradition quelques vérités élémentaires du genre humain, si l’interprétation fantastique que vous en faites est en désaccord avec tout ce qu’en ont pensé jusqu’à présent les autres hommes. M. Leroux a-t-il pu raisonnablement concevoir l’espérance qu’on adoptât son commentaire de la Genèse ? Ses imaginations seront pour les orthodoxes un sujet de scandale. Les hommes versés dans la science du mysticisme et de la cabale[8] trouveront ses conceptions superficielles et empreintes de matérialisme. Enfin les critiques de l’école rationnelle feront une sévère justice de tant d’hypothèses aventureuses. Que reste-t-il aujourd’hui des idées émises dans le dernier siècle par Boulanger sur l’origine des religions et des sociétés ? On en cherche en vain l’influence et la trace. L’histoire ne peut être féconde pour l’instruction du genre humain, que lorsqu’elle est traitée avec ce bon sens mâle et simple qui sait à la fois s’élever aux vérités les plus hautes, et se communiquer à toutes les intelligences. C’est sans doute un utile travail que de dégager de l’enveloppe des traditions l’élément humain dont la vérité est éternelle ; mais la première condition du succès est de ne pas substituer des hallucinations au trésor caché dont on veut être l’inventeur.

Certes les livres qui sont le testament des croyances juives veulent être médités par ceux qui prétendent jeter sur l’histoire du genre humain un coup d’œil profond. Ils exposent un grand nombre de faits religieux et moraux ; leur simplicité élémentaire et substantielle les rend un des documens les plus précieux de l’histoire humaine. Il y a donc pour le philosophe et le moraliste une ample moisson à recueillir dans les chroniques hébraïques. Moïse, avec son initiation égyptienne et sa nature juive, avec la double force d’un génie contemplatif et d’un esprit pratique, s’offre comme un enseignement inépuisable. Mais, si on veut la bien étudier, il ne faut pas mutiler cette grande nature ; il ne faut faire de Moïse ni un prêtre de Memphis, ni un philosophe grec ; l’individualité infinie de ce législateur veut être saisie avec force et avec sincérité.

Il semblait que le christianisme offrait, avec les opinions de M. Leroux, des différences assez tranchées pour qu’on pût espérer qu’il n’y chercherait pas l’expression anticipée de ses doctrines. Quelle apparence en effet qu’on veuille trouver dans les croyances chrétiennes la justification d’un système qui enferme dans ce monde la destinée possible de l’homme ! Quelle promesse plus explicite et plus solennelle que celle faite par le Christ à ceux qui auraient foi en lui, d’une autre vie dans le royaume des cieux ! C’est cette magnifique promesse, ce sont les divines espérances qu’elle éveilla qui gagnèrent tant d’ames à la doctrine prêchée par Jésus. On était las de la terre ; la plénitude des voluptés terrestres n’avait laissé dans les cœurs qu’un vide infini. Les Romains, ces maîtres des autres hommes, s’étaient mis à prendre en dégoût ce monde même qu’ils avaient conquis et dont ils jouissaient brutalement. Le christianisme vint à propos jeter l’anathème sur ce monde ; les hommes en étaient rassasiés : ils se précipitèrent avidement dans l’espoir de quelque chose d’inconnu ; ils s’immolèrent eux-mêmes avec joie à l’idéal qu’on leur présentait, et ils étaient pressés de mourir pour aller mieux vivre ailleurs. Croit-on que, si les Romains n’eussent reconnu dans les prédications du Christ et du grand apôtre que ce qu’ils avaient lu dans le sixième livre de Virgile, ils auraient détrôné leurs dieux pour arborer la croix ? Ils regorgeaient d’idées philosophiques, Sénèque les en avait abreuvés. Le précepteur de Néron leur avait dévoilé les profondeurs de l’ame humaine, ses corruptions comme ses grandeurs ; le stoïcisme leur avait tout enseigné, mais ne leur avait rien promis, et la majorité du genre humain passa du côté des croyances qui ouvraient les cieux au martyr.

Voilà qui est de notoriété historique. C’est un bizarre dessein de vouloir s’insurger contre une telle évidence. M. Leroux espère-t-il persuader au genre humain que depuis dix-huit cents ans il s’est trompé sur le sens et la portée des paroles du Christ ? Nous doutons fort du succès de ce nouveau genre de révélation. Les doctrines de Jésus-Christ, affirme M. Leroux, étaient absolument les mêmes que celles de Moïse. Dieu était pour Jésus, comme pour Moïse, l’unité et la multiplicité ; la doctrine de Jésus, comme celle de Moïse, se résume dans ce grand mot : Dieu et l’humanité. Enfin, Jésus n’a jamais entendu par son royaume ou son règne, ou par le règne et le royaume de son père, que la terre régénérée, et il n’y avait pas d’autre lieu pour ce royaume que la terre et l’humanité. On est confondu de l’intrépidité de pareilles assertions. Et d’abord quelles en seraient les conséquences nécessaires ? Si Jésus-Christ n’a pensé que ce qu’a pensé Moïse, il n’y a pas de progrès du mosaïsme au christianisme. Il n’y a ni différence ni développement dans la marche de l’humanité. Si le Christ n’a jamais annoncé une vie divine, mais une autre vie humaine, le genre humain depuis dix-huit siècles serait le jouet d’une immense déception.

Nous ne saurions mieux rétablir la vérité historique qu’en citant quelques paroles de Bossuet où se trouve éloquemment caractérisée la différence qui sépare Moïse et Jésus-Christ. « Moïse, dit Bossuet, était envoyé pour réveiller par des récompenses temporelles les hommes sensuels et abrutis. Puisqu’ils étaient devenus tout corps et tout chair, il les fallait d’abord prendre par les sens, leur inculquer par ce moyen la connaissance de Dieu et l’horreur de l’idolâtrie à laquelle le genre humain avait une inclination si prodigieuse. Tel était le ministère de Moïse. Il était réservé à Jésus-Christ d’inspirer à l’homme des pensées plus hautes et de lui faire connaître dans une pleine évidence la dignité, l’immortalité et la félicité éternelle de son ame… » Et encore, « il fallait que Jésus-Christ nous ouvrît les cieux pour y découvrir à notre foi cette cité permanente où nous devons être recueillis après cette vie. Il nous fait voir que, si Dieu prend pour son titre éternel le nom de Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, c’est à cause que ces saints hommes sont toujours vivans devant lui. Dieu n’est pas le Dieu des morts ; il n’est pas digne de lui de ne faire comme les hommes qu’accompagner ses amis jusqu’au tombeau sans leur laisser au-delà aucune espérance, et ce lui serait une honte de se dire avec tant de force le dieu d’Abraham, s’il n’avait fondé dans le ciel une cité éternelle où Abraham et ses enfans puissent vivre heureux. C’est ainsi que les vérités de la vie future nous sont développées par Jésus-Christ. Il nous les montre même dans la loi : la vraie terre promise, c’est le royaume céleste… » Enfin, Bossuet termine ainsi sa lumineuse exposition : « Par la doctrine de Jésus-Christ, le secret de Dieu nous est découvert, sa loi est toute spirituelle, ses promesses nous introduisent à celles de l’Évangile et y servent de fondement. Une même lumière nous paraît partout ; elle se lève sous les patriarches ; sous Moïse et sous les prophètes elle s’accroît ; Jésus-Christ, plus grand que les patriarches, plus autorisé que Moïse, plus éclairé que tous les prophètes, nous la montre dans sa plénitude[9]. » On dirait que Bossuet avait prévu la confusion qu’on chercherait à établir plus tard entre le mosaïsme et le christianisme, et l’identité mensongère dans laquelle on chercherait à envelopper Moïse et le Christ.

Les discussions vraiment fécondes ne peuvent s’instituer que sur des faits certains reconnus par le bon sens et la bonne foi de tous. Ce n’est pas en déroutant les esprits sur l’interprétation du passé qu’on pourra les disposer à comprendre les vérités par lesquelles on prétend les éclairer. M. Leroux ne croit pas à l’enfer et au paradis des chrétiens, cela ne nous surprend pas ; il veut présenter à son siècle, au lieu et place de ces croyances, d’autres opinions qu’il croit plus vraies, cela lui est permis. Mais qu’il n’ait pas la prétention de trouver des auxiliaires dans les rangs même de ceux qu’il attaque. Nous avons vu plus haut comment M. Leroux entend qu’il y a deux ciel, le ciel absolu et le ciel relatif, qui tous deux sont sur la terre. Eh bien ! à l’en croire, saint Mathieu avait absolument les mêmes opinions que lui sur les deux ciel, et non-seulement le sadducéen saint Mathieu, mais le pharisien saint Luc, l’essénien saint Marc et le platonicien saint Jean. Pour tous ces disciples du Christ, il ne s’est jamais agi d’un Dieu dans le ciel. Quand Jésus-Christ dit : Notre père qui est dans les cieux, il veut aussi bien dire, qui est sur la terre. Sur ce point, M. Leroux cite Aristote. Le philosophe de Stagyre a énuméré dans son Traité du monde tous les noms divers que l’homme donne à Dieu. Il qualifie Dieu tour à tour par les épithètes de tonnant, d’éthéréen, de pluvieux, de foudroyant ; il l’appelle aussi sauveur, affranchisseur ; il l’appelle enfin céleste et terrestre. Le lecteur demandera ce que vient faire ici Aristote.

Je prétends
Qu’Aristote n’a point d’autorité céans.

On se trompe : M. Leroux commente l’Évangile avec le passage que nous venons d’indiquer, et, après l’avoir transcrit, il conclut par ces mots : Je dis donc… Ainsi c’est Aristote qu’il nous faut croire sur le sens et la portée des paroles du Christ ! La confusion de toute idée et de toute notion a-t-elle jamais été poussée plus loin ?

Le sadducéen saint Mathieu, dont M. Leroux veut faire à la fois un athée et une sorte de terroriste, est précisément celui de tous les évangélistes qui parle le plus de la vie future. Mathieu met dans la bouche de Jésus jusqu’à sept paraboles concernant toutes le royaume des cieux. De ces sept paraboles, Luc n’en a que trois, comme le remarque le docteur Strauss. On n’a jamais indiqué la vie future en termes plus positifs que ne le fait le premier évangéliste. Que pense Leroux de ce passage : « Je vous déclare que plusieurs viendront d’Orient et d’Occident, et auront place dans le royaume des cieux avec Abraham, Isaac et Jacob[10] ? » Et cet autre verset : « Celui qui conserve sa vie, la perdra, et celui qui aura perdu sa vie pour l’amour de moi, la retrouvera[11]… Quiconque aura donné seulement à boire un verre d’eau froide à l’un de ces plus petits, comme étant de mes disciples, je vous dis en vérité qu’il ne perdra point sa récompense[12]… Prenez bien garde de ne mépriser aucun de ces petits, je vous déclare que dans le ciel leurs anges voient sans cesse la face de mon père, qui est dans les cieux[13]. » Ces anges, dont parle l’évangéliste, et dont il est souvent question dans d’autres endroits du Nouveau-Testament, contrarient un peu M. Leroux ; cependant il reprend courage, et pense qu’il est possible de s’expliquer ces taches dans l’Évangile. Il les attribue aux superstitions orientales, à l’ignorance des évangélistes, à la mauvaise physique du temps, au degré inévitable d’inconséquence qui est le lot des plus grands hommes. Enfin les anges sont duement déclarés par M. Leroux n’être que de simples figures, ou symboles d’une idée métaphysique. En effet, il faut bien les réduire à de pures abstractions, puisqu’en supprimant le paradis on ne sait plus où les mettre.

Le christianisme a pour base l’opposition entre l’existence terrestre et la vie divine. Le mysticisme, qui en est l’ame, avait nécessairement pour conséquence cette dualité du ciel et de la terre, l’élévation vers l’un et le mépris de l’autre. Comment fermer les yeux devant un si évident contraste ? M. Leroux, qui cite plusieurs fois saint Paul, aurait bien dû reconnaître dans les enseignemens de l’apôtre l’ascétisme profond dont ils sont empreints. Toujours saint Paul a des paroles de dédain pour cette vie d’ici-bas, pour cette figure du monde qui passe. Pour choisir entre tous les exemples que nous pourrions produire ici, que dit l’apôtre quand il traite la question du mariage ? Quelle est à ses yeux la raison souveraine qui fait du célibat une condition supérieure ? C’est que le célibat vous permet de songer aux affaires du Seigneur, tandis que le mariage vous plonge dans les affaires du monde[14]. Le monde et Dieu ! Tel est l’éternel antagonisme qui caractérise le christianisme à toutes les époques, dans la bouche de Jésus, de Jean, de Paul, dans les écrits des pères, et, pour les temps modernes, aussi bien dans les ouvrages de Luther que dans ceux de Bossuet.

La critique qu’a tentée M. Leroux des principes du christianisme, est tout-à-fait insuffisante. Ce n’est pas avec quelques rapprochemens tirés de Platon ou d’Aristote qu’il est possible d’approfondir et de juger l’esprit de la religion chrétienne. Cet esprit est original, sui generis. Après s’être manifesté par Jésus-Christ, il a eu ses phases, ses développemens. Pendant plusieurs siècles, il a régné sans discussion ; depuis trois cents ans, sa domination tant spirituelle que temporelle a traversé de rudes épreuves. Pour ne parler ici que des débats de doctrine, l’histoire et les principes de la religion chrétienne ont été l’objet de controverses infinies ; la critique du christianisme est devenue une science, qui de nos jours, surtout en Allemagne, a jeté le plus vif éclat. Nous renverrons M. Leroux, s’il veut prendre quelque idée de ces travaux contemporains, au livre récent du docteur Strauss, qui, indépendamment de son originalité, a le mérite d’exposer avec une lucidité consciencieuse les opinions théologiques qui se sont produites depuis soixante ans. Les personnes sincèrement attachées au christianisme, comme religion et comme doctrine, n’accorderont aucune importance aux reproches dirigés par M. Leroux contre l’objet de leur foi, parce qu’elles lui refuseront, non sans fondement, la connaissance de ce qu’il attaque.

Si M. Leroux ne paraît pas destiné à exercer quelque influence sur l’esprit des chrétiens, satisfera-t-il les philosophes ? En deux mots, voici son système, et nous transcrivons ses propres expressions :

« Il y a deux mondes, le monde de l’être, et le monde des manifestations.

« À l’essence de la vie répond donc un ordre, et à la manifestation de la vie un autre ordre.

« La vie est toujours présente. Donc ce présent embrasse le temps dans son immensité, dans son infinité. Vous êtes éternel, puisque vous vivez. »

Telle est la conviction que M. Leroux veut donner à l’homme, c’est qu’il est éternel. Et quel est l’argument décisif ? Le voici : « En vous démontrant qu’à un instant donné, dit M. Leroux en s’adressant à l’homme, vous êtes en communion nécessaire avec l’humanité, je vous montre que vous le serez toujours, puisque vous ne l’êtes réellement à un instant donné que parce que virtuellement vous l’êtes toujours, en un mot que vous l’êtes par essence. » Ce qui revient à dire : l’homme sur cette terre n’a qu’une existence courte et souvent misérable ; il y vient sans aucun souvenir d’y avoir déjà vécu ; il y meurt sans avoir jamais la pensée qu’il puisse y revenir. Eh bien ! c’est précisément de ces faits qu’il faut conclure que l’homme, est éternel comme homme, qu’il a vécu sur cette terre avant d’y paraître, et qu’il y reviendra après en être sorti. — Si tel est le dogme de la religion qu’élabore M. Leroux, nous déclarons ce dogme nouveau plus obscur, plus incompréhensible, que toutes les révélations contre lesquelles a protesté le bon sens humain. ; ce sera le cas plus que jamais de s’écrier : Credo quia absurdum !

Mais quel intérêt si grand pousse M. Leroux à tant insister sur l’éternité humaine de l’homme ? C’est qu’il est persuadé que, si l’homme n’est pas convaincu de cette éternité, il ne sera ni moral ni sociable ; l’homme doit s’identifier avec l’humanité, pour avoir le désir de lui être utile, et pour vouloir concourir au bien général dont il reviendra plus tard prendre sa part lui-même. Voilà la sanction religieuse imaginée par M. Leroux. C’est de l’égoïsme, c’est une prime offerte à travers les siècles à l’intérêt bien entendu ; mais nous craignons fort que l’égoïsme ne se paie pas de telles chimères, et qu’il ne préfère prélever sur-le-champ ses satisfactions et ses jouissances.

Il est bizarre que l’auteur de l’Humanité, qui parle tant de l’infini, en ait si fort matérialisé le sentiment. Spinosa, dit M. Leroux, appelle en un endroit de ses écrits les ames particulières des modifications subites et passagères de l’ame du monde. Il aurait dû dire : des modifications durables d’une certaine façon et véritablement éternelles de l’ame du monde. Mais nous renverrons M. Leroux précisément à la lettre de Spinosa qu’il cite ; il y verra qu’il ne faut pas confondre la durée avec l’éternité ; la durée, c’est l’existence des formes ; l’éternité n’appartient qu’à la substance. Il y a bien de la témérité à vouloir donner à Spinosa une leçon d’idéalisme. Si M. Leroux se fût plus pénétré des principes de l’illustre représentant du panthéisme, il n’eût pas caressé cette singulière fantaisie de vouloir faire renaître l’individualité humaine. Quand l’ame s’exalte et se recueille à la fois dans le sentiment de l’infini, elle aspire à s’anéantir dans le sein de l’éternelle substance qui est aussi l’éternelle idée. Dans ces suprêmes momens, où la vie a son expression la plus pure, l’individu sent qu’il doit périr, et il s’en réjouit. Ne venez pas lui offrir la grossière image d’un retour possible sur la terre, car déjà, par l’élévation de sa pensée et de son désir, il anticipe l’éternité.

Hegel n’est pas moins maltraité que Spinosa par M. Leroux. « L’interprétation du christianisme sortie de l’école de Hegel, dit M. Leroux, prétend à la vérité expliquer le christianisme comme un produit de l’esprit humain ; mais apparemment c’est un produit qui s’est fait sous l’inspiration du hasard, et sans que la Providence y soit pour rien : car l’explication en question ne montre dans le christianisme aucune vérité quelconque qui vaille la peine d’être appelée religion, et l’existence même de son fondateur, loin d’être nécessaire, n’est pas même probable dans cette explication. » On croit rêver en lisant des assertions aussi absolues et aussi erronées. Faut-il apprendre à M. Leroux que la religion, et en particulier le christianisme, a été l’objet, de la part de Hegel, des explications les plus profondes ? Qu’il lise les ouvrages de ce grand homme, entre autres son Histoire des Religions ; qu’il lise encore les livres de ses disciples, de Marheinecke, de Rosenkrantz, de Strauss. La nécessité de la venue du Christ n’a pas été prouvée par l’école de Hegel ! Mais c’est sur ce fait fondamental qu’elle a porté tout l’effort de la démonstration. Il fallait, a dit cette école, un Dieu homme renfermant à la fois l’essence divine et la personnalité humaine, qui, tout en étant Dieu, dépendît de la nature, et qui prouvât par la mort humaine la réalité de l’incarnation divine. Ce n’est pas assez, il fallait qu’à la souffrance physique se joignît la souffrance morale, que causent l’ignominie et l’imputation du crime. Enfin, comme la mort du Christ était un retour vers Dieu, elle fut nécessairement suivie de la résurrection et de l’ascension. C’est au contraire un des grands mérites de la philosophie de Hegel d’avoir donné du christianisme une explication métaphysique qui n’en dénaturât pas la réalité historique, et d’avoir dégagé du milieu des croyances et de l’histoire l’esprit et l’idée.

On dirait qu’en prodiguant les hypothèses aventureuses et les jugemens hasardés sur les hommes et sur les choses, M. Leroux n’a point songé qu’il trouverait des contradicteurs. Cependant notre siècle a l’esprit éminemment critique ; il examine, il retourne sous toutes leurs faces les opinions qu’on veut lui imposer. En France et en Allemagne, il y a nombre de gens qui savent l’histoire des croyances religieuses et des idées philosophiques, et qui sont en état de reconnaître les souvenirs, les emprunts et les non-sens historiques avec lesquels on cherche à produire l’illusion d’un système. Les temps sont durs pour les révélateurs. On rencontre à chaque pas des esprits chagrins, incrédules, qui ne craignent pas de déconcerter par d’importunes objections le dogmatisme qui rend ses oracles. Nous regrettons qu’un esprit aussi distingué que celui de M. Leroux ait abandonné la direction saine et féconde dans laquelle il travaillait il y a plusieurs années, pour prendre l’allure et le ton d’un fondateur de secte et d’école. Qu’on compare les morceaux qu’écrivait M. Leroux en 1833 et en 1834, entre autres le fragment intitulé : De la Loi de continuité qui unit le XVIIIe siècle au XVIIe, et les premiers articles qu’il a donnés à l’Encyclopédie nouvelle, avec son ouvrage de l’Humanité. Quelle différence ! Dans ses premières productions, M. Leroux doute, cherche, observe, expose, discute, et finit par déduire quelques idées dont la justesse et la fécondité frappent l’esprit. Aujourd’hui M. Leroux affirme, tranche, dogmatise ; il ne connaît plus le doute ; la plus légère indécision n’entre plus dans son esprit ; il a pris le ton d’un maître, d’un prophète. Cette transformation n’est pas heureuse. De nos jours, on vous écoute d’autant moins que vous annoncez davantage avoir tout découvert ; voilà déjà la prédication compromise. Que sera-ce si le petit nombre qui s’arrête pour l’entendre reconnaît que l’annonce est trompeuse, et que la forme d’une obscure et ambitieuse phraséologie ne renferme rien de nouveau ? Si M. Leroux veut se créer, nous ne disons pas une école, mais des lecteurs, il faut qu’il change de route, et qu’il revienne aux procédés de ses premiers travaux.

Le passé est percé à jour ; nous connaissons de plus en plus tout ce qui, avant nous, a été dit et pensé dans les temples et les écoles ; nous savons la tradition. Mais n’y a-t-il rien au-delà ? Ce qui distingue l’esprit philosophique, c’est précisément la mobilité infatigable avec laquelle il s’engage à la découverte. Nous croyons avoir eu raison d’écrire quelque part : « La philosophie est le mouvement éternel de l’esprit humain, les religions en sont les haltes. » Aussi ce qu’on demande aux penseurs, ce n’est pas d’altérer les traditions, de les défigurer par des commentaires sans fondement, mais, tout en les respectant dans leur réalité historique, d’imprimer à l’esprit humain une impulsion qui permette de les dépasser. M. Leroux admire beaucoup Lessing, et il a raison. Cependant, que fait Lessing ? Dans quelques pages substantielles et fortes, il constate, sans la dénaturer, la tradition religieuse, et il en tire quelques inductions fécondes pour les progrès possibles de l’humanité. C’est la vraie méthode du penseur : d’un côté l’histoire traitée avec une intelligence loyale et sévère, de l’autre les idées spéculatives avec leurs conclusions et leurs découvertes. Cette sobriété et ce discernement dans les différentes applications de l’esprit humain produisent seuls les œuvres durables.


Lerminier.
  1. Voyez la préface mise par Louis Meyer au traité qui a pour titre : R. Descartes principiorum philosophiæ pars I et II more geometrico demonstratæ.
  2. L. Annæi Senecæ, epist. 65.
  3. L. Annæi Senecæ, epist. 64.
  4. Voyez Lampridius.
  5. Etsi vero Virgilii animo Platonica placita insedisse supra haud negaverim, non tamen ille putandus est Platonis philosophiam nobis tanquam trutinà appendisse aut annumerasse, ut adeo ad illam omnia revocari possint ; verum miscuit ille Pythagorea Platonicis, tum tenendum est, philosophemata illum cum dilectu et poetica lege tractasse, et ad vulgares opiniones et popularem phisophiam deflexisse, tum alia ex superstitione vulgari, cum qua convenisse videntur nonnulla in Teletis, immiscuisse, quod poetam epicum facere fas erat. (Heyne. excursus XIII ad librum VI).
  6. Ter vel quater hunc sermonem (de inferis rebus) instituit Plato, diversis quidem modis, at ubique mythum se afferre profitetur. (Ibidem.)
  7. Diogenis Laertii, lib. VIII, cap. 4, § V.
  8. Voyez l’ouvrage allemand de Molitor, sur la Philosophie de la Tradition.
  9. Discours sur l’histoire universelle, seconde partie, chap. VI : Jésus-Christ et sa doctrine.
  10. S. Mathieu, chap. VIII, vers. 11.
  11. Ibid. id., vers. 39.
  12. Ibid., id., vers. 42.
  13. Ibid., chap. XVIII, vers. 10.
  14. Epistola Paul. ad Corinthios, cap. VII.