De l’industrie agricole en France/02

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De l’industrie agricole en France
Revue des Deux Mondes, période initialetome 24 (p. 94-113).
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DE


L'INDUSTRIE AGRICOLE


EN FRANCE.




DEUXIEME PARTIE.




III – LA PRATIQUE.

Les agronomes se plaisent à démontrer que le département du Nord n’a que 55 ares pour chaque habitant ; que, quoique fort bien cultivé, il pourrait être mieux exploité encore ; qu’il serait facile de développer presque partout le même degré de productivité, et qu’alors le nombre des habitans de la France pourrait s’élever impunément à 95 millions. Il n’y a pas d’impossibilité physique à l’accomplissement d’un si beau rêve. Cependant, quand on a décomposé, comme j’ai essayé de le faire, les élémens de notre société agricole, quand on a pris en considération les lois et les mœurs, les difficultés de capital et de main-d’œuvre, il ne reste plus, au lieu de l’extase du savant, qu’un sentiment d’inquiétude. On se demande si jamais on parviendra, sans des secousses dangereuses, à délivrer notre agriculture des obstacles qui la paralysent.

A toutes les époques de crise, des voix s’élèvent pour demander qu’on augmente les ressources sociales au moyen des défrichemens ; on s’étonne que chaque pays laisse en friches une large portion de son territoire ; on s’exalte en calculant, d’après les livres, les quantités de grains que l’on pourrait récolter, si l’on promenait la charrue à travers ces déserts stériles. Cette illusion des hommes sans pratique fait sourire les agriculteurs de profession ; mais n’est-il pas dans les instincts de ceux-ci d’exagérer les difficultés et de confondre parfois la routine et l’expérience ?

L’idée de féconder les terres improductives n’a pas manqué de se produire depuis février. La France renferme plusieurs millions d’hectares qui ne sont pas soumis à une exploitation régulière, et qu’on utilise à peine comme pâturages. On doit distinguer, parmi les terrains incultes, ceux qui appartiennent à des particuliers de ceux qui sont propriétés communales. Les premiers n’ont été négligés jusqu’à ce jour que parce qu’ils sont de qualité médiocre. Les biens dont la jouissance est commune comprennent, avec des superficies plus ou moins ingrates, des ferres auxquelles il ne manque que la culture pour être classées parmi les meilleures. Destinées originairement au pâturage en commun, ces terres, qui appartiennent à tous, ne sont soignées par personne. Le piétinement des animaux les écrase ; l’herbe y est dévorée dès qu’elle se montre. Les ressources qu’elles offrent pour la nourriture du bétail ne sont pas estimées à plus de 10 francs par hectare. C’est de la sauvagerie à laquelle il faut évidemment mettre un terme. Diverses propositions à ce sujet ont été adressées au comité de l’agriculture ; M. Tendret, de l’Ain, a résumé les avis dans un rapport qui est déjà déposé, et l’assemblée aura à se prononcer l’un des premiers jours.

La discussion qui va s’ouvrir n’est pas de celles qui passionnent les citadins, mais elle excitera une vive émotion dans les campagnes. Elle touche au ressort le plus essentiel de l’industrie agricole. Dans l’état actuel de la propriété rurale, l’usage des communaux et la vaine pâture sont des fléaux, tout le monde le reconnaît ; mais il faut avouer en même temps que ces pratiques des vieux âges sont la sauvegarde du pauvre. Aliénez le pâturage communal, complétez cette mesure en faisant enclore les champs particuliers, suivant la recommandation des agronomes, vous donnez une vive impulsion à l’agriculture ; mais, du même coup, vous arrachez au pauvre petit communier la chétive ressource qui lui permettait d’avoir une vache, une chèvre, un porc. Vous renversez les chaumières au profit de la ferme. Vous accroissez la richesse du pays pris dans son ensemble ; mais, si vous n’offrez pas une compensation aux malheureux que vous dépossédez, vous envenimez la plaie dont la société souffre : vous augmentez le paupérisme.

Dans tous les pays de l’Europe où le débat s’est engagé, il a pris, sous cette préoccupation, un caractère solennel. En Angleterre, l’aristocratie, qui a provoqué le partage des communaux, a eu la perfidie de le soumettre à tant de formalités et de frais, que les petits et moyens cultivateurs ont dû renoncer à en profiter. La transformation des terres vagues en propriétés closes a constitué, je l’ai déjà dit, une formidable puissance ; mais la concurrence des grandes fermes a ruiné et fait disparaître la petite propriété. Cette manœuvre eût été matériellement impossible à une époque moins florissante : elle eût soulevé une résistance désespérée, si l’extension prodigieuse des manufactures n’avait pas ouvert des refuges aux victimes de la spoliation.

Les campagnes prussiennes étaient désertes, lorsqu’à la suite des guerres, Frédéric II offrit les plus grandes facilités au partage des communaux. On put sans inconvéniens diviser 5,100,000 hectares entre 535,068 familles, puisqu’aujourd’hui même les biens des paysans ont une étendue ordinaire qui les classerait chez nous bien près de la grande propriété.

Après les défrichemens ordonnés au dernier siècle par Marie-Thérèse, il restait encore en Belgique des terrains incultes. La vente aux enchères ou le partage de ces terrains a été ordonné l’année dernière (loi du 25 mars 1847), après un débat long-temps poursuivi au milieu d’une animation des plus vives[1]. Tous les orateurs voulaient le soulagement des pauvres ; mais les uns signalaient une cause de misère où les autres croyaient voir une ressource. Les résultats ne sont pas encore appréciables, et d’ailleurs l’opération, limitée aux bruyères de la Campine et du Luxembourg, n’intéresse qu’une faible partie de la population.

Une réforme dans le régime des communaux était demandée depuis long-temps en France, quand les idées révolutionnaires firent leur première explosion à la fin du dernier siècle. La convention avait pour politique de créer des intérêts nouveaux, d’implanter profondément la démocratie, en la faisant participer à la propriété du sol. Sous l’empire de cette idée, elle décréta, le 1er juin 1793, le partage des terres indivises par portions égales et par tête. Le partage devait être effectué de droit lorsque le tiers des habitans de la commune en avait fait la demande. Quoique l’aliénation des lots fût interdite pendant dix ans, on trouva moyen d’en trafiquer avant même que la répartition fût accomplie. L’opération tournait au profit des riches : c’était aller à l’encontre des intentions d u législateur. Malgré la tentation offerte à la cupidité individuelle, les sentimens de prévoyance et d’équité l’emportèrent. On hésita à dépouiller les générations à venir au profit des vivans ; on recula devant la crainte d’arracher aux pauvres une ressource nécessaire. Dix-neuf communes sur vingt sont restées dans l’indivision. Si des parcelles sont parfois détachées du fonds commun, c’est dans un but d’utilité publique et sous le contrôle de l’autorité. Ces aliénations ne composent pas chaque année 6,000 hectares.

L’administration n’a pas fait connaître avec une exactitude suffisante comment se compose aujourd’hui le patrimoine des communes, dans quelles localités les biens sont situés, dans quelles proportions s’y trouvent les terres stériles, les terres arables, les bois, les marais. Proyer, dans ses Notes sur l’agriculture, attribue en moyenne à chaque département 106,873 hectares, ce qui donnerait pour toute la France plus de 9 millions d’hectares. Ce chiffre, que je crois exagéré, comprend sans doute les surfaces vagues de toute nature. M. Tendret, dans son rapport, où l’on cherche vainement des détails plus précis, annonce, pour la contenance totale des communes, 2,792,803 hectares : cette évaluation est probablement limitée aux terres arables, jugées propres à recevoir une exploitation avantageuse.

Avec la crise de février, inquiétudes vagues pour les subsistances, retour instinctif vers l’agriculture, doléances sur les terres incultes, calculs des millions d’hectolitres que devraient produire des millions d’hectares délaissés, et, finalement, projets pour la mise en valeur des propriétés communales, tout cela était dans le cours habituel des préoccupations révolutionnaires. Il est incontestable que le régime des pâturages communs n’est plus en harmonie avec les tendances de l’industrie agricole, et qu’il en résulte une déperdition de produits incalculable. Comment donc parviendra-t-on à concilier les traditions et les droits acquis avec le progrès industriel ?

Faut-il, à l’exemple de la Belgique, exproprier les communes pour cause d’utilité publique, donner une valeur vénale aux terrains par des irrigations faites aux frais de l’état, et vendre les biens à l’enchère[2], en faisant appel à l’industrie privée ? Si les systèmes suspects de favoriser l’agiotage aux dépens du pauvre doivent être proscrits, c’est à coup sûr dans les circonstances où nous sommes. Les ventes par privilèges et à bas prix aux habitans de la commune, le partage gratuit, proposition renouvelée par M. Guignes de Champvans, et en général tous les systèmes qui tendent à aliéner définitivement le patrimoine collectif, ont été repoussés d’une manière absolue par le comité. Les membres de la commune ne sont que des usufruitiers ; ils ne peuvent, sans immoralité, réaliser les biens dont la jouissance seulement leur est transmise, et déshériter leurs descendans. Affermer les bonnes terres serait un moyen de les régénérer ; mais le prix du bail versé dans la caisse communale serait-il un dédommagement pour le pauvre ? Féconder le fonds par le travail en commun, ne serait-ce pas rétablir les corvées ?

Entre ces combinaisons, qui, avec cent autres, ont été essayées ou proposées en Europe depuis un siècle, l’embarras est fort excusable. Le comité de l’agriculture s’en tire en faisant de l’éclectisme. Il demande, par l’organe de son rapporteur, que les terrains disponibles dans chaque commune soient divisés en autant de lots qu’il y a de chefs de famille. Cependant, plutôt que de réduire les lots à une exiguïté dérisoire, on en diminuerait le nombre en commençant la distribution par les citoyens les plus pauvres. Les communes n’aliéneraient pas les fonds ; elles se contenteraient d’affermer les parcelles à longs termes, moyennant une redevance calculée sur le taux de 30 à 40 francs par hectare, à verser dans la caisse municipale. On suppose qu’une somme double resterait au locataire pour prix de ses peines.

Il m’en coûte de protester contre une combinaison dictée par un sentiment de sympathie que je partage. Néanmoins j’aurais à me reprocher mon silence, si je m’abstenais de dire que, dans ma conviction, le système du comité est le plus funeste aux intérêts généraux du pays, le plus illogique eu égard à l’état de notre agriculture, le plus stérile pour ceux même qu’on prétend secourir. Quelles sont les causes de notre infériorité agricole ? Les faits que nous avons consultés ont assez clairement répondu : morcellement du sol, insuffisance du capital. Eh bien ! le projet du comité émiette les dernières surfaces laissées intactes, et il s’adresse précisément aux plus pauvres pour l’opération la plus dispendieuse de l’agriculture.

2,792,803 hectares de communaux à partager entre 36,666 communes rurales donnent, par groupe, une étendue moyenne de 76 hectares. Admettons 150 à 200 familles par commune : fera-t-on des lots d’un demi-hectare ? Non ; car l’addition d’une si faible parcelle détruirait le pâturage commun sans enrichir personne. On fera des lots un peu plus forts, que l’on attribuera, dit-on, aux plus pauvres ; mais qui choisira ? Instituera-t-on un concours de la misère ? Admettra-t-on les ouvriers pauvres ou seulement les pauvres propriétaires ? Encore faudra-t-il que les élus possèdent quelques ressources pour féconder le lot qu’on leur aura confié : il faudra qu’ils offrent quelques garanties pour le paiement des fermages convenus.

Améliorer, c’est attendre. On dit proverbialement qu’un fermier doit être plus fort que sa terre. Cela signifie que le cultivateur est parfois obligé de nourrir sa terre, au lieu d’être nourri par elle. C’est le cas ordinaire dans les défrichemens, à moins qu’on ne livre à la charrue des terres d’une richesse exceptionnelle, comme il arrive dans les colonisations lointaines. Un sol dégradé par une longue inculture exige, pour être revivifié, un amendement, des engrais, de nombreuses manipulations ; il faut qu’une série de récoltes préparatoires précède les cultures exigeantes. On a calculé que, si le produit net représente 25 pour 100 sur la première avance faite à la terre, et sans compter la main-d’œuvre courante, le défricheur n’entre en bénéfice qu’à partir de la huitième année. Votre concessionnaire, choisi parmi les plus pauvres, aura-t-il la patience et la liberté d’attendre ? Non, sans doute. A peine installé, il défoncera péniblement le sol. S’il possède déjà un coin de terre, il appauvrira ses anciennes cultures pour répandre sur son nouveau champ le quart de l’engrais nécessaire. Il se hâtera de semer quelques grains ou des racines ; mais, un rendement trop faible ne l’indemnisant pas de ses peines, il se découragera peu à peu, et finira par transmettre clandestinement ses droits à un voisin plus capable de les faire valoir.

Vous vous flattez de créer une richesse nouvelle ; craignez, au contraire, d’accroître la pauvreté en multipliant les cultivateurs nécessiteux et impuissans. Je ne suis pas de ceux qui proscrivent absolument la petite culture. J’ai déjà constaté qu’elle peut être aussi rationnelle, aussi productive que la grande industrie agricole. La moyenne du morcellement en France étant de 4 hectares 58 ares par parcelle, ce sont précisément les contrées les plus riches qui descendent au-dessous de cette moyenne, et les régions les plus négligées qui sont le moins fractionnées[3]. C’est là un fait exceptionnel ; il ne faut pas se tromper sur sa signification. Le cultivateur de la Flandre ou de l’Alsace, exerçant à proximité des centres populeux, associé à un grand mouvement commercial, utilisant, à défaut de fumier, les résidus des fabriques, peut donner un grand prix au moindre carré de terre. Lorsqu’on déplore la subdivision illimitée et irréfléchie du sol, on a en vue ces autres propriétaires qui ne mangent ni viande ni pain blanc ; on se rappelle que, sur 6 millions d’habitations rurales soumises à l’impôt, il y a 3 millions et demi de cabanes avec une porte et une ou deux fenêtres, quelquefois même sans fenêtre !

Y eût-il possibilité d’allouer au paysan le capital en engrais, en outils, et j’ajouterai en instruction, indispensable pour féconder le petit champ qu’on lui promet, on ne lui aurait encore rendu qu’un faible service. Chaque parcelle attribuée à un concessionnaire sera naturellement éloignée du champ qu’il possède déjà, enclavée, comme un carré d’échiquier, dans les divisions du champ commun. Il en résultera un des plus graves inconvéniens de la culture morcelée, l’éparpillement des parcelles. On sait les mécomptes de la culture parcellaire : perte de terrain pour la multiplication des chemins, perte de temps considérable pour les façons de labour, le charriage des engrais ; impossibilité, sur un espace trop restreint, de corriger les vices du sol, de varier les cultures, d’introduire les pratiques perfectionnées ; perte de semence évaluée à un huitième en sus, par la nécessité d’en répandre plus sur les petites pièces que sur les grandes. Le progrès le plus important à réaliser, le bon sens l’indique, ce serait l’extension des cultures fourragères, afin d’obtenir, par la multiplication du bétail, une plus grande quantité d’engrais. De cette façon, sans s’épuiser en travail pour élargir le champ arable, on procurerait un bénéfice réel au pays, en augmentant, soit le rendement des terres, soit la qualité des produits. « Si l’on parvenait, dit Royer, à porter uniformément le poids de l’hectolitre de froment à 80 kilogrammes au lieu de 75, il en résulterait un surcroît de production de 75 à 80 millions de francs par année. » La découpure de nos friches en petits carrés, leur partage entre des travailleurs besogneux, contribueront-ils aux perfectionnemens du sol ? Si les agronomes répondent négativement, le système qu’on propose est jugé.

Il suffit, si je ne m’abuse, de remonter à l’origine des communaux, de constater les motifs de leur établissement, pour concevoir une solution également conforme aux principes de l’agronomie et aux tendances politiques de notre temps. Pas de récoltes sans engrais, pas d’engrais sans bétail, pas de bétail sans prairies, voilà la loi : c’est la nature qui l’a dictée. Des pâturages communs ont donc été réservés par nos ancêtres en faveur de ceux qui ne possédaient pas assez de terres pour cultiver des fourrages et entretenir du bétail sur leur propre fonds. Les communaux, il est vrai, ne répondent plus à leur destination. Tandis que, dans les domaines particuliers, on a créé l’art de multiplier les ressources fourragères au moyen des prairies artificielles, des irrigations et des bons assolemens, le patrimoine indivis des pauvres est devenu de plus en plus improductif. Faut-il pour cela l’anéantir ? Non ; mieux vaut le régénérer en lui appliquant les perfectionnemens de la science agricole. Il faut transformer, pour ainsi dire, les prairies communales en fabriques de fourrages ou d’engrais.

Ce système suppose, non pas l’exploitation en commun, mais une exploitation intelligente au profit de la communauté, ce qui est bien différent. Si, dans l’état d’inculture, le rapport d’un hectare est évalué à 10 ou 12 francs, c’est la représentation de trois quintaux de foin. Si une commune de 200 familles possède 80 hectares de terres vagues, le contingent de chacune est de 150 kilogrammes, représentant, en argent, 5 à 6 francs : ce n’est pas même dix jours d’entretien pour une tête de gros bétail. « Le pâturage est plus nuisible qu’utile, dit un professeur habile, lorsque les animaux n’y trouvent pas au moins leur ration d’entretien. » Le bétail du pauvre, n’ayant pas d’autre ressource que l’herbe écrasée du communal et la vaine pâture quand les champs particuliers sont dégarnis, on peut se faire une idée de ce qu’il doit souffrir.

Supposons, au contraire, que le terrain communal, enclos et parfaitement traité, soit consacré exclusivement aux cultures fourragères, herbages ou racines : on peut admettre sans exagération un rendement équivalent à 40 quintaux métriques de bon foin par hectare, soit 3,200 quintaux. Chaque famille aura droit alors à 16 quintaux : c’est la nourriture d’une vache à l’étable pendant les quatre à cinq mauvais mois. Il ne reste que peu à faire, même au plus pauvre cultivateur, pour compléter la ration annuelle. Poussons le principe à ses dernières conséquences ; imaginons dans chaque centre, les prairies communales développées en proportion des terres arables. Alors chaque cultivateur, si petit que soit son champ d’exploitation, peut en obtenir des récoltes satisfaisantes ; la petite propriété se trouve ainsi réconciliée avec la science agricole.

Le principe étant admis, il y aurait dix manières de l’appliquer à l’égal avantage des pauvres et des riches. Un cultivateur exercé, choisi par les habitans du canton, rétribué par les fonds de la commune, dirigerait l’entreprise sous le double contrôle du conseil municipal et des inspecteurs du gouvernement. On tiendrait compte de la main-d’œuvre fournie par les salariés, ou des avances faites par les habitans, en argent, en attelages, en outils, en semences. Les avances, comme les salaires, seraient soldés par un prélèvement sur les récoltes. Pour la répartition des produits, deux combinaisons seraient possibles. Ou bien on partagerait immédiatement toute la récolte en nature, et chacun utiliserait son lot à son gré ; ou bien la commune, faisant consommer ses fourrages par des troupeaux à elle, distribuerait seulement le fumier de ses étables entre les cultivateurs du lieu, et en ferait, avec la vente des animaux consommateurs, un revenu en argent, applicable au soulagement des pauvres ou à des dépenses d’utilité publique.

Aux personnes que toute nouveauté effarouche, il n’est pas inutile de dire que l’idée émise ici n’est pas sans précédent. Chaque paroisse avait autrefois ses pratiques particulières dans l’usage des pâtures communales, et notre vieux droit coutumier offrait plus d’un exemple du partage des herbes fauchées[4]. D’ailleurs, la transformation des landes incultes en prairies artificielles ne pourrait pas être réalisée instantanément. Une terre n’est pas conquise et fécondée dès qu’on en a déchiré la surface. Un véritable défrichement est une opération nécessairement progressive. Avis à ces fondateurs de colonies agricoles qui se flattent d’apaiser des misères criantes en transplantant dans les campagnes ce qu’on appelle aujourd’hui le trop plein des villes, ce qui serait à peine le nécessaire, si l’agriculture était assez florissante pour consommer largement les produits de l’industrie.

Celui qui entreprend un défrichement possède bien rarement l’engrais nécessaire pour opérer avec fruit sur une grande étendue. L’acheter serait souvent impossible, et toujours ruineux ; il faut donc le fabriquer avec les faibles ressources d’une entreprise à son début. Le procédé consiste à produire sur le terrain déjà défoncé la plus forte somme possible de nourriture convertible en engrais, afin d’élargir progressivement le rayon de culture. Par exemple, un hectare étant semé en betteraves ou en pommes de terre, le produit consommé sur place fournira assez de matière fertilisante pour achever l’amélioration du premier hectare et commencer la transformation du second. Même procédé pour les années suivantes, avec des résultats d’autant plus marqués, que, sur des champs déjà en valeur, l’engrais peut être économisé par de bons assolemens. C’est en quelque sorte un placement à intérêts composés, dont les résultats sont tels, qu’au bout de dix ans, 50 à 60 hectares pourraient être amendés et utilisés. Ce que j’avance n’est pas une hypothèse de ma part : c’est, pour ainsi dire, l’analyse des calculs établis par d’habiles agronomes qui ont formulé la théorie du défrichement, calculs que j’ai sous les yeux.

Tout en reconnaissant la vérité de la théorie ; on peut comprendre pourquoi la pratique a été si rare : c’est qu’elle exige des frais écrasans pour le vulgaire des laboureurs, et, de plus, cette persévérance qui est la vertu des agronomes passionnés. Indépendamment de la fourniture du fumier au début de l’opération, il faut enfouir un capital dont le chiffre augmente chaque année à mesure que le champ s’élargit. Sans doute, le dédommagement sera proportionné aux avances. Le matériel toujours accumulé et la plus-value de la terre constitueront à la longue un domaine d’une valeur considérable : l’excédant de bénéfice sera énorme ; mais, pour atteindre ce but, il aura fallu faire des déboursés continuels pendant dix ans, sans autres recouvremens que quelques produits du bétail. Or, des spéculations à si longs termes sont très exceptionnelles dans notre société, où la propriété, à peine formée, se morcelle et s’éparpille entre plusieurs mains. C’est encore l’impossibilité de fournir immédiatement des dividendes qui a fait échouer les défrichemens entrepris par des sociétés d’actionnaires. Ce qui est peu séduisant pour des spéculateurs particuliers devient facile pour une commune. Son but n’étant pas d’augmenter immédiatement son revenu, il doit lui suffire de ne pas trop surcharger le présent au profit de l’avenir.

L’établissement de ces prairies communales, destinées à répartir entre les usagers, soit le fourrage, soit le fumier, pourrait être justifié mathématiquement. Dans l’état actuel de la production, il y a une relation étonnante, à force d’exactitude, entre l’étendue des prairies et la fécondité des différentes branches qui constituent l’industrie agricole. A mesure que la surface consacrée aux plantes fourragères s’élargit, celle des terres incultes diminue ; le rendement des terres ensemencées devient plus fort : le bétail gagne en nombre et en valeur, l’impôt s’accroît au profit de l’état sans lésions pour les particuliers ; Ce principe fondamental se vérifie dans ses documens français d’une manière si instructive, que je n’hésite pas à reproduire la démonstration malgré sa sécheresse.

On sait que, dans la Statistique agricole publiée par le ministre du commerce, la France est divisée en quatre régions, dont chacune comprend vingt-un ou vingt-deux départemens.

La région du nord-est, la plus riche des quatre, est aussi celle qui possède relativement le plus de pâturages, quoiqu’elle soit encore bien loin de l’idéal préconisé par les agronomes. Pour 1,000 hectares de cultures épuisantes, on y compte 495 hectares de ces cultures fourragères qui améliorent, et seulement 199 hectares de terres incultes. Dans cette région, le rendement des terres à blé est de 1,104 litres par hectare, ou cinq fois et demie la semence. Le bétail est évalué en masse à 529,978,504 francs ; la somme des impôts afférente aux propriétés non bâties dépasse 32 millions.

La région la plus pauvre, celle du sud-ouest, n’a su établir, pour 1,000 hectares de cultures épuisantes, que 395 hectares de prairies. La proportion des espaces que la fatigue du sol a condamnés à l’inculture s’y élève à 354 hectares, c’est-à-dire à 44 pour 100 de plus que dans l’autre région ! Le rendement des céréales y tombe à 810 litres par hectare ; ce qui fait, pour le midi, où l’ensemencement est plus léger que dans le nord, un peu plus de 4 et demi pour 1. L’estimation du bétail descend à 402,691,852 fr., et l’impôt sur les terres ne fournit plus que 25 millions. Bref, l’infériorité de la culture fourragère étant de 25 pour 100, l’infériorité de la récolte et l’abaissement de l’impôt sont précisément de 25 pour 100, et, si la dépréciation du bétail est plus considérable encore, c’est parce qu’en général les prairies, moins soignées dans le midi que dans le nord, y sont moins productives[5].

Une proposition soumise à l’assemblée nationale par M. Dezeimeris a pour but d’instituer des primes au profit des cultivateurs qui accorderaient la plus large place aux cultures fourragères, relativement à l’étendue de leurs propriétés. Je ne crois pas que beaucoup de paysans ignorent la vertu de l’engrais, et il me semble que, s’ils ne poussent pas à la production des fourrages, c’est que l’argent leur manque pour entretenir le bétail consommateur. Qu’on y réfléchisse, et on reconnaîtra que l’établissement des prairies communales est le seul moyen de corriger les abus du morcellement. En dix ans, 2 ou 3 millions d’hectares, défrichés par plus de 30,000 communes, pourraient être conduits à l’état de valeur productive. Que les récoltes soient transformées en viande dans les étables de chaque commune ou dans celles des particuliers, il sera créé en fumier, à raison d’une tête de gros bétail par hectare, environ 200 millions de quintaux, équivalant à un surcroît de 25 millions d’hectolitres de froment : c’est une valeur de 375 millions de francs, et de la nourriture assurée pour 8 millions d’hommes. 144 millions de kilogrammes de viande seraient livrés annuellement à la circulation, et de plus, des pailles, du laitage, des cuirs, des laines, des graisses à proportion ; des bénéfices considérables pour le transport de toutes ces marchandises ; un immense mouvement commercial dans les comptoirs, la baisse des matières alimentaires au profit des ateliers. Ces chiffres sont ceux de la théorie, et je sais que, dans les calculs de l’agronomie, il est toujours prudent de rabattre[6]. Quels que fussent néanmoins les mécomptes de la pratique, il resterait encore un bénéfice considérable.

Il y a trente-trois ans, au lendemain d’une révolution, il se produisit un projet analogue au nôtre dans quelques-uns de ses détails économiques, mais bien différent quant à son esprit. Les émigrés ramenés en France par le flot de l’invasion caressaient l’idée de reconstruire artificiellement le passé. Des conférences s’établirent entre les chefs du parti et les principaux représentans de l’aristocratie anglaise qui se trouvaient alors à Paris. Ceux-ci, sachant, par leur propre expérience, que l’agriculture est la base de la puissance politique, que l’herbe et le bétail sont les élémens de la richesse agricole, donnèrent l’idée d’un plan dont la rédaction fut confiée à M. Daru, et qui fut approuvé par l’abbé de Montesquiou, alors ministre de l’intérieur. « Ce plan, dit M. Rubichon, à qui j’emprunte ce fait curieux, consistait à organiser dans chacune des 37,000 communes de la France une ferme de 100 hectares d’un seul tenant, ou du moins aussi agglomérée que possible, exclusivement destinée à l’éducation des bestiaux. Les propriétaires de ces fermes devaient former un corps et avoir le droit d’émettre un papier-monnaie sous leur responsabilité. Il était possible à quiconque possédait 100 hectares de terre de se joindre à ce corps et de participer à ses privilèges, à la charge de cultiver sur le plan de la société, afin de donner sécurité des capitaux qu’elle accordait. »

Comme spéculation agricole, le résultat eût été infaillible ; mais, entreprendre la recomposition d’une aristocratie territoriale, c’eût été jeter à l’opinion publique un défi trop audacieux. Ce projet fut ajourné, c’est-à-dire annulé, car tout projet économique qui n’est pas réalisé dans le feu de la première conception, et avec cet ensemble de détails pratiques dont l’auteur a l’instinct, sans pouvoir les spécifier, avorte presque toujours. L’établissement des prairies communales par le défrichement des biens communaux, ou même par des terres achetées à frais communs, procurerait à la démocratie cette base large et solide que chercha vainement la monarchie restaurée. Ce que le règne du privilège n’a pas osé faire, la république aurait le droit et le devoir de l’entreprendre, puisqu’elle travaillerait dans l’intérêt général des citoyens.

J’ai dit que l’agriculture, c’est-à-dire la fabrication des alimens, n’existe que par exception à l’état d’industrie rationnelle. La déperdition des forces est énorme, inimaginable. On ne s’en fait encore qu’une faible idée en analysant, comme je l’ai essayé précédemment, les diverses manières dont le travail agricole se distribue et s’exécute chez nous. Bien que la lutte entre le capital et la main-d’œuvre ne soit pas flagrante dans les campagnes comme dans les ateliers des villes, elle y existe de plus ancienne date à l’état d’animosité sournoise. Si elle n’attaque pas systématiquement la société dans ses bases, elle l’affaiblit d’une manière indirecte, en neutralisant les admirables ressources de notre territoire, en préparant cette pénurie qui agace les populations et provoque les tentatives révolutionnaires.

Il y a dix ans à peine, la société centrale d’agriculture, c’est-à-dire la réunion des plus grands propriétaires de France, couronnait la réimpression d’un des meilleurs traités d’économie rurale qui existent, celui de M. Crud, disciple et traducteur éclairé du célèbre Thaër. Le ministre du commerce subventionnait la publication. La noble ambition de l’auteur était « de soustraire les populations aux fréquentes atteintes d’une profonde misère, en introduisant un système d’économie rurale nouveau pour elle, un système qui tendît à donner au peuple des campagnes cette existence assurée, paisible et douce qui, en le rendant heureux, moral et bienveillant, l’attache à la tranquillité publique. ». Quel est donc, par rapport aux ouvriers, le résultat d’une expérience de vingt années, appliquée dans de larges proportions et dans plusieurs pays ? M. Crud déclare qu’il lui semble aussi avantageux que juste d’associer au produit net du domaine celui qui le dirige, et il ajoute : « Je suis tellement partisan de ce principe, que je voudrais intéresser de la même manière au succès de l’exploitation tous ses principaux employés, les maîtres ouvriers, et jusqu’aux premiers et plus anciens valets. J’ai moi-même essayé d’employer cette méthode dans mes propriétés de la Romagne, et je me propose de lui donner là une extension encore plus grande. » Des combinaisons de ce genre commencent à s’introduire dans les grands domaines de l’Allemagne et de la Pologne. Chez nous, on a effarouché la propriété : elle se blottit dans l’ornière, dans la crainte d’être entraînée trop avant. Tout projet conciliateur serait repoussé sans examen, comme entaché d’hérésie sociale. La majorité de l’assemblée nationale déclarait, il y a peu de jours, à propos de la colonisation de l’Algérie, que l’association des intérêts n’est pas applicable à l’agriculture. Dans les crises politiques, le plus grand mal que se font les partis extrêmes, c’est de s’aveugler mutuellement.

Le propriétaire, qui oppose à toutes les réformes une force d’inertie inébranlable, a-t-il donc tant à se louer de l’état des choses ? Je ne le crois pas ; peut-être même que, si les classes riches voulaient s’enquérir et réfléchir, elles seraient les premières à proposer certaines modifications dans les rapports actuels du capital et du travail, Je vais citer, non pas des écrivains aventureux, mais des hommes graves et expérimentés qui ont donné des gages aux principes d’ordre et de conservation. « L’ouvrier à la journée, dit M. de Gasparin dans son chapitre sur les conditions du travail agricole, déploie la moindre quantité de forces qu’il lui est possible sans encourir de reproches. Le minimum d’activité fi nit par passer tellement en habitude, qu’il est admis comme la règle. Le travail à l’année est encore moins lucratif. Il y a un contrat qui rassure l’ouvrier contre une expulsion subite. Un homme qui a été long-temps valet de ferme devient incapable du travail exigé des ouvriers à journée. » On va dire peut-être que ces hommes sont des fainéans, dont les ressorts, amollis par la débauche, ne peuvent plus supporter le joug du travail. Non, ces hommes font nombre pour la plupart dans la classe des propriétaires à 5 francs d’impôt. Courbés sur le carré de terre qui ne reçoit pas d’autre engrais que leur sueur, ils y déploient une énergie inépuisable. Leur tâche étant terminée, ils louent leurs bras à un voisin plus riche qu’eux, « et alors, ajoute M. de Gasparin, ils reprennent les allures nonchalantes des autres ouvriers, et se reposent dans le travail salarié. »

Le bail à rente fixe est sans contredit le plus agréable des placemens pour le propriétaire-capitaliste ; il a cependant ses inconvéniens, à en juger par la maxime suivante : « Voulez-vous avoir des fermiers solvables, commencez par les enrichir. » Dans le métayage, il y a, je le sais, beaucoup de familles anciennes qui se font un devoir de conserver, à l’égard de leurs colons, les mœurs paternelles du vieux temps trop souvent aussi ce sentiment respectable est exploité par le paysan. Le monsieur est-il résolu à faire valoir ses droits, il en résulte entre lui et le colon une irritation sourde qui a pour mesure la gêne qu’ils éprouvent l’un et l’autre ; le titre de monsieur, synonyme de tyran, devient une injure entre métayers. Il y a des contrées qui sont arrivées, à force de misère, à un état voisin de la sauvagerie. « Dans le département des Hautes-Alpes, dit M. Blanqui dans un rapport adressé à l’Académie des sciences morales, on trouve des populations plus éloignées de l’influence française que les îles Marquises. L’importation d’une brouette y produirait autant de sensation qu’une locomotive. » Ces contrées sont devenues inhabitables pour les personnes qui tiennent aux mœurs civilisées. Dans la région des Pyrénées, la tolérance du glanage, du grapillage, a inoculé dans les classes pauvres des habitudes pillardes qui prennent parfois un caractère menaçant pour la propriété. « Malheur à qui ose se plaindre de ces envahissemens ! disent les inspecteurs de l’agriculture dans un rapport officiel ; la vengeance ne tarde pas à se faire sentir ; elle atteint le propriétaire et ceux qui ont dirigé les poursuites : on coupe leurs vignes, on saccage leurs récoltes. Les dommages causés par ces espèces de Vandales deviennent souvent irréparables. » Dans le Nord, les inspecteurs signalent un autre fléau, le mauvais gré. On appelle de ce nom une coalition permanente des fermiers et des locataires qui frappent d’interdit le domaine qu’un propriétaire voudrait reprendre dans l’espoir d’en tirer un parti plus avantageux. Un cultivateur assez audacieux pour braver le mauvais gré aurait à subir des avanies et des déprédations ténébreuses qui le conduiraient tôt ou tard à la ruine. Il faut que le propriétaire subisse la loi du tenancier. Cette infernale coutume, au dire des inspecteurs, était limitée autrefois à quelques cantons de la Picardie et de la Flandre, « mais elle s’infiltre de plus en plus dans les mœurs et gagne insensiblement les communes adjacentes. » Jusqu’ici les moyens répressifs sont restés sans succès, l’action de la justice se trouvant paralysée par la connivence de presque tout un canton.

Il suffirait, pour constater les souffrances de la propriété rurale, d’établir son bilan financier. Lorsqu’on a défalqué du revenu brut que les statistiques les plus probables lui assignent, les contributions foncières, celles des portes et fenêtres, les taxes communales, l’intérêt des créances hypothécaires, les rentes non hypothécaires, les droits d’enregistrement et de mutation multipliés par l’instabilité des entreprises, on s’étonne d’éprouver, pour les détenteurs de la richesse nationale, une sorte de commisération. Un calcul de ce genre a été fait, comme exemple, pour l’un de nos départemens les plus riches[7]. En 1834, le revenu net de la propriété foncière dans le département de Seine-et-Oise étant de 30,305,000 francs, il a été établi que, après paiement des impôts et des dettes, le revenu réel, la somme disponible restée dans les mains des propriétaires a été seulement de 6,296,431 francs.

Il serait naturel que les possesseurs du sol cherchassent à modifier un état, de choses qui leur est si peu favorable ; mais la passion ne raisonne pas ainsi. A l’avant-dernier congrès agricole, un orateur ayant soutenu qu’on augmenterait le sentiment moral et l’énergie créatrice des ouvriers ruraux, en leur offrant une chance éventuelle de bénéfices dans des opérations bien conçues, fut traité d’utopiste. La majorité de l’assemblée se prononça en faveur d’une proposition tendant à obtenir du gouvernement qu’il forçât les enfans trouvés et les vagabonds à résider dans les campagnes, afin que les bras à bon marché ne manquassent pas à la terre.

Malgré tout, quand les propriétaires ne sont plus sous l’influence de leurs préventions, et qu’ils obéissent à la seule impulsion de leur bon sens, ils entrent d’eux-mêmes dans la voie des réformes. Une tendance bonne à constater est celle de substituer au métayage la culture par maîtres-valets (alliance de mots qui sonne mal aujourd’hui et dont il serait convenable de s’abstenir). On appelle de ce nom des chefs de culture, gagés à l’année en argent et en grains, vivant chez eux à leur compte, placés, en un mot, auprès du propriétaire rural, comme un premier commis de fabrique. C’est un progrès en ce sens que le propriétaire méridional ne craindra plus de faire des avances à la terre ; mais des améliorations foncières auxquelles le cultivateur n’est pas intéressé ne lui montrent en perspective qu’un surcroît de fatigue ; nouvelle cause de mésintelligence et d’insuccès. Il faut que l’ouvrier sente qu’il travaille pour lui-même en travaillant pour son patron et que la rétribution de la main-d’œuvre augmente dans la mesure des services qu’elle a rendus. Un simple amendement à l’ancienne règle du métayage réaliserait cette condition : il suffirait de remplacer le partage du produit brut en nature par une répartition proportionnelle du produit net. Je vais m’expliquer.

Les bonnes terres soumises au métayage donnent à peine une rente de 40 francs net par hectare au propriétaire, après la reprise de ses avances pour l’impôt et les frais courans d’exploitation. Une famille laborieuse, placée sur une métairie de moyenne étendue, c’est-à-dire d’une dizaine d’hectares, peut réaliser de 600 à 800 francs, sur lesquels il faut déduire le prix de sa nourriture et certains frais à sa charge. Il semble qu’à ce compte le travail de quatre à cinq personnes est peu payé ; mais il est constaté, suivant un compte exact dressé par M. de Gasparin, que, dans l’état barbare de notre culture à moitié fruits, le métayer travaille seulement cent cinquante-huit jours ; ainsi, quoique la famille ait à peine à dépenser 2 francs par jour, chaque journée de travail effectif, déduction faite des chômages, est cependant payée à raison de 4 à 5 francs. On comprendra par là comment il se fait que 10 hectares de bonnes terres ne laissent pas à partager entre le maître et le colon plus de 1,000 à 1,500 francs.

Si le propriétaire avait avantage à fournir sans lésinerie le capital d’amélioration nécessaire, si l’ouvrier trouvait son compte à travailler le plus et le mieux possible, si les chômages étaient supprimés par une habile ordonnance des cultures, on obtiendrait infailliblement un revenu brut plus considérable. Le partage, non plus en denrées, mais en valeurs numéraires, s’établirait sur les bases suivantes : pour le propriétaire, intérêt fixe et prime éventuelle proportionnés à la valeur du fonds et au capital de roulement fourni par lui ; pour le métayer, salaire fixe payable en nature et prime éventuelle payable en argent, après la vente des produits, dans la mesure du travail fourni par lui et par sa famille.

On saisit l’esprit de la modification proposée. L’état actuel du métayage, c’est le commerce retombé en enfance. Il nous reporte à ces premiers âges où la monnaie n’avait pas encore été inventée pour la juste pondération des échanges[8]. Dans le partage des récoltes en nature, une mauvaise métairie ne vaut que par le travail de l’ouvrier qui s’y épuise. Le maître touche un revenu très fort comparativement à la faible valeur qu’il engage. Si ce dernier consacrait une somme importante en travaux d’amélioration, il pourrait arriver qu’il retrouvât à peine l’intérêt légitime de ses avances, tandis qu’au contraire, le métayer réaliserait trois fois plus en travaillant moins. Lorsque toutes les valeurs, capital, main-d’œuvre et récoltes, seront évaluées en argent, il deviendra facile de répartir les fruits avec une exactitude mathématique à l’égal avantage des intérêts associés. Il n’y aura plus d’améliorations impossibles pour le propriétaire méridional, surtout s’il est favorisé par un bon système de crédit.

Je n’ai pas la prétention de formuler d’une manière définitive un nouveau mode d’économie rurale : il faudrait, pour le justifier, des démonstrations et des calculs hors de propos ici. J’ouvre seulement un champ de recherches à ceux qui pensent, comme moi, que de larges et profondes réformes sont inévitables, et qu’il vaut mieux les accomplir à bon escient que de laisser faire à la fatalité.

Les principes du libre échange, appliqués à l’agriculture, sont-ils favorables ou contraires aux intérêts de la propriété ? Suffit-il d’abaisser les barrières de douanes pour que l’alimentation soit plus économique et plus abondante ? Je ne pense pas qu’il soit possible de trancher cette double question d’une manière absolue. L’économie rurale de chaque pays est commandée par le régime, et, pour ainsi dire, par le tempérament de chaque société. Si, à défaut de doctrine, on interroge les faits connus, ils se présentent avec tant de diversités et de contradictions, qu’il est difficile d’en tirer un enseignement général et positif. Sous l’ancien régime, l’importation des blés était permise chez nous. Comme la France produisait en céréales au-delà de ses besoins, la permission d’acheter à l’étranger, contrariée d’ailleurs par les douanes intérieures, ne blessait pas les intérêts de la propriété. L’exportation était au contraire interdite. Vers le milieu du siècle, l’école de Quesnay essaie de constater théoriquement que le libre commerce, stimulant la production, a le double avantage d’assurer l’approvisionnement et de maintenir dans un juste équilibre les intérêts du producteur et du consommateur. On cite l’exemple de l’Angleterre, où règne l’abondance, quoique l’exportation y soit non-seulement tolérée, mais excitée par des primes. L’influence de la grande propriété triomphe des préjugés populaires. Qu’en arrive-t-il ? Pendant les huit années de prohibition qui précèdent le régime libre (1756-1763), le prix moyen du blé, rapporté aux mesures adoptées aujourd’hui, équivaut à 10 francs 73 centimes l’hectolitre ; pendant les huit années qui suivent (1764-1774), sous l’empire du laisser-faire, les prix s’élèvent d’un tiers (moyenne, 15 francs 09 centimes), si bien que le mécontentement du peuple compromet la réforme libérale[9]. Je ne prétends pas tirer de ces faits une conclusion contraire au libre échange. Je reconnais que le caprice des saisons a fait succéder à des récoltes abondantes une série d’années calamiteuses. J’admets encore, suivant la plainte des économistes, que l’expérience n’a pas été faite loyalement, et que des manœuvres frauduleuses ont faussé le jeu naturel de la spéculation ; je veux dire seulement que, sans proscrire le laisser-passer, il ne faut pas trop compter sur lui pour nourrir les peuples.

Aujourd’hui, l’exportation est à peu près libre, et c’est l’importation qui est entravée. Les libre-échangistes retournent donc leurs batteries contre l’importation. Ils y voient, toujours à l’exemple de l’Angleterre, le remède à tous nos maux. Je consulte encore les archives du commerce, et je trouve que, pendant une période de vingt-deux années de liberté (de 1797 à 1818 inclusivement), la moyenne des prix est de 21 francs 87 centimes, et que pendant les dix-sept années de la période suivante (1817 à 1835), époque de prohibition, la moyenne n’est plus que de 19 francs 38 centimes.

Le fait est d’autant plus remarquable que les hommes de la restauration, après avoir voté l’exclusion des blés étrangers dans l’espoir de reconstituer une noblesse territoriale, voyaient avec autant d’étonnement que de dépit le prix des grains baisser à mesure qu’ils fortifiaient leur monopole. C’est que, dans l’illusion même de ce monopole, on opérait des défrichemens, on élargissait les cultures, on poussait à la production au-delà des besoins, de sorte que le privilège, dans son aveuglement, se détruisait lui-même.

L’entrée franche du bétail étranger n’apporterait pas non plus à l’état actuel des choses ces grands changemens où les uns voient la ruine et les autres un avantage signalé. Elle ne causerait qu’un faible préjudice aux éleveurs ; elle n’augmenterait pas d’une manière sensible la consommation de la viande ; elle en ferait à peine baisser le prix. Actuellement, quoique les droits protecteurs soient calculés sur le taux de 27 pour 100, ils ne représentent en réalité que 12 à 13 pour 100, parce qu’on n’introduit que des animaux de choix, dont le prix est bien supérieur à l’estimation administrative. En second lieu, les pays limitrophes, où la propriété est soumise comme chez nous à des lois peu favorables à la tenue des grands pâturages, n’ont pas à nous envoyer des bestiaux en nombre assez grand pour que les prix de nos marchés en soient affectés. Tirer le bétail de ces pays éloignés où il est encore nombreux et à vil prix, ce serait un triste calcul, malgré la facilité toujours croissante des communications. La fatigue du chemin épuiserait les animaux, et les dépenses qu’il y aurait à faire pour recommencer leur engraissement absorberaient les bénéfices faits sur le prix d’acquisition.

Si le principe de la liberté du commerce souffrait quelques restrictions, ce devrait être en ce qui concerne les engrais. On a peine à concevoir que l’administration ferme les yeux sur leur exportation toujours croissante. L’étranger qui vient, la bourse en main, mettre aux engrais un prix que nos pauvres cultivateurs ne peuvent pas atteindre, commet un crime de lèse-nation, aussi bien que s’il achetait, pour les transporter dans son pays, les élémens qui entretiennent la vie. En 1845, par exemple, l’étranger a acheté chez nous environ 32 millions de kilogrammes de résidus oléagineux (tourteaux), qui ont répandu, entre les mains d’un petit nombre d’agriculteurs, moins de 1,900,000 fr. A raison de 8 parties pour 100 de fumier de ferme, et de 10 kilogrammes de fumier pour 1 de froment, c’est une acquisition certaine de 500,000 hectolitres faite au préjudice des consommateurs par nos voisins ; c’est une valeur d’au moins 10 millions de francs, cédée à 80 pour 100 de perte ; c’est la nourriture de 150,000 ames et du travail pour plusieurs milliers d’ouvriers qu’on nous a ravis. Tous les agronomes éclairés demandent que l’exportation des engrais soit, sinon prohibée, du moins entravée par un droit qui favorise les acheteurs nationaux.

Un procédé beaucoup plus sûr pour augmenter les ressources alimentaires et en abaisser les prix, c’est de multiplier les moyens de transport. Chaque ville a son rayon d’approvisionnement qui est plus ou moins vaste, en raison de la promptitude et du bas prix des communications. Un inappréciable service, rendu par les chemins de fer, est d’élargir ces rayons d’approvisionnement et d’y faire entrer des localités improductives jusqu’alors, parce que les débouchés leur manquaient. Un courant d’échanges s’établit ainsi entre les campagnes et les villes : la vie est rendue à des terres mortes au profit du paysan, tandis que la ration du citadin devient plus copieuse. Pour les objets qui demandent à être promptement consommés, et dont la valeur est assez grande pour supporter les frais d’un long trajet, les chemins de fer sont incomparables. Paris reçoit ainsi la viande dépecée, le gibier, le poisson, le lait, les neufs ; les fruits des départemens les plus éloignés. Mais, ce qu’il faut surtout à l’industrie rurale, ce sont les transports, à très bas prix, pour l’envoi des denrées encombrantes et des matériaux propres à l’amendement des terres. L’agriculture française n’a pas le quart des moyens de transport dont elle aurait besoin : c’est là une des causes de son infériorité et de sa détresse. On estime que dix-sept départemens sont sans voies navigables, et que, pour vingt-cinq autres, les cours d’eau sont sans utilité. Nos canaux ont été tracés sous l’influence des manufacturiers, beaucoup plus que dans l’intérêt des cultivateurs, si bien que, suivant une remarque qui a été déjà faite, il est plus facile à l’Américain de venir chercher du plâtre pour ses prairies à Montmartre, qu’aux agronomes de certains cantons peu éloignés de Paris.

Une illusion contre laquelle il est bon de prémunir le public des villes, c’est la croyance qu’on augmenterait les moyens de consommation, en attachant un plus grand nombre d’ouvriers aux cultures alimentaires. Le contraire précisément aura lieu, à mesure que se perfectionnera l’industrie agricole. Moins les fruits de la terre sont surchargés par les frais de la main-d’œuvre, et plus le prix en devient accessible au pauvre. En Angleterre, où la population rurale est descendue à 22 pour 100, une famille de cultivateurs nourrit trois familles après s’être alimentée elle-même. En France, il faut deux laboureurs pour nourrir un artisan. Ce que l’agriculture produit en excès, occasionnant, par l’échange, une égale fabrication dans les villes, lorsque le fermier anglais achète pour 3 francs, le fermier français ne peut acheter que pour 50 centimes. Le contraste est instructif. Ne cédons pas légèrement à cette manie de transplanter dans les campagnes les ouvriers des villes. Chacun ne peut être employé avantageusement que dans le métier qu’il sait, sous le régime dont il a l’habitude. Un tisserand ou un bijoutier ne ferait pas meilleure figure en plein champ, sous le soleil, qu’un bouvier ou un vigneron dans une manufacture. Persuadons-nous qu’il y a une étroite solidarité entre tous les travailleurs, et que le niveau de l’aisance monte ou baisse à peu près également pour toutes les professions. Que mille communes s’enrichissent en fabriquant abondamment des denrées alimentaires, elles aspireront au bien-être et demanderont aux villes des étoffes et des meubles : l’ouvrier citadin profitera doublement par l’abaissement du prix des vivres et par une demande plus forte de son travail.

Les projets d’améliorations et de réformes agricoles sont si nombreux depuis quelque temps, qu’il me serait impossible d’en épuiser aujourd’hui la série ; il y faudra revenir. Cette émulation est de bon augure. Un Anglais dont la parole fait autorité, Arthur Young, écrivait en 1789 : « Qu’il me soit permis d’observer que le sol de la France est presque partout meilleur que celui de l’Angleterre. Il est réellement remarquable que le produit de ce premier pays soit tellement inférieur à celui du dernier. » L’heure du progrès semble venue pour nous. Dans les circonstances où nous nous trouvons, ce n’est pas ’-un malheur que d’avoir à accomplir de ces vastes opérations dans lesquelles se retrempe la vitalité d’un peuple. Par le bien-être qu’elles répandent et le mouvement qu’elles provoquent, les réformes agricoles deviennent un palliatif puissant dans les crises sociales. Les difficultés sont plus grandes chez nous que chez nos voisins, plus grandes aujourd’hui qu’au dernier siècle : entre l’impatience fiévreuse de certains novateurs et la routine défiante des propriétaires, il faudra qu’une influence supérieure intervienne. Nécessité fera loi.


ANDRÉ COCHUT.

  1. On vient de publier à Bruxelles (1848) le recueil des documens et discussions sous ce titre : Loi sur le Défrichement des terrains incultes, un grand volume de plus de cinq cents pages à deux colonnes. Cette publication témoigne de l’intérêt que le pays a pris à ce débat.
  2. Les bruyères ainsi mises en vente dans la province de Limbourg ont produit en moyenne 395 francs par hectare. Les frais et indemnités d’appropriation s’étaient élevés à 195 francs.
  3. Les départemens où l’étendue moyenne des parcelles est la plus petite sont le Bas-Rhin (172 ares), le Haut-Rhin (214 ares), le Nord (237 ares). — Les départemens où la moyenne du morcellement est la plus grande sont les Landes (21 hectares 22 ares), les Basses-Alpes (11 hectares 63 ares), la Lozère (11 hectares 38 ares).
  4. En 1763, la société académique de Berne, ayant mis au concours cette même question du partage des communaux, accorda l’accessit à un mémoire qui concluait ainsi : « Un soir marqué, toute la commune se rend sur les prés communs ; chaque communier s’arrête à la place qu’il juge à propos de choisir, et lorsqu’à minuit le signal est donné, depuis le haut de la colline chacun fauche l’herbe qu’il a devant soi en droite ligne, et tout ce qu’il a coupé jusqu’à midi du jour suivant est à lui. Il peut le faner à sa commodité comme lui appartenant, et ensuite le voiturer dans sa grange. L’herbe qui reste sur pied après cette opération est foulée et broutée par le bétail que chacun y envoie en commun. »
  5. J’avais en vue cette démonstration, lorsque j’ai dit, dans le précédent article, que la Statistique agricole publiée en 1840 par le gouvernement méritait plus de confiance qu’on ne lui en accorde dans le monde scientifique. En découvrant, au milieu d’un déluge de chiffres, cette parfaite coïncidence de tous les résultats, je suis resté convaincu qu’elle ne peut pas être l’œuvre du hasard. Il n’est pas permis non plus de supposer qu’on a tourmenté les chiffres pour mettre d’accord les faits et les principes. Il eût fallu, pour cela, se livrer à des calculs interminables, et, si l’on eût pris tant de peine, ce n’eût pas été probablement pour établir et divulguer des résultats vraiment déplorables, qui devaient fournir des armes aux adversaires du gouvernement monarchique.
  6. Il y aurait à déduire d’abord la faible valeur donnée par les biens communaux dans leur état actuel.
  7. Article Impôts, par M. Bigot de Morogues, ex-pair de France, dans le grand Dictionnaire d’agriculture.
  8. Le métayage, dans la Suisse et la Lombardie, n’est pas le même qu’en France ; il y devient souvent une société en participation très compliquée.
  9. On peut vérifier ceci dans les Archives de statistique, volume publié en 1837 par le ministère du commerce. On y trouve le prix moyen du blé depuis 1756.