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De l’influence d’un monarque et d’une cour sur les mœurs d’un peuple libre

La bibliothèque libre.
Nicolas de Condorcet (1743-1794)
Œuvres de Condorcet
Didot (Tome 10p. 277-280).
DE L’INFLUENCE
D’UN MONARQUE
ET
D’UNE COUR
SUR LES MŒURS D’UN PEUPLE LIBRE.

Tous les besoins de la nature sont des liens entre les hommes ; ils les laissent au même niveau. Tous ceux de la vanité sont des chaînes : pour un homme qu’ils élèvent en apparence, ils en assujettissent et dégradent mille autres. Si donc parmi les institutions sociales il s’en trouve une qui alimente nécessairement la vanité, qui donne à quelques hommes des besoins et des habitudes privilégiées, cette institution met en péril la liberté. Elle la mine sourdement, en accoutumant peu à peu à estimer et à rechercher des jouissances qu’il faut payer de la liberté même. Sous cet aspect, la royauté est la plus vicieuse des institutions. Que peut devenir ce monceau d’or que vous mettez aux pieds d’un homme ? D’abord il va payer, d’un prix exagéré les soins nécessaires à son existence ; il va faire envisager au peuple ces soins comme un honneur : car il faut l’œil d’un philosophe pour ne pas évaluer l’importance d’une place d’après le revenu qui y est attaché. Et de quel droit demanderiez-vous au peuple un discernement plus éclairé, tandis qu’à ses yeux les législateurs mêmes mettent le monarque dans le cas de payer les plus faibles services rendus à sa personne, vingt fois au delà de ce qu’au nom de la patrie, ils adjugent aux fonctions publiques les plus pénibles et les plus assujettissantes ? Et que peuvent être ces hommes qui, pour des salaires scandaleux, se vouent à un ennui dont il faut bien que les illusions de la vanité les sauvent ? Valets d’un maître, et rois de leurs valets, vils et orgueilleux, à la suite d’un roi, se trouve donc inévitablement une classe d’hommes dégradés ! Qu’est-ce qu’une place dont l’atmosphère est ainsi empoisonnée ? Qu’est-ce qu’une place qui multiplie à l’infini, par l’influence des richesses, la dépendance d’homme à homme, qui en force un à accumuler des trésors ou à corrompre tout autour de lui ; une place qui, par toutes celles qui en dépendent et le luxe qui en est l’objet, offre sans cesse à l’envie et à la cupidité un but dont l’intrigue et la bassesse peuvent seules approcher ? De quel droit nos représentants mettraient-ils entre les mains du roi assez d’or, pour que la horde de ces brigands oisifs puisse insulter à notre médiocrité, irriter notre jalousie, faire varier à son gré, et pour notre ruine, le prix de nos denrées et de nos marchandises ; attirer sur les objets du luxe le plus inutile des bras qui, occupés des commodités de la vie, les rendraient moins dispendieuses et plus communes ? Nous avons ordonné le partage égal des biens entre tous les enfants, nous avons détruit les rois des familles : serait-ce donc pour donner à la nation un roi, et un roi doté si richement, qu’il pût, à son gré, donner des rois à toutes les classes de fortunes ?

Si vingt-cinq millions, dans les mains d’un seul, oppriment, et révoltent les habitants des villes, ces hommes, si longtemps stupides admirateurs du luxe, et dont toutes les habitudes avoisinent les vices, quelle idée prendra-t-on de cet excès de richesse, considéré relativement à la classe pure et indigente qui couvre nos campagnes, et qui forme la véritable majorité de la nation ?

Quelle insulte publique à celui qui naît sans propriété, qu’un degré de richesse tel, que tous les besoins de la nature, étendus et irrités par les chefs-d’œuvre des arts et par tout ce que le caprice d’une imagination dégoûtée peut inventer de variétés et de recherches, ne sauraient l’épuiser ; qu’un degré de richesse tel, que celui qui en est pourvu est forcé de donner à d’autres ses passions et ses goûts pour les consumer, et qu’il lui en reste encore assez pour acheter des pensées et des volontés ! Quoiqu’il ne doive plus se trouver de pudeur et de raison dans l’âme d’un homme pour lequel des milliers d’hommes ont abjuré la raison, je demanderai au dernier de nos maîtres s’il pourrait, sans rougir, faire lire à un habitant de la campagne l’état de sa maison, même depuis les prétendues réformes qu’il y a faites ? s’il oserait mettre sous ses yeux la ridicule et déplorable liste d’inutiles valets, occupés à épier et à servir les minutieuses volontés des premières classes de valets ? L’homme qui laboure nos champs pourrait-il jamais concevoir cette incroyable division et subdivision des fonctions domestiques, qui finit par les réduire la plupart à quelques gestes et à quelques paroles ? Législateurs de la France, quels reproches sa raison grossière ne ferait-elle pas à votre raison éclairée ? Ne pourrait-il pas vous dire : Tandis que je lutte chaque jour, par mon travail, contre les besoins et la mort, pourquoi donnez-vous à un homme tous les moyens d’abuser de la vie ? Tandis que je suis consumé par la crainte de ne pouvoir nourrir les enfants que j’ai fait naître, pourquoi créez-vous une place où, sous l’accablement des jouissances, il ne reste d’autre inquiétude que celle de ne pouvoir trouver un nouveau moyen de dissiper l’or ? Je pardonne à la fortune de l’avoir accumulé dans quelques mains et dans quelques familles ; mais puis-je vous pardonner à vous qui, à l’instant même où le voleur public de vingt-cinq millions d’hommes avoue l’immense dette qu’il a hypothéquée sur leurs bras et sur leur générosité, allez récompenser, par des trésors, ses rapines et ses dilapidations ? Êtes-vous nos représentants, quand vous connaissez si peu nos droits ? Et ne savez-vous pas quelles sont les volontés des hommes, dont la première et la dernière habitude est le travail et la douleur ?