De l’instruction de Monseigneur le Dauphin/Abrégé de la vie de la Mothe le Vayer

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abregé de la vie

de Monſieur

de la mothe le vayer


de l’Académie Françoiſe,

Précepteur de Philippes de France
Duc d’Anjou,

& enſuite du Roi Louis XIV.



es perſonnes qui aiment par goût les ſciences & les beaux arts, ſe font toûjours un plaiſir de connoître ceux qui les ont cultivés. Celles qui veulent paroître y être initiées, ne manquent guères de montrer le même empreſſement.

Pour peu qu’on ait de diſcernement, l’on n’héſite guéres à deviner les motifs des unes & des autres. Nous avons crû obliger les deux partis en leur donnant un détail abregé de la vie du ſavant Auteur des Œuvres, dont on donne une nouvelle Edition.

François de la Mothe le Vayer naquit à Paris en 1588. Il tiroit ſon origine d’une Famille du Mans, qui ſûrement étoit déjà diſtinguée par le mérite & par les emplois. Son Pere Félix de la Mothe le Vayer, étoit né au Mans le 22. Mars 1547. Perrault nous apprend, qu’il étoit habile dans la connoiſſance des Belles Lettres, qu’il avoit appris dans ſa jeuneſſe les langues ſavantes, & qu’il s’étoit donné à la Juriſprudence Civile & Çanonique & aux Mathématiques.

Comme il paſſoit outre cela pour excellent Orateur, & pour bon Poëte, le même Auteur obſerve très judicieuſement, qu’il n’eſt pas étonnant, qu’il ait donné naiſſance à un Fils d’un grand mérite.

A la vérité, cette conſequence n’eſt pas ſi générale, que de tout tems elle n’ait étê ſujette à bien des exceptions.

Une preuve plus convaincante du mérite diſtingué de Félix de la Mothe le Vayer, c’eſt, qu’il fut appellé à Paris pour y être Conſeiller du Roi & Subſtitut du Procureur Général au Parlement. Dans cette Capitale il étoit ſans doute plus à portée de donner à ſon Fils cette Education, dont les Succès lui ont fait tant d’honneur. Il mourut la nuit du 25. ou 26. Septembre 1625. âgé de ſoixante & dix huit ans.

François de la Mothe le Vayer ſuccéda à ſon Père dans la charge de Subſtitut du Procureur Général au Parlement de Paris. Quoiqu’il fût très versé & profond dans la Juriſprudence tant Civile que Canonique, & qu’il eût certainement tous les talens qu’exige un Poſte auſſi honorable & auſſi difficile, & que même il l’ait exercé aſsés longtems, on ſeroit vocation. La quantité des ouvrages, qu’il nous a laiſsés, le témoignent & nous ſont & même tems une forte preuve, que ſa jeuneſſe n’avoit point été négligée, & qu’il n’avoit pû donner dans aucun dérangement conſidérable.

Il avoit pour la Juriſprudence & le parti de la Robe des exemples vivans, tant dans la perſonne de ſon Pere, que dans toute ſa Parentée, ainſi qu’il étoit pour ainſi dire, entouré de la Robe. Il nous ſuffira, pour apuïer cette conjecture, de rapporter ce qu’en dit un Ecrivain en 1682. [Mercure galant. Mars 1682]Nous le citons avec d’autant plus d’empreſſement, que nos lecteurs y verront en même tems des traits, qui peignent bien le diſcernement & la bonté d’un grand Roi, qui aime les lettres, qui encourage & protége ceux qui les cultivent. Voici comment il s’exprime :

Le choix qu’on fait tous les jours des perſonnes les plus diſtinguées par des grandes qualités pour leur confier les affaires importantes, nous fait voir depuis long tems, qu’il ſuffit d’avoir du mérite, pour être parfaitement connû de S. M. & pour parvenir aux plus grands emplois. C’eſt ce qui vient encore de paroître en la perſonne de Mr. le Vayer de Boutigny, Maître des Requêtes, nommé à l’intendance de Soiſſons, ſans qu’il ait donné aucune marque de la ſouhaiter. On peut même dire, qu’il l’a acceptée avec peine. On lui a donné quinze jours pour en écrire à Madame ſa femme, qui eſt au Maine ; après quoi on lui a marqué de la part du Roi, que s’agiſſant du ſervice de l’Etat, il ne falloit pas qu’il balançât davantage. Ce refus marque mieux la juſtice du choix de S. M. & le mérite de ce nouvel Intendant, que tout ce que j’en pourrois dire. Il eſt fils de Mſr. le Vayer Lieutenant Général du Mans, qui fût choiſi par Mr. le Cardinal de Richelieu pour l’Intendance d’Artois. Le choix de ce Miniſtre fait ſon éloge. Il ſemble, que le ciel ait voulu combler ſa famille de bénédictions. Elle eſt des plus grandes, & tous ſes enfans ont eu en partage beaucoup de ſavoir, de mérite & d’honnêteté. Son fils ainé, qui ſuccéda à ſa charge, mourût fort jeune, & laiſſa un fils unique, qui eſt Mr. le Vayer Conſeiller au grand Conſeil, qui nous eſt une preuve vivante, que la vertu & le mérite ſont héréditaires dans cette maiſon… Son ſecond fils eſt encore aujoud’hui Lieutenant Général du Mans, & le troiſiéme eſt Mr. le Vayer de Boutigny, à qui l’on vient de donner l’Intendance de Soiſſons. Tous les peuples de ce Païs-là en ont une extrême joye : car on ſait partout, qu’il joint une exacte probité & une pieté très exemplaire au profond ſavoir & au grand amour qu’il a pour la Juſtice. Il eſt le recours des affligés & des opprimés, & rien ne lui manque de tout ce qui peut former un digne & grand Magiſtrat. Je ne vous dis riens de Mr. l’Abbé le Vayer, Aumônier de la Reine Mere, & Grand Doyen du Mans. Vous ſavés que l’illuſtre Mr. de la Mothe le Vayer étoit Couſin de ceux-ci, auſſi bien que Mr. le Vayer aujourd’hui Préſident à Mortier à Metz.

Quelque application que Mr. le Vayer ait donné à la Juriſprudence, il s’en faut de beaucoup qu’il s’y livrât tout entier ; ſon Génie étoit trop vaſte ; auſſi ne ſuivit-il point à l’aveugle & en eſclave la route ordinaire des études, ſur tout de celles des Colleges. « La ſcience des plus ſavans Hommes ſe referme ordinairement dans la connoiſſance de ce qu’ont fait, ou de ce qu’ont dit les Grecs & les Romains. Ils regardent le reſte du monde peu digne d’être conſidéré, perſuadés que la valeur, la ſageſſe, & toutes les vertus imaginables ne ſe rencontrent en quelque ſorte de perfection, que parmi ces deux peuples. » Nous avons jugé à propos de ne pas retrancher ce préambule de Perrault, afin de mettre nos lecteurs mieux au fait du caractère de nôtre auteur, & qu’on puiſſe par là être plus en état de juger de l’uſage, qu’il a fait de ſon tems, dès les premiéres années, de ſes études & juſqu’à ce que ſon rare mérite ait commencé de briller & de lui donner à bonne heure un rang diſtingué parmi les Savans du premier ordre. [Perrault. Hommes illuſtres.] « La Mothe le Vayer, continuë ſon hiſtorien, n’a pû ſouffrir des bornes ſi étroites à ſon érudition. Après s’être rempli de tout ce qui s’eſt fait & de tout ce qui s’eſt dit dans l’ancien monde, il n’a connu aucune nation ſur la terre, dont il n’ait entrepris de ſavoir le génie, les mœurs & les coutûmes ; en un mot, il a voulu connoître le monde entier. Il a vû, & enſuite nous a fait voir, qu’il n’y a point de pensée, de ſentiment & de coûtume, ſi étrange & ſi abſurde qu’elle puiſſe être, qui ne ſoit tenuë & établie dans quelque païs d’une étenduë conſidérable. » Pour un Génie auſſi vaſte, les bornes de la Juriſprudence & même de la Magiſtrature du premier ordre, étoient certainement trop étroites. Ou qui ſait, ſi Philoſophe, comme il l’étoit, il n’en aura pas ſenti les inconvéniens & trouvé le fardeau trop peſant ? l’on a beau revêtir du nom de dignité les emplois les plus diſtingués ; il n’en reſte pas moins vrai, qu’à les bien nommer, ce ſont des charges ; les Auteurs les appellent indifféremment munera & onera.

Enfin Mr. le Vayer ſe démit de ces peſantes dignités de la Robe & de la Magiſtrature : il renonça à cette charge, qu’il avoit héritée de ſon père, & il s’en défit pour n’avoir d’occupation que ſes études. Alors livré à lui même, il lui fut ſans doute plus aisé de ſe répandre dans les compagnies choiſies, & ſur tout parmi les gens de lettres. Pour juger ſainement de ſon caractère, de ſes mœurs, de ſa conduite & ſur tout de ſon immenſe érudition, l’on n’a qu’à lire ſes ouvrages.

Bien entendu que certains lecteurs n’interpreteront pas ceci a toute rigueur ; rien ne ſeroit ſi précaire qu’un pareil jugement ; ſur tout à l’égard d’un Savant de cet ordre & qui avoit tant écrit. Il ſemble nous prévenir lui même à cet égard dans un de ſes ouvrages où il dit : que les plus grands Auteurs ont beſoin d’être interprétés favorablement, & il ajoute les livres d’un homme ſont à mon ſens de for mauvais garans de ſes inclinations & je n’ai jamais crû, qu’on pût former un bon jugement des mœurs d’une perſonne par ſes écrits.

La quantité d’ouvrages, que nous avons de lui, la variété, les différens ſujets, ſans compter qu’il y en aura eu beaucoup qui n’auront pas été imprimés, & qui n’avoient pas été travaillés à ce deſſein, tout concourt à nous prouver, qu’il a toùjours été extrêmement appliqué, & que ſous un Pere auſſi attentif, on ne peut guéres lui imputer, comme nous l’avons déjà dit, que quelque legères diſſipations, qu’entrainoient ſon âge & ſon ſiécle. Pour donner à cette aſſertion un plus grand jour, nous n’avons qu’à rapporter ce que dit de lui l’Hiſtorien de l’Académie Françoiſe. [Peliſſon.]Si l’on examine la quantité & la qualité de ceux, qu’il a mis au jour, on ne croira pas, qu’il ait pû avoir quelque autre occupation dans tout le cours de ſa vie. Il a tout embraſsé dans ſes écrits ; l’ancien, le moderne, le ſacré, le prophane ; mais ſans confuſion ; Il avoit tout lû, tout retenu & fait uſage de tout. Si quelque fois il ne tire pas aſsés de lui même pour ſe faire regarder comme un auteur original, du moins il en tire toujours aſsés, pour ne pouvoir être traité de copiſte ou de compilateur, & ſa mémoire, quoi qu’elle brille par tout, n’efface jamais ſon eſprit.

C’eſt à dire, à parler ſans préjugé, qu’à force d’avoir tout lû, tout retenu, j’entends lû avec attention, avec diſcernement, & aiant la mémoire extrêmement heureuſe, tout ce qu’il avoit lû, s’étoit pour ainſi dire identifié & tourné en aliment & en ſubſtance dans ſon eſprit & étoit devenu ſien ; on voit par le tour aisé qu’il donne à tout ce qu’il dit ; & l’on peut en même tems remarquer ſa modeſtie & ſa candeur par l’attention ſerupuleaſe avec laquelle il cite les Auteurs, ce qui eſt au delà de ce qu’on pourroit exiger pour écarter tout ſoupçon ou tout reproche de copiſte & de compilateur.

Pour peur qu’on ſoit au fait de l’Hiſtoire de France, on ne ſauroit diſconvernir de Mr. le Vayer ne ſe ſoit trouvé ſur la ſcène dans les tems les plus orageux & les plus difficiles. Il eſt rare que les Minorités ſoient bien tranquilles.

Peut être que quelques uns de nos lecteurs ne nous ſauront pas mauvais gré, de leur rappeller des époques de ce tems-là, qui regardent en quelque façon nôtre auteur, pour aider à leur mémoire & en même tems leur rappeller, que tout éloigné qu’il affectât d’être des affaires de Cour, elles ne laiſſoient pas d’avoir quelque influence ſur ſa conduite ou ſur ſes diſcours. L’air du tems influe ſouvent ſans qu’on s’en apperçoive. Mr. le Vayer né en 1588. avoit 22. ans, lorſque le bon Roi Henri IV. fut aſſaſſiné en 1610. Louis XIII. fut déclaré Majeur en 1614. & marié avec Anne d’Autriche de la branche d’Eſpagne en 1615. Richelieu Evêque du Luçon fut fait Sécretaire d’Etât en 1616. par la protection du Maréchal d’Ancre, qui avoit beaucoup de crédit auprès de la Reine Mere, Marie de Medicis, & duquel il abuſa.

En 1619. la Reine Mere ſe ſauva de Blois à Angoulême : Le Duc de Luynes fit revenir d’Avignon l’Evêque de Luçon ; celui-ci perſuada à la Reine Mere de ſe raccommoder avec le Roi ; leur entrevuë ſe fit en Touraine. Cependant cette Reine inſpirée par Richelieu, qui vouloit ſe rendre néceſſaire, remuoit toûjours, & donnât bien de la peine au Roi & à ſon Miniſtère, on promit en 1620. par le Duc de Luynes à Richelieu le chapeau rouge, & la Reine Mere, enſuite de quelque accommodement plâtré, entre en 1623. au Conſeil, mais à condition que l’Evéque du Luçon n’y entrera pas. Enfin en 1624. Richelieu, qui avoit été introduit par le Favori d’Ancre, eſt fait Cardinal par le moien du Favori Luynes & par la protection de la Reine Mere, entre au Conſeil. Il y a des diſputes pour la préséance. Un génie auſſi vaſte & entreprenant que l’étoit Richelieu, ne pouvoit manquer d’ennemis & d’envieux, mais de l’autre côté il avoit auſſi quantité d’amis. Sa grande capacité dans le maniement des affaires, les manieres polies, & ſur tout la protection générale qu’il accordoit aux Savans, le ſoûtenoient toujours, & le firent parvenir au plus éminent degré, où il pouvoit aſpirer. Nous avons été obligés de dire ici quelque mot de ce grand Cardinal d’autant plus, qu’il étoit le Mécène de nôtre Auteur, qui lui étoit en revanche véritablement attaché. Cependant il ne s’eſt aucunement mêlé dans les troubles & les agitations de la Cour. Entiérement livré aux lettres, il n’étoit occupé que de ſes études, ou s’il ſe livroit un peu au dehors, ce n’étoit que dans des compagnies choiſies. Il avoit près de cinquante ans, lors qu’il publia le premier de ſes écrits ; à la quantité qui nous en reſte, il eſt bien naturel de préſumer, qu’il y en avoit déjà bon nombre de prèts ; apparemment il ſuivoit le conſeil, que lui avoit donné le Pere Sirmond la premiere fois qu’il le vit, à ce que nous apprend Mr. Patin, qui le tenoit de Mr. Huet. Ce ſage & docte vieillard qui étoit plus que nonagenaire lui dit : « ne vous preſsés pas de rien donner au Public ; il n’y a rien dans les ſciences qui n’ait ſes coins & ſes recoins, où la vuë d’un jeune homme ne perce pas ; attendés que vous aiés cinquante ans sur la tête pour vous faire auteur. » Par précaution celui que nous citons ajoute : « Il ne s’agit pas ici des Orateurs, encore moins des Poëtes ; leur objet demande qu’ils profitent du tems où l’imagination a toute ſa force. »

Dès l’année 1623. nous voions, que ſa rare réputation étoit ſi ſolidement établie qu’on le plaçoit déjà parmi les Savans les plus renommés. L’Abbé de Villeloin avoit mis en françois un abregé de l’hiſtoire Romaine pour favoriser l’étude de Mr. le Duc de Rételois, fils du Duc de Nevers. Il nous dit, que ce Prince avoit le naturel beau & l’eſprit plus fin qu’il ne paroiſoit : Mademoiſelle de Gournai étoit un de ſes grands divertiſſemens, & quoi qu’il fût d’une humeur aſſés galante, ſi eſt-ce qu’il n’y avoit point de Dame qu’il n’eut quittée pour entretenir celle-ci…

Cette bonne Fille avoit l’ame candide & généreuſe. Sa beauté étoit plus de l’eſprit que du corps : elle ſavoit forces choſes, qui ne ſont pas ordinaires aux perſonnes de ſon ſexe. Il en eſt encore aujourd’hui à qui ce portrait ne conviendroit pas mal… Pluſieurs Savans Hommes la viſitoient auſſi fort ſouvent & la bonne Demoiſelle comptoit au rang de ſes meilleurs amis Mr. de la Mothe le Foyer. Mr. le Préſident Oger…

En cette même année 1634. les Savans, qui formerent le premier projet de l’Academie Françoiſe, s’aſſembloient déjà reguliérement. Le grand Miniſtre, qui malgré les embarras du Cabinet ne négligeoit rien de ce qui pouvoit concourir à illustrer le Regne de ſon Maître, & qui étoit Protecteur déclaré & connoiſſeur du vrai mérite, les honora d’une faveur toute ſinguliere.

Leur ſocieté fut établie en 1635. Ils eurent bien des obſtacles à eſſuïer, mais ils les ſurmonterent, & les lettres patentes pour la fondation de l’Academie Françoiſe accordées en Janvier 1637. furent enfin enregistrées le 10. Juillet… Le nombre de Quarante ne fut pas d’abord complet. Cette année fut heureuse à la France par bien des évenemens que nous offrent ſes Historiens. La ſuivante 1638. ne fut pas moins remarquable. Le 5. de Septembre le Ciel accorda au Roi & aux vœux de toute la France le Dauphin depuis le Grand Louis XIV.

Mr. le Vayer tenoit déjà depuis long tems un rang trop diſtingué parmi les Savans, pour qu’on pût ſoupçonner qu’il eût été négligé par le Cardinal. Mais Mr. le Vayer avoit trop de mérite pour n’avoir pas des envieux & des ennemis ; le Cardinal avoit aussi les siens. À la Cour il eſt ſouvent dangéreux, & ſur tout dans des tems difficiles, d’être estimé, ou d’être créature du Miniſtre. Le Vayer ſurmonta tous ces obstacles, ou plûtôt ils ne pûrent atteindre jusqu’à lui. Le nombre des Académiciens, comme nous l’avons déjà dit, n’étoit pas complet. [Hiſtoire de l’Academie Françoiſse.]Mr. Bardin & Mr. du Chatelet moururent presque en même tems & laiſſerent deux nouvelles places vacantes. On répara cette double perte en recevant Mr. Bourbons & Mr. d’Ablancourt. Il mourut encore environ ce tems-là deux autres Académiciens, Mr. Habert, Commiſſaire des Guerres & Mr. de Meziriac. On reçut enſuite & en même jour Mr. Eſprit & Mr. de la Mothe le Vayer. Le ſort les rangea, comme je viens de les nommer. Et enfin pour remplir la ſeule place, qui reſtoit du nombre de quarante, on proposa dans la même aſſemblée Mr. de Priézaz, Conſeiller d’Etât, qui fut reçu huit jours après. Voilà ce que nous en dit l’hiſtoire de l’Academie. Elle le met déjà ſur le Registre dès le 21. Mars 1638. & comme elle ne rapporte ſa reception, qu’au 14. Fevrier 1639. & que d’ailleurs il y a toûjours un certain intervalle entre la propoſition & l’admiſſion, ne ſeroit-on point aſſés bien fondé pour ſoupçonner, que durant cet eſpace les ennemis de Mr. le Vayer auront tâché de former des cabales pour empêcher ſa réception ? En ce cas ſon mérite ne pouvoit qu’en recevoir un nouveau relief. Comme à ſa réception le nombre des Academiciens n’étoit pas complet, & qu’il ne le fut que par celle de Mr. de Priézaz, il paroit que Balzac est un peu trop rigide, lors qu’il dit : « J’observe-en passant que Mr. Moreri ſe trompe, quand il dit, que la Mothe le Vayer fut des premiers, que l’on reçut dans l’Academie Françoiſe, cela ne se doit point dire d’un homme qui fut élu à la place d’un Academicien mort. »

Il eſt aſſés naturel de regarder comme des premiers tous ceux qui ſont ſur les Regîtres, avant que le nombre soit complet ; l’on pourroit même dire en un ſens, que Mr. de Priézaz fut du nombre des premiers, puisque ce fut par ſon admission que le nombre fut complet, pour la premiere fois.

Quelque décidé pourtant que fût le goût de nôtre Auteur pour la retraite, ſon admiſſion à l’Académie, toute flatteuſe qu’elle étoit, ne laiſſoit pas de lui dérober bien du tems, qu’il auroit plus volontiers emploié à composer des ouvrages, ou à relire & retoucher ceux qui étoient déjà composés. Mr. Patin obſerve, que juſqu’à l’année qu’il mourut, il fut en état de ſatisfaire pleinement ſa plus forte paſſion, qui étoit d’écrire des livres, il faut convenir, ajoute-t-il, que ceux, qu’il fit dans un âge décrépite devoient le faire trouver jeune dans ſa façon de penſer.

L’on en jugera mieux ſur ce qu’en dit Mr. Perrault dans les hommes illuſtres du dernier ſiécle. Après avoir dit, auſſi bien que Moreri, que Mr. le Vayer a été un des premiers, qui a été reçû à l’Academie Françoiſe lors de son établiſſement, il ajoute « les ouvrages, qu’il a compoſés & qui sont d’un nombre prodigieux, ſont dans les mains de tout le monde, & ont été recueillis en trois Volumes in folio & en quinze petits in 12mo. Il n’y a presque point de matiere de celles qui méritent l’attention & l’examen d’un homme de lettres, & particuliérement de queſtions de Morale, dont il n’ait écrit, & ſur lesquelles il n’ait rapporté presque tout ce qui a été dit par les anciens & les modernes. On le regarde comme le Plutarque de nôtre Siécle, ſoit pour ſon érudition qui n’a point de bornes, ſoit pour ſa maniere de raiſonner & de dire ſon ſentiment toûjours fort éloignée de l’air décisif des Dogmatiques. »

Quoiqu’il aimât beaucoup la tranquillité, ainſi que la plûpart des Gens de lettres. La retenuë, dont il faiſoit profeſſion, ne laissa pas d’eſſuïer une legère alteration. L’Académie dès son établiſſement s’étoit attachée à polir, à fixer, à reformer la langue Françoiſe. Mr. le Vayer avoit déjà un bon nombre de ſes ouvrages, auxquels il avoit travaillé dès long tems. Il ne vit pas volontiers, qu’un Etranger, un Gentilhomme Savoyard, Mr. de Vaugelas de la Famille des Barons de Peroges, qui tient encore aujourd’hui un rang diſtingué à Annecy, eut publié ses remarques ſur la langue Françoiſe ; en les adoptant il ſe voioit dans une eſpèce de néceſſité de repaſſer tout ce qu’il avoit écrit, d’y faire bien des changemens & des corrections, ſoit pour le style, ſoit pour les expreſſions, ſoit pour l’Ecriture ; & de la même maniere on a beau déclamer contre ceux, qui les premiers changent quelque choſe à l’orthographe ; elle eſt l’image des ſons & elle change comme eux, à la vérité un peu plus lentement « Mr. le Vayer ne put s’empêcher d’écrire contre ces Remarques non ſeulement plusieurs lettres, mais un Volume entier, où il ſe plaint fortement de la contrainte & des entraves que Mr. de Vaugelas donne au Stile de tous les Ecrivains par ses Remarques, qu’il prétend être pour la plûpart ou fauſſes ou inutiles. Quoique Mr. de Vaugelas ait eu une très grande raison de s’opposer à la corruption du langage & aux vicieuses façons de parler, ou qui n’étoient plus dans le plus bel usage, ou que le mauvais uſage introduiſoit. Mr. de la Mothe le Vayer ne pût ſouffrir qu’un nouveau venu lui fit des leçons & lui donnât des ſcrupules ſur une infinité de Dictions & de phraſes, dont il ſe ſervoit hardiment, & ſur lesquelles il vivoit dans le plus grand repos du monde, de même que la plûpart des meilleurs Ecrivains de son tems. »

Il reſſembloit, continuë le Savant que nous copions [Hiſtoire de l’Academie.] « à ces bons Religieux, qui accoutumés à leur ancienne diſcipline un peu relachée, ne peuvent ſouffrir, quoique d’ailleurs fort bons Religieux, qu’on vienne les reformer & les réduire à un genre de vie plus régulier & plus auſtère. Aussi eſt-il arrivé, que malgré toutes les plaintes, que lui & plusieurs autres ont fait contre les Remarques de Vaugelas, elles ont été reçuës avec un applaudiſſement univerſel, & que tous les Ecrivains, qui ſont venus depuis, les ont ſoigneuſement obſervées, à la reſerve d’un très petit nombre, que l’usage a abolies. »

L’histoire de l’Académie parlant de cette guerre litteraire de Mr. le Vayer contre Mr. de Vaugelas, s’en exprime en ces termes « le premier (des ouvrages de Vaugelas) eſt ce volume des Remarques ſur la langue Françoiſe contre lequel Mr. de la Mothe le Vayer a fait quelques obſervations & qui depuis peu a auſſi été combattu par le Sr. Dupleix ; Mais qui au jugement du Public mérite une eſtime très particuliére. Car non ſeulement la matiére en est très bonne pour la plus grande partie, & le Stile excellent & merveilleux, mais encore il y a dans tout le corps de l’ouvrage je ne ſai quoi d’honnête homme, tant de franchiſe, qu’on ne ſauroit presque s’empêcher d’en aimer l’auteur. »

C’est ſans doute ce caractère d’honnête homme, cette franchiſe, qui peint ſi bien le caractère de la Nation de Mr. le Vaugelas, joint à la délicateſſe de ſon eſprit, & à la pureté de ſon langage, qui fit, que lorsque pour rendre le Dictionnaire de l’Academie plus correct on commença par y lire & consulter les livres les plus célebres dans la langue Françoiſe & parmi les premiers l’on conte Amyot, Montagne, du Perron, & ceux de Mr. de Sales, Evêque de Geneve, qui depuis a été inſcrit dans le catalogue des Saints, & dont les illuſtres neveux font auſſi établis à Annecy, Reſidence des Evêques de Geneve.

Quelque occupé que fut Mr. de la Mothe le Vayer à la compoſition de ſes livres qui exigeoit un travail immenſe & aſſidu, il ne vaquoit pas moins aux occupations, que l’Académie exigeoit de lui ; il n’en étoit pas moins répandu dans un certain monde choiſi ; Alors le rôle d’un Savant devoit être difficile & épineux. La France, ſur tout la Cour, étoit dans un trouble continuel. Auſſi peut-on dire, que la Cour étoit un des livres qu’il étudioit le plus & avec le plus d’attention & cela lors même qu’il en marquoit un grand éloignement ; l’on peut voir dans ſes oeuvres quelle origine ou étimologie il donne au mot latin, qui déſigne la Cour ; à l’occaſion des Vents, que certains prétendus ſorciers vendent en Norvegue ; Il dit, qu’il en est de même à la Cour, & il ajoute : Aula une grande ſale, un veſtibule, la cour d’un Prince, ce mot vient du grec ἀυλὴ, inſtrument à vent, flutte, d’où eſt formé ἀυλητής joueur de fllûte ; ou bien de ἄυλος, d’où viennent Aulon, aulos, flute, inſtrument à vent, & aulus est un poiſſon, ainſi nommé à tubae ſimilitudine, quæ Græcè dicitur ἄυλος. Auſſi pour y bien guider ſa barque, un Pilote en doit parfaitement connoître les vents. L’on peut néanmoins conjecturer que l’étude de la Cour n’étoit rien moins que l’objet favori de Mr. le Vayer. Noïé, pour ainſi dire ou abſorbé dans la lecture & dans la compoſition des ſes ouvrages, il n’étoit guères possible, qu’il fut Courtisan aſſidu : Mais ſa réputation étoit trop étenduë, pour qu’il n’y fut pas connu.

Dire qu’un Savant, ſur tout un Savant de l’ordre de Mr. de la Mothe le Vayer eſt connu à la Cour, c’est à coup ſûr annoncer une connoissance bien vague, peut-être bien équivoque ; ſurtout ſi nous faiſſons attention qu’alors la Cour étoit toute partagée. Mr. le Vayer eut ſes approbateurs & ſes Cenſeurs à la Cour comme à la Ville. Pour mettre nos Lecteurs à portée d’en juger avec plus de juſteſſe & moins de partialité, nous nous contentons de rapporter ce qu’en disent les auteurs contemporains. Le Lecteur ne s’attend pas ſans doute à trouver que ceux qui ont écrit ſur Mr. de la Mothe le Vayer aient presque tous à l’uniſſon parlé à ſon avantage. Il étoit ſavant & même du premier ordre & en tout genre, ſes mœurs dans le fond étoient ſans reproche, il étoit vu de bon oeil, & recherché dans les meilleures compagnies ; il étoit eſtimé du Miniſtre ; celui-ci qui étoit vraiment connoiſſeur le deſtinoit à l’Inſtruction du Roi. En voilà bien plus qu’il n’en faut pour lui avoir ſuſcité des envieux, des jaloux, des ennemis : auſſi firent-ils tous leurs efforts pour le faire passer pour un homme ſans réligion. Nous laiſſons au Lecteur à en juger ſur la ſuite de ce discours. Les auteurs que nous avons ſous les yeux, débutent par parler de lui comme Précepteur, ou du moins deſtiné à être Précepteur du jeune Roi Louis XIV. ou du Duc d’Anjou, de là ils rétrogradent pour amener le peu qu’ils diſent de ce grand Homme.

Il étoit membre de l’Academie. Le Dauphin étoit né en 1638. le Duc d’Anjou, qui fut depuis Duc d’Orleans naquit en 1640. le 21. Decembre. Mazarin entroit ſur la scène. La Reine Mere Marie de Medicis mourut à Cologne le 3. Juillet 1642. agée de 68. ans, & Richelieu ſubit le même ſort dans ſon Palais à Paris à l’agevde 58. ans ; ainsi Mr. de la Mothe le Vayer perdit avec lui un Protecteur d’autant plus solide, qu’il étoit connoiſſeur. Le même jour de la mort du Cardinal de Richelieu, le Roi fit entrer dans ſon Conseil le Cardinal Mazarin, & après avoir déféré la Régence à la Reine & déclaré le Duc d’Orleans Lieutenant Général du Roi Mineur, il mourut le 24. May.

Louis XIV. commença donc de regner à l’age de cinq ans, ſous la tutelle de la Reine ſa Mere. Il eut d’abord pour Gouverneur le Marquis de Villeroi, & pour Précepteur l’Abbé de Beaumont, connu ſous le nom de Péréfixe, depuis Archevêque de Paris. Il y a toute apparence, que pour ce dernier emploi Mr. de la Mothe le Vayer avoit été mis ſur les rangs ; il n’eſt pas difficile de pénetrer, qu’il ſe trouva à la Cour des gens officieux, qui ne manquèrent pas de prétextes auprès de la Reine pour détourner ce choix. On jugera mieux de ceci par la citation de Mareri. « Quand il fut queſtion, dit-il, de donner un Précepteur au Roi, on jetta principalement les yeux ſur Mr. de la Mothe le Vayer, comme ſur celui, que le Cardinal de Richelieu avoit deſtiné à cette charge, tant à cauſe du beau livre qu’il avoit fait ſur l’éducation de Mr. le Dauphin, qu’en égard à la réputation, qu’il s’étoit aquiſe d’être le Plutarque de la France ; Mais la Reine aiant reſolu de ne donner cet emploi à un Homme marié, il fallut ſonger à un autre. »

Le prétexte eſt ſi foible, qu’il eſt aisé de voir, que les ennemis de Mr. le Vayer vouloient faire dire quelque choſe à la bonne Reine, & que cependant ils n’avoient rien à objecter contre lui, ſoit pour les mœurs, ſoit pour les talents. D’ailleurs il eſt rare, que ſous un nouveau Miniſtre l’on ſuive exactement le plan de celui, qui l’a précedé ; chacun a ſes créatures. Ce poſte lui aiant manqué, il ne changea pas ſon train de vie, lorſque nous diſons manqué, ce terme ne doit être pris à la rigueur, puiſqu’il n’eſt dit nulle part, qu’il l’eût ſollicité ni recherché, outre qu’il y en avoit encore d’autres ſur les rangs, & l’on fait qu’il y en a eu plus d’un qui y ont été, & qui n’ont pû y tenir long tems ; Dans de pareils emplois les appartemens ſont marquettés de glace. Voici à cette occaſion ce que dit un Auteur contemporain : [Naudé Dialogue de Maſcuvat p.375.]« Auſſi m’etois-je toûjours perſuadé, qu’une des difficiles choſes qui fut en Cour, étoit le choix des Hommes : Mais je l’épreuvai entierement lorſqu’il fut queſtion de donner un Précepteur au Roi…

« La Reine n’en vouloit pas, qui fut marié, il fallut ſonger à un autre, qui fut Mr. Aubert, Abbé de St. Remy, Principal du College de Laon, Profeſſeur en langue grecque… mais ni lui ni Mr. Gaſſendi ni Mr. Rigaud ne reſiſterent pas aux intrigues de Cour. Mais quoiqu’il en ſoit, la recherche particuliere, qu’on fit de ces Grands Hommes témoigne aſsés que l’intention de la Cour eſt toûjours bonne. A quoi, ſi elle ne réuſſit pas ſi ſouvent ni ſi facilement, qu’on le voudroit bien, il n’en faut attribuer la cauſe, qu’à ces maudites intrigues, qu’à ces cabales & factions, dont elle eſt toute pleine. Ne voins-nous pas ſouvent dans les maiſons des particuliers, que les brigues & partis des ſerviteurs & ſervantes donnent bien de la peine aux Maîtres & Maîtreſſes. »

Maxima quæque domus
ſervis eſt plena ſuperbis &c.

D’ailleurs Mr. le Vayer rappelle dans un endroit, que Lucien a dit, que ceux que les Dieux haïſſoient, ils les faiſoient Précepteurs. Quem Dii oderint, fecerint Præceptorem. Melanchton a traité cette matiére plus amplement dans une harangue de miſeriis Paedagogorum, à l’occaſion de Tanaquil le Fevre, qui étoit ſavant, mais qui n’étoit pas riche. Cependant, quelque épineuſe que ſoit cette fonction, la regle n’eſt point ſans exception. Il eſt toûjours glorieux & même, agréable de donner ſes foins à des jeunes Princes, ſur tout quand les exemples de ceux à qui ils doivent le jour, préviennent & appuient les inſtructions d’un Précepteur bien choiſi : Il n’y a pas de doute que tout homme chargé de l’éducation ou de l’inſtruction d’un jeune Prince trouvera de grands ſecours dans les Œuvres de Mr. de la Mothe le Vayer. L’on y voit presque partout ſon but principal : un grand fonds de droiture, la réligion & les bonnes mœurs. Il paroit même qu’il s’étudioit plus au fonds & à la ſolidité des ſentimens qu’à la tournure qu’il auroit pu leur donner en ſe gênant ou en poliſſant ſon ſtyle. Il ſentit pourtant qu’il écrivoit pour le Public ; & ce fut pour plaire à ce même Public qu’on voit qu’il eſſaia à la fin de retoucher ſon ſtyle. Sur quoi l’on peut voir ce qu’en dit Vigneul de Marville. « L’Académie le conſiderois comme un de ſes premiers ſujets, mais le monde le regardoit comme un bourru, qui vivoit à ſa fantaiſie & en Philoſophe Sceptique. » Il a négligé de nous dire de quelle eſpèce étoit ce monde, dont il parle, il prévoioit apparemment, qu’il ne mourroit pas ſitôt, « ſa phyſionomie, continue l’auteur, & ſa manière de s’habiller, faiſoient juger à quiconque le voioit, que c’étoit un homme extraordinaire. Il marchoit toûjours, la tête levée, & les yeux attachés aux Enſeignes des ruës par-où il paſſoit ; » & c’eſt par cette raiſon, que Vigneul, avant de le connoitre, le prenoit pour un aſtrologue.

A ces traits & à quelques autres que nous pourrons encore rapporter, il eſt aisé de voir, qu’il en étoit de Mr. le Vayer, comme de bien d’autres perſonnages d’un mérite diſtingué, c’eſt à dire qu’il ne plaiſoit pas également à tout le monde. Il avoit des envieux, il avoit des ennemis ; dès qu’on en veut à quelqu’un il n’eſt pas difficile de lui trouver quelques défauts, il l’eſt encore moins de les groſſir, de les envenimer. Il y a en vérité bien de la rigueur à juger d’un homme ſur des rapports, ſur quelques diſcours, qui peuvent lui être par fois échappés ; il eſt des tems, des diſpoſitions, des ſituations, des circonſtances, où un homme n’eſt rien moins que ſemblable à lui même ; il peut être quelque fois chatouillé ſelon les perſonnes avec qui il ſe trouve. Nous ne devons pas omettre la tournure que donnent à leurs diſcours les rapporteurs qui ſouvent y mettent aſſés du leur. Pour faire de ce grand homme un portrait plus reſſemblant, nous n’avons qu’à copier Mr. Bayle « Il avoit, dit-il, plus d’érudition & de lecture que la plupart de ſes Confreres de l’Académie, mais ils écrivoient preſque tous plus élégamment que lui. » On pourroit regarder cette apoſtille comme une preuve qu’il y alloit tout rondement & que comme il écrivoit beaucoup, il n’y cherchoit pas tant de fineſſe ; d’ailleurs cela ne fait rien à ſon caractère, & ce défaut n’eſt pas ſi rare qu’on pourroit le croire.

Dans le fond « c’étoit un homme d’une conduite reglée, ſemblable à celle des anciens Sages. Un vrai Philoſophe dans ſes mœurs, qui mepriſoit même les plaiſirs permis, & qui aimoit paſſionnément la vie de Cabinet, à lire & à compoſer des livres. Il étoit grand Sceptique, & on le ſoupçonna de n’avoir aucune Réligion. » Et voilà le grand cheval de bataille de ceux qui ne ſavent plus que dire pour nuire à un Savant. Auſſi Bayle ajoute-t-il, en citant Mr. l’Abbé d’Olivet ſavant integre & connoiſſeur « que le Pirrhoniſme de Mr. le Vayer ne s’étendoit pas aux vérités de la Foi. Il y a, continuë-t-il, beaucoup de profit à faire dans la lecture de cet Ecrivain & nous n’avons point d’auteur François qui approche plus de Plutarque que celui-ci. » Pour mieux faire voir à quel point ſe laiſſe quelque fois emporter un écrivain, qui croit ſe donner du relief en aviliſſant le mérite, il s’eſt bien trouvé un Auteur qui prétend que les ouvrages de la Mothe le Vayer [Vigneul Marville, Mélang d’Hiſt. & de Litt. T.II.p.300]ne ſont qu’un amas de ce qu’il avoit trouvé de meilleur dans le cours de ſes lectures, qu’on liſoit autrefois ces ſortes de rapſodies mais quelles ne ſont plus de nôtre goût. Voici ſa défenſe par Mr. Bayle qui parle en conoiſſeur « Il y a trop de dureté & trop d’injuſtice dans ce jugement : Les perſonnes équitables mettront toûjours une grande différence entre les Ecrits de la Mothe le Vayer & les Rapſodies…

« il ſe contentoit de confirmer ſes pensées par celles des plus excellens auteurs de l’antiquité, ou d’emploier des éruditions, qui fourniſſoient de nouvelles vues par l’application, qu’il en faiſoit, & par les conſequences, qu’il en tiroit … il débite du ſien une infinité de choſes, il y mêle beaucoup d’eſprit ; il reſulte de tout cela un ouvrage dont la lecture eſt utile & plait aux connoiſſeurs. Mr. D. V. M. croit faire beaucoup d’honneur à la France en diſant, que les Rapſodies de la Mothe le Vayer ne ſont plus de nôtre goût … mais il eſt à craindre qu’on ne ſe confirme par là dans le jugement que font pluſieurs Etrangers, que la France très dégôutée de tout ce qui ſent l’Erudition, ne s’occupe qu’à polir ſa langue, &c… Je fais cette remarque, dit-il en marge, afin qu’on voie, que ſi la Mothe le Vayer n’eſt point lû comme autrefois, cela procede d’un dégoût général de preſque tout ce qui n’a pas la grace de la nouveauté. »

Enfin ſes ennemis, ou plutôt ſes envieux en cherchant à lui nuire, ne firent que contribuer à faire mieux connoitre ſon mérite : les deux Cardinaux lui rendirent plus de juſtice ; En dépit de la Cabale qui avoit empêché, qu’il ne fût d’abord Précepteur du Roi, il le fut de Monſeigneur Frere du Roi, depuis Duc d’Orleans. Il eſt sûr, que dès le miniſtère de Richelieu il avoit été deſtiné pour le Roi, emploi auſſi difficile que diſtingué. Malgré tout ce qui fut tenté pour l’en écarter, l’on n’objecta d’autre motif, que la réſolution de la Reine, de ne pas confier ce poſte à un Homme marié. L’on avoit déjà la plus grande partie des ſes ouvrages, Richelieu avoit vû & examiné ceux, qui avoient pour objet l’Education du Dauphin : Comme il a écrit ſur quantité de ſujets de différente eſpèce & de different goût, les envieux n’eurent pas de peine à trouver quelques articles à l’occaſion deſquels ſous prétexte de Scepticiſme ou de Pyrrhoniſme, ils ſe crurent aſſés forts pour le taxer d’irréligion. Rien n’eſt ſi aisé qu’une pareille imputation. Un Journaliſte n’a pas rougi d’en avoir accusé Mr. Huet, qui a été généralement reconnu pour un ſaint & ſavant Evêque. Auſſi dès le tems même où Mr. le Vayer étoit attaqué, il ne manqua pas de Savans integres qui ſe firent honneur de repouſſer & de détruire ces noires invectives. Voici ce que dit un de ſes défenſeurs, ou plûtot un défenſeur de la vérité « Un obſtacle innocent lui aiant donc fait manquer la premiére place, qui puiſſe être confiée à un homme de lettres, il eut la ſeconde, celle de Précepteur de Philippe alors Duc d’Anjou & depuis Duc d’Orleans, Frere unique de Louis XIV. Je ne puis diſſimuler que la doctrine répanduë dans les Ecrits de ce Savant homme paroit tendre au Pyrrhonisme ; mais auſſi rendons lui juſtice, qu’il prend toute ſorte de précautions & dans une infinité d’endroits pour faire, bien ſentir qu’il ne confond nullement & qu’on ne doit nullement confondre la nature des connoiſſances humaines, dont il nie l’évidence avec la nature des vérités révelées, dont il reconnoit la certitude.

« Peut-on, comme il le prétend, tenir en même tems pour douteux les objets de la raiſon & des, ſens & pour certains les objets de la Foi ? Si ce n’eſt là une contradiction formelle, c’eſt du moins un étrange paradoxe. « Mais je ne laiſſe pourtant pas de dire, qu’en parlant, d’un Pyrrhonien de ce caractère, il eſt juſte d’obſerver & pour ſon honneur & pour l’édification publique, qu’il n’a donné ou crû donner nulle atteinte à ſa Réligion. Juſtice duë, ſur tout à Mr. de la Mothe le Vayer. dont les glorieux emplois nous parlent en ſa faveur, & qui comme Bayle lui-même l’a dit, étoit un homme d’une conduite reglée & ſemblable à celle des Sages, un vrai Philoſophe dans ſes mœurs. »

Pour mieux appuier cette défenſe, nous n’avons qu’à le conſulter lui-même.

Il parle avec trop de franchiſe pour qu’on puiſſe le ſoupçonner de reſtrictions.

Voici comment il s’exprime dans un de ſes ouvrages. [De la liberté philoſoph. Ch. IV.]« Or aiant ainſi reglé ce qui eſt de la liberté philoſophique & demeurant pour réſolu qu’elle ne doit jamais s’étendre jusqu’aux choſes, qui vont contre la réligion, la Police, ou les bonnes mœurs, il nous reſte à conſiderer s’il eſt vraiſemblable, qu’il ſe trouve des hommes, qui jouiſſent en tout le reſte d’une vraie liberté philoſophique, & qui n’aiant plus de paſſions dereglées qui mépriſent les honneurs, les plaiſirs, les richeſſes & tous les autres biens, qui ne s’acquierent ou ne ſe conſervent que par la perte de nôtre liberté. »

Quiconque lira ſes ouvrages ſans prévention, y trouvera par tout le caractere de l’honnête homme, du Philoſophe & du bon Chrétien. « Au milieu de ſa nombreuſe Bibliotheque il ſe voioit entouré de livres écrits en divers ſiécles, en diverſes langues, dont l’un lui diſoit blanc, l’autre noir. Frappé d’y trouver cette multiplicité, cette contrarieté, d’opinions ſur tous les points que Dieu a livrés à la diſpute des hommes, il en vint à conclure, que la Sceptique étoit de toutes les Philoſophies la plus ſenſeé. Heureux ceux qui comme lui, ne chancellent que dans les routes de l’hiſtoire & de la Phyſique ! Un doute éclairé peut quelque fois ſervir de flambeau pour s’y conduire. Mais ſi le Pyrrhoniſme étend ſes droits jusque ſur la Morale, il ne ſauroit qu’être l’auteur de tous les maux & le deſtructeur de toute ſocieté. » [Mascurat.]

Du caractère dont il étoit avec un eſprit vif & orné, il étoit aiſſés difficile, qu’il pût plaire à toutes ſortes de génies. Souvent il étoit exposé à ſe rencontrer avec des gens, à qui il ne convenoit pas, & qui peut-être par-là même raiſon lui convenoient encore moins. D’ailleurs il étoit en général d’une converſation très agréable, fourniſſant infiniment, ſur quelque matiére que ce fût. Il paroiſſoit quelques fois contrediſant, mais il n’étoit nullement opiniatre ni entêté ; toutes les opinions lui étant preſque indifférentes à la reſerve de celles dont la Foi ne permet pas que l’on doute. Il y a toute apparence que la Reine, d’ailleurs occupée de tant d’autres affaires des plus épineuſes, céda en partie aux faux rapports, ou aux inſinuations déſavantageuſes, ſi ordinaires dans les Cours, lorsqu’elle ne le choiſit pas d’abord pour être auprès du Roi, mais d’un autre côté ces inſinuations ne devoient pas être d’un ſi grand poids, puiſqu’on le mit auprès du Duc d’Anjou, frere du jeune Monarque. Ses ennemis ne ſachant que dire d’aſſés fort contre lui, chercherent à inſinuer, que quelques-uns de ſes ouvrages, qui paroiſſoient trop libres, l’avoient empêché d’avoir la premiere place ; Mais ſi ces motifs euſſent été d’un aſſés grand poids auprès de la Reine & du Cardinal Mazarin, l’on ſe ſeroit bien gardé de lui confier le jeune Prince Frere du Roi ; le Cardinal ſe connoiſſoit trop bien en gens pour ne pas ſavoir, qu’un Philoſophe, qui ſe laiſſe aller à un certain Pyrrhoniſme ſur quelques points, par je ne ſai quelle enfilade de raiſonnement, eſt d’un tout autre caractère qu’un homme, qui devient impie par libertinage & par débauche.

Ce fut en 1649. qu’il fut placé auprès du Duc d’Anjou. Ce Prince étoit agé de neuf ans, & de deux ans, plus jeune que le Roi. Cette années eſt aſſés remarquable par la confuſion ou étoient la Cour & tout le Roiaume. Le Roi, dont la paix de Munſter faiſoit reſpecter la puiſſance dans toute l’Europe, s’étoit vû réduit par les Frondeurs à ſortir de ſa Capitale. Il ſe retira à St. Germain la nuit du 6. & le 7. de Janvier, Mr. le Prince accompagné du Duc d’Orleans fit le Blocus de Paris. Tous ces évenemens fourniſſoient une ample matiere aux réflexions & aux inſtructions de ceux, qui étoient auprès du Roi & du Prince ſon Frere. Mr. de la Mothe le Vayer ſe ſoutint dans ces tems orageux ; il n’en fut pas de même de ceux qu’on avoit placés auprès du Roi. Mr. Aubert, Abbé de St. Remy, Principal du College de Laon, Profeſſeur en langue grecque, homme ſavant & d’une probité connuë ne put demeurer long tems dans ce Poſte. Mr. Gaſſendi ce grand Philoſophe, Mathématicien & Aſtronome, eut le même ſort ; autant en avint à Mr. Rigaud : Mr. l’Abbé de Beaumont, Docteur en Théologie & enſuite Evêque de Rodès s’y maintint plus long tems.

Quelque occupé que fut Mr. de la Mothe le Vayer de ſes fonctions auprès de Monſieur, il ne laiſſoit pas de trouver du tems pour la continuation de ſes autres ouvrages. Dans tous ces embarras il ne perdit jamais de vuë l’éducation de Mr. ſon Fils. Il avoit eu ce Fils de ſa premiére femme, qui étoit fille d’un Ecoſſois, Conſeiller au Préſidial de Poitiers. Elle étoit veuve du Sr. Criton auſſi Ecoſſois, qui étoit mort le 8. Avril 1611. lorſqu’elle épouſa Mr. de la Mothe le Vayer. Elle avoit refuſé un frere de Mr. de Luynes, qu’on a vû Duc & Connêtable. Il y a bien d’apparence, que lorſqu’elle refuſa ce Mr. de Cadenet, elle ne prévoioit pas que ſon frere dût jamais parvenir à un ſi haut degré de fortune. Un article eſſentiel, & qui doit être d’un grand poids en faveur de Mr. de la Mothe le Vayer c’eſt l’éducation qu’il avoit donnée à ſon fils, tant du côté des ſciences & des lettres, que par rapport à la Réligion. Ce fils étoit Abbé ; il ſe diſtingua beaucoup par ſes ouvrages. Il raſſembla en un Corps les Œuvres de ſon Pere & les publia en 1653. il les dédia au Cardinal Mazarin. Cet ouvrage excellent en tant de genres fut bientôt enlevé, & le même Abbé en donna une ſeconde édition qui eut encore le ſort & le même ſuccès qu’avoit eu la premiere ; l’Abbé encouragé par l’approbation du Public, en donna une troiſiéme édition plus ample & plus correcte que les deux premiéres & la dédia au Roi en 1662. Il avoit donné en 1656. une traduction de Florus avec d’excellentes notes : elle eſt accompagnée d’un Commentaire docte & curieux, où celle de Coeffeteau eſt bien critiquée. Elle portoit à la vérité le nom de Monſieur, Frere du Roi. Ce Prince pouvoit bien y avoir eu quelque part dans ſes exercices, mais le Public ſavoit vraiſemblablement à quoi s’en tenir. Cet Abbé digne fils d’un Pere ſi ſavant étoit dans une ſi grande eſtime qu’on lui attribua environ dans ce tems, le Roman de Tarſis & Zélie, qui étoit d’un de ſes Couſins, Mr. le Vayer de Boutigny, Maître de Requêtes, qui eſt mort en 1688. & c’eſt d’après l’exemplaire de ce Boutigny, qu’on a réimprimé cette nouvelle Edition des Œuvres de la Mothe le Vayer.

L’Abbé le Vayer eſt encore l’Auteur d’une Hiſtoire Comique, qui a pour titre le Paraſite Mormon. Une preuve de la conſidération où étoient le Pere & le fils, c’eſt que ce fût à l’Abbé le Vayer que Mr. Deſpréaux adreſſa en 1664. ſa 4.me Satyre, qui commence par ces vers :

D’où vient cher le Vayer, que l’homme le plus ſage,
Croit toûjours ſeul avoir la ſageſſe en partage ?

Ce fût encore au même Abbé, qu’il écrivit ſa diſſertation ſur Joconde. Il faiſoit les délices & toute la conſolation de ce cher Pere, auſſi la mort, qui l’enleva à l’age d’environ 35. ans en 1664. combla ſon Pere d’une ſi grande triſteſſe, qu’il en parut inconſolable. Voici comment Mr. Patin en écrivit en Septembre 1664. dans une de ſes lettres. [Lettre 326 p.656. du II. Vol.]« Nous avons ici un homme fort affligé. C’eſt Mr. de la Mothe le Vayer. Il avoit un fils unique d’environ 35. ans qui eſt tombé malade d’une fiévre continuë, à qui Meſſieurs Eſprit, Brayer & Bodineau ont donné trois fois le vin émétique & l’ont envoié au Païs d’où perſonne ne revient. »

C’étoit ſans doute une ſatisfaction bien douce pour un Homme de la trempe de Mr. le Vayer, que d’avoir Un fils qui lui faiſoit tant d’honneur, & qui ſoûtenoit ſi dignement ſon nom & celui de ſa famille. Il le ſécondoit dans ſes ouvrages & dans ſes fonctions. Quiconque lira ſes Ouvrages, ſurtout ceux qui ont pour objet l’éducation d’un grand Prince, verra combien il étoit attentif à celle de Monſieur.

Il ſe faiſoit une gloire en inſinuant à ce Prince le goût des Sciences, de le porter à protéger & accueillir ceux, qui les cultivent. Nous n’en ſaurions donner de meilleure preuve qu’en citant ce que dit un Savant à cette occaſion.

[Memoires de Marolle T. I. p.368.]« Je donnai auſſi, dit-il, vers le commencement de l’année 1653. une traduction de Perſe & Juvenal avec des remarques ſur chaque Satyre de ces deux Poëtes illuſtres & je dédiai cet ouvrage à Monſieur, qui le reçût par les mains de Mr. de la Mothe le Vayer ſon Précepteur, & eût la bonté de me faire ſavoir par un Gentilhomme de ſa Maiſon qu’il m’en ſavoit gré. « Je le fus remercier d’une ſi grande grace, & je puis bien croire, que les bons offices de Mr. de la Mothe me l’avoient procurée, lui qui avec tant de généroſité a toûjours fait profeſſion d’obliger ſes amis & ſur tout ceux, qui s’appliquent aux Lettres. Ce grand perſonnage, à qui ſa haute vertu & ſon ſavoir très exquis ont mérité les emplois, qu’il a ſi dignement exercés, eſt heureux par la joie, qu’il ſe peut promettre d’un fils unique qui a tant d’amour pour les Belles Lettres, & tant de capacité de faire bien toutes choſes pour acquerir une réputation digne de ſon courage & de la gloire de ſon nom. »

Conſtant dans ſon train de vie, dans ſes occupations, dans ſes loiſirs, ſi tant eſt qu’il en eût, Mr. le Vayer s’acquitta ſi dignement de ſon emploi auprès de Monſieur, qu’enfin la Reine ne pût lui refuſer la juſtice, qu’il méritoit à tant égards. S. M. avoit été plus à portée de l’examiner de près & d’éclaircir les fauſſetés des premiéres inſinuations ; d’ailleurs il étoit veuf & il avoit encore ſon digne fils, ainſi la raiſon ou le prétexte, par où il avoit été d’abord exclu de la place de Précepteur du Roi ne ſubſiſtant plus, la Reine de ſon propre mouvement le choiſit auſſi pour cette place, où pluſieurs avoient déjà échoué. Ce fût au mois de Mai 1652. Le voilà donc au comble de la gloire à laquelle on croiroit que peut aſpirer un homme ſi diſtingué dans le monde litéraire, & dans celui de la Cour. Mais où eſt l’homme qui nous ait encore fourni un exemple vrai du parfait bonheur ici bas ? La Cour qui même dans les tems les plus ſereins eſt comme la mer expoſée au flux & reflux, aux orages, aux tempêtes, aux écueils, ou comme la terre ſujette aux ſecouſſes, aux tremblemens, aux éruptions, étoit alors agitée au dedans & au dehors.

Mazarin, contre lequel il y avoit eu des Arrêts fulminans, étoit abſent, & n’en influoit pas moins ſur la conduite de la Reine. Il revint de Cologne joindre le Roi à Poitiers & le ramena à Angers. Le ſéjour du Cardinal ne pût être long, il quitta de nouveau la Cour, & ſe retira à Bouillon le 19. Aout.

En 1653. le Cardinal revint à Paris. Les orages étoient comme paſſés, les traverſes n’avoient fait qu’ébranler ſa fortune ; elles n’avoient pû la renverſer, il parvint à ſe faire reſpecter. Quel champ pour la prudence & la circonſpection requiſes dans le poſte de Mr. le Vayer ! Les Muſes aiment le repos ; il ne lui étoit guères poſſible de donner au Roi des leçons ou des inſtructions ſuivies : quoiqu’il fût de quelques Voiages de S. M. comme nous le voions par les Dédicaces que Mr. l’Abbé a mis devant les Ouvrages de ſon Pere. L’an 1654. dût fournir à Mr. le Vayer des occupations bien ſublimes tant pour les inſtructions du Roi, que pour celles de Monſieur. Le jeune Monarque fût ſacré à Rheims le 7. Juin par l’Evêque de Soiſſons, Henri de Savoie, Duc de Némours nommé à l’Archéveché de Rheims n’aians pas encore l’ordre de la Prêtriſe. Mr. le Vayer dût en cette même année être à portée de conferer avec la Reine Chriſtine de Suede, qui faiſoit grand cas des hommes ſavans. Après avoir abdiqué la Couronne le 16. Juin en faveur de Charles Guſtave Duc de Deux-Ponts de la branche de Baviere Palatine, ſon Couſin germain, elle paſſa par la France, & delà alla à Rome, où elle mourut en 1689.

La carriére, dans laquelle entroit Louis ſurnommé alors Dieu-donné, pouvoit bien laiſſer quelques intervalles aux inſtructions de Mr. le Vayer : mais elle étoit & trop brillante & trop variée, pour qu’il pût tenir ſon Roial Eleve dans des exercices fixes & reglés. Ce Télémaque n’étoit pas toûjours ſous les yeux de ſon Mentor.

Celui-ci quoiqu’il eût la prudence de ſe maintenir en eſtime & en crédit à la Cour, ne laiſſoit pas de décliner par rapport à l’âge. Il n’en eſt pas moins vrai, que ſes ouvrages ne ſe reſſentent guères de ce déclin. L’on a pu voir par la protection conſtante dont Louis XIV. a honoré les gens de lettres, combien l’on doit en être redevable à ceux, qui avoient aidé à former ſon cœur & qui y avoient jetté ces premiéres ſemences, dont les fruits ont concouru avec tant de ſuccès à rendre immortelle la mémoire de ce Monarque. L’année 1655. en voiant reprendre les propoſitions de Paix avec l’Eſpagne, vit entamer le projet du mariage du Roi avec l’Infante Marie Théreſe. Le Cardinal avoit ce projet trop à cœur : Mais ce ne fût qu’en 1659. que les conférences de Ile des Faiſans entre le Cardinal & Don Louis de Haro, la Paix des Pyrénées & l’accord du mariage de Louis XIV. eurent lieu. Ce dernier article en rempliſſant l’eſprit du Roi donna le plus d’occupations à ceux, qui étoient attachés de plus près à ſa perſonne. Ceux qui conſeilloient le Roi furent bien d’avis, pour applanir les difficultés, qu’il renonçât à la Succeſſion d’Eſpagne, dont le Roi Philippe connut lui-même ſi bien le foible, qu’en ſignant le Traité, il ne pût s’empêcher de dire : Eſto es una patarata. Le mariage du Roi, qui ſe fit à St. Jean de Luz, le 9. Juin 1660. apporta beaucoup de changement dans les offices de ceux, qui étoient auprès de ſa perſonne. Mr. le Vayer fût rendu tout entier à Monſieur, & peut-être y avoit-il dejà bien du tems, que ſes fonctions auprès de la perſonne du Roi n’étoient qu’honoraires. Tout vaſte & ſublime qu’ait été le génie de ce Monarque, on ſait, qu’il en eſt plus redévable à la Nature, qu’à la culture. On aſſure même à cette occaſion, qu’il ſe plaignoit un jour à la Reine ſa mere de ce qu’on ne l’avoit pas fait mieux étudier, & que ſur ce que la Reine lui dit : Mais vous ne vouliès pas vous appliquer ? il reprit avec vivacité ; eh ! n’y avoit-il pas des verges dans mon Roiaume ? Quiconque aime les enfans & ſur tout les jeunes Princes ne trouvera peut-être pas tout à fait cette anecdote hors d’œuvre.

Mr. de la Mothe le Vayer cultivoit de plus près, autant que les circonſtances le permettoient, la perſonne de Monſieur. Réconnoiſſant & droit comme il l’étoit, il ne pût qu’être ſenſiblement touché de la perte du Cardinal Mazarin, qui mourut à Vincennes le 9. Mars 1661. âgé de 59. ans. Lorſque nous liſons dans Mr. Peliſſon, que Mr. de la Mothe le Vayer a fait la fonction de Précepteur du Roi pendant un an, l’on ne peut conclure autre choſe ſi non que lorſque Mr. Peliſſon écrivoit en 1653. il y avoit près d’un an, qu’il étoit dans cette charge, d’ailleurs nous ne trouvons aucun monument, qui nous inſinue, qu’il ait été remercié, encore moins congédié.

Tous ceux qui nous parlent de ce Philoſophe, ſoit en bien ſoit en mal, n’avancent même rien, qui puiſſe faire croire qu’il ait été contrecarré dans ſes fonctions. On croiroit naturellement, qu’à ſon âge & dans le poſte où il étoit avec le rang, le titre & les honneurs de Conſeiller d’Etat ordinaire, il devoit mener une vie des plus douces & remplie d’agrémens. L’on n’a pour ſe désabuſer qu’à lire ce qu’il écrit dans ſa lettre CXXXIV. que s’il étoit de ſon choix de recommencer ſa carriere, il n’échangeroit pas les trois jours calamiteux, qui lui reſtent dans un âge ſi avancé, contre les longues années que ſe promettent une infinité des jeunes gens, dont il connoit tous les divertiſſemens ; nous oſons attendre de l’indulgence de quelque Lecteurs, que nous ne les ennuierons pas en inſérant ici ce que dit un Auteur, qui eſt entre les mains de tout le monde. [Bayle dans la note F. de l’article Le Vayer.]Je ſuppoſe avec une grande vraiſemblance un fait ſur le quel Mr. de la Mothe le Vayer ne s’eſt pas expliqué préciſement. C’eſt que la carriere de la vie, qu’il n’eût. pas voulu recommencer, ſeroit la même qu’il avoit preſque achevée ; d’où je conclus qu’il n’y a guères de rôles qui paroîſſent dignes d’être répétés ſur le théatre du monde à un homme de jugement ; car celui, qui étoit échû à la Mothe le Vayer étoit le plus ſouhaitable, que l’on puiſſe concevoir dans cette claſſe de perſonnes. Il n’y manquait aucun agrément ſi nous en jugeons par l’extérieur. C’eſt un avantage que tous les hommes de Lettres & bien d’autres auſſi ſe donneroient, ſi cela dépendoit d’eux. Il fut très bien élevé par un Pere docte, & que ſon mérite & ſes emplois rendirent conſidérable. Il fût utilement aimé, & conſidéré des deux Cardinaux qui gouvernerent la France ſucceſſivement. Les beaux titres & les emplois honorables ne lui manquerent point. Car il fut Conſeiller d’état ordinaire & Précepteur du Frere unique du Roi. (Il le fut auſſi du Roi)

Il ſe diſtingua glorieuſement parmi les auteurs & mérita une place dans l’Académie Françoiſe. Les ouvrages qu’il publia en très grand nombre, eurent beaucoup de débit. Ils furent mis ſous la preſſe diverſes fois ſéparément, & puis en corps. Il eut du bien autant, que ſa condition le demandoit. Il s’étoit un peu égaré dans les plaiſirs pendant les feux de ſa première jeuneſſe ; mais il s’en délivra bien tôt, & depuis il mena très conſtamment une vie pure, qui le fit regarder comme un Sectateur rigide de la plus belle Morale, de ſorte qu’il acquit par-là une eſtime ſingulière. C’eſt une plus grande perfection d’être toûjours ſage que de le devenir par la voie de l’amendement ; Mais il eſt plus difficile de ſe convertir à la ſageſſe, que de s’en écarter jamais. Il y avoit donc dans cette partie du rôle de la Mothe le Vayer une eſpèce d’agrément. Elle faiſoit ſouvenir de la force, que l’on avoit euë de renoncer à un bien connû ; force plus grande, ſe peut-on dire à ſoi-même, que celle de s’abſtenir des voluptés qu’on n’a jamais goûtées. D’ailleurs n’eſt-ce pas un agrément que de trouver dans ſon partage la jouiſſance ſucceſſive des biens du corps & des biens de l’ame ? Cela tente plus d’accepter une condition, que ſi elle étoit privée des plaiſirs de la jeuneſſe. Cependant ni ce côté-là, ni tous les autres qui étoient ſi beaux ne firent point ſouhaiter à cet Auteur la répétition de ſon rôle. C’eſt une preuve qu’il s’y mêla des traverſes, que nous ne connoiſſons pas, & qui faiſaient tomber la balance du côté du mal. Il eſt vrai, qu’il avoit été marié, mais il y avoit long tems, qu’il étoit veuf. Il eſt bien apparent, que malgré les agrémens, qui paroiſſoient au dehors, & ſur tout le plaiſir ſolide d’avoir ce digne fils, dont nous avons parlé plus haut, Mr. le Vayer n’en avoit pas moins ſes chagrins particuliers qui peut être lui étoient d’autant plus ſenſibles, qu’il ne s’en ouvroit à perſonne, en qui il pût avoir une certaine confiance. Dans les Cours tels Confidens ſont une marchandiſe rare. Mais ce qui mit le comble à ſes déplaiſirs fut la mort de ſon fils unique, que nous avons rapportée plus haut, pour ne pas interrompre le fil de nôtre diſcours. [Bayle.] « Il s’en affligea extrêmement, & ſa douleur le démonta de telle ſorte, qu’il ſe remaria, quoiqu’il eût plus de ſoiſſante & quinze ans, & qu’il n’eut pas eu ſujet de pleurer ſa premiére femme. »

Mais quoiqu’il avoue lui-même qu’il n’a eu à ſe plaindre d’aucune galanterie de ſa part, il ajoûte pourtant « que les incommodités, du mariage lui ſont peut-être auſſi connuës, qu’à tout autre. » Comme on peut le voir plus au long dans ſa lettre LXXXVI. L’on peut inferer des réflexions qu’il fait dans ſa lettre XL. « qu’il connoiſſoit par experience les mauvais côtés du mariage, les querelles du jour, la maniere de les appaiſer &c. » Il épouſa néanmoins dans un âge très avancé la fille de Mr. de la Haye jadis Ambaſſadeur à Conſtantinople, laquelle avoit bien 40. ans. Sur quoi un de ces Ecrivains, qui l’attaquoit au ſujet de quelques ouvrages un peu trop libres, ajoute. [Nouvell. de la République des Lettres. Octobre 1686. 1118. 1119.] « Mais ce n’eſt pas la ſeule choſe qui ait fait tort à la derniere partie de la courſe de ce vénérable vieillard, dont la vertu avoit ſi heureuſement marché ſur les veſtiges des anciens ſages ; il s’étoit remarié à l’âge de 78. ans & c’eſt-là une foibleſſe, que les Philoſophes ne lui pardonneront jamais. » Il vécut encore quelques années après ce ſecond mariage & ſans doute n’en fut pas pour cela plus à l’abri des traits des critiques & des envieux. C’eſt bien ici que nous pourrions emprunter les expreſſions de cet aimable & illuſtre Préſident, qui défend avec une ſi forte éloquence un livre, qui a eu l’approbation de tous les Savans. [Eloge de Mr. de Monteſquieu par Mr. de Maupertuis.] « Ce ſera, dit-il, un opprobre éternel pour les lettres, que la multitude des critiques qui parurent contre l’Eſprit des Loix. de Mr. de Monteſquieu fut déchiré par ces vautours de la literature, qui ne pouvant ſe ſoûtenir par leurs productions vivent de ce qu’ils arrachent des productions des autres. » Il éprouva les traits cachés de cette éſpéce d’ennemis, qu’un autre motif rend plus cruels & plus dangéreux, qui ne ſauroient voir le mérite ſans envie & que la ſuperiorité de Mr. de M… deſeſpéroit. »

Enfin, Mr. de la Mothe le Vayer remplit ſon deſtin & finit ſa carriere l’an 1672.

Nous ne donnons ici qu’une foible ébauche de ſa vie. On pourra mieux le connoitre en liſant ſes Œuvres, & on ne pourra le connoitre ſans l’aimer & l’admirer.


Quid fit pulchrum, quid turpe, quid utile,
quid non,
Plenius ac melius Chryſippo & Crantore dicit.
Horat.