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De l’intérêt des comités, de la Convention nationale, et de la nation, dans l’affaire des soixante-onze députés détenus/03

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TROISIÈME QUESTION.

La Convention a-t-elle le droit d’exclure les soixante-onze sans les mettre en jugement ?

La nomination d’un député est un acte immédiat de la souveraineté du peuple ; donc la rejection arbitraire d’un député serait un attentat sur la souveraineté du peuple. Voilà une vérité contre laquelle viennent échouer bien des sophismes.

La vérification des pouvoirs n’est que la reconnaissance et la déclaration d’un fait ; elle ne constitue pas un droit. Elle ne sert qu’à constater et manifester, au nom du souverain, que la souveraineté a été exercée par telle nomination dans telle partie de l’état. Le corps représentatif de la nation vérifie les pouvoirs de ses membres, donc il ne les donne pas. S’il ne les donne pas, il n’a pas le droit de les ôter.

Il ne donne pas ces pouvoirs ; donc c’est le peuple qui les donne. Si c’est le peuple qui les donne, nul ne peut les enlever sans violer les droits du peuple.

Le corps représentatif ne peut agir sur les actes en vertu desquels il est corps représentatif. L’ouvrage ne peut commander à l’ouvrier d’opérer de telle ou telle manière. Si donc le corps représentatif ne peut défendre au peuple d’elire tel député, il ne peut rebuter ce député, quand le peuple l’a élu.

Pour que des députés pussent arbitrairement en répudier d’autres, il faudrait que le souverain eût attaché au caractère de député la faculté de détruire ce caractère dans un collègue, et conféré à la representation de la souveraineté le droit de détruire l’ouvrage de la souveraineté même. Où est la charte qui établisse ce systême ?

Si la majorité des députés pouvait bannir arbitrairement la minorité ; de deux choses l’une : ou elle serait obligée d’appeler des suppléans, ou elle en serait dispensée. Si elle en était dispensée, il pourrait arriver qu’un corps représentatif, composé de 700 membres, se trouvât réduit en une décade à deux individus. Le premier jour pourrait en éliminer 349, le second 175, le troisième 88, le quatrième 43, le cinquième 21, le sixième 10, le septième 4, le huitième 1, le neuvième encore 1 : le 10, il restera un duumvirat. Si la majorité était obligée d’appeler les suppléans, à mesure qu’elle expulserait des députés, en vertu du droit d’expulser, elle aurait encore celui de choisir entre les suppléans : de sorte que les listes des élections nationales ne seraient que des listes de candidats entre lesquels la majorité de la convention pourrait seule choisir ; ainsi le peuple n’aurait réellement qu’un droit de présentation, et le droit de nomination appartiendrait aux présentés ; et, par une suite de ce système, les premiers députés réunis pourraient former une représentation d’eux-mêmes, au lieu de rester la représentation nationale ; déléguer leurs pouvoirs à des mendataires de leur choix, aulieu de rester mandataires du Peuple et d’exercer leur mandat.

Un député n’est ni le représentant, ni le mandataire de son assemblée électorale, ni de son district, ni de son département ; il est le député de la France entière. Ses électeurs mêmes n’ont pas le droit de le révoquer : comment des députés élus pourraient-ils le renvoyer ?

Un député, par la raison qu’il a contracté avec le souverain, ne peut donner, ni l’Assemblée représentative recevoir une démission arbitraire ; comment donc cette Assemblée pourrait-elle arracher arbitrairement à un député, une démission forcée ?

C’est par extension qu’on a attribué aux députés individuellement le tître de représentans. C’est le corps des députés qui est le seul représentant. Ce corps est donc indivisible, Si on le mutile, s’il se mutile lui-même, il n’est plus le représentant du peuple, il n’est plus la représentation nationale.

Lorsqu’un corps des représentans met en accusation un de ses membres, il ne fait que préjuger, d’après les loix du peuple, que ce membre n’a pas, ou n’a plus les conditions auxquelles le peuple a attaché le tître de député. Il ne fait donc que déclarer la volonté du souverain, comme quand il vérifie des pouvoirs. Mais quand il chasse arbitrairement, c’est-à-dire, sans motiver l’expulsion sur une loi positive, il ne déclare que. sa propre volonté. Il a beau crier que l’intérêt du peuple exige l’exclusion de tel député ; il ne fait que contredire ce que le peuple avait dit en donnant son suffrage, savoir que l’intérêt du peuple exigeait la nomination de ce même député.

L’ostracisme a été établi à Athènes ; mais ce sont les athéniens et non les magistrats d’Athènes qui l’ont établi.

Que le Peuple Français l’institue, il faudra s’y soumettre ; mais lui seul peut l’instituer, parce qu’il n’y a qu’une stipulation formelle et positive du Pacte Social qui puisse atténuer aussi essentiellement la garantie sociale des droits naturels des hommes, laquelle est l’objet de leur réunion en société, et que, comme l’a dit Rousseau, le pacte social exige l’unanimité des contractans[1].

Les athéniens ont établi l’ostracisme ; mais ç’a été pour l’exercer à eux-mêmes, et ils n’en ont point délégué l’exercice. Veut-on donc proscrire les soixante-onze détenus par voie d’ostracisme ? Qu’on prenne les voix du Peuple français.

JACQUES.

17 Brumaire, l’an 3me. de la République.

  1. Voici ce que dit Rousseau, Livr. 4, Ch. 2. du Contrat Social : « Il n’y a qu’une seule Loi qui, par sa nature exige un consentement unanime, c’est le Pacte Social. »