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De l’internat et de l’externat dans les écoles normales

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De l’internat et de l’externat dans les écoles normales
Revue pédagogique, second semestre 18806 (p. 565-570).

DE L’INTERNAT ET DE L’EXTERNAT
DANS LES ÉCOLES NORMALES


À M. H. Cocheris, directeur de la Revue pédagogique à Paris.
Peseux, près Neufchâtel (Suisse), 28 mai 1880.

Monsieur le Directeur,

Comme il est question d’ouvrir de nouvelles écoles normales en France, et qu’il sera loisible de les organiser en internats ou en externats, vous recevrez peut-être volontiers quelques communications sur cette importante question. Celles qui vont suivre sont tirées du champ de mes observations et de mes expériences.

Voici d’abord quelques renseignements sur le régime d’écoles normales que j’ai eu l’avantage de visiter il y a quelques années.

La première que je vis, fut celle de Nancy. Là, je trouvai le système internat fonctionnant (comme c’est, je crois, généralement le cas en France) dans toute sa rigueur. L’élève y est complètement interné, cloîtré, et de plus sous une surveillance continuelle : études, récréations, sorties, repas, sommeil, tout y est surveillé. Si une parfaite discipline est un parfait moyen d’éducation, un tel internat est ; sans contredit, un établissement modèle. On ne saurait nier qu’une exacte discipline ne fasse contracter des habitudes d’ordre, d’obéissance à la règle et d’application au travail ; mais, d’un autre côté, elle paralyse le développement des forces morales, qui ne s’opère qu’au souffle de a liberté. Il est important d’exercer le jeune homme à se conduire d’après les règles qu’on lui donne, sans nécessité extérieure. Cela est d’autant plus nécessaire que l’élève-maître, en sortant de l’école normale, se trouvera tout à coup en possession de cette liberté qu’on redoutait pour lui, et dont il abuse parfois, n’ayant pas appris à en user avec modération.

De Nancy, je me transportai à Neuwied (Prusse rhénane). Ici je trouvai un internat, mais tout autrement organisé. Directeur, maîtres principaux ou adjoints (au nombre de trois) et élèves habitent le même bâtiment, mais séparés les uns des autres. Les maîtres ont leur ménage particulier ; les élèves prennent pension chez le traiteur, et pour les études ils sont divisés par groupes de huit dans des chambres particulières, sans surveillance ; mais ces chambres sont placées près des logements des maîtres principaux, qui doivent exercer sur elles une surveillance indirecte, Chaque maître a trois chambres à portée de son logement. Après le dîner, et le dimanche après midi, les élèves sortent librement. Un sous-maître exerce la surveillance générale pour l’ordre, le repas, le coucher et le lever des élèves. Ce système, que j’ai retrouvé avec diverses modifications dans le grand-duché de Baden, en Wurtemberg et dans la Suisse allemande, me paraît concilier assez bien les avantages de l’internat et de l’externat. Les élèves, à Neuwied en particulier, m’ont paru plus pénétrés du sentiment de leur dignité personnelle : ils sont moins écoliers et plus hommes. Il y en a sans doute toujours quelques-uns qui abusent de a liberté ; mais on les élimine, et le corps enseignant se trouve ainsi d’abord débarrassé d’éléments équivoques.

Dans l’école normale que je dirige (Suisse romande), nous avons le système allemand, modifié par des circonstances locales plus que par des principes différents. Nos élèves ne sont pas surveillés durant la récréation, et il y à des sorties libres et des sorties avec permission ; toutefois, nous contrôlons les sorties libres du dimanche après midi, en ce sens que Chaque élève doit indiquer dans un livre où il est allé, avec qui, et chez qui. Pour la nuit et pour les études, nous avons des élèves surveillants qui notent les désordres qui se produisent. Ordinairement c’est dans l’usage qu’un élève fait de sa liberté que se découvrent ses mauvais penchants, et que nous trouvons des motifs d’expulsion.

Je ne connais que deux écoles normales organisées en externats ; mais les expériences qu’on y fait ne sont pas encourageantes. D’abord le système est plus coûteux pour les élèves, et cela de deux manières : ils payent une pension plus élevée, et ils font plus de dépenses particulières ; ils fument, ils fréquentent les cafés, ils travaillent la nuit pour regagner le temps perdu durant la soirée, Les jeunes campagnards, qui composent le gros des élèves-maîtres, sont généralement peu préparés pour résister aux tentations de la ville et de la liberté. Aussi, l’une des écoles normales dont Je parle, la plus ancienne, a-t-elle dû organiser des pensions placées sous surveillance, afin de pouvoir mieux contrôler la conduite des élèves ; mais un chef de pension n’a pas toujours l’énergie, le tact pédagogique et la supériorité nécessaire pour diriger et discipliner les jeunes gens qui lui sont confiés. Or une pension mal surveillée devient facilement une école de démoralisation ! Je lui préférerais de beaucoup l’internat avec surveillance continuelle.

La pleine liberté est moins dangereuse pour les filles que pour les garçons, comme j’en ai fait l’expérience à Berne, où j’ai dirigé un externat d’élèves régentes. La toilette et les friandises en sont les deux principaux écueils. Mais l’externat n’atteint pas aussi bien que l’internat son but éducatif auprès des jeunes filles qui se vouent à la carrière de l’enseignement ; car, comme elles ne disposent pour la plupart que de ressources très bornées, elles recherchent les pensions les moins coûteuses et tombent généralement dans des familles qui manquent de culture. On forme ainsi des institutrices à peine ébauchées quant à l’éducation.

Cette grave lacune nous engagea à fonder dans la suite de petites pensions dans lesquelles nos jeunes filles furent mieux surveillées et purent contracter des habitudes d’ordre, de propreté, d’activité réglée et de savoir-vivre.

Ce que je dis ici des jeunes filles, s’applique aussi aux jeunes gens qui entrent dans nos écoles normales. Les trois quarts d’entre eux ont reçu une éducation des plus primitives, quelquefois même des plus grossières. Ils ont tout un apprentissage d’ordre, de propreté et de savoir-vivre à faire. Or pour faire cet apprentissage, il faut être dans un internat dirigé par quelqu’un qui impose aux élèves par son caractère, sa supériorité et son autorité. On reproche à la vérité aux jeunes gens qui sortent des internats de ne pas connaître les usages du monde. Ce reproche n’est pas sans fondement. Mais ceux qui le font oublient qu’avant d’étudier la rhétorique, il faut apprendre sa grammaire. Il faut des années, quelquefois toute une vie à un jeune homme qui a été élevé à la campagne, souvent avec les bœufs, pour arriver à la désinvolture que le jeune citadin des classes supérieures trouve en naissant autour de lui et avec laquelle il s’identifie dès le berceau.

Mais la valeur intrinsèque d’un établissement ne dépend pas uniquement de son organisation ; elle dépend encore de deux facteurs importants que nous devons mentionner en terminant

L’un est le caractère du directeur et des maîtres. Quand le corps enseignant est bien pénétré de ses devoirs et qu’il sait imprimer à l’école une tendance morale et religieuse bien accentuée, il s’établit parmi les élèves un bon esprit qui est le meilleur de tous les surveillants, soit dans l’internat, soit dans l’externat. Quand, au contraire, le directeur et les maîtres ne savent pas établir leur autorité morale et gagner la confiance des élèves, on peut bien maintenir l’ordre par une discipline militaire, qui a sans doute encore une valeur réelle, mais les fruits qu’elle porte ne valent pas grand’chose. Si les élèves sont libres, le mal est plus grand encore. Quand directeur et maîtres vont jouer et boire dans les lieux publics, les élèves en font autant.

Le second facteur qui fait sentir son influence sur un établissement, est la localité que l’on habite. Les villes sont une source de tentations pour les élèves-maîtres. Le système de liberté ou de demi-liberté ne réussira guère dans certaines villes. C’est pourquoi il importe de bien choisir la localité où l’on veut fonder une école normale. Un village à proximité d’une ville bourgeoise me parait une position avantageuse. On y est à portée des avantages qu’offre la ville, et en même temps on est éloigné des dangers qu’elle présente. Enfin, on trouve dans la localité même une partie des ressources matérielles et autres nécessaires à la vie d’un établissement.

Le caractère national doit-il aussi être pris en considération dans l’organisation d’un établissement ? Cela est possible. Je dois ajouter cependant que je n’ai pas vu de différence bien marquée entre les représentants de diverses nationalités. Un Français, le plus docile des élèves que j’aie jamais eus, disait dans une composition : « Quand je suis arrivé dans l’école normale de Granchamp, ce qui m’a le plus étonné, ç’a été de ne pas la trouver entourée de hautes murailles. Je me dis : Il doit se faire ici de belles escapades. Quel ne fut pas mon étonnement de voir qu’il n’en était rien, et que nous étions plus fortement retenus par le sentiment du devoir que par les murailles de pierre et par les grilles de notre lycée ! »

Je ne tire point de conclusion des faits qui précèdent : je les donne à titre de renseignements et termine en vous priant, Monsieur le Directeur, d’agréer l’assurance de ma parfaite considération.