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De l’organisation et du fonctionnement des associations athlétiques dans les lycées et les collèges français

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DE L’ORGANISATION ET DU FONCTIONNEMENT

DES

ASSOCIATIONS ATHLÉTIQUES

DANS LES LYCÉES ET LES COLLÈGES FRANÇAIS[1]



Les adversaires et les partisans des associations athlétiques formées depuis deux ans dans les lycées et collèges français ont coutume de proclamer certains faits contradictoires. Les premiers disent que les associations sont inutiles au bon fonctionnement des jeux, qu’elles jettent le désordre dans l’établissement, qu’elles coûtent cher et qu’elles nuisent au travail. À quoi les seconds répondent que les associations sont indispensables au bon fonctionnement des jeux, qu’elles améliorent la discipline, qu’elles sont une cause sérieuse d’économies et qu’elles ne nuisent en rien au travail. La contradiction est complète, mais elle n’est qu’apparente et provient de ce que les uns et les autres envisagent la question à des points de vue absolument différents. Imaginez une maison qui aurait deux façades, l’une gothique et l’autre Renaissance, donnant sur deux rues parallèles. « La maison de M. Un Tel est gothique, » dirait une personne n’ayant jamais passé que par la première rue. « Du tout ; elle est Renaissance, » riposterait l’autre personne, qui ne connaîtrait que la seconde. De semblables confusions sont fréquentes, et le meilleur moyen de s’entendre en pareil cas, c’est d’entrer dans la maison et de la visiter.

Nous allons le faire de la cave au grenier. L’inspection d’un édifice destiné à la jeunesse ne saurait être trop consciencieuse, et pour des hommes rompus comme vous, Messieurs[2], aux choses de l’éducation, les plus petits détails ont leur importance. Nous examinerons successivement les avantages et les inconvénients de l’association athlétique par rapport aux jeux, à la discipline, aux dépenses et aux études.


i


Et d’abord, de quels jeux parlons-nous ?

Il y a plusieurs formules d’éducation physique ; il y a aussi plusieurs formes d’exercices. Notre éminent collègue, le Dr Lagrange, a, dans ses livres, distingué la gymnastique proprement dite des jeux en général, et il a subdivisé ceux-ci en plusieurs catégories, selon les efforts musculaires qu’ils exigent. Qu’il me permette, en passant, de critiquer cette classification ; on peut pratiquer le cerceau d’une manière très athlétique et le football d’une manière très efféminée. Le caractère athlétique n’appartient pas en propre à tel ou tel jeu ; il se superpose à un grand nombre d’exercices, selon la force, l’ardeur, la persévérance qu’on y apporte. À un autre point de vue, le jeu présente un caractère bien plus tranché : il est récréatif ou bien il est éducatif. Si j’énumère successivement la toupie, le football, le cheval fondu, la balle au mur, la paume, les quilles et la crosse, vous n’aurez aucune hésitation à classer au fur et à mesure ces différents jeux. À droite, vous mettrez la toupie, le cheval fondu, la balle au mur et les quilles ; à gauche, vous placerez le football, la paume et la crosse. Ce qui caractérise d’une manière absolument nette et précise les jeux que j’appelle éducatifs, c’est tout d’abord le rôle qu’y assument les facultés de l’ordre intellectuel et moral ; c’est, en second lieu, ce fait que le perfectionnement de ceux qui s’y adonnent est en quelque sorte illimité, et que, partant, l’intérêt qu’ils y trouvent va toujours en augmentant. Ce critérium ne trompe pas : toutes les fois que vous reconnaîtrez dans un jeu ce double caractère, vous êtes en droit de lui assigner un rôle dans l’éducation et d’en attendre certains effets pour la formation morale et le développement des qualités viriles. Beaucoup de gens n’ont jamais songé qu’il pût y avoir dans un jeu autre chose qu’un amusement salutaire, et ils se refusent à l’admettre quand on le leur expose. Il en est de même pour certaines sciences qui ont leurs spécialistes, mais que le public traite comme si elles étaient entièrement de son domaine. Tel qui regarderait à avancer quoi que ce fût, en fait de chimie ou d’astronomie, bavardera sur l’économie politique avec autant de facilité que sur un vaudeville ou une recette de cuisine ; et les économistes seront à ses yeux de vrais charlatans, parce qu’ils fabriquent une science avec les choses que « tout le monde » sait. Nous autres, qui découvrons à certains jeux des propriétés que « tout le monde » n’y découvre point, nous sommes aussi des charlatans à notre manière. Voilà pourquoi, lorsque nous parlons football et paume, on nous répond toupie et cheval fondu.

Il y a pourtant un fait qui mérite quelque attention. En Angleterre et en Amérique, les jeux récréatifs ne manquent pas ; les petits garçons de là-bas en connaissent des quantités qui les amusent beaucoup et qui sont pour eux ce que sont pour les nôtres les Quatre coins, le Chat perché ou Colin-Maillard. Mon Dieu ! on jouerait aux quatre coins à tout âge, et je ne sais pas d’assemblée, si sérieuse qu’elle puisse être, qui, une fois mise en train, ne prendrait pas plaisir à Colin-Maillard. Cela, c’est de tous les temps et de tous les pays. Mais pensez-vous que les Australiens consentiraient à venir à Londres pour un concours de cette nature ? Poser la question, c’est la résoudre. À New-York, ce pays où 40 000 spectateurs se pressaient le 26 novembre dernier autour d’un match de football, pourriez-vous en réunir 300 autour d’une partie de barres ? Je vous en défie : et pourtant les barres nous ont tous charmés ; c’est un jeu fort intéressant, mais son intérêt ne dépasse pas l’étroit domaine des choses enfantines. S’y entraîner systématiquement, c’est du temps perdu. Pour s’y livrer, il ne faut ni beaucoup de courage, ni beaucoup de cette agilité interne des muscles qui les fait obéir avec une soudaineté merveilleuse aux commandements les plus imprévus ; pour y réussir, il n’est besoin ni de cette rapidité de coup d’œil, ni de cet esprit de décision, ni de cette force de volonté qui font du football, par exemple, une école de perfectionnement moral et d’apprentissage social.

Le parfait footballer doit à tout instant de la partie être prêt à ramasser ou à recevoir le ballon, à le passer, à courir, à charger, à se décider, à se taire et à obéir. Comptez, je vous prie, sans parler des qualités physiques, comptez combien de qualités morales sont ainsi mises à contribution : l’initiative, la persévérance, le jugement, le courage, la possession de soi-même, et avouez que le jeune homme devant lequel un tel programme est placé a de quoi faire dans la voie des perfectionnements. Il faut réfléchir à ces choses pour comprendre les paroles que m’adressait une fois un professeur du collège de Harrow : « J’aimerais mieux faire manquer deux classes à mes élèves qu’une seule de ces parties. » J’ai déjà cité ces mots caractéristiques : ils ont été taxés d’exagération et peut-être, en effet, dépassaient-ils la pensée du professeur lui-même : mais comment ne pas s’avouer qu’ils contiennent une grande part de vérité ! L’instruction se refait, le caractère ne se refait pas.

Du courage ! Croyez-vous qu’il n’en faut pas pour charger un homme qui court sur vous ? pour affronter ces mêlées, ces rencontres, ces chocs incessants qui sont tout ce que le spectateur non initié aperçoit tout d’abord ? Comme on l’a dit, tel a peur pour sa peau qui n’a pas peur pour sa vie ; tel reculerait devant une mêlée de football qui demeurerait vaillant devant la bouche d’un canon prussien. Demandez à n’importe lequel de nos meilleurs scolaires s’il n’a pas commencé par être un conscrit un peu timide, s’il n’a pas hésité avant de se jeter bravement dans la bataille ? Il vous dira qu’encore à présent une rapide émotion le parcourt des pieds à la tête, si rapide qu’il en est maître avant qu’elle ne se soit traduite au dehors, mais non pas assez pour qu’il ne la ressente en lui-même. C’est l’éternelle lutte du lapin de garenne et du lapin de choux, formulée par feu Tartarin d’une manière si pittoresque et si vraie.

À tout instant se présentent des occasions de s’emparer du ballon, de gagner du terrain : mais la moindre hésitation les fait échapper et déplace les chances. Un bon joueur saura toujours comment sont disposées les forces de son équipe et celles de l’équipe ennemie. Il jugera où est l’endroit faible de ses adversaires et s’il est lui-même suffisamment soutenu : il calculera en un instant les conséquences d’un arrêt ou d’une chute, se décidera à renverser celui-ci ou à échapper à l’étreinte de celui-là : et sitôt pris, un coup d’œil lui montrera auquel de ses partenaires il convient de passer le ballon pour qu’il file, comme le furet du Bois-joli, de mains en mains.

Ses efforts n’ont pas réussi : son équipe a déjà perdu plusieurs points. Va-t-il laisser le découragement l’envahir ? Le découragement est comme la lumière : sa rapidité de transmission est foudroyante. Un peu de lassitude chez un joueur d’élite, un ralentissement dans ses mouvements, une parole qui lui échappe suffisent pour amener la déroute. Eh bien non ! il va redoubler d’ardeur et les camarades reprendront confiance en le voyant. Une faute vient d’être commise sous ses yeux et il a été sur le point de réclamer, mais le capitaine n’a rien dit, l’arbitre n’a pas sifflé : c’était un « coup franc » ou une mêlée avantageuse pour son camp. Quel dommage ! La pensée que l’arbitre est injuste lui traverse l’esprit : il la chasse et continue de faire son devoir jusqu’au moment où la partie cesse. Alors, s’il peut se rendre cette justice que pas une fois il n’a eu peur, que pas une fois il n’a sacrifié l’intérêt de son camp au désir d’accomplir quelque prouesse individuelle, il sera content de lui… Nul ne m’ôtera de l’idée que le jeune homme qui a passé par là ne soit mieux préparé qu’un autre au football de la vie.

On y retrouve, en effet, toutes les péripéties, toutes les émotions, toutes les obligations qui caractérisent le vrai football ; on y retrouve la mêlée autour d’un ballon qu’il s’agit de capturer. Malheur à celui qui ne sait pas se battre ou qui tombe sous la poussée de ses voisins ! Malheur à celui qui, de crainte de recevoir un mauvais coup, se tient à l’écart et attend ! Malheur à celui qui hésite devant un parti à prendre et perd un temps précieux en tergiversations avec lui-même ! Malheur à celui que l’insuccès abat et qui se laisse aller au découragement ! Et à côté de la loi de labeur individuel, qui vous commande d’être toujours prêt à vous distinguer, toujours prêt à aller de l’avant, il y a la loi de solidarité sociale qui vous place malgré vous sous la dépendance de vos concitoyens : ils forment l’équipe dont vous êtes un équipier. Le sifflet du destin — un arbitre bien souvent critiqué mais qu’il faut subir, hélas ! — vous arrêtera dans une course victorieuse pour une faute dont un autre est responsable, et la force brutale que vous rencontrerez sur votre chemin aura raison parfois de votre agilité et de votre présence d’esprit. Telle est la vie ; il n’y a que deux choses à faire : ou bien pénétrer sur le terrain et se mêler hardiment aux joueurs — ou bien demeurer sur la lisière avec les spectateurs qui regardent, immobiles, et applaudissent.

Les Français ont assez regardé ; il est temps qu’ils jouent.

L’exemple que j’ai choisi m’était en quelque sorte imposé ; malgré toutes les difficultés qui lui barraient la route, ce jeu magnifique s’est implanté chez nous ; un chauvinisme mal entendu, sa réputation de brutalité, le nombre relativement considérable de joueurs nécessaire à la formation d’une équipe, l’absence de pelouses suffisamment étendues, tout contribuait à le faire écarter de nos programmes sportifs. Or, les championnats de 1892 qui prennent fin en ce moment ont groupé une élite de 250 joueurs parisiens ; en province, le goût s’en répand également. J’ajouterai, puisque l’occasion m’en est offerte, que les règles du jeu qui ne comprennent pas moins de 26 articles ont été traduites par nous, à l’Union, de façon qu’un vocabulaire entièrement français fût à la disposition des joueurs ; un seul mot anglais est resté et restera ; nous n’aimons pas les démarquages et nous voulons que l’on sache quel jeu nous jouons : c’est le jeu de football, non pas parce qu’il est anglais, mais parce qu’il est supérieur, et dès lors sa nationalité n’importe pas.

Ce que j’ai dit du football, on peut l’appliquer à la paume, que nos efforts, je l’espère bien, feront renaître parmi la jeunesse bourgeoise qui l’avait délaissée. Demandez à notre collègue, M. Richefeu, combien de temps il faut pour former un bon joueur de paume ; il vous répondra que plusieurs années sont nécessaires. Si nous avions le temps de faire une excursion au delà des mers, j’aimerais vous faire assister, dans les grandes prairies canadiennes, à ce fameux jeu de la crosse qui n’a cessé d’enthousiasmer, à travers les vicissitudes de l’histoire, les jeunes hommes de la nouvelle France. Enfin, certains exercices peuvent être assimilés aux jeux : la course, l’aviron, l’escrime sont des exercices éducatifs. Une équipe de rameurs bien constituée et bien entraînée représente de la part de ceux qui la composent une dose de patience, d’énergie, de résistance, d’ambition que vous ne soupçonnez guère. Un coureur à pied doit savoir dresser le budget de ses forces et se montrer savant calculateur dans l’art de les dépenser. Inutile d’insister sur le rôle que jouent l’intelligence et la volonté dans un assaut d’armes.

Un dernier argument en faveur de la classification que j’ai cherché à établir dans les pages qui précèdent : tout récemment j’ai vu des jeunes Français de 16 et 17 ans appartenant à une équipe vaincue quitter le champ de jeu les larmes aux yeux, après avoir fait d’héroïques efforts pour assurer à leur lycée la possession d’un simple fanion de soie enluminée. Où est le jeu récréatif susceptible de produire de tels effets, et comment ne pas attribuer un rôle pédagogique à celui qui exerce sur les âmes une action si puissante ?

Or, pour jouer aux échasses ou au croquet, pas n’est besoin de former une association. Quand un amusement nouveau est introduit dans une cour de récréation, le groupement s’opère tout seul d’une manière bien suffisante. Tous s’y livrent d’abord, puis peu à peu leur ardeur s’évanouit, et finalement ils brûlent ce qu’ils adoraient la veille ; les hommes font comme cela ; quoi d’étonnant que les enfants fassent de même ? Cela peut les divertir de fonder une société, de se choisir des couleurs et de se donner des chefs et des sous-chefs, mais le besoin ne s’en fait pas sentir : c’est du syndicat pour rire. Les jeux et exercices éducatifs, au contraire, demandent de l’émulation, de la liberté, de l’autorité et de la continuité, sans parler du caractère collectif qu’ils revêtent le plus souvent. Une équipe est un tout difficile à former, difficile à maintenir. Les lois qui en régissent la constitution et le fonctionnement sont les grandes lois sociales qui gouvernent l’humanité : et une équipe pas plus qu’une nation ne peut vivre et prospérer s’il n’y a pas en elle l’esprit d’émulation, de hiérarchie et d’unité. Comment voulez-vous y implanter tout cela sans l’association ? Décréterez-vous ces choses comme s’il s’agissait des heures de sortie ou de la durée des repas ? On parle parfois d’imposer les jeux : cette locution est un barbarisme pédagogique.

Non ; toute la question est de savoir si vous envisagez dans l’exercice physique le côté récréatif ou le côté éducatif. Dans le premier cas, qu’il me soit permis de vous rappeler que ce comité, l’Union des Sports athlétiques, et les autres sociétés similaires n’ont pas été fondées en vue de répandre le goût de la toupie, du cerceau, de la balle au mur, etc., mais en vue d’établir les mâles exercices. Eh bien ! ces exercices, je vous ai dit à quoi on les reconnaissait et quelles étaient les conditions de leur succès. Il leur faut la liberté ; il leur faut la hiérarchie. Du moment que vous les admettiez dans un lycée, l’association ne pouvait pas ne pas naître. Elle naquit, en effet, dès le printemps de 1888, à l’École Alsacienne et à l’École Monge ; en 1889, à Lakanal, à Louis-le-Grand ; en 1890, à Buffon, à Michelet, à Henri iv, à Condorcet, à Chaptal, à Bourges, à Rouen, à Saint-Quentin ; en 1891, à Chartres, à Troyes, à Coulommiers, à Rollin, à Voltaire, au Mans, à Versailles, etc. Il ne se passe pas de mois sans que nous apprenions la formation de quelque nouvelle société. La plupart nous sont affiliées et, les suivant de très près, nous sommes en mesure d’affirmer leur étonnante vitalité. Il y a eu pourtant des essais infructueux. C’est qu’entre une liberté insuffisante et une liberté exagérée, le juste milieu est difficile à atteindre. Les maîtres sont comme les élèves eux-mêmes et, mon Dieu ! comme le peuple français tout entier, encore un peu novices en matière d’association.


ii


Ce n’est un secret pour personne que la formule de la discipline universitaire n’est plus la même aujourd’hui qu’il y a dix ans. La nouvelle formule a été donnée dans le rapport déposé au mois de juin 1889, par M. Marion, devant la Commission ministérielle chargée d’étudier « les améliorations à introduire dans le régime des établissements d’enseignement secondaire » et dans le Règlement délibéré en Conseil supérieur qui en consacre les conclusions. Depuis fort longtemps, on discutait à ce sujet, et les opinions sont faites. On doit croire que c’est l’opinion de la majorité qui a triomphé. En tous cas, il convient maintenant d’abandonner le terrain de la discussion pour pénétrer sur celui des faits ; il convient de passer de la théorie à la pratique.

La transition d’un régime à l’autre demande des ménagements. C’est ce dont se préoccupe M. Marion. « Comment, dit-il, modifier le type militaire sur lequel le lycée a été d’abord conçu, au point d’en faire une école d’autonomie pour les volontés ? Sans doute, c’est aussi une préparation à la vie libre que de s’habituer à obéir ; mais cette préparation est vraiment trop indirecte. Obéir, faute de pouvoir faire autrement, non sans saisir de loin en loin les occasions de révolte, n’est-ce-pas, en somme, tout le contraire de savoir se gouverner ? Plier la jeunesse à l’obéissance ne saurait donc être, tout le monde le sent, le meilleur moyen de former la bourgeoisie d’un pays libre. » M. Marion prend soin d’ajouter qu’il ne s’adresse pas à ceux « qu’un idéal social et pédagogique tout autoritaire rend aveugles aux besoins nouveaux de notre pays, défiants de la raison et sceptiques sur les bienfaits de la liberté ». Ceux-là, il désespère de les convertir et de leur faire comprendre « qu’adjurer les proviseurs de tout faire pour créer un esprit moral, un véritable esprit public dans leur maison, c’est simplement les rappeler à la vérité et à la beauté de leur rôle d’éducateurs ». Cette transformation de la discipline est un grand mouvement, et les grands mouvements s’opèrent d’abord dans les bas-fonds ; lorsqu’ils éclatent sur les sommets, ils sont déjà à moitié accomplis. Quand le public a appris par le dépôt d’une loi que les universités régionales allaient renaître, il a cru que l’idée était nouvelle : il ignorait le travail continu opéré depuis vingt ans par ceux qui avaient à cœur le relèvement de l’enseignement supérieur. De même ce n’est pas un décret qui établira le nouveau régime disciplinaire, si les bases n’en ont pas été dès longtemps préparées par des modifications de détail. L’association athlétique en facilitera l’établissement : c’est là, pour employer les termes d’une circulaire ministérielle[3], « une de ces réformes d’apparence modeste » qui exercent une plus grande influence que bien des révolutions bruyantes ou des événements sensationnels.

Je vous proposerai, Messieurs, d’étudier la genèse de ces associations. Nous pourrons nous rendre compte ainsi des fenêtres à ouvrir pour laisser entrer le nombre de mètres cubes d’air nécessaire à leur développement.

Dans le petit monde scolaire qui reflète si complètement les passions, les habitudes, les mystères des grandes sociétés humaines, il arrive que les idées flottent en l’air pendant quelque temps avant de se condenser. Il traîne certainement dans les pupitres plusieurs projets de statuts (en France, rédiger des statuts est la préface de tout groupement), le jour où quelques élèves se décident à aller trouver le proviseur pour lui faire part de leur projet. La première idée de ce projet leur vient généralement du dehors. Ils savent que leurs camarades de tel ou tel Lycée ont formé une association et remporté des succès ; ils éprouvent aussitôt l’ambition d’en faire autant. Ou bien, c’est un Parisien qui émigre en province et enflamme ses nouveaux condisciples du récit de ses prouesses. Le prestige qu’exerce la capitale l’aide singulièrement à jeter les bases d’une association. Quoi qu’il en soit, il importe que l’idée ne vienne pas d’en haut ; d’abord, parce qu’il ne convient guère que le chef d’un établissement pousse lui-même ses élèves dans la voie de la nouveauté où un échec est toujours à craindre, échec qui rejaillirait sur lui ; ensuite parce que les élèves manifestent encore une certaine méfiance à l’égard de l’administration. Ils flaireraient aisément un piège en pareil cas, et l’esprit de contradiction aidant, ils se diraient mentalement, inconsciemment même : ah ! tu veux que je joue ! eh bien, je ne jouerai pas. D’autre part, lorsqu’ils envoient le plus entreprenant de leur bande soumettre au proviseur le plan de la future association, celui-ci, en faisant au délégué un accueil favorable, peut lui imposer certaines conditions qui auront par la suite une grande importance. La liste des adhérents doit être tout d’abord l’objet d’un examen attentif. En effet, il y a quelque chance pour que le noyau de l’association ait été recruté uniquement parmi les paresseux, et dans ce cas son avenir est fort compromis : il le sera presque autant d’ailleurs si le recrutement ne s’est fait que parmi les bons élèves. Si la liste est panachée, tout est pour le mieux. Dès sa naissance, l’association aura ses ennemis. Les uns par jalousie, les autres par simple esprit d’opposition affecteront de s’en moquer et chercheront à lui nuire. Je crois que l’opposition est aussi nécessaire à une association athlétique qu’à un gouvernement : elle est la résistance que provoque l’effort et qui provoque à son tour un effort plus puissant. Mais il faut qu’elle ne constitue pas une nouvelle ligne de démarcation entre ces deux groupes déjà si divisés : les bons élèves et… ceux qui le sont moins. Il faut au contraire qu’elle se recrute dans l’un et l’autre camp, qu’elle renferme des forts en thème, heureux de prouver que les bons muscles ne sont pas incompatibles avec la culture intellectuelle, et des paresseux qui parfois ne sont que des découragés et retrouveront peut-être, en entendant louer leurs qualités physiques, l’ambition de remonter vers la science. Pour opérer cette fusion désirable, ne trouvera-t-on pas de ces garçons aimables et enjoués, au visage franc, aux allures ouvertes que tous apprécient dans le lycée, et auxquels on pardonne facilement, selon les cas, d’être toujours premiers ou toujours derniers ? Et quant aux « snobs », s’il y en a, qu’on les laisse à leurs conversations délicates, à leurs dédains élégants, à leurs attitudes recherchées. Leur concours, d’ailleurs serait de faible utilité ; l’athlétisme friperait leurs cravates et chiffonnerait leurs manchettes. Qu’il me soit permis de le dire en passant en en invoquant l’expérience de ces dernières années : moins nos lycées sont fortunés, plus ils sont athlétiques, et c’est bien souvent parmi les boursiers que nous avons rencontré l’énergie et l’activité dont les associations ont besoin pour naître et vivre.

Donc, le proviseur juge d’après la liste qui lui est présentée si l’association est viable ou non ; il donne ou ajourne son consentement, et dans le premier cas se rend compte du nombre et de l’étendue des faveurs qu’il concédera comme aussi de la confiance qu’il peut accorder au capitaine.

C’est un type très intéressant que le capitaine : je me retiens pour ne pas faire ici une galerie de portraits ; mais sans sortir des généralités, on peut établir nettement les qualités que nécessite son rôle et les dangers auxquels il se trouve exposé. Il faut de toute évidence qu’il se montre supérieur en quelque chose, que sa supériorité soit incontestée et que néanmoins ses camarades n’en prennent pas ombrage. De bons muscles, une tendance marquée à se mettre en avant et à ne pas fuir les responsabilités, une loyauté à toute épreuve, beaucoup de bonne humeur et de simplicité : voilà ce qui l’aidera le plus à réussir ; le difficile est qu’à ce tempérament d’homme il joigne la modestie qui convient à un enfant. Sa roche tarpéienne est tout à côté de son capitole. On l’associe en quelque sorte au gouvernement ; le suffrage de ses condisciples, ratifié par l’autorité, le place dans une situation privilégiée et fait de lui un personnage. Qu’en dehors du lycée il continue de se croire tel, qu’il écrive aux journaux ou se fasse interviewer par leurs rédacteurs, et il n’est plus qu’un simple polisson de la catégorie la plus ridicule. Quelque délicate que soit la situation, plus d’un a su déjà s’en tirer à sa louange ; c’est que l’honneur et l’intérêt s’unissaient pour leur dicter leur conduite. L’honneur et l’intérêt se trouvent souvent en contradiction, et cette antinomie est le thème de bien des luttes intérieures ; lorsqu’ils sont unis au contraire, ils acquièrent une puissance de propulsion à laquelle les enfants pas plus que les hommes ne se sauraient soustraire.

J’ai exposé ailleurs quel était le rôle du capitaine dans les écoles anglaises où ses fonctions, singulièrement étendues, sont consacrées par l’usage et la tradition, sans qu’aucun règlement soit jamais intervenu pour les déterminer. Le maître trouve en lui le plus précieux des auxiliaires, et bien souvent, dans ces entretiens familiers qu’ils ont ensemble le soir, j’ai admiré le tact avec lequel le capitaine de seize ou de dix-sept ans s’acquitte de sa mission. Il n’est pas question chez nous de lui ouvrir un si vaste domaine ; rien n’est prêt pour cela et il n’est même pas certain que ce régime convienne jamais à nos enfants français. Mais quand il s’agit de jeux, l’intervention des élèves devient toute naturelle, et il est surprenant qu’on ait été si longtemps à en admettre le principe. J’ai été parfois frappé de voir l’incompétence et la maladresse avec lesquelles certains maîtres pleins de bonne volonté, organisaient et conduisaient les jeux.

Je ne suis pas de ceux qui demandent aux professeurs de jouer avec leurs élèves. En général, la chose a plus d’inconvénients que d’avantages ; mais je leur demande de ne pas faire grise mine à nos associations en feignant de les ignorer et parfois en les ridiculisant. N’avez vous pas remarqué, Messieurs, autour de vous une certaine tendance à démolir la construction du voisin, comme si l’on voulait isoler son propre pignon pour le mettre plus en vue ? De la sorte, au lieu d’être la résultante de forces agissant dans le même sens, l’éducation, œuvre harmonieuse s’il en fût, ressemble à une mosaïque où chacun s’attache à incruster une pierre aussi grosse et aussi voyante que possible, sans souci de celles qui se trouvent à côté. Que les professeurs témoignent donc aux associations athlétiques l’intérêt qu’ils leur portent, en membre honoraires, en ne décourageant pas ces transports d’allégresse par lesquels nos jeunes athlètes accueillent la victoire de leur lycée, et qui témoignent, parfois très bruyamment, de la vivacité de leur « esprit de corps ». Si les professeurs n’ont point de motifs de combattre les associations, les maîtres répétiteurs en auraient beaucoup pour s’y intéresser d’une manière effective. Ils peuvent y rendre de si grands services et y acquérir avec un peu de bon vouloir et d’enjouement tant de titres à la reconnaissance des élèves ! Je sais bien que l’association athlétique complique et allonge un peu leurs devoirs de surveillance. Je sais aussi qu’ils appartiennent à une génération qui méprisait trop l’exercice physique et ne savait pas jouer. Les nouveaux venus apporteront sans doute plus de saine gaieté et d’entrain juvénile dans leurs fonctions. En tous les cas, bien des professeurs et des maîtres répétiteurs se sont dévoués spontanément à nos associations, de même que parmi les professeurs de gymnastique, certains ont tenu à l’honneur d’apporter leur concours désintéressé. Que les uns et les autres reçoivent ici nos remerciements. Leurs collègues, peu à peu, suivront ce bon exemple.

Il convient que l’administration de l’association soit empreinte d’une simplicité républicaine. Tous les quinze jours, — plus souvent, si cela est nécessaire, — une réunion très courte du comité ; pas de discours, pas d’éloquence ; chacun parlant à sa place et disant ce qu’il a à dire ; la préoccupation de bien mener la société dominant tous les autres sentiments, voilà ce à quoi il faut arriver. Je pourrais citer plus d’un établissement où déjà les choses se passent ainsi. Le proviseur se fait rendre compte de chaque séance ; de temps en temps il y assiste et en profite pour donner de ces conseils sans prétention qui sont aux grands sermons ce que, pour les tout petits enfants, les bonbons sont à la bouillie. La bouillie, c’est l’ordinaire ; on l’oublie ; tandis qu’un caramel bien placé laisse un souvenir ineffaçable. Les grandes tirades passent, les petits conseils demeurent. Il arrivera parfois que le président de l’association sera un des professeurs. En effet, le capitaine et le président doivent, autant que possible, être deux personnes différentes ; les qualités requises pour l’un et pour l’autre ne sont pas du tout les mêmes. Le capitaine doit être entreprenant, hardi, bon athlète et doué de ce magnétisme d’ordre inférieur, que dégagent la vigueur et la santé ; je dis d’ordre inférieur parce qu’il y en a un autre, plus mystérieux et plus puissant, que certains hommes ont le dangereux privilège de posséder. Pour la présidence, un élève instruit, distingué, raisonnable, s’impose aux suffrages de ses camarades. Si un des professeurs veut bien accepter cette charge, le proviseur se trouvera délivré d’un grand souci et en éprouvera beaucoup de sécurité, mais cela ne saurait être dès le début. Il faut que l’association ait fait ses preuves de viabilité et un peu à elle toute seule. Laissez les élèves se débrouiller et acquérir cette « notion des difficultés » qui manque à tous les théoriciens et que donne la pratique. L’année suivante, ils seront plus modestes et plus malléables, plus reconnaissants aussi envers ceux qui s’offriront à les aider.

Enfin, de quels privilèges va jouir l’association ? Que va-t-elle organiser ? Il est impossible de proclamer en cela une règle générale ; tout dépend des circonstances : l’opportunisme est de rigueur. Certains lycées nouvellement créés ne sont pas encore assez remplis pour qu’on ne puisse mettre à la disposition de l’association une cour tout entière. Tel est le cas à Voltaire, à Buffon. D’autres ont un parc comme Lakanal et Michelet, ou bien le bois de Boulogne à proximité comme Janson. Parfois en province, une municipalité complaisante mettra à la disposition des jeunes gens un terrain inoccupé. S’il touche au collège, comme à Béthune, on pourra s’y entraîner presque chaque jour. S’il est éloigné, on ira du moins le jeudi. Le jeudi doit être le grand jour pour l’association. Les mois d’hiver, le football, avec de temps à autre un rallie d’une douzaine de kilomètres ; l’été, des courses à pied ou en bicyclette et quelques excursions de marche constituent un programme très suffisamment chargé, et que d’ailleurs l’expérience a fixé, car il est le même partout. Ces réunions hebdomadaires entretiendront l’émulation et l’ardeur athlétique ; pour atteindre l’idéal du mens sana in corpore sano, une après-midi par semaine de sport virilement pratiqué vaut infiniment mieux que toutes les récréations du monde ; malheureusement ce principe fondamental de la pédagogie physique n’est pas encore admis par tous ; de là des erreurs et des tâtonnements qui seraient facilement évitables.

Toute association athlétique a l’ambition de donner une ou deux fois par an de grandes réunions qu’il faut entourer de quelque solennité. Nous avons assisté en province à des concours de ce genre. Le préfet, le général, l’inspecteur d’Académie étaient là. Je pourrais citer tels et tels capitaines qui avaient réussi à se faire donner le jardin de la préfecture pour lieu de représentation et la musique militaire pour charmer les entr’actes. Il faut des drapeaux, des prix et des allocutions un peu vibrantes. Remarque typique : parmi les parents, les mères et les sœurs témoignent d’un véritable enthousiasme pour les jeunes athlètes. M. Jules Simon appelle cela « un bon symptôme », et nous sommes tous de son avis. La conquête des parents est d’une importance extrême. À Paris, nos associations tiennent à honneur d’avoir leurs journées de championnats. Elles défilent les unes après les autres sur le terrain que le Racing-Club leur prête obligeamment, excepté Louis-le-Grand qui s′en tient à l’allée des Platanes, au Luxembourg. Nous nous occuperons tout à l’heure des frais qu’occasionnent ces réunions et du moyen de les couvrir. Constatons que les autorités n’y sont pas aussi bien représentées qu’en province ; il est vrai qu’à Paris les concours sont plus fréquents et que le bois de Boulogne est loin. Le chef de l’État en connaît pourtant le chemin ; et l’an passé, c’est le jeudi où Michelet donnait ses championnats que M. Carnot nous a fait le grand honneur et la gracieuse surprise de venir parmi nous.

Deux observations générales qui n’ont pas encore trouvé place dans cette longue analyse et qui sont néanmoins importantes : il ne faut pas que les adhérents de l’association soient trop nombreux, et il ne faut pas qu’ils soient trop jeunes. Ce ne sont pas les associations les plus nombreuses qui exercent le plus d’influence, ce sont les mieux disciplinées et les plus énergiques ; ces qualités-là sont les qualités de l’élite et non de la masse. Quant à la question d’âge, elle est très diversement appréciée. À l’Union, nous ne sommes pas d’accord là-dessus. On a créé dans divers collèges ou lycées des sections de minimes. Au point de vue du sport, l’idée est excellente, car les jeunes gens exercés dès longtemps aux jeux s’y montreront très supérieurs. Pour ma part, j’envisage surtout le point de vue pédagogique. Or l’association s’use comme tout le reste : j’entends que son prestige sur l’élève va en diminuant. S’il n’est admis à en faire partie qu’à son entrée en troisième — ou en seconde, ce moment-là sera attendu par lui avec une certaine impatience, une de ces impatiences qu’un maître peut si bien utiliser pour accumuler de la force morale. Ce n’est pas en deux ou trois ans que l’élève se lassera de ses jeux ou de son association ; mais s’il en fait partie depuis cinq, six et sept ans, peu à peu l’action exercée sur lui par l’association ira en diminuant et elle atteindra son minimum d’intensité, à l’instant précis où il importerait qu’elle atteignit le maximum. Et puis enfin, il y a l’éternelle question du mélange des petits et des grands, sur laquelle je n’ai pas besoin d’insister. Pour toutes ces raisons, je demanderais que les sections de minimes fussent absolument distinctes des associations et qu’on se bornât à y pratiquer les jeux récréatifs.

Vous le voyez, Messieurs, j’avais raison tout à l’heure d’opposer l’une à l’autre les deux conceptions de la discipline scolaire, puisque les associations la compliquent selon la première de ces conceptions et la facilitent selon la seconde. C’est que l’une est basée sur l’uniformité et la rigidité, alors que l’autre admet la liberté et la hiérarchie. Il ne faut pas chercher ailleurs le secret de nos succès universitaires et de notre insuccès près de l’enseignement libre. Une seule école ecclésiastique a ouvert la porte à nos idées, parce qu’elle subit l’influence d’un homme qui n’a jamais eu peur du contact entre Français. Toutes les autres sont demeurées en dehors du mouvement quand elles ne l’ont pas aigrement critiqué. La liberté dans l’école n’est pas pour effrayer l’Université de la République ; liberté à toutes petites doses d’ailleurs et tempérée par tout ce qu’inspirent la prudence et la sagesse, lorsqu’il s’agit des pépinières d’hommes. Je ne résiste pas au plaisir de citer encore une fois M. Marion : « Ce libre groupement, dit-il en parlant des sociétés si diverses qui fonctionnent dans les collèges anglais, ce libre groupement est particulièrement indiqué pour les exercices physiques et les grands jeux de vigueur et d’adresse que nous désirons tant voir réussir dans nos collèges. Avec la surveillance nécessaire pour empêcher les abus, il faut laisser les élèves, dans ces petites associations, s’administrer, faire leurs affaires et leur police eux-mêmes. Qu’on ne puisse plus nous accuser de garder dix ans en tutelle ces futurs hommes libres sans leur laisser une seule occasion de s’exercer à la liberté. 


iii


Le Play avait coutume de dire que dans ses monographies familiales, la partie la plus intéressante, c’était le budget. Je ne serais pas éloigné d’en dire autant en ce qui concerne le côté financier de cette étude. L’argent était jadis le nerf de la guerre ; il est aujourd’hui le nerf de tout ; d’autre part, j’ai hâte de vous prouver ce que j’ai avancé en commençant, à savoir que les associations étaient une cause d’économie plutôt que de dépense pour nos lycéens. Examinons donc successivement le budget d’une association parisienne et celui d’un élève en faisant partie.

L’association dont il s’agit compte 60 membres actifs qui paient une cotisation de 1 franc par mois, soit 10 francs par an, en ne comptant pas les deux mois de vacances. Elle a de ce chef un revenu assuré de 500 francs au minimum. Il faut tenir compte en effet des cotisations qui ne rentrent pas ou rentrent partiellement. Les dons et cotisations de membres honoraires ne représentent guère plus de 150 francs, dont la moitié à peu près est destinée par les donateurs à l’achat de prix et de médailles. Les amendes imposées pour certaines fautes, telles qu’absence injustifiée à une partie d’entraînement, négligence dans la tenue des listes d’engagement, etc… sont habituellement de 5 ou 10 centimes, parfois de 15. Dans quelques lycées, le proviseur en contrôle lui-même l’application. Ces amendes donnent à la fin de l’année une vingtaine de francs au moins. Les recettes peuvent donc être estimées à 670 francs. Voyons maintenant les dépenses. Elles se divisent en trois chapitres : matériel des jeux — frais des réunions — frais d’impression, de correspondance, etc… Ces mots « matériel des jeux » épouvantent certaines personnes qui croient voir un amas sardanapalesque d’engins et d’agrès plus compliqués les uns que les autres. Un chroniqueur citait l’autre jour le « matériel de courses plates » comme devant ruiner les lycéens. Ils s’en rendront sûrement acquéreurs… le jour où ils sauront de quoi cela peut bien se composer. Pour jouer au football, il faut un ballon de 10 francs qui, regonflé et graissé de temps à autre, fera toute la saison et même la suivante sans avaries. Dix pieux, hauts de 1 mètre 50, et quatre, hauts de 4 mètres 50, seront taillés par n’importe quel menuisier pour 30 francs ; on peut même se donner le luxe de les faire peindre et de les surmonter de petits drapeaux aux couleurs de l’association ; je serais bien étonné si le capitaine n’a pas une sœur à laquelle le travail de coudre ces petits drapeaux plaira infiniment. Pour 50 francs vous pouvez avoir de la sorte tout ce qui est nécessaire au jeu de football. Le tennis ou la longue-paume nécessitent des raquettes et des balles. Mettons une centaine de francs pour un filet, quatre raquettes, une douzaine de balles et des rubans de fil pour tracer les raies. Il y a ensuite une corde pour la lutte à la corde, un poids de 7 kilogs si les élèves veulent s’exercer au lancement du poids, des sacs de toile à porter en bandoulière pour tracer les pistes des rallies, divers objets tels que numéros pour les coureurs, perche pour sauter, enfin une dizaine de haies pour les courses d’obstacles. C’est encore au menuisier qu’on s’adressera pour la confection de ces haies, très légères, faites de lattes de bois, et hautes d’un mètre 6 centimètres. Le total de tout cela ne dépassera pas 100 francs. Au chapitre « impressions », inscrivons du papier à en-tête, et peut-être une ou deux fois dans l’année des cartes d’invitation. Quant aux programmes, ils sont insérés dans l’organe officiel de l’Union qui paraît chaque semaine. Les associations très riches veulent quelquefois faire imprimer leurs statuts, mais c’est une dépense bien inutile et je sais beaucoup de comités qui refuseraient de la voter. Cent francs d’impressions et de correspondance laissent 250 francs à dépenser pour les réunions de l’année et un reliquat de 70 francs pour couvrir l’imprévu. Les réunions dites d’entraînement ne coûtent guère ; on réserve tout pour la journée de championnats. Pour cette circonstance solennelle, presque tous les prix ont des titulaires. Bien délaissée serait l’association qui, parmi les parents ou parmi les maîtres, ne récolteraient aucun secours sous la forme d’une médaille d’argent qui coûte de 12 à 17 francs, ou d’une médaille de bronze qui en coûte 3.

Vous le voyez, Messieurs, l’association se suffit à elle-même avec une cotisation qui n’est pas exagérée. Celle que j’ai prise pour exemple représente la moyenne comme nombre d’adhérents et comme situation. Si les associations parisiennes jouissent de certains privilèges que nous leur procurons, celles de la province ont moins d’occasions de dépenses et plus de facilités de grouper des membres honoraires. Cette dernière source de revenus ira du reste en augmentant à mesure que l’on portera plus d’intérêt à notre œuvre, et que, suivant le vœu d’un universitaire, l’on se rendra compte « qu’une saine et virile éducation physique est la base naturelle, la première garantie d’une bonne éducation morale ». Mais il y a aussi deux personnes auxquelles je fais appel ; l’Université dont le grand maître devrait inscrire chaque année au budget de l’Instruction publique une somme de 5 000 francs destinée à être répartie entre les associations des lycées et collèges — et puis la société des anciens élèves qui pourrait bien se souvenir de ses petits camarades et les aider en cette circonstance. Cela viendra tout seul, il est vrai quand nos jeunes athlètes seront eux-mêmes des anciens élèves. Mille francs, ce serait l’aisance pour nos associations ; au delà, ce serait la richesse.

Mais il y a d’autres dépenses telles que costumes, moyens de transport, goûters, etc… En ce qui concerne le costume, je suis bien aise de faire justice de certains inventaires qui ont été dressés avec beaucoup de mauvaise foi. Il est malsain, malpropre et coûteux de jouer avec les vêtements de ville : malsain, parce qu’on les garde mouillés sur soi ; malpropre, parce que la sueur les transperce ; coûteux, parce qu’on les déchire et qu’on les salit. Je ne sais pas s’il est chic de changer de tenue selon le sport auquel on se livre, mais je sais qu’il n’y a qu’une seule tenue qui convienne à tous les sports en même temps qu’à l’hygiène, c’est le jersey de laine. Or, c’est la tenue que portent tous les scolaires. Ils le prennent aux couleurs de leur association, et ils se fatigueront souvent de jouer avant leur jersey s’ils l’ont choisi de bonne qualité. La culotte et les bas de laine constituent un complément de costume avantageux, mais qui n’est nullement indispensable. Que peut coûter le tout ? 25 francs. Mettez dans le plateau de la balance ces 25 francs, et dans le plateau d’en face, le tailleur et la blanchisseuse, sans compter le médecin et le pharmacien ? Nous verrons ce que dira la balance. Du reste, la coquetterie n’a pas du tout envahi nos sociétés. Je l’attendais, je dois le dire, et c’est à peine si, tout au début, elle a fait mine de vouloir entrer. Depuis nous ne l’avons jamais revue, et il y a même des instants où l’on se prend à regretter son absence.

La question des frais de transport est celle qui, personnellement, me préoccupe le plus. Mais il ne faut pas désespérer de la résoudre, car l’établissement du Métropolitain, la multiplication des lignes de tramways et l’abaissement des tarifs en faciliteront la solution. En attendant, j’étudie une combinaison qui nous permettrait d’utiliser ces grandes voitures interminables, produit de la civilisation fin de siècle, lesquelles, les jours de courses, conduisent à Longchamps et à Auteuil les parieurs et les bookmakers. La difficulté provient surtout de ce qu’étant découvertes, ces voitures pourraient bien ramener en même temps que nos joueurs un certain nombre de rhumes et de fluxions de poitrine. Si je ne craignais de paraître paradoxal et ironique, j’engagerais les parents à donner à leurs fils une bicyclette. La bicyclette représente une économie de temps et d’argent, une sauvegarde physique et morale : physique, car elle ramène le joueur sans qu’il coure risque de prendre froid ; morale, parce qu’elle l’empêche de flaner et le retient en quelque sorte prisonnier sur sa selle. Mais pour posséder ce cheval d’acier qui procure l’ivresse de l’air et de l’espace, il faut une première mise de fonds : 375 francs, même en profitant de la faculté qui vous est offerte de payer au mois, grèvent un budget mensuel d’une somme de 25 francs, et cela pendant quinze mois. Hélas ! combien de ces pauvres intérieurs où les plus ingénieux sacrifices arrivent tout juste à couvrir les frais d’instruction et où la mère se voit forcée, les larmes aux yeux, de refuser à son fils les plaisirs même les plus modestes dont jouissent ses camarades ! Ces inégalités qui gâtent la vie, il les faut bien subir tant qu’on ne peut y remédier. Félicitons-nous du moins que dans nos lycées l’argent ne règne pas comme il règne au dehors. Les petits Français ont bon cœur, ils partagent volontiers, et en matière de tact et de délicatesse, ils rendraient parfois des points à leurs aînés. Vous citerai-je des cotisations volontairement « oubliées » par un trésorier de quinze ans et des déficits secrètement comblés par le richard de la classe ? Non, car ces bonnes actions perdraient leur parfum, qui est le silence.

L’association athlétique n’est pas une école d’inégalité. Et quand le capitaine est un boursier, fils d’un humble employé ou d’un petit commerçant, et qu’il commande à l’héritier d’un sénateur ou d’un riche industriel, je me dis que la devise inscrite au fronton du lycée est mieux appliquée là qu’elle ne l’est souvent dans le monde.

J’espère avoir prouvé, Messieurs, la thèse un peu hardie que j’avais énoncée. Le groupement des élèves est une source d’économie en ce sens que les jeux athlétiques ne pourraient exister sous un autre régime à aussi bon compte. Par le fait que les élèves sont organisés et disciplinés, les dépenses sont grandement réduites. Sans l’association qui les maintient, ils changeraient d’équipes, de jeux et de costumes, selon les variations de leur humeur mobile. C’est encore une économie, en ce sens que beaucoup ont à choisir entre le football et le casino de Paris, la fréquentation de l’un et de l’autre n’étant guère compatible, et je tiens que le casino de Paris coûte plus cher que le football, qu’il vaut mieux lire les règlements de l’Union que de mauvais romans et qu’il est préférable d’avaler un grog après une course que de fumer des cigarettes sur le boulevard.

Pour nous, nos efforts doivent tendre à mettre le plus possible l’association à la portée des moins riches. Mais certains parents nous seconderaient beaucoup s’ils se mettaient un peu au courant de la vie athlétique de leurs fils. Ils pourraient juger de la sorte de ce qui est utile et de ce qui est superflu dans les demandes que ceux-ci leur adressent ; et parfois ils seraient moins généreux ou le seraient plus à propos.

Je n’ai pas à parler des sociétés qui groupent les jeunes tireurs, les escrimeurs ou les marcheurs de tous les lycées indistinctement. Ces associations-là se sont fondées toutes seules ; elles n’ont pas de rôle pédagogique à remplir et c’est toujours un luxe que d’en faire partie. 


iv


C’est à la statistique que je demanderai en quelques chiffres la preuve que les associations ne nuisent pas aux études, statistique bien incomplète évidemment et qui ne suffira pas à établir une certitude absolue, mais qui néanmoins me permettra de mettre en lumière toute une série de faits assez probants. J’ai déjà eu maintes fois l’occasion de trahir la préoccupation pédagogique qui est la nôtre lorsque nous provoquons la formation de sociétés scolaires. Il nous est facile de juger les jeunes gens au point de vue de la vigueur, de l’agilité et aussi du caractère. Mais les choses de l’esprit échappent à notre investigation. Deux fois seulement dans l’année, nous avons l’occasion de voir nos scolaires aux prises avec les lettres et les sciences : au banquet de la Saint-Charlemagne et à l’époque des distributions de prix et des examens.

Le banquet de la Saint-Charlemagne nous apporte depuis deux ans de réelles satisfactions. À Michelet par exemple, presque toute l’équipe de football était présente l’autre jour, et leur capitaine, en même temps président de l’association, a lu une pièce de vers de sa composition. Voici deux fois que le même fait se produit à Buffon. À Lakanal, à la Saint-Charlemagne de 1891, douze des principaux membres de l’association se trouvaient inscrits au tableau d’honneur. Le printemps de 1890 vit recevoir d’emblée au baccalauréat les présidents des quatre associations et les secrétaires de trois autres[4]. À Louis-le-Grand, l’association qui comptait quatre-vingt-dix-sept membres, avait fait le relevé de ses succès ; ce bilan triomphal comprenait 5 admissions à l’École normale supérieure, 1 prix d’honneur, 1 second prix et 4 accessits au concours général, et dans l’intérieur du lycée, 6 prix d’excellence, 33 premiers prix, 30 seconds prix et 139 accessits. Cette statistique a déjà été citée. En voici de plus récentes. Les mois de juillet et d’août de 1891 ont été fertiles en succès. Coup sur coup, nous apprenions la réussite au baccalauréat du président de Condorcet, des secrétaires de Buffon, de Michelet, de l’Association française de marche et de la Société du Bois de Boulogne, du vice-président de Louis-le-Grand et de sept de nos champions scolaires. Parmi les élèves s’étant occupés activement de leur association, Michelet remportait 3 autres diplômes, Henri iv 5, Condorcet 2, Janson 3. La semaine suivante, Chartres annonçait 8 diplômes, Saint-Louis 13, et 8 pour la philosophie. Puis vinrent les palmarès. Sur 64 membres que comptait l’association du lycée Lakanal, 52 avaient des nominations ; au lycée Voltaire, la proportion était encore plus belle : 38 sur 39. Saint-Louis obtenait le prix d’excellence et le prix d’honneur de philosophie, le prix d’excellence et le prix d’honneur de rhétorique, et le prix d’excellence (classe de l’École navale). Enfin deux des meilleurs coureurs de la société de Condorcet ont été reçus à Saint-Cyr.

Je ne prétends point tirer de ces chiffres des arguments de premier ordre, Messieurs ; mais il nous a été extrêmement agréable de constater depuis trois ans que beaucoup de nos associations avaient eu pour fondateurs des jeunes gens appelés à devenir des hommes distingués par la plume, la parole ou l’action ; la même ardeur qu’ils mettaient à organiser les jeux et à défendre l’honneur du lycée, ils la mettront à organiser et à défendre ce grand lycée qu’on appelle la patrie.

Sans m’attarder sur ce chapitre pour lequel je ne puis fournir que des indications que l’avenir transformera en documents, permettez-moi, avant de terminer, de me faire l’interprète de ces vélocipédistes universitaires que j’ai l’insigne honneur de diriger. Vous savez comment la vélocipédie s’est introduite dans l’armée. Les représentants de ce sport adressèrent pétitions sur pétitions. Ils voulaient être utiles ; ils se sentaient capables de rendre de grands services. On se moquait d’eux ; ils ont forcé la porte. Les chefs ont consenti à les essayer, et maintenant ils ont leur place au soleil militaire ; ils sont enrôlés pour le grand œuvre de la défense nationale.

C’est aussi le service d’estafettes et d’éclaireurs que nous prétendons faire ; des réformes ont été décidées ; il a été convenu entre vous et l’opinion que l’éducation physique et aussi un peu l’éducation morale allaient être transformées. Sur ce terrain nouveau et inconnu, l’Université ne peut s’aventurer sans que des reconnaissances aient été faites ; nous les faisons. Ne craignez pas que le souci du sport nous fasse oublier l’uniforme que nous avons volontairement revêtu. Assurément nous rendons au sport une sorte de culte parce que nous croyons qu’il répond aux aspirations les plus nobles de la jeunesse, parce que nous connaissons les joies saines qu’il procure, parce que nous attendons de lui qu’il rebronze la France. Mais nous savons aussi qu’au-dessus des muscles il y a l’esprit qui seul peut féconder leur travail, il y a l’âme où résident les grandes pensées. Jamais nous ne perdrons de vue les responsabilités qui pèsent sur nous, et nous faisons de notre mieux pour que nos sociétés deviennent les asiles de cette bonne foi, de cette franche camaraderie, et aussi de ce savoir-vivre et de cette bienséance qui doublent le charme des relations humaines. En s’inspirant de ces principes, Messieurs, ceux que j’ai appelés les vélocipédistes universitaires s’efforcent de comprendre et de remplir le devoir présent.


Pierre de Coubertin.

Paris, le 6 mars 1892.
  1. Rapport présenté à la séance du Comité de propagation des exercices physiques tenue à la Sorbonne, le 7 mars 1892.
  2. MM Jules Simon, Gréard, Rabier, Morel, MM. les Proviseurs des Lycées et Collèges de Paris, les Directeurs et Sous-Directeurs des Écoles Monge, Alsacienne, le commandant Dérué, etc.
  3. Circulaire de M. Faye, en date du 28 mars 1888.
  4. École Alsacienne, école Monge, lycées Henri iv, Michelet, Louis-le-Grand, Lakanal.