De l’utilité qu’il y aurait à rendre la connaissance du droit populaire

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De l’utilité qu’il y aurait à rendre la connaissance du droit populaire
Revue pédagogiquenouvelle série, tome VI (p. 33-35).

DE L’UTILITÉ QU’IL Y AURAIT À RENDRE
LA CONNAISSANCE DU DROIT POPULAIRE


Lutter pour le vrai, pour le bien.

Si, parmi les différentes sciences qui ont l’homme pour objet, il en est une qu’il serait utile de rendre au moins accessible à tous, et de répandre le plus possible, c’est assurément celle du Droit. Correspondant et présidant à toutes les relations sociales, intervenant dans notre vie de chaque jour, y intervenant à chaque instant, le Droit, de toutes parts, comme un réseau, nous enveloppe. Fils, pères, époux, propriétaires, commerçants, citoyens, nous ne pouvons faire un seul pas sans que nous ayons à nous demander ce que la loi admet, ce qu’elle réprime, ce qu’elle punit, et, question plus haute, celle du Droit proprement, si ce qu’elle admet, ce qu’elle réprime, ce qu’elle punit, est conforme à la justice et aux besoins sociaux.

Donc, dans toutes les sociétés, la connaissance du Droit s’imposerait normalement à tous, mais avec quelle raison plus forte encore ne s’impose-t-elle pas ainsi dans les sociétés qui ont la démocratie pour base ? Les républiques de l’antiquité l’avaient compris à merveille ; et, lorsque à Rome la plèbe eut conquis le pouvoir, son premier grand pontife se mit à enseigner le Droit sur la voie publique.

Les choses, sans doute, ne vont pas tout à fait chez nous, du côté du Droit, comme elles allaient jadis à Rome ; et l’on ne pourrait dire sans exagérer et sans altérer les faits que, chez nous comme à Rome, il y ait un patriciat gardant pour lui le secret des formules juridiques et faisant monopole à son profit de l’interprétation des lois. Mais quoi ! dans un pays où le plus humble comme le plus élevé dans l’échelle sociale est appelé non seulement à exprimer un vœu, mais à dicter sa volonté sur tout ce qui touche aux lois et au Droit, on ne ferait pas effort pour que chaque citoyen arrive à posséder au moins les premiers principes du Droit et les premières notions des lois ! Quoi ! des questions se rapportant à l’organisation de la famille, celle du divorce, par exemple, celle de la condition des enfants naturels, une foule d’autres ayant trait au régime de la propriété, au développement du crédit, à la constitution même des délégations ou pouvoirs publics, toutes ces thèses sociales si considérables pourraient être posées devant un Parlement issu du suffrage populaire, être débattues dans ce Parlement, sans que le peuple, la nation prise en masse, eût la plus simple idée de la loi existante, de ce qu’elle contient ou de bon ou de mauvais, de ce qui peut et doit y être changé ! Quelle contradiction serait plus flagrante, quelle plus déraisonnable et, avec le temps, quelle aventure nous menacerait de périls plus grands !

Ainsi apparaît-il, avec une évidence complète, que, dans notre France, en l’état actuel, c’est au nom des intérêts les plus immédiats du citoyen comme de l’homme privé, les plus divers et les plus graves, qu’il importe que la lumière soit faite sur l’ensemble du Droit et des lois ; que, dans ce qu’elle a de fondamental, la connaissance du Droit et des lois pénètre partout.

Mais les objections se pressent. « Que parlez-vous de populariser la connaissance du Droit ? Le Droit n’est-il pas fait uniquement d’abstractions, n’est-il pas une science de rapports, et ne repose-t-il pas tout entier sur une des conceptions les plus hautes à laquelle puisse s’élever l’esprit de l’homme, sur l’idée que l’on doit se faire du Juste ? Comment vulgariser une telle idée et surtout en l’appliquant aux relations si nombreuses et si complexes que le Droit a charge de régler ? Puis, à tort ou à raison, nos lois ne passent pas toutes, dans l’opinion commune, pour être des chefs-d’œuvre de simplicité, de précision, de clarté ? Beaucoup, au contraire, sont, aux yeux du public — pardon de l’irrévérence grande — un grimoire où les plus habiles se trompent quelquefois et ne savent pas toujours lire. Enfin, l’essai a été tenté, et la meilleure preuve que, selon votre propre sentiment, il n’a pas réussi, c’est que vous proposez à tout le monde de le tenter encore. »

Je répondrai d’abord sur ce dernier point.

Je n’ignore pas que des écrivains consciencieux et experts se sont ingéniés à résumer dans les termes les plus brefs et les plus concis certaines parties de nos lois et que peut-être le succès n’a pas tout à fait répondu au mérite de leur effort. Mais je dirai en toute franchise que ces écrivains, selon moi, n’ont pas pris la bonne route, et que le but qu’ils ont eu en vue était quelque peu différent de celui que je viens de marquer. Il ne saurait s’agir, en effet, d’apprendre à chacun la science du Droit et des lois de façon que chacun, dans toutes les circonstances de la vie ou même dans la plupart de ces circonstances, puisse être son seul guide et n’avoir pas besoin du concours de ceux qui ont fait du Droit et des lois l’objet spécial de leur étude ; en vérité, le point est autre, et, s’il convient de fournir le mieux possible à chacun un moyen de s’orienter pour ses propres affaires, s’il convient de mesurer aux détails la part la moins stricte possible, il est d’un intérêt essentiel de mettre d’abord chacun à même d’embrasser dans toutes les matières l’ensemble et les parties principales, de se faire une idée du tout et, s’il se peut et autant qu’il se peut, de juger la loi au nom du Droit, au nom de la Justice qui avance, des besoins sociaux qui changent.

Mais par là, j’imaginerais avoir défini le but qu’il faudrait viser, et je crois désormais facile de répondre aux autres objections.

Que la science du Droit soit abstraite ; que de plus elle soit complexe, et que, par leurs propres complications, souvent nos lois en accroissent les difficultés, aucun de ces points n’est contestable, Mais, dans le plan que je conçois, et que je voudrais en outre dégagé de tout apparat, de tout appareil scientifique, j’ai l’intime pensée que les idées générales qui, en dehors de à législation, dominent les principaux sujets du Droit, pourraient être ramenées à une expression simple et aisément compréhensible ; et, quant aux abstractions techniques qui forment l’explication des textes, rien n’est plus praticable, en définitive, que de les rendre vivantes et tangibles au moyen d’exemples ou, comme on dit en droit, d’espèces.

Restent les complexités et les complications, dernier écueil.

Mais qu’il aille en avant, avec bon courage et sans peur, l’homme jaloux de rendre à la démocratie ce capital service, de l’initier à la science des lois et du Droit !