De la Céramique

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De la Céramique
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 2 (p. 203-207).
DE LA CÉRAMIQUE
Collections towards a history of Pottery and Porcelain in the 15th, 16th, 17th and 18th centuries, by Joseph Marryat ; London, 1 vol. in-8o, Murray.

Je me souviens d’avoir traduit autrefois en version comment, au VIe siècle de Rome, un certain Aelius Pœtus, jurisconsulte très habile, s’avisa de faire graver sur des tables d’airain les formules judiciaires d’action, c’est comme qui dirait aujourd’hui le code de procédure, et les exposa dans le Forum pour l’édification et la commodité des plaideurs. Le peuple romain lui sut beaucoup de gré d’avoir mis à la portée de tout le monde ces formules dont les jurisconsultes faisaient un grand mystère, et la reconnaissance publique a rendu le nom d’Aelius Paetus Immortel. Toutefois, auprès de ses confrères les légistes, il n’obtint pas le même succès ; ils l’appelèrent un gâte-métier, et lui tirent un crime d’avoir montré à quoi se réduisait la science, dont la possession exclusive avait donné à quelques-uns d’entre eux le droit de faire les importans. J’espère que le nom de M. Marryat sera également immortel. Non moins généreux que le jurisconsulte romain, il a révélé un arcane presque aussi mystérieux que les formules d’action. Collecteur de faïences et de porcelaines, il enseigne à quiconque voudra faire une collection de semblables objets le moyen de n’être pas attrapé dans ses acquisitions. Rien de plus utile, rien de plus nécessaire même qu’un tel livre, aujourd’hui que tout le monde se mêle de bric-à-brac, et personne ne pouvait mieux rédiger ce manuel de l’amateur que M. Marryat, possesseur d’un cabinet célèbre, et en relations avec tous les amateurs de l’Europe. Il sera béni des gens du monde qui ont à garnir des consoles et des dressoirs ; mais qu’il s’attende à la colère des vieux collecteurs ses confrères, qui font mystère de leur expérience chèrement acquise. — « A quoi bon, diront-ils, instruire les ignorans, et leur rendre facile une étude qui nous a coûté beaucoup de peine ? Comme si les financiers ne nous faisaient pas déjà une assez rude concurrence ? Pourquoi un des nôtres vient-il nous ôter le seul avantage que nous eussions, celui de savoir le prix des choses ? » Ils devraient ajouter : « Et que pensera-t-on de notre savoir, quand chacun, pour quelques francs, pourra le porter dans sa poche ? »

Pour moi, j’excuse et je comprends la colère de ces amateurs moroses. Au fond, ce sont des gens très malheureux. On se moque de leurs goûts, qu’on appelle, des manies jusqu’à ce qu’ils deviennent une mode. Leur vie se consume en désirs impuissans, en longues et infructueuses attentes, et finalement, quelques richesses qu’ils aient entassées dans leurs cabinets, ils emportent au tombeau le désespoir de n’avoir pu se compléter. Il ne faut pas leur en vouloir de leur jalousie à garder pour eux-mêmes de petits secrets, au moyen desquels ils ont dans les ventes l’avantage des premiers choix sur de riches ignorans qui n’estiment les choses que par l’opinion des autres. Il faut pardonner à ces amans malheureux de la rareté le mystère dont ils s’entourent. Dieu fasse paix à un bibliophile de mes amis, qui ne révéla qu’en expirant à un sien neveu, préparé par de fortes études, le numéro de la page où se trouve, en un certain livre, certaine faute typographique qui le rend inestimable ! Depuis vingt ans, il attendait la mort d’un autre bibliophile qui possède ce trésor sans le connaître. Fallait-il qu’en publiant son secret il avertit tous les bouquinistes de Paris de lui disputer le précieux volume ? — « Je sais maintenant quel est le meilleur morceau d’un gigot de pré-salé, » disait un illustre gourmand. — « Quel est-il ? » lui demanda un étourdi. — « On ne le saura qu’après ma mort, » répondit le gourmand, il avait peut-être raison.

Mais en contraste avec cet égoïsme de la passion, cette amitié goulue qui n’en veut que pour soi, combien est admirable l’enthousiasme expansif d’autres amateurs qui voudraient voir le monde heureux de ce qui fait leur bonheur ! Ils me rappellent les preux d’autrefois, qui portaient dans toutes les cours le portrait de leurs dames pour emprinses et se plaisaient à se donner des rivaux. Tel est, je crois, le sentiment généreux qui a conseillé à M. Marryat de publier son guide du collecteur de poteries. Il a réuni dans un volume in-8o, magnifiquement imprimé et illustré de jolies planches coloriées et de vignettes sur bois, tout ce qu’il est indispensable qu’un amateur sache de l’histoire et de l’art de la céramique, toutes les observations qu’il doit faire avant d’admettre un vase dans sa collection. M. Marryat s’est attaché à décrire exactement les caractères extérieurs d’après lesquels on peut reconnaître l’âge, l’origine, la qualité des faïences, des grès et des porcelaines. Il note soigneusement les prix que les principaux de ces objets ont atteints dans les dernières ventes, et, par parenthèse, il y a de ces prix qui donnent lieu de croire que notre siècle est bien riche. Enfin une suite de fac simile excellens indique les marques des fabriques et les signatures ou les monogrammes des artistes de tous les pays, de toutes les époques, dont les ouvrages sont recherchés.

M. Marryat a peu de goût pour la céramique grecque, et, à vrai dire, ce ne sont pas les vases eux-mêmes qui intéressent les collecteurs de patères et d’amphores, mais bien plutôt les compositions et les renseignemens mythologiques qu’ils y trouvent. Laissant ces recherches aux érudits en us, M. Marryat commence son traité par la fabrication des faïences peintes d’Italie au XVe siècle, connues sous le nom de Majolica. Après avoir décrit les procédés des différentes fabriques, et passé en revue tous les genres de poteries dures et tendres exécutées en Italie, en France, en Allemagne, en Angleterre, etc., il trace rapidement l’histoire des porcelaines, depuis leur fabrication presque immémoriale en Chine et au Japon jusqu’aux imitations, inventions et perfectionnemens réels ou imaginaires des principales manufactures de l’Europe. Je n’ai que des éloges à donner à ce travail. Il est impossible de réunir plus de renseignemens exacts et précis, ni de les coordonner plus méthodiquement. Indispensable aux faiseurs de collections, le livre de M. Marryat offre encore une lecture agréable aux gens du monde, curieux de savoir comment et de quoi sont faits les vases dont ils se servent tous les jours. Bref, c’est un heureux mélange d’art, de science et d’histoire, exempt de toute pédanterie, et au moyen duquel on peut parler des choses avec les honnêtes gens.

Cependant, à mon avis, l’auteur, sans trop agrandir son plan, aurait encore quelque chose à dire à ses lecteurs. Il s’est fort occupé de constater le plus ou moins de rareté de certaines poteries ; j’aurais voulu qu’il appréciât leur mérite relatif comme œuvres d’art. La rareté est sans doute un point capital. Cette faïence mystérieuse qui ne se trouve qu’en France, dont on ignore l’inventeur, le lieu de fabrication, et qu’on appelle du nom de Henri II, est très recommandable sans doute, car, selon M. Marryat, on n’en connaît dans le monde que trente-sept pièces ; mais il se peut qu’il n’existe que trente-six kylin ; ainsi nomme-t-on de vilains monstres chinois, hors de prix lorsqu’ils sont très anciens. J’aurais désiré que M. Marryat, avec l’autorité de son expérience, déclarât hautement que le chandelier en faïence de Henri II, qui fit partie du cabinet de feu M. Préaux, et qui appartient aujourd’hui à M. de Rothschild, l’emporte, comme œuvre d’art, sur le plus rare et le plus baroque kylin qui puisse exister à Pékin. Il me semble que le goût peut s’appliquer même à la curiosité, pour parler la langue des amateurs, et on ne saurait trop on prêcher le respect dans un temps comme le nôtre, où l’on est un peu porté à n’apprécier les choses que par leur valeur vénale.

En lisant l’ouvrage de M. Marryat, il est impossible de ne pas remarquer le mérite singulier des anciennes productions de la céramique et le peu de progrès apporté par le temps aux premières inventions, il en est de même, je crois, dans toutes les branches de l’industrie où l’art a une part considérable. Vers 1415 apparaissent ou Italie des bas-reliefs émaillés, et tout d’abord Luca della Robbia atteint à la perfection. Un siècle plus tard environ, les manufactures de Gunbio, Castel-Durante, Urbino, etc., répandent en Italie, leur vaisselle couverte d’arabesques et de compositions peintes, ou décorée d’ornemens en couleurs irisées. Plus tard on chercherait vainement, je pense, des reproductions heureuses des types laissés par ces premières écoles. Vient ensuite, dans l’ordre du temps, cette faïence dite de Henri II, qui se recommande par la dureté de sa pâte, la finesse de ses moules et le bon goût de ses ornemens. Il est inutile de chercher dans nos faïences modernes des équivalens, non plus qu’aux plats si recherchés de Bernard de Palissy. Je viens de citer les premiers essais de la faïence ; qu’a-t-on fait depuis ? Étudions maintenant l’histoire de la porcelaine, et pour qu’on ne me prenne pas pour un ennemi de l’art chinois, je déclarerai hautement que je rends toute justice à la beauté de ses vases, à l’éclat de leurs couleurs, surtout à leur très heureuse harmonie. Mais n’est-ce pas une chose reconnue que les porcelaines chinoises les plus anciennes sont les plus belles, et que l’on ne trouve plus parmi celles qui se fabriquent aujourd’hui ni la même élégance de forme, ni la même perfection dans la cuite ou dans la distribution des ornemens et des couleurs ? Le fait est si bien constaté, que c’est en Hollande une spéculation profitable de transporter en Chine et au Japon, pour les vendre, les porcelaines apportées par les premiers navigateurs hollandais. Il faut bien parler de nos manufactures et de Sèvres, qui tient parmi elles le premier rang. J’en appelle au jugement des artistes comme à celui des amateurs : c’est à son origine, vers 1741, que notre plus célèbre fabrique a produit ses plus beaux échantillons.

Il faut chercher une explication à cette singularité, et, faute d’en trouver une meilleure, je proposerai la mienne.

Pour produire à bon marché, ou seulement pour produire beaucoup, la division du travail est une condition nécessaire. Or, dès qu’il s’agit d’art, il est très difficile d’atteindre à un certain mérite de l’exécution, s’il faut que deux mains différentes touchent au même objet. Les premiers fabricans de poteries étaient tout à la fois industriels et artistes, chimistes et peintres. De là dans leurs ouvrages cette harmonie parfaite entre la matière, la forme et la couleur. Il est évident lorsqu’on les examine qu’entre la pensée et son exécution il n’y a point eu d’intermédiaires. Où trouver aujourd’hui cet heureux accord entre l’art et l’industrie ? Mais, au lieu de faire le procès à notre époque, j’aime mieux m’arrêter pour rechercher les qualités d’une époque déjà bien loin de nous. On trouve dans tous les cabinets, notamment au Louvre et au musée de Cluny, des plats de faïence faits au commencement du XVIe siècle par Horace et Flaminio Fontana ou par le maestro Giorgio. La terre est loin d’avoir la finesse de nos faïences modernes ; les vases sont pesans, presque toujours un peu déjetés par la cuisson, mais l’émail qui les recouvre est d’une merveilleuse finesse. D’ordinaire l’ornementation consiste en peintures à couleurs vives, sans aucune prétention à une exacte imitation de la nature. Quelquefois ce sont des arabesques capricieuses, d’autres fois des sujets tirés de la mythologie ou de l’histoire. Toutes ces peintures sont traitées avec une facilité de pinceau extraordinaire. Ce sont des esquisses hardies lavées à la manière de l’aquarelle, et, bien qu’en général les compositions soient empruntées aux dessins ou aux gravures des grands maîtres, rien n’y laisse voir la timidité ni la recherche qui accompagnent toujours nos copies modernes. C’est dans cette exécution si vive et si intelligente que consiste, à mon sentiment, le principal mérite des faïences italiennes. Les Fontana et leurs disciples avaient compris qu’un plat destiné à recevoir une aile de poulet n’est pas un tableau, et probablement, lorsqu’ils fabriquaient et peignaient leurs assiettes, ils ne se doutaient guère qu’on les mettrait un jour dans des armoires, sous verre, comme des objets précieux. Réjouir la vue par des couleurs vives et harmonieuses, rappeler en quelques traits heureusement choisis une peinture célèbre, distraire un instant un gourmand par une fantaisie rapidement exécutée, voilà le but qu’ils se sont proposé et qu’ils ont atteint. Plus tard, on a fait des plats d’une argile plus fine, on les a tournés ou moulés avec plus de précision, on les a mieux cuits ; on s’est servi d’un bien plus grand nombre de couleurs, on a mieux peint, ou du moins on a plus exactement imité avec des couleurs fusibles au feu les effets qu’on n’obtenait auparavant qu’avec des couleurs à l’huile, et cependant les plats du maestro Giorgio, avec toutes leurs imperfections, restent encore des chefs-d’œuvre. Entre eux et nos plus belles porcelaines modernes, il y a, si l’on me passe cette comparaison, la même différence qu’entre un drame de Shakspeare et ces tragédies conformes aux règles, richement rimées, sagement conduites et parfaitement ennuyeuses. Le goût des tours de force mène toujours à la décadence de l’art. Aux plus belles époques, on obtient les résultats les plus magnifiques avec une grande simplicité de moyens. Les Grecs, par exemple, ont fait des vases admirables avec des dessins au trait et en n’employant qu’une seule couleur. Est-il sage de faire consister le mérite d’une fabrication dans la difficulté vaincue, et quel succès que celui de parvenir à déguiser la matière dont on fait usage et de convertir un service de table en une galerie de tableaux ? Ces réflexions me conduisent à rappeler une des lois fondamentales de l’art, c’est de proportionner le travail à l’importance et à la destination des objets auxquels il s’applique. Je crois que nos fabricans modernes ne devraient jamais l’oublier.


PROSPER MERIMEE.