De la Civilisation moderne

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DE LA
CIVILISATION MODERNE

History of Civilization in England, by H. T. Buckle ; vol. Ier, Londres 1857.

I.

Nous ne pouvons nous défendre d’une grande bienveillance pour ceux qui n’ont jamais désespéré. Tandis qu’il est si difficile de supporter toujours sans faiblesse les mécomptes que l’expérience amène et les disgrâces de la vérité, il y a des convictions que rien n’ébranle, il y a des hommes qui contemplent tout d’un intrépide regard, résolus qu’ils sont à ne pas se décourager, quoi qu’il arrive, à ne douter jamais de l’avenir en haine du présent. Ceux-là s’acharnent à croire que l’humanité a été bien inspirée, quand elle s’est jetée dans le mouvement des temps modernes. Heureux des résultats acquis, mesurant d’un œil satisfait le terrain déjà parcouru, ils s’inquiètent faiblement du prix que les conquêtes ont coûté, des débris dont il a fallu joncher la route. Certains de leur bon droit, ils accusent de tout le mal la résistance, et rien du passé ne leur laisse de regret. Ses monumens les plus imposans peuvent s’écrouler sans les émouvoir par leur chute. La plus belle ruine, celle de Coucy ou de Pierrefonds, n’est après tout que la ruine d’une tour féodale. La démolition des citadelles de la tyrannie ne peut rien avoir qui attriste leurs regards. Aussi, dans leurs discours comme dans leurs écrits, n’ont-ils pas l’air de comprendre ces âmes plaintives qui gémissent sur le malheur d’avoir trop cru et trop espéré. Ils ne perdent pas leur temps à ces questions : « N’aurait-on pas trop aimé le bien ? Ne se serait-on pas trop fié au vrai ? Aurait-on trop présumé de la raison, fait injustice au passé, trop peu ménagé l’erreur ? Qui sait même si c’était bien l’erreur, et si l’humanité n’a pas été follement présomptueuse ? Comme elle a bien mérité d’être humiliée ! Quelle folie d’aller échanger la sécurité de la possession contre les anxiétés de la poursuite ! Tout allait-il si mal enfin ? ruines, que ne vous relevez-vous ? »

Quelle différence si vous écoutez ces opiniâtres dont rien ne trouble la confiance dans l’esprit du temps ! Tout est serein et rassurant. Ils n’imaginent point que la Providence ne se mêle de ce monde que pour le châtier ; ils s’étonnent que les idées noires du judaïsme aient encore assez de pouvoir pour persuader que tout coup de tonnerre est une punition, et que les rivières débordent pour le plus grand bien des inondés. Ce sont des gens positifs, qui ne se paient pas de suppositions, surtout quand elles sont décourageantes, et qu’elles servent à favoriser l’indolence sous le nom de résignation. — Tant que l’homme est sur la terre, disent-ils, il est en droit d’améliorer la terre. S’il fait bien de supporter le mal avec courage, il montre un meilleur courage en cherchant à le réparer ou à le prévenir. Ces lois de la nature dont on déplore avec complaisance les terribles effets, l’homme a pu souvent s’en emparer, et chaque fois qu’il l’a fait, il s’en est bien trouvé. A quoi sert de lamenter la condition humaine comme font les prédicateurs, si c’est pour conclure qu’il faut l’accepter telle qu’elle est, et servir ainsi les vues de ces dominateurs égoïstes qui ne songent qu’à la maintenir, puisqu’ils l’exploitent ? Quel fruit à tirer de tous ces historiens romantiques qui ne cherchent dans les choses terrestres que le pittoresque, et qui nous ramèneraient aux vieilles mœurs, parce qu’elles ont plus de poésie que les nouvelles ? Que faire de ces publicistes mélancoliques qui ne songent qu’à baiser la poussière des tombeaux, et prennent les caveaux de Saint-Denis pour les champs de l’avenir ? Qu’attendre même de ces philosophes contemplateurs, plus occupés de décrire le mécanisme de l’âme que de le mettre en mouvement, et qui se bornent à constater quelques idées nécessaires de tous les temps, sans les consacrer au travail des temps nouveaux, à la création actuelle d’un nouveau savoir par l’expérience et l’observation ?

Il faut sans doute un rude courage, il faut beaucoup exclure et sacrifier bien des choses, pour oser ainsi ne s’intéresser qu’aux progrès effectifs de la société : l’esprit ne peut se retrancher toute sympathie pour le passé sans rétrécir un peu sa sphère, sans renoncer à quelques-unes de ses richesses, sans les jeter à terre comme un bagage inutile ; mais ceux-là s’inquiètent peu de s’alléger ainsi qui veulent avant tout marcher et arriver vite. Ils croient d’ailleurs qu’ils vont en quête d’un trésor qui les dédommagera de ce qu’ils auront laissé derrière eux. Les sciences modernes leur réservent un merveilleux d’un genre nouveau ; la réalité, transformée par leurs découvertes, suffira à la plus exigeante imagination. Le positif et l’utile auront leur beauté à leur tour. Le grain de mil que le coq aura détourné deviendra le diamant. Si le culte des grands hommes est passé, l’humanité devient l’héroïne du poème. Si le passé avait la croyance, l’avenir aura la certitude. Dès aujourd’hui ils sont sûrs de leur fait, ils savent qu’ils sont dans le bon chemin ; les nuages s’ouvrent, et le monde vient à eux.

Telle est la stérilité, la monotonie, tel est le danger de ce découragement d’esprit qui ne sait ni sauver ce qu’il regrette ni empêcher ce qu’il craint, qu’on se sent attiré vers ceux qui, au risque de se faire accuser de raideur et de sécheresse, parlent encore le langage de la conviction et de l’espérance. Si, comme l’a pensé un grand esprit de nos jours, le monde appartient aux optimistes, c’est plutôt vers ceux-ci que les signes du temps devraient nous appeler. On en trouve aujourd’hui peut-être plus à l’étranger qu’en France de ces publicistes intrépides qui ne croient qu’au triomphe de la raison. En Angleterre par exemple, la littérature est assez riche en écrits dictés par un esprit qui serait parmi nous traité de chimériquement démocratique, et qui n’est que systématiquement dominé par la foi dans l’observation et le raisonnement. Là le réformisme peut devenir radical sans devenir révolutionnaire. L’économie politique est la commune philosophie des Anglais. Par ses résultats comme par ses méthodes, elle s’est emparée de certaines intelligences, fortes d’ailleurs et puissantes, qui en font le type de toute science, qui éclairent et contrôlent tout par elle, la politique et la morale même. Il y a beaucoup à gagner dans leur commerce, et si l’on peut les trouver étroits dans la spéculation, ils n’en seront pas moins aptes à la pratique, et leurs œuvres pourraient bien relever leurs théories. Le génie britannique nous a habitués à voir ces choses-là.

C’est de cette école que paraît être sorti le premier ouvrage, je crois, d’un auteur jeune encore, et qui n’était d’aucune école. L’Histoire de la Civilisation en Angleterre, dont l’introduction vient de paraître dans les dimensions d’un gros livre, a mis dans toutes les bouches, au commencement de cette année, le nom jusque-là ignoré de M. Buckle. C’est un véritable succès, quoique l’ouvrage ait plus réussi qu’il n’a été approuvé. Les critiques ne lui ont pas plus manqué que les lecteurs ; mais ceux-ci n’ont pas regretté leur peine, et y ont peut-être pris plus de plaisir qu’ils ne s’en sont vantés, car l’auteur s’adresse à des opinions qui courent dans bien des têtes sans toujours s’y fixer, et qui ne demandent que des raisons plausibles et sérieusement articulées pour prendre confiance et crédit. On s’est étonné qu’un écrivain à son début entreprît un si grand ouvrage et ne se montrât pas trop au-dessous de l’entreprise. M. Buckle ne vient, à ce qu’il paraît, d’aucune université ; aucun grade académique n’accompagne son nom, aucun succès scolaire ne l’a d’avance recommandé. C’est encore une exception chez nos voisins que de prendre rang dans la littérature sérieuse sans être connu par ces sortes d’antécédens. On y est surpris qu’un homme sache écrire, s’il n’a fait ses preuves comme scholar. Aussi peut-être aura-t-on remarqué que M. Buckle, dont l’ouvrage atteste les lectures variées, s’y montre moins versé dans les lettres antiques que dans l’histoire et la science modernes, et affectionne moins les citations grecques et latines que ne font d’ordinaire ses compatriotes ; mais son sujet n’exigeait pas ce genre d’érudition, et sa manière d’écrire n’est pas pour cela celle d’un esprit sans culture et sans goût. Son style est sain et clair, et si l’imagination ne le relève pas d’un vif éclat, il est exempt de toute recherche : ni les images outrées et discordantes de l’Irlande, ni les abstractions néologiques de la Germanie ne viennent défigurer ou obscurcir sa pensée. Toujours sérieux et solide, il se fait lire avec facilité, avec une sorte d’entraînement ; il intéresse, même quand il ne persuade pas.

Ce n’est pas qu’un certain défaut d’art ne se fasse sentir dans la composition et ne trahisse l’inexpérience de l’auteur. On s’aperçoit qu’il a pensé et travaillé seul, particulièrement à la multiplicité de ses citations, de moitié trop nombreuses et trop peu sévèrement choisies. M. Buckle a voulu prendre acte de ses études, et montrer qu’il n’avançait rien à la légère ; mais il s’expose ainsi à faire remarquer ses omissions, et par exemple, dans un bon travail sur les historiens français, il a l’air de ne pas connaître les Lettres sur l’Histoire de France et les Dix Ans d’Études d’Augustin Thierry. Heureusement c’est aux notes du bas des pages seulement que cette critique s’adresse, et le texte forme une déduction suivie, où le raisonnement tient plus de place que l’autorité.

Il est vrai que ce texte est une introduction de huit cent cinquante pages ! Quel monument peut comporter un tel vestibule ? J’avoue qu’à moins que l’auteur plus tard n’écrive tout simplement une histoire d’Angleterre en insistant seulement plus qu’on ne l’a fait sur celle de la société britannique, je ne vois pas ce qu’il pourra dire dans la suite de son livre qu’il n’ait au moins résumé dans son introduction. Près des deux tiers de celle-ci sont consacrés à l’exposition et à l’examen des faits historiques ; tout n’est pas donné, comme on pourrait le croire d’abord, à la philosophie de la question. La philosophie tient bien une place, mais ce n’est pas celle qu’on attendrait. Ne cherchez point par exemple une définition de ce grand mot de civilisation. À quelles conditions une société est-elle civilisée ? L’est-elle déjà à un certain degré par cela seul qu’elle est société ? Quels sont les caractères, quelles sont les origines de ce mouvement social qu’on appelle civilisation ? La marche en est-elle nécessaire ? les phases en sont-elles identiques dans tous les lieux et dans tous les temps ? Le progrès des âges est-il nécessairement un perfectionnement ? Par des causes primordiales ou accidentelles, les choses humaines sont-elles assujetties, comme les hommes, à une succession telle que celle de l’enfance, de la maturité, du déclin ? L’humanité elle-même est-elle réservée à un développement indéfini ou même à des transformations essentielles, dont l’histoire ne donne aucune idée ? Ces questions et bien d’autres pouvaient trouver leur place dans une introduction aussi étendue. M. Buckle les a presque entièrement écartées, et il s’est borné, en exposant avec une parfaite lucidité ses principes et sa méthode, à établir son idée générale de l’histoire et de la civilisation, idée qu’on peut définir en l’assimilant à celle qui fait le sujet du célèbre ouvrage de Condorcet, le Tableau historique des Progrès de l’Esprit humain. Seulement, dans la manière de concevoir et de justifier cette idée, M. Buckle se distingue de Condorcet, et se rattache, sans s’y confondre, aux écoles modernes et anglaises de science observatrice et inductive appliquée aux phénomènes sociaux. Nous essaierons, par une analyse assez étendue, de faire connaître au moins la théorie de son ouvrage.


II.

Les matériaux de l’histoire sont innombrables. Ils sont sous nos yeux et dans nos mains. Cependant, et quoiqu’on les ait partiellement employés pour composer des ouvrages historiques, on peut dire que l’histoire n’existe pas encore, si l’histoire est une science et un art : la science, le système des généralisations qui résultent de l’étude des matériaux, et qui, après avoir fait comprendre les faits dans le passé, servent à les prévoir dans l’avenir ; l’art, le secret de mettre en œuvre ces matériaux pour en tirer ces lois générales, et d’établir celles-ci sur des preuves bien observées et sous une expression claire et méthodique. Il est évident que l’histoire ainsi comprise doit être universelle, c’est-à-dire embrasser tout ce qu’on peut savoir des sociétés humaines. Alors seulement elle sera l’histoire de leur civilisation.

Mais cette idée de l’histoire suppose que les faits dont elle se compose peuvent, comme ceux de toute autre science, être ramenés à des lois générales. Or c’est ce dont tout le monde ne paraît pas convaincu, même ceux qui ont prétendu jusqu’ici au titre d’historien. De là l’immense différence qui sépare jusqu’à présent la science de l’histoire de la science de la nature. Dans celle-ci en effet, le principe de l’existence et de la constance de lois générales auxquelles tous les faits sont ou peuvent être rapportés est dès longtemps placé hors de tout débat. Il règne avec une autorité absolue sur l’esprit des savans. Dans le domaine de l’histoire, si peu d’efforts ont été tentés jusqu’à ce jour, et tentés heureusement, pour y faire prévaloir le même principe, qu’on peut se demander si le succès de la tentative est possible, si la complexité et la multitude des faits ne sont pas telles qu’ils résistent à tout essai de les soumettre aux procédés scientifiques, ou si même il ne serait pas dans leur nature de ne comporter aucune science, c’est-à-dire de ne pouvoir être ramenés à aucune généralisation ni encadrés en aucune loi. Cette question posée en ces termes serait donc la première à résoudre, et si elle devait être négativement résolue, l’histoire comme l’entend M. Buckle serait impraticable, et son livre même n’aurait pas dû être essayé.

Dans cette hypothèse, il faudrait attribuer les phases changeantes et les degrés divers de la civilisation à un aveugle hasard ou à l’action de causes surnaturelles. Or la doctrine du hasard est bientôt démentie par l’expérience. Une tribu qui ne vit que de la chasse peut croire, à la rigueur, qu’elle tient ses alimens du hasard ; mais pour peu qu’elle fasse connaissance avec l’agriculture, elle voit sa nourriture dépendre d’une suite prévue de causes et d’effets, et l’idée d’une connexion nécessaire remplace dans sa pensée celle d’une succession fortuite. Ce sont ces deux idées qui ont donné naissance, l’une à la doctrine du libre arbitre, l’autre à celle de la prédestination. La réflexion engendre la première pour le philosophe, la seconde pour le théologien. L’une est une pure hypothèse prise de l’attribution gratuite à la Divinité d’une toutepuissance purement arbitraire ; l’autre n’est pas moins hypothétique, quoiqu’on prétende la fonder sur le témoignage de la conscience. Quel témoignage, en effet, mérite moins d’être tenu pour infaillible ? N’a-t-il pas historiquement varié suivant l’état des esprits et des mœurs ? Ne fut-il pas un temps, par exemple, où la conscience attestait aux hommes l’apparition des fantômes ? Où est le juge entre la conscience qui trompe et la conscience qui dit vrai ?

Toute action humaine est la conséquence d’un ou plusieurs motifs ; ces motifs résultent de certains antécédens. Si donc nous connaissions la somme des antécédens et les lois qui en régissent le mouvement, nous pourrions avec certitude prévoir la somme des résultats. C’est ce que nous faisons, encore que d’une manière très imparfaite, quand nous connaissons le caractère d’une personne. Sa conduite trompe-t-elle notre attente, nous ne l’attribuons ni à quelque caprice de la libre volonté ni à quelque arrangement surnaturel, mais à quelque circonstance inconnue qui pesait sur la personne, ou à l’insufîisance de nos données sur sa nature morale, ou plutôt sur les opérations ordinaires de son âme. Il suit que les actions des hommes, étant uniquement déterminées par leurs antécédens, doivent avoir un caractère d’uniformité, ou dans les mêmes circonstances produire les mêmes résultats.

La matière d’une histoire philosophique se compose donc de l’esprit humain et de ses lois, de la nature et de ses lois. L’une modifie l’autre et réciproquement ; de là tous les événemens possibles. Le problème de l’histoire est la recherche de la méthode propre à nous découvrir les lois de cette double et mutuelle modification. Avant de savoir lequel des deux modificateurs est le plus puissant et par lequel il faut commencer, il est bon de donner des preuves de la régularité avec laquelle se succèdent les phénomènes de l’ordre moral ou de l’esprit humain. Remarquez seulement que l’investigation ne peut être sûre et instructive, si elle est faussée et comme obstruée par une hypothèse théologique ou métaphysique. C’est ce qu’on ne peut craindre pour des inductions fondées sur des preuves de statistique et traduites sous une forme mathématique. Les découvertes ainsi obtenues non-seulement attestent la régularité de la succession des phénomènes, mais doivent inspirer la confiante espérance d’atteindre à des découvertes plus nombreuses et plus importantes. Ainsi les actions des hommes se divisent naturellement en bonnes et mauvaises qui, mises ensemble, composent toute notre conduite morale. Si donc nous pouvons constater une certaine uniformité dans le vice, il s’ensuivra une régularité correspondante dans la vertu. Si les mauvaises actions varient suivant les changemens de la société ambiante, les bonnes doivent être soumises à une variation analogue, et la conséquence en sera que ces variations résultent de causes étendues et générales, qui opèrent sur l’ensemble de la société indépendamment de la volonté des individus. C’est donc un point capital que d’avérer s’il existe une telle régularité dans l’ensemble de la conduite morale d’une société donnée, et c’est là précisément une des questions sur lesquelles la statistique a répandu une vive lumière.

Le meurtre est le crime qui semble le plus livré à l’arbitraire, et. pour ainsi parler, le plus irrégulier. Tantôt il est le terme et comme le couronnement d’une longue suite d’actions criminelles, tantôt il est le produit immédiat d’une impulsion soudaine. Lorsqu’il est prémédité, il exige un concours de circonstances favorables. Les scrupules, la crainte, le changement des intérêts, les variations de la passion, mille incidens divers peuvent rendre fort incertain l’accomplissement de tout projet homicide. Cependant le meurtre reparaît avec une régularité et dans une relation fixe avec certaines circonstances connues qui en rendent les retours comparables au mouvement des marées et à la marche des saisons. Aussi peut-on dire que la statistique a plus éclairé l’étude de la nature humaine que toutes les autres sciences réunies. Elle n’est pas la seule pourtant qui doive être consultée, et rien ne prouve que les sciences physiques, en faisant connaître les rapports de la nature avec l’humanité, ne doivent pas devenir un des flambeaux de l’histoire. Une barrière artificielle a été élevée entre les sciences physiques et les sciences morales, et une sorte de dédain réciproque a séparé ceux qui cultivent les unes de ceux qui s’adonnent aux autres. Il est temps de mettre un terme à cette opposition funeste aux progrès du savoir et de la société.

Le climat, la nourriture, le sol et l’aspect général de la nature sont les agens physiques dont la race humaine ressent le plus puissamment l’influence. Le dernier influe particulièrement sur l’imagination et produit des superstitions dont l’empreinte se retrouve dans le caractère et la religion des peuples. Des trois premiers résultent les plus importantes conséquences pour l’organisation de la société. Au premier rang se place l’accumulation de la richesse, quantité variable à laquelle se mesure en général le progrès, car l’énergie du travail et l’abondance de ses produits en dépendent. On sait quelle différence se manifeste à cet égard entre le nord et le midi, et quels sont les rapports de la température avec la fertilité du sol et l’activité de l’homme. La richesse est immédiatement produite par ceux qui travaillent, mais le revenu qui naît du travail se divise entre la classe la plus intelligente et la classe la plus active, entre les travailleurs et ceux qu’on pourrait appeler les inventeurs, deux classes dont la formation est bientôt suivie de celle d’une troisième, la classe qui épargne ou capitalise. Ces trois classes touchent, la première des salaires, la seconde des profits, la troisième des intérêts. On conçoit que la proportion qui préside à cette distribution dépend en grande partie du chiffre et du mouvement de la population et notamment de la population laborieuse. Celle-ci croît en raison de l’abondance de la nourriture et de l’action du climat. Or la question de l’alimentation ne peut être éclaircie que par la connaissance des lois chimiques et organiques de la nutrition, et les besoins de la nutrition sont à leur tour sous l’empire de la température. La quantité et la qualité des alimens pourraient être réglées en partie par l’inspection du thermomètre. Ici ce que les sciences naturelles nous apprennent est confirmé par l’histoire. Tous les phénomènes économiques qui se rattachent à la population, à l’alimentation, à la distribution des valeurs produites par le travail ont rigoureusement suivi dans le monde les lois que la connaissance de la géographie physique aurait pu leur imposer par une prévision inductive, et M. Buckle va jusqu’à soutenir qu’un physicien aurait pu conclure de la connaissance des phénomènes naturels qui caractérisent l’Inde la constitution de la société hindoue et l’inégalité des castes. Bien plus, le monde extérieur va jusqu’à modifier l’esprit humain, en commençant par l’imagination. Quoique l’imagination et la raison dussent marcher de conserve et s’entr’aider en marchant, l’une précède l’autre dans son développement chez les nations comme chez les individus. Le progrès social diminue peu à peu cette inégalité, et la civilisation tend à y mettre un terme. Que ce terme une fois atteint puisse être dépassé et que la raison puisse à une certaine époque éteindre l’imagination, c’est une question intéressante, mais insoluble, parce qu’elle est prématurée. La raison est loin encore du pouvoir absolu, et l’imagination ne garde que trop d’empire, témoins les superstitions qui dominent encore le vulgaire, et chez les classes éclairées ce poétique respect pour le passé qui tient encore dans la contrainte toute originalité d’esprit. Tout ce qui efi"raie, tout ce qui étonne, tout ce qui fait naître une idée de vague, d’illimité, d’insaisissable, s’empare de l’imagination et lui subordonne les autres facultés. Aussi, partout où la nature produit de tels effets sur une grande échelle, l’homme, frappé du sentiment excessif de son infériorité, abdique-t-il volontairement le droit d’examiner ce qui le trouble et l’émeut. En présence des tremblemens de terre ou d’autres cataclysmes, il se forme dans les esprits des associations d’idées qui résistent aux leçons de l’expérience, et retardent l’essor des sciences d’observation. Par toute la terre, et même dans l’Europe civilisée, vous verrez que les régions tropicales ou les moins éloignées des tropiques sont celles où la raison demeure le plus longtemps soumise au joug de l’imagination, et c’est là que se maintient avec opiniâtreté l’empire de ces pouvoirs qui ont tout à perdre au remplacement des illusions par le savoir.

Il paraît donc que l’humanité grandit en raison inverse de la nature, et que plus celle-ci manifeste de puissance, plus elle porte d’inégalité dans la distribution, soit de la richesse économique, soit de la richesse intellectuelle. Tout manifeste autour de nous l’influence que, par la réflexion et l’audace, la sagacité et la persévérance, l’homme a conquise sur le monde extérieur. La civilisation est la victoire croissante des lois mentales sur les lois physiques. Comme celles-ci d’ailleurs paraissent stationnaires, tandis que le développement de celles-là est le fait le plus constant de l’histoire, la connaissance des unes doit l’emporter de beaucoup sur celle des autres, et l’âme humaine est un plus digne et plus pressant objet de science que l’univers qui l’environne.

Il semblerait maintenant que l’auteur va se trouver en plein accord avec cette classe de méditatifs qui reçoivent ou prennent le nom de philosophes ; mais, persuadé comme eux que la science de l’homme intellectuel et moral est la première de toutes, il n’est nullement d’humeur à leur accorder qu’elle ressemble à celle qu’ils appellent ainsi, ni qu’elle ait rien à voir avec les méthodes et les conclusions d’aucune métaphysique. Très jaloux de connaître l’esprit humain, il ne concède aucune valeur à la philosophie de l’esprit humain. La méthode des métaphysiciens est, dit-il, l’observation de l’esprit humain par lui-même, c’est-à-dire en réalité l’acte par lequel chacun observe les opérations de son propre entendement. Cette méthode est précisément l’inverse de la méthode historique. Le métaphysicien étudie un esprit, l’historien beaucoup d’esprits. Aussi la méthode du premier n’a-t-elle encore conduit à aucune découverte. On n’apprend rien qu’en examinant les phénomènes et, séparation faite de toutes les perturbations accidentelles, en obtenant pour résidu la loi qui les gouverne. Des observations assez nombreuses pour éliminer les dérangemens particuliers, des expériences assez délicates pour isoler les phénomènes, sont deux conditions, dont l’une au moins est nécessaire à toute science inductive, et dont aucune n’est remplie par la métaphysique.

D’abord il lui est impossible d’isoler les phénomènes, car quel homme a jamais pu s’abstraire complètement de l’influence des accidens externes ? Quant à la multiplicité des observations, le métaphysicien en fait si peu de cas que tout son système a pour fondement la supposition que l’étude d’un seul esprit donne les lois de tous les esprits. Or cette étude ne peut être entamée que par l’examen des sensations ou celui des idées, deux procédés qui ont donné naissance à deux écoles diamétralement opposées. L’une ne s’attache qu’aux notions nécessaires, l’autre ne connaît rien que de contingent. Si un antagonisme inévitable est le résultat des deux seules méthodes accessibles à la philosophie, celle-ci ne peut être d’une grande utilité pour l’histoire de l’esprit humain. C’est que les phénomènes de l’âme doivent être étudiés, non dans l’esprit de l’observateur, mais dans les actions de l’espèce humaine prise en masse. Ce sont des phénomènes de progrès, et ca progrès est ou moral ou intellectuel ; il intéresse le devoir ou la connaissance. Les peuples ne peuvent avancer autrement. Ni l’un ni l’autre de ces deux élémens ne suppose un accroissement essentiel dans nos facultés. Il se peut qu’elles restent les mêmes dans tous les temps. L’enfant né dans le monde civilisé peut n’être pas supérieur à l’enfant né chez les barbares ; mais le milieu où tous deux se développent diffère, et c’est ce milieu qu’il faut étudier. Or c’est un fait historique que la direction et le niveau des notions intellectuelles et morales varient sans cesse ; elles sont la règle ou la source principale des actions humaines, et elles sont dans un perpétuel changement. Serait-ce que les principaux dogmes de la morale sont instables ? Ils n’ont guère subi de mutations. Si donc la civilisation en éprouve sans cesse, ce qui change, ce qui détermine son cours et ses progrès, ce ne sont pas les notions morales, ce sont les connaissances intellectuelles. En effet, là est l’empire de la mobilité. Les vérités qui relèvent de l’intelligence vont en s’accumulant. Non-seulement la science fait des progrès plus rapides que la moralité, mais elle a des résultats plus durables. Le bien qu’on a fait peut périr, le vrai qu’on a trouvé subsiste. Ce n’est pas la conscience morale qui a fait tomber les persécutions religieuses, c’est la raison. Les persécuteurs pouvaient avoir des sentimens aussi purs, des intentions aussi droites que les amis actuels de la liberté des cultes. Ceux-ci ne sont pas meilleurs, ils sont plus éclairés. Si la guerre est de moins en moins dans les mœurs de l’humanité, ce grand progrès n’est pas tant du à des vertus nouvelles qu’à de nouvelles idées. Les procédés mêmes de l’art militaire, les sciences, l’industrie, la navigation à vapeur, les chemins de fer, de plus saines notions sur le commerce et sur l’intérêt social, voilà ce qui doit amener l’affaiblissement de l’esprit militaire et rendre plus rare le recours aux armes. Qui peut mesurer l’influence exercée sur la question de la guerre par la publication de l’Essai d’Adam Smith sur la richesse des nations ? Ces exemples montrent que les grands changemens dans la civilisation d’un peuple dépendent seulement de trois choses : la masse de connaissances réunies par les hommes les plus intelligens et les plus habiles, la direction que tout ce savoir a prise et les objets auxquels il s’applique, enfin et surtout le degré de diffusion que les lumières ont atteint, et la liberté avec laquelle elles pénètrent dans toutes les classes de la société.

Il faut donc partir de ce principe : la totalité des actions humaines est gouvernée par la totalité de la connaissance humaine. Pour chercher, à l’aide de ce principe, chez une nation donnée, les lois générales de la civilisation, qui sont les lois mentales de l’humanité elle-même, il sera bon que le développement de cette nation n’ait été modifié par aucune cause étrangère, et que tout le mouvement social y soit autant que possible original. Cette considération a décidé M. Buckle à écrire l’histoire de la civilisation de l’Angleterre, et non d’un autre pays. En Angleterre, tout plus qu’ailleurs est indigène. Les États-Unis, l’Allemagne, la France même n’offrent point dans les élémens de leur civilisation un caractère de nationalité aussi marqué. Ces élémens en outre se sont plus librement qu’ailleurs développés sous le ciel des îles britanniques. Ce qu’on peut appeler l’esprit de protection, cette tutelle exercée par l’autorité sur la société, a toujours joué un plus grand rôle sur le continent qu’en Angleterre, et la révolution française elle-même s’en est fortement ressentie. Chez les nations plus abandonnées à ellesmêmes, le gouvernement aussi bien que la littérature et la religion doivent être des effets et non des causes. Un peuple ignorant et grossier penche vers une religion pleine de prodiges, et dont les croyances accablent sa raison. Un peuple qui pense par lui-même sait mieux à quelles conditions l’esprit doit accorder ou refuser sa foi, il veut une religion plus simple et dont l’intelligence s’accommode mieux, car l’amélioration religieuse ne précède pas, elle suit le progrès des connaissances humaines. Lorsque le contraire arrive, l’ordre naturel est interverti. C’est ainsi que, dans les idées de M. Buckle, les Français ont une religion qui ne les vaut pas, tandis que la religion de l’Écosse vaut mieux que l’Écosse. Je doute que ce jugement soit ratifié par l’Écosse et par la France.

De même la littérature ne devrait être que la rédaction des connaissances d’une nation : c’est la forme de son esprit ; mais en littérature comme en religion, il peut arriver que les individus soient fort en avant des masses, et qu’une distance considérable sépare les classes spéculatives des classes laborieuses. Il en était ainsi dans l’antiquité ; il en est ainsi en Allemagne. La littérature alors devient un but au lieu d’être un moyen ; elle réclame appui et protection, et sacrifie son indépendance à sa prospérité ; elle fait alliance avec l’autorité, et contribue à prolonger la stagnation des esprits au lieu d’accélérer leur marche ; elle aurait pu s’éterniser telle qu’elle était au moyen âge, sans devenir jamais un principe de perfectionnement pour la société tout entière. Celle-ci ne s’est ouvert la voie du progrès qu’au prix d’une révolution dans l’esprit humain.

Enfin, s’il était vrai que la civilisation dût beaucoup à l’influence du gouvernement, il faudrait que les gouvernemens eussent été généralement plus éclairés que les sociétés ; mais ils sont composés d’hommes du même pays que les peuples qu’ils régissent ; ils ont été élevés dans les mêmes circonstances, soumis aux mêmes traditions. D’où vient donc qu’ils seraient supérieurs ? Nulle amélioration politique, nulle grande réforme n’est émanée de l’initiative d’un gouvernement. Les pouvoirs les plus novateurs n’ont fait qu’obéir aux suggestions de quelques penseurs indépendans ou aux réclamations de l’opinion publique. Même en Angleterre, et dans ces derniers temps, la réforme des lois sur les céréales a été l’effet d’une pression du dehors exercée sur les pouvoirs constitutionnels. Il n’est guère de progrès politique ou législatif qui ne consiste dans l’abolition d’une chose que les gouvernemens ont faite, et il est à peu près sans exemple qu’ils aient spontanément imaginé de renoncer à quelque partie ou à quelque forme de leur autorité pour le plus grand bien de la liberté et de la raison. L’économie politique est presque dans toutes ses parties la condamnation des pratiques du pouvoir protecteur, et la société ne se sent en confiance dans son avenir que là où le gouvernement relève de la raison publique.

C’est faute d’avoir connu ces vérités que la science historique est restée si longtemps au berceau : elle s’est presque toujours renfermée dans le récit des événemens politiques. Les meilleures histoires n’ont été au fond que des chroniques : elles ont répété des traditions mensongères ou enregistré des faits sans liaison ; elles n’ont rien dit des destinées de l’esprit humain. Si l’on cherche à remplir cette lacune pour l’Angleterre en particulier, on trouve que, là comme ailleurs, l’âme de la nation n’a commencé à se montrer par des résultats, la civilisation n’a vraiment pris l’essor que du jour où les esprits ont cessé de se contenter des idées dont la tradition les avait encombrés, et où, les soupçonnant d’être des préjugés, on a mis en question ce qui ne l’avait jamais été. L’esprit de recherche précède la découverte, l’esprit de doute précède la recherche. Par un acte de scepticisme, le génie de l’homme se prépare à la poursuite de la vérité. C’est vers le temps d’Élisabeth que l’Angleterre donna pour son compte le signal précurseur du plus célèbre réveil de l’esprit humain.

Ce serait abuser de l’attention des lecteurs de la Revue et faire tort en même temps à l’auteur de l’ouvrage qui nous occupe que d’en poursuivre sur le même plan l’analyse au point où nous sommes parvenus. Il est évident que, dans le système de M. Buckle, l’histoire de la civilisation est ramenée à n’être que ce que d’autres ont appelé l’histoire de l’esprit humain, et l’histoire de l’esprit humain se réduit, à peu de chose près, à l’histoire de la littérature scientifique et philosophique. Ce n’est guère que dans les livres que les siècles déposent ce qu’ils ont pensé. Les livres sont les plus grands monumens de l’histoire. M. Buckle a tracé avec un certain développement l’histoire de l’esprit humain en Angleterre, ou, si l’on veut, de l’esprit britannique, depuis le milieu du xvie siècle jusqu’à la fin du xviiie. Ce tableau est d’un haut intérêt, et l’auteur y fait preuve d’une grande variété dans ses connaissances, d’une grande indépendance dans ses jugemens.

S’il a préféré l’Angleterre à tout autre champ d’observation, un étroit patriotisme n’a pas dicté son choix ; sa vue s’étend au-delà des rivages de son ile, et les sept derniers chapitres de son ouvrage, — quatre cents pages bien remplies, — sont consacrés à l’histoire intellectuelle de notre pays, le seul dont évidemment la civilisation puisse à ses yeux entrer en lice avec la civilisation britannique. Du milieu du xvie siècle à la minorité de Louis XIV, la France lui paraît avoir passé par une crise comparable à celle que traversait l’Angleterre contemporaine, et cette crise, il la décrit avec le même soin sur les deux bords de la Manche. Si elle n’a point abouti dans les deux contrées à des résultats semblables, il s’en prend à l’esprit de protection, à ce que, dans la phraséologie de nos controverses, on a tour à tour appelé l’esprit de la monarchie, le principe de l’autorité, la centralisation, quelquefois le socialisme. Il considère dans les deux pays le rôle et l’influence de cet esprit, et il n’hésite pas à expliquer par l’énergie qu’il a prise sur notre sol pourquoi la fronde a aussi misérablement échoué que la révolution anglaise a puissamment réussi. C’est la même cause qui, en unissant dans une alliance intime les classes intelligentes et les classes gouvernantes, a privé, selon lui, d’une large et féconde influence sur le sort de la société la littérature du règne de Louis XIV. On sera peut-être étonné et quelque peu choqué de l’entendre dire qu’à dater de l’avènement de ce prince jusqu’à la régence, le génie français a été stérile en grandes œuvres ; mais il ne donne ce nom qu’à celles qui font faire un pas à la science, à l’esprit humain, à la civilisation nationale. Aussi est-il impossible de plus dignement parler de l’ère de Descartes et du mouvement par lequel débuta en France le XVIIe siècle. Lorsque Louis XIV fut descendu dans la tombe, l’immense et légitime réaction qui suivit ne trouve pas dans M. Buckle, comme on s’y attend bien, un juge malveillant. Il l’explique, il la motive, il la commente ; mais il est assez loin d’une aveugle indulgence pour faire une remarque digne d’être méditée : c’est qu’il est à regretter que les habitudes de l’esprit français par rapport au gouvernement, et surtout l’action compressive de soixante ans de despotisme, l’eussent si fort détourné de diriger ses moyens d’inquisition et de contrôle vers la politique, qu’ayant à se relever d’un long assujettissement, il ait, surtout dans le pouvoir sacerdotal, combattu d’abord l’oppression, et qu’ainsi avec le clergé la religion soit devenue peu à peu l’objet principal et même exclusif de ses agressions. Si elles eussent été tournées contre la ligue du gouvernement et de l’église, et que dans cette ligue les principaux coups eussent été adressés au pouvoir politique, la liberté religieuse était tout aussi bien obtenue, mais avec elle bien d’autres libertés, et surtout l’opposition du temps n’aurait pas contracté ce caractère éminemment irréligieux qui a compromis sa cause et contribué à ses revers. Plus tard, il est vrai, la politique a eu son tour. La philosophie du xviiie siècle, dont M. Buckle trace une histoire, sinon complète, du moins fort intéressante, devait bien finir par là. L’esprit d’examen et de réforme éclata tout à coup contre l’ancien régime, et pénétra jusque dans la sphère du gouvernement. Les causes de la révolution française, celles surtout qui sont de l’ordre intellectuel, notamment la crise glorieuse et féconde de toutes les sciences à la fin du dernier siècle, sont exposées ici avec une intelligence et un développement qui de cette partie du livre feraient presque un livre entier digne d’être mis sous les yeux des lecteurs français. Ainsi finit un volume qui n’est lui-même qu’une introduction non terminée.


III.

Au premier coup d’œil jeté sur cet ouvrage, on aperçoit les rapports qui unissent l’esprit qui l’anime à l’esprit d’une doctrine française jusqu’à ce jour négligée et presque dédaignée par la France. M. Buckle ne se défendra pas de devoir quelque chose à M. Auguste Comte, car il ne ménage pas l’éloge à la philosophie du positivisme. En disant qu’il se sépare d’elle sous beaucoup de rapports, il proclame le mérite extraordinaire du livre où elle est enseignée, et il le cite plus d’une fois comme une autorité. Et cependant nous pencherions à croire qu’il lui doit peu de reconnaissance. Rien ne nous prouve qu’il n’eût pas trouvé de lui-même ce qu’il lui emprunte ; s’il n’eût accepté volontairement le joug de quelques idées de son prédécesseur, son ouvrage n’y aurait certes rien perdu en sûreté ni en largeur de vues : il vaudrait mieux, si l’auteur eût été encore plus lui-même. Il se peut que la lecture du livre a profond, mais mal compris, » de M.Comte ait donné l’éveil à son esprit. La pensée d’un autre est toujours pour quelque chose même dans la pensée la plus originale ; mais nous voudrions qu’il eût donné plus de preuves encore d’indépendance dans ses interprétations. Il se serait épargné certaines opinions extrêmes, exclusives, qui l’ont fait ranger dans une secte et traiter en adversaire par des gens qui pensent au fond comme lui.

Loin de nous l’idée de manquer de respect à la mémoire d’un savant et d’un penseur recommandable par la sincérité et la persistance de ses convictions et de ses travaux, quand il ne le serait pas d’ailleurs par la fermeté et même par l’élévation de l’esprit, car son esprit était élevé, à défaut de ses doctrines, et c’est toujours une haute pensée que d’aspirer au principe de la science universelle, surtout quand ce principe doit se trouver du même coup le principe de l’histoire, de la société et du gouvernement. Auguste Comte n’a pas moins voulu, pas moins tenté que cela, et il mériterait qu’un critique compétent entreprit de faire connaître sa vie et ses œuvres, et d’exposer sa doctrine en la jugeant. Le public, il faut le dire, est resté trop étranger à tout cela, et lorsqu’il n’y a guère plus d’un an, je crois, Auguste Comte a été enlevé à la science et à ses amis, la France a ressenti à peine la perte d’un homme pour lequel son indifférence surprend quelquefois les étrangers, prêts à nous soupçonner d’ingratitude et d’injustice.

Le grand et à peu près unique ouvrage d’Auguste Comte est d’une lecture difficile. Le Cours de Philosophie positive comprend six énormes volumes où les répétitions abondent et où manque presque tout talent d’exposition. Ni la méthode, ni la dialectique, ni l’expression ne recommandent la pensée, non pas obscure, mais vague. L’aridité et la diffusion répandent sur tout l’ouvrage une monotonie qui en dissimule l’originalité et la hardiesse. Jamais une discussion saisissante ne vient donner aux assertions l’intérêt et la vigueur, et les conceptions les plus fortes et les plus acérées du penseur tombent comme des traits émoussés de la main débile de l’écrivain. Si cependant on surmonte toute cette froideur, si l’on suit l’auteur avec le soin qu’il mérite dans le chemin où il poursuit la vérité, on ne regrettera pas de l’avoir parcouru avec lui, dût-on ne pas en revenir assuré d’avoir avec lui atteint le but qu’il a cru toucher. Non-seulement on aura recueilli des généralités très intéressantes, justes, même neuves, sur les sciences proprement dites, et notamment sur les sciences mathématiques, mais on aura passé en revue tous les élémens d’une doctrine assez bien liée, qu’on peut regarder comme l’effort le plus raisonnable qui ait été fait pour constituer, en dehors de toute théologie et de toute métaphysique, une philosophie scientifique, sociale et politique, conduisant, par un empirisme rationnel, un athéisme spéculatif et une morale utilitaire, à un absolutisme révolutionnaire et à une organisation démocratique.

Auguste Comte était entré dans l’enseignement comme répétiteur d’analyse à l’École polytechnique. Ses leçons devaient être remarquables. Il s’est plaint publiquement de n’être jamais monté dans l’enseignement officiel à un grade plus élevé, et nous ne sommes pas éloigné de craindre que son mérite n’ait contribué à l’obscurité relative dans laquelle il a été maintenu. Quand on entreprend les grandes nouveautés, quand on veut produire une doctrine supérieure à la science commune, il faut s’attendre à se voir contester même la science commune, et le mérite ordinaire est toujours refusé à qui fait preuve d’un mérite extraordinaire. Qu’est-ce donc, s’il ne fait qu’y prétendre ? Sans garantir comme fondées toutes les plaintes qu’Auguste Comte a élevées contre l’injustice, nous avouerons qu’elles nous touchent. Bien convaincu que son caractère n’a pas été étranger à ses malheurs, et surtout que ceux qu’il accuse nominativement n’ont point mérité toutes ses accusations, nous ne pouvons qu’amèrement déplorer l’existence laborieuse et contrainte, la pénible infériorité de position à laquelle a été condamné, fût-ce par sa faute, un homme aussi réellement distingué, aussi cordialement dévoué à la recherche et à la propagation de la vérité. Quoi qu’il en soit, il a fait son œuvre. On peut douter qu’avec plus de loisir et plus de bonheur il eût donné à ses doctrines quelque chose de plus achevé pour le fond comme pour la forme. Il n’est pas de ces écrivains dont on sent en les lisant qu’ils sont plus riches que prodigues, et qu’ils tiennent en réserve des trésors que leur vie n’épuisera pas. Auguste Comte a dit tout ce qu’il a pensé, toute sa science a passé dans son enseignement.

Ses leçons de l’École polytechnique, bornées aux mathématiques pures, commencèrent en 1816 ; il les a continuées pendant vingtsix ans : elles duraient depuis six, lorsque, parvenu par ses méditations personnelles à ce qu’il appelle sa découverte fondamentale, à la solution telle quelle du problème encyclopédique qu’il s’était posé, il commença à consigner ses idées dans quelques publications partielles, et bientôt à les produire sous la forme de l’enseignement oral dans un cours qu’il ouvrit en avril 1826. Ses leçons se retrouvent dans son ouvrage imprimé, qui a mis douze ans à paraître. On rencontre sur sa vie et ses travaux des détails dignes d’attention dans la préface personnelle qu’il a placée en tête de son dernier volume, publié en 1842. C’est dans ce morceau, le seul qu’il ait écrit d’une manière intéressante, parce qu’elle est passionnée, qu’il raconte avec une sincérité et un courage parfaitement honorables l’histoire de son esprit, et qu’il écrit, — aveu que nul encore peut-être n’avait écrit, — que le cours de ses travaux a été interrompu par une crise cérébrale qui l’a condamné à tous les tristes traitemens infligés par la science aux maladies de notre fragile intelligence. Nous ne rappelons ce souvenir que parce que lui-même l’a rappelé, et qu’il n’est plus.

Mais quelle est-elle cette solution du problème de la science et de la société, cette solution dont il a dit lui-même : « la grande loi philosophique que j’ai découverte en 1822 ? » C’est la succession constante et indispensable des trois états, primitivement théologique, transitoirement métaphysique et finalement positif, par lesquels passe toujours notre intelligence en un genre quelconque de spéculation. Cette succession des états de l’intelligence est celle des phases de la société et de la science, en sorte que la même clé nous ouvre l’histoire abstraite de l’esprit humain et l’histoire réelle de l’humanité. La philosophie positive admet exclusivement pour connaissances véritables celles qui reposent sur des faits observés. Depuis que ce principe de la science moderne a été proclamé, l’ère du positivisme a commencé. Notre éducation européenne, encore essentiellement théologique, métaphysique et littéraire, doit être remplacée par une éducation positive ; ce qui veut dire qu’elle doit se composer exclusivement de ce qui s’apprend à l’École polytechnique, au Muséum d’histoire naturelle, à l’École centrale des arts et des manufactures. L’esprit militaire, presque toujours lié à l’état théologique, l’esprit littéraire, trop souvent dominé par l’état métaphysique, doivent céder la place à l’esprit industriel. L’industrie, c’est la science dans l’action, c’est la physique appliquée. Pour régir une société positiviste, il faut un gouvernement qui le soit aussi, et la philosophie positive est toute la politique.

Les auteurs d’un système le préfèrent ordinairement à tout le reste de leur esprit, et nous aurions médiocrement flatté M. Comte en lui disant que le mérite de son livre est beaucoup moins dans la substance de sa doctrine que dans les vues qu’elle lui suggère sur quelques-unes des sciences physiques et mathématiques. Quand il revient au développement abstrait de son principe général, c’est alors que les limites dans lesquelles se meut sa pensée se font sentir et toucher au doigt, et l’on s’aperçoit de tout ce qu’il n’a ni su ni compris. La plus étrange inconséquence peut-être qui frappe dans l’ensemble des considérations dont il essaie d’appuyer sa thèse, c’est que le partisan aussi déclaré, aussi exclusif de l’esprit de recherche scientifique, qui a depuis la fin du xvie siècle changé la face des connaissances humaines, poursuive d’une haine aussi intolérante toute liberté de la raison, et frappe de condamnations aussi hautaines tout ce qu’a pensé l’humanité depuis trois siècles, chaque fois qu’elle ne s’est pas exclusivement occupée de physique ou d’algèbre. Certes il n’adore pas l’état théologique de l’esprit humain, et il regarde comme à délaisser sans retour toute méditation sur ce qu’il appelle les causes premières et les causes finales. Toute tentative d’une religion, même philosophique, lui paraît désormais un anachronisme ; l’homme a bien autre chose à penser que Dieu. Mais le régime théocratique ne laisse pas de lui inspirer quelque estime, tandis qu’il ne peut trouver dans son cœur assez de mépris pour l’esprit d’analyse et de critique qui lui a succédé. Ce qu’il appelle la métaphysique est sa véritable ennemie, jamais plus haïssable à ses yeux que lorsqu’elle s’est mêlée d’affranchir les sociétés humaines et de toucher à la politique. Le réactionnaire le plus intimidé envierait l’énergie avec laquelle il dénonce les graves dangers intellectuels et sociaux qui accompagnent la philosophie métaphysique. Critique, négative, destructive, dissolvante, elle est encore caractérisée dans sa formation normale par une immense aberration morale. Les seules créations un peu durables qu’il lui daigne attribuer, — dans la religion le protestantisme, dans la politique les institutions anglaises, — rencontreraient difficilement, même aujourd’hui, un juge plus sévère que lui. M. de Maistre aurait moins insulté l’un ; les autres ne sortiraient pas traitées plus indignement des mains des Triboniens du pouvoir absolu. Tandis qu’un goût spéculatif pour la dictature conduit Auguste Comte de l’indulgence pour Richelieu au panégyrique de l’énergie morale et de la rectitude mentale de l’éminente assemblée si pleinement immortalisée sous le nom de convention nationale, un mépris philosophique est tout ce qu’obtient la frivole irrationalité des vaines spéculations métaphysiques de la première assemblée, qui, pour avoir par la voix de ses chefs proposé pour but à la révolution française la simple imitation du régime britannique, méritera que sa qualification usuelle semble auprès d’une impartiale postérité le résultat d’une amère ironie philosophique !

Tel est pourtant le réformateur qui obtient aujourd’hui jusqu’en Angleterre une réputation dont s’étonne plus d’un voyageur français. Ce n’est pas qu’Auguste Comte de son vivant n’ait compté, avec d’honorables patrons, d’estimables disciples, et encore aujourd’hui un écrivain qui lui est fort supérieur pour l’instruction et le talent veut bien consacrer les forces d’un éminent esprit à défendre les systèmes de celui à qui il fait, ou peu s’en faut, l’honneur de le nommer son maître. Cependant l’école positive n’a pas atteint parmi nous une publicité égale à celle qu’elle s’est faite en Angleterre, où elle est devenue comme la dernière incarnation de l’école de Bentham. Des sectes économiques, politiques, même religieuses, ont entrepris d’en propager les principes, sans toujours les adopter définitivement. M. Stuart Mill, qui, pour la pénétration, la force, l’originalité de l’esprit, n’est peut-être le second de personne dans son pays, ce philosophe si supérieur à sa philosophie, a paru dans ses écrits tenir Auguste Comte pour un des penseurs qu’il élève à son niveau, et soit qu’il lui défère, soit qu’il lui résiste, il semble le regarder comme le chef d’une des branches de l’école, dont l’autre branche l’aurait lui-même pour chef. Miss Martineau a consacré à la traduction du Cours de Philosophie positive et à l’exposition des idées qui le remplissent les forces d’un talent quelquefois mieux inspiré. L’auteur d’une Histoire biographique de la Philosophie qui est loin d’être sans mérite, M. Lewes, a donné une analyse claire et substantielle du positivisme. Il me semble que M. F. Newman a parfois payé à cette doctrine un tribut d’attention et d’estime que ne lui refuse pas la Revue de Westminster. Enfin un ouvrage très distingué d’un homme très distingué, le Traité sur les méthodes d’observation et de raisonnement en politique de sir George Lewis, a été originairement et en partie provoqué par l’examen des méthodes et des conclusions du positivisme. Il faut qu’une doctrine ait quelque puissance pour mériter un tel adversaire.


IV.

Ce n’est donc offenser en rien l’auteur de l’Histoire de la Civilisation en Angleterre que de rattacher par quelques liens son ouvrage à la philosophie positive. Il déclare n’y pas souscrire entièrement ; nous lui donnons acte de ses réserves : il est loin de toute servile adhésion. Comme auteur, il a plus de talent que M. Comte, plus de variété dans les idées. Il est plus heureux dans le choix des exemples et des applications qui servent à sa thèse d’illustrations. Tandis que M. Comte, hors des matières de l’enseignement polytechnique, affecte une indifférence à tout ce qu’on peut apprendre qui pourrait porter un autre nom, tandis qu’il va jusqu’à se vanter de n’avoir lu dans aucune langue ni Vico, ni Kant, ni Herder, ni Hegel, M. Buckle montre à chaque page une connaissance étendue de la littérature et de l’histoire des grands peuples modernes, et s’il y a en ce genre quelque chose à lui reprocher, c’est l’abus des citations et des autorités. Encore moins pourrait-il être soupçonné d’aucun ingrat dédain pour les institutions de son pays. Sans qu’il songe jamais à rendre la comparaison humiliante, il ne cache pas qu’il les préfère à celles d’aucune nation de l’Europe ; il les regarde comme d’utiles instrumens de civilisation générale. S’il admet avec M. Comte que la science doit dominer la société, il ne pense pas que ce soit par l’intermédiaire de l’absolutisme, mais par le milieu de l’opinion publique, qui ne règne que grâce à des institutions de liberté. Le libéralisme constitutionnel paraît à M. Buckle aussi favorable aux droits de l’esprit humain qu’à ceux des nations. Il ne donne pas dans le piège de cette sophistique invention que déjà Tacite reprochait à Tibère, et qui, opposant la vérité à la liberté, décernait à la première, parce qu’elle doit être toute-puissante sur l’esprit, la tyrannie sur les personnes. Le progrès par le despotisme est le plus honteux appât que l’insolence humaine ait jeté à l’humaine crédulité. Néanmoins, malgré tant de différences à son avantage, nul doute que M. Buckle n’ait encore trop gardé de ce qu’il a puisé dans les ouvrages du fondateur du positivisme. Il lui en reste certainement une sorte de parti pris contre la théologie et la métaphysique, difficiles après tout à séparer de la religion et de la philosophie, en sorte que, bien qu’il parle de l’une et de l’autre avec une modération relative, il est entraîné à s’exagérer les différences qui séparent les divers états et les divers procédés de l’esprit humain, et à l’enfermer trop étroitement dans cette voie de l’empirisme scientifique qui ne conduit pas toujours à la connaissance de l’âme et de Dieu.

Nul ne professe plus ouvertement que moi les sentimens de reconnaissance et de fidélité témoignés depuis deux siècles par toutes les nations éclairées au génie libérateur du xvie siècle. Les efforts récens d’une ingratitude affectée envers les maîtres du savoir moderne, ces retours artificiels et puérils vers les préjugés du moyen âge font pitié, et il faut avouer que les premiers et les plus heureux pas de l’esprit des temps nouveaux ont été faits dans le champ des sciences de la nature. L’observation des phénomènes et l’examen par l’expérience sont les flambeaux qui ont jeté le plus de lumière sur les objets de nos connaissances. L’application de la science aux besoins de la société constitue la partie la moins contestable de ses progrès ; mais de là à conclure que l’inquisition scientifique soit la source unique ou presque unique de la civilisation, et que la seule ou meilleure méthode pour connaître les lois de l’esprit humain soit l’observation des résultats positifs de l’activité des hommes, la distance est grande à franchir, et il est impossible de dissimuler que M. Buckle n’a pas évité de tomber dans ces deux paradoxes. Il faut le regretter d’autant plus que cette vue trop systématique est ce qui l’a conduit à quelques assertions qui ont pu rendre suspecte la sagesse de son esprit et compromettre le succès de ses idées.

Ainsi c’est une croyance au moins fort générale que le cours des actions humaines est réglé par la Providence divine ou par la liberté de l’homme, et, si l’on veut, par l’une et par l’autre. Que de ces deux idées la première ne soit pas scientifiquement démontrable et soit plutôt inférée de l’idée d’une toute-puissance divine que de l’observation des faits, cela est possible, sans qu’on en doive rien conclure contre la vérité de cette croyance. Qu’en outre ce soit là une opinion plus propre à nous inspirer la confiance ou la résignation qu’à nous guider dans nos prévisions de l’avenir, puisque évidemment nous ne sommes pas dans les secrets de l’être suprême ; qu’elle n’ait guère par conséquent d’autre utilité pratique que de nous rendre plus accessibles à la foi dans les révélations et les prophéties aux rares époques où la tradition religieuse nous enseigne que Dieu a parlé, — c’est un motif, non pour écarter l’idée du gouvernement de la Providence d’une manière absolue, mais pour ne pas appliquer cette idée au cours ordinaire de l’histoire. Elle n’est point la clé à notre usage des événemens humains. Elle ne nous apprendra pas pourquoi l’Écosse est plus civilisée que l’Asie-Mineure, ni si le grand Frédéric sortira vainqueur de la guerre de sept ans. On peut cependant très bien bannir du champ de l’histoire proprement dite cette idée chère à l’humanité sans la frapper d’une sorte de négation directe en la renvoyant à la théologie et en déclarant stérile et stationnaire cet état de l’esprit humain qu’on nomme théologique. Luther était après tout aussi théologien pour le moins que Grégoire VII ; il croyait tout autant au gouvernement de la Providence. Cette foi pourtant n’a point pesé sur lui comme un obstacle à l’action, et quoiqu’elle contribuât à lui donner une idée fort restreinte et, suivant moi, insuffisante et fausse du libre arbitre, il n’en est pas moins un des hommes qui ont usé du leur avec le plus d’indépendance et d’audace, et son initiative se fait encore sentir par ses œuvres dans la situation générale de quelques-unes des premières sociétés du monde.

Mais ce libre arbitre lui-même, c’est une conception de la philosophie. L’homme, dit-on, la puise dans l’observation intérieure et dans l’expérience de lui-même. Et comme si cette fois l’observation et l’expérience perdaient toute leur vertu, on veut qu’une conviction à laquelle elles ont conduit soit nulle et de nul effet, puisque le témoignage de la conscience d’Arminius est démenti par celle de Calvin, puisqu’en outre l’idée d’une volonté libre est incompatible avec toute possibilité d’en prévoir les déterminations. Or, comme le propre de la science est de nous pourvoir de lois générales qui arment notre prévoyance, il n’y aurait plus, dans l’hypothèse de la liberté humaine, de science véritable de l’histoire, et la volonté jouerait en définitive le rôle du hasard. Comment néanmoins contester ce fait, que notre volonté soit généralement déterminée par des motifs, et que ces motifs tiennent nécessairement à certains antécédens, de sorte que, tout, antécédens et motifs, étant connu, les actes de la volonté pourraient être connus aussi et comme on dit à priori, proposition fondée apparemment sur cette autre qu’une connexion nécessaire enchaîne les effets aux causes ?

Nous n’en sommes pas encore à défendre la métaphysique. Sans cela, on demanderait d’où peut venir, toute métaphysique à part, ce principe fondamental de la liaison de cause et d’effet, ce principe qui, hors de la raison pure, se dissipe comme une fiction. Il suffit ici d’observer que la notion de la liberté ne consiste pas dans la faculté de se déterminer sans motifs. L’être libre se détermine librement avec des motifs. Vouloir librement, c’est en général choisir entre les motifs. Assurément ces motifs ont une valeur ; ils pèsent d’un certain poids. De plus ils ont des causes, et de tous ces faits nombreux, souvent inaperçus, résulte finalement une volonté individuelle. Il peut y avoir quelque difficulté à établir démonstrativement la responsabilité morale de cette volonté devant la justice de celui qui a tout fait : là, comment ne le pas confesser ? est un mystère ; mais cette question n’a que faire ici. Il s’agit de l’histoire, il s’agit de savoir si les faits historiques sont susceptibles de se succéder suivant une certaine loi, dans le cas où l’homme jouirait du libre arbitre. Pourquoi pas ? Parce qu’il est libre, pourquoi l’homme cesserait-il d’avoir une nature constante dont les variations n’oscillent qu’entre certaines limites ? L’ordre du monde, les lois physiques qui règnent sur la terre, celles de l’organisation humaine, les traits particuliers de l’individu, les circonstances de sa naissance, de son éducation et de sa vie, constituent un ensemble de causes, et par suite de motifs, au milieu desquels il se déterminera. Les philosophes disent qu’il se déterminera librement, voilà tout. La conscience de la liberté est la liberté même, et celui qui sent qu’en faisant une chose il pourrait en faire une autre est tellement libre de la faire qu’on n’oserait parier contre lui qu’il ne la fera pas. Mais, dira-t-on, le pari même deviendra un motif déterminant auquel il cédera par force. Oui, s’il tient à gagner ; que diriez-vous pourtant, s’il aimait mieux perdre ? Certains principes d’action sont pour nous les plus généraux et les plus puissans. Nous y cédons habituellement, et si nos actions étaient fatales, il faudrait croire que nous y cédons toujours. La prévoyance toutefois serait assez souvent en défaut, car il nous arrive d’y résister. Quoi de plus commun, de plus énergique que l’amour de la vie ? Comment supposer que l’homme n’y cède pas toujours, s’il n’est pas libre ? Et cependant il n’est pas rare que l’homme expose volontairement sa vie et coure même, les yeux ouverts, à une mort certaine. Sa volonté n’est pour rien dans la sensation que lui cause la privation d’alimens. Si, dominé par la faim, il se jette sur la première nourriture qu’on lui présente, il fait un acte de volonté dont tout animal est capable ; mais s’il résiste au besoin, à l’instinct, s’il se laisse à dessein mourir de faim, c’est éminemment un acte de volonté libre, ce qui ne veut dire nullement qu’il agisse sans motifs, ni que son action soit un effet sans causes. Le choix entre les motifs est l’acte caractéristique de la liberté. Maintenant que l’homme fasse usage de sa liberté en raison de sa nature et de ses circonstances, il n’y a aucun intérêt à le contester. Seulement, de ce que, connaissant une nature et des circonstances données, je prévoie, par exemple, dans l’éducation d’un enfant, comment il agira, ma prévision n’ôtera rien à sa liberté : et cette liberté même est un des élémens de la question que ma prévoyance devra résoudre.

Si donc l’observation des actions humaines suffisamment prolongée laisse apercevoir une concordance numérique dans le retour des faits d’une certaine espèce, comme l’indique la statistique du crime et du suicide, c’est un nouvel exemple d’une loi assez générale dans le monde, et qu’un géomètre illustre, M. Poisson, a nommée la loi des grands nombres. C’est cette propriété qui paraît se retrouver dans toute la nature, et en vertu de laquelle les faits contingens eux-mêmes reviennent avec une certaine régularité. C’est là sans doute une chose curieuse et importante qui mérite toute l’attention du philosophe au point de vue, soit de la nature des choses, soit de l’ordonnateur des choses, soit des lois de notre esprit. On ne peut notamment parler d’induction ni de sciences inductives sans approfondir ce point, et il est singulier, comme je puis l’avoir remarqué ailleurs, que Bacon n’y ait pas songé. Néanmoins la foi dans la Providence et la foi dans la liberté n’ôtent absolument rien à la réalité ni à l’existence de ces lois singulières, et la statistique ne compromet pas plus la philosophie qu’elle n’est compromise par elle. C’est en paraissant tenir avec un peu d’affectation à se passer de tout procédé de connaissance qui ne fût pas le recensement des faits particuliers par voie d’observation externe que M. Buckle a, surtout dans les préliminaires de son ouvrage, effarouché plus d’un lecteur et donné à ses vues les apparences d’une exagération qui n’est ni dans son esprit, ni même dans ses conclusions.

Si en effet il paraît douter de la liberté, c’est qu’elle est attestée par la conscience, et c’est là un témoignage qu’il lui plaît d’infirmer, parce que la philosophie s’y appuie et qu’il se croit intéressé à opposer l’histoire à la philosophie, N’y a-t-il pas là quelque trace des préjugés étranges qui faisaient dire à M. Comte que l’homme ne pouvait s’observer lui-même que sous le rapport des passions qui l’animent, par cette raison anatomique que les organes qui en sont le siège sont distincts de ceux destinés aux fonctions observatrices ? M. Buckle ne va pas jusqu’à tenir un tel langage. Son esprit plus souple et plus étendu le préserve de jugemens qui, tels que celui-ci, témoignent, dès la première inspection, de l’incompétence du juge. Cependant n’y a-t-il pas dans sa discussion des diverses méthodes de la philosophie quelques traces de cette gratuite prévention, et ne se serait-il pas, avec un peu plus de réflexion, sagement abstenu de récuser des méthodes qu’il a certainement lui-même employées ? On s’est trompé sur la foi de la conscience ; on l’a mal observée, ou de ce qu’on y a observé on a mal conclu : rien de moins extraordinaire. L’observation et l’expérience externes ont plus d’une fois manqué la vérité. L’étude du moi n’est pas plus infaillible que celle de la nature. L’une a comme l’autre besoin de méthode, et la méthode une fois trouvée n’est pas facile à suivre. Qui ne sait qu’il est malaisé de se connaître soi-même ? Les métaphysiciens ont tour à tour commencé par les idées ou par les sensations, et ils ont obtenu des résultats différens. N’observant pas la même chose, ils ont vu des choses diverses. Par un côté, ils sont arrivés à des connaissances contingentes, par l’autre à des connaissances nécessaires. S’ensuit-il qu’il n’y ait ni connaissances contingentes, ni connaissances nécessaires ? Ne s’ensuit-il pas au contraire que les unes et les autres existent, et que l’homme est à la fois constitué par sa sensibilité et par sa raison ? Autrement que faudra-t-il conclure ? Que l’observation intérieure doit être abandonnée ? Mais je lis çà et là dans l’Histoire de la Civilisation en Angleterre que l’homme commence par suivre son imagination, avant de s’en rapporter au raisonnement. Comment sait-on qu’il y ait au monde de l’imagination et du raisonnement, si on ne les a observés dans les phénomènes de la conscience ? L’esprit humain, nous dit-on, a besoin d’entrer en doute des préjugés fruits de ses habitudes pour arriver à la science. Comment le sait-on ? Qu’est-ce que le doute ? Est-ce la physique, l’économie politique, la statistique qui nous l’ont appris ? Supposons, supposition bien chimérique, que nous connussions uniquement de la nature morale et intellectuelle de l’homme ce que nous en apprend la constatation des résultats extérieurs de son activité : ce serait n’en rien connaître, parce que ce serait n’en rien comprendre. Le bien, le mal, l’empire des préjugés et des passions, le rapport qui unit nos idées et nos sentimens, notre raison et notre volonté, rien de tout cela ne nous est révélé par aucune statistique ; c’est par une expérience interne subsidiairement aidée de la tradition et du langage que nous connaissons toutes ces choses, et la statistique ou l’observation des faits extérieurs et matériels ne nous en donne que les résultats. Ce sont les conséquences de la nature humaine que constate et décrit toute science historique : mais la nature humaine, nous en ignorerions le premier mot sans la conscience. De même que la science historique ne commence que lorsque les faits externes sont constatés, recueillis, classés avec soin, c’est un travail semblable sur les faits de conscience qui commence la science philosophique, et la science philosophique et la science historique sont nécessaires l’une à l’autre. Il m’est impossible d’apercevoir ce que le livre de M. Buckle aurait perdu à la reconnaissance de cette vérité élémentaire. Autorité, tradition, habitude, préjugé, hypothèse, métaphore, tous ces mots désignent des choses qui, secondées par l’imposture et la faiblesse, par la crainte ou par l’espérance, enfin par toutes les passions complices nées de nos erreurs, ont obscurci ou égaré la science humaine et retardé les progrès de l’esprit de civilisation. C’est bien faire que chercher et montrer les moyens de secouer tous ces jougs divers, encore qu’il ne fût pas sage de prétendre les supprimer, et de n’en pas tenir compte comme d’élémens permanens de la nature humaine et de la société humaine. S’il y a là des obstacles, il y a là aussi des puissances ; mais enfin toutes ces choses ou l’abus de toutes ces choses ont autant pesé sur l’esprit philosophique que sur l’esprit historique. La métaphysique en a autant souffert que la physique.

Lorsque l’on appelle de toutes les prétendues choses jugées à un nouvel informé, lorsque l’on suscite l’examen contre la tradition et que l’on indique à l’examen la voie de l’expérience, on dit une vérité qui depuis Bacon a cessé d’être un trait de génie, quoiqu’elle soit loin d’avoir fait dans le monde moral autant de chemin qu’il lui en reste à faire. Quelle révolution serait accomplie le jour où elle dominerait l’esprit humain sans partage ! Si l’on ajoute que le premier symptôme de l’invasion de l’esprit d’examen, c’est le doute, père de la curiosité, et qu’un certain scepticisme est le moteur interne de la science, l’assertion, grossièrement comprise, peut effrayer certains esprits, et les plus fermes exigeront qu’elle soit interprétée de manière à ne pas impliquer l’incertitude fondamentale des connaissances humaines. Pourvu cependant qu’on entende qu’il ne s’agit que de ce doute défini et conseillé par Bacon et par Descartes ensemble, assurément les moins sceptiques des hommes, nous ne sortons pas des voies battues de la philosophie moderne.

Platon a dit, il y a longtemps, que le premier sentiment qui conduise à la philosophie était l’étonnement. En effet, les sciences n’ont d’autre objet que la nature, et la nature, au sein de laquelle nous vivons, avec laquelle l’habitude familiarise dès l’enfance nos yeux et notre esprit, nous parait de bonne heure une chose toute simple, qui s’explique d’elle-même, et qui ne saurait sans miracle être autrement qu’elle ne nous semble. Notre irréflexion n’admire que le nouveau. En vain l’ordre commun des phénomènes est-il plein de mystères : l’idée ne nous vient guère d’en soupçonner l’existence ni de les ériger en problèmes. Le paysan, témoin assidu des mouvemens du ciel et des changemens de la terre, finit par regarder comme nécessaire cet inexplicable spectacle, et ne recherche ni les causes des effets qu’il observe, ni la raison des causes qu’il connaît. Il ne s’enquiert point d’où vient que les choses sont comme elles sont ; sa surprise ne commence que lorsqu’elles semblent cesser d’être ainsi. Ce n’est qu’à mesure que l’esprit, apprenant à revenir sur lui-même, se forme à la méditation, qu’il se prend à observer avec inquiétude ce qu’il a longtemps contemplé avec indifférence. Voilà l’étonnement qui pousse à la recherche et suscite l’observation. C’est en s’étonnant que les hommes commencent à philosopher, répète Aristote après Platon ; mais ce qu’il n’eût point dit, Platon l’ajoute au gré de son ingénieuse imagination, et comme Thaumas, le père d’Iris, porte un nom qui ressemble en grec au nom de l’étonnement, Platon s’amuse à prétendre dans le Théetète que, fille de l’étonnement, la philosophie est, comme Iris, la messagère des dieux.

La curiosité qu’elle nous inspire d’abord, et qui fixe notre attention sur les effets et les causes, ne va pas sans un certain doute qui s’élève dans notre esprit sur l’indifférence ou la crédulité avec laquelle nous avons accepté les phénomènes les plus étranges ou les explications les plus obscures. Avions-nous donc des yeux pour ne point voir ? Le doute est dans cette question, et voilà pourquoi, après Platon et Aristote, Bacon et Descartes ont exhorté l’esprit humain au doute, père de la science, à ce doute qui n’est que le besoin des faits certains et des idées claires.

Résulte-t-il de ces grands exemples que cet esprit d’inquisition, qui doute pour savoir et pose le problème pour le résoudre, soit le mobile de la civilisation parce qu’il est comme le grand ressort des sciences ? L’histoire de la civilisation doit —elle se résoudre dans l’histoire de l’esprit humain ? Oui, si par l’esprit humain on entend toute la nature humaine. Jusqu’à présent toutefois ces mots d’histoire de l’esprit humain ne le supposaient que considéré au point de vue de la spéculation. Sans doute, même à ce point de vue, il ne vit pas comme étranger sur la face de la terre ; son influence s’étend aux réalités, et ce n’est pas dans notre siècle qu’on pourrait reléguer la science dans les limites du monde intelligible : elle est devenue bien réellement active, comme le voulait Bacon, c’est-à-dire qu’elle agit sur le sort de l’humanité. Le fait même cependant est nouveau, au moins dans les proportions qu’il a prises. Il n’est pas universel, puisqu’il a fallu en avertir nos pères et que l’on cherche encore à le propager. Si le savoir est le pouvoir, il n’a pas encore la monarchie universelle. La science pure, la science enrichie par le génie tout spéculatif d’Ampère et d’Œrsted, a doté du télégraphe électrique le gouvernement et le commerce, la vie publique et la vie privée, et l’on pourrait trouver dans l’histoire tel grand événement qui ne serait pas arrivé si le télégraphe électrique avait existé. Ce passage régulier de la science à l’art, de la spéculation à la pratique, de l’art et de la pratique à de certaines conséquences publiques et sociales, se reconnaîtrait encore dans bien des cas où il est moins apparent, par exemple dans la révolution française. L’esprit spéculatif passant des livres aux choses est une des plus puissantes causes, sinon la plus puissante, de ce grand événement ; mais enfin il y a d’autres causes encore qui agissent dans le monde social, et généralement ce n’est point par cette voie méthodique, par le procédé baconien, que se sont établies la plupart des choses qui composent la civilisation. Les résultats de faits antérieurs et même accidentels en peuvent engendrer d’autres et devenir en eux-mêmes des causes permanentes : ce sont autant de points d’appui, de poids ou de leviers ; ce sont des ressorts ou des résistances. Ils ne disparaissent pas à volonté, non plus que les causes qui les ont produits. N’en tenir aucun compte serait mutiler la réalité, serait se créer des difficultés ou se priver de secours. Le présent tout au moins n’est pas une création raisonnée de l’esprit humain. En sera-t-il autrement de l’avenir ? Le monde doit-il un jour relever tout entier de la science ? On peut en douter. Que l’on préfère la voie méthodique à toute autre, que l’on conseille fortement aux hommes de tout chercher et de tout régler par la raison, le vœu est beau, le conseil est bon, et j’y souscris pour mon compte. Seulement, il faut bien le remarquer, ce n’est encore au fond et en termes différens que le souhait de Platon, de voir unies la philosophie et la royauté. J’accepte de tout mon cœur la pensée de Platon ; mais, comme toute pensée purement philosophique, c’est un idéal. Ne la dédaignons pas pour cela : une pratique sans un idéal ne vaut guère, et c’est elle qu’il faut mépriser. Cependant qui confond l’idéal avec le réel compromet ou diminue l’un et l’autre ; il court à sa perte ou à l’impuissance. Il faut tendre à ce qui doit être avec ce qui est ; il faut y travailler avec ce qui est.

Il y a de par le monde des religions, des philosophies, des littératures, des arts, des législations, des coutumes, des pouvoirs, enfin de grandes associations constituées qui ont des souvenirs, des opinions, des intérêts et des forces, et ces associations s’appellent des nations, d’où la guerre et la paix. Aborderez-vous tout cela par la méthode des recherches ? conseillerez-vous aux hommes de soumettre tout cela à l’inquisition du scepticisme ? Oui assurément, s’il s’agit de science ; mais s’il est question de civilisation et de progrès effectif, comment faire, et par où commencer ? Il se peut que dans un pays donné rien ne résiste à la critique, et que la société tout entière s’évapore dans le creuset de l’analyse. Voilà dans ce cas l’esprit humain obligé de tout reprendre à nouveau et de tout faire de rien. Cherchons un exemple. Il ne faudrait pas un grand effort de philosophie pour démontrer que la guerre est un mal, une des plaies de la civilisation. C’est même, il me semble, une opinion reçue parmi les réformistes les plus avancés de la Grande-Bretagne. Faudra-t-il donc faire abstraction de la guerre, et, pour mieux l’abolir, procéder comme si elle n’existait pas ? Cela n’empêchera pas de la rencontrer sur son chemin ; seulement on risquera de la mettre contre soi et bientôt d’y périr. Ce n’est pas tout : en cédant trop à l’esprit scientifique, on oubliera que la guerre, bien qu’elle trouble la civilisation, en peut être l’instrument et l’a été plus d’une fois. L’humanité doit-elle se repentir de la guerre de trente ans ? Sans se préoccuper aucunement de la philosophie des sciences, les Provinces-Unies ontelles eu tort de détruire la tyrannie de l’Espagne ? Les colonies anglaises de l’Amérique du Nord, outragées dans leurs droits, sentent qu’elles peuvent et qu’elles veulent n’appartenir qu’à elles-mêmes. La coalition de Pilnitz conteste à la France le droit de se gouverner comme elle le veut. Une grande puissance, ambitieuse de dominer sur la Baltique et sur le Bosphore, menace les gouvernemens dans leur indépendance et les nations dans leur liberté. Est-ce le cas d’éliminer, de réfuter la guerre comme une erreur, de la réformer comme un abus, et de perdre la civilisation pour l’honneur de la théorie ? Au lieu de sacrifier les armées à l’économie politique, ne vaut-il pas mieux leur dire, comme Lafayette :

Ignorantne datos ne quisquam serviat enses ?

Dans ce cas, comme dans cent autres moins saillans et plus communs, on reconnaîtra que le développement de l’esprit d’examen scientifique est loin d’être l’unique moyen de servir les intérêts, les droits, les progrès de la société, et de faire avancer la civilisation. Ce n’est pas par une seule voie que les nations les plus dignes d’être imitées sont arrivées au point où nous les voyons. L’humanité, passez-moi ce mot familier, a plus d’une corde à son arc.

Ce qu’a fait l’économie politique pour l’Angleterre est immense. La statistique, qui n’est que d’hier, est destinée à produire des résultats incalculables. À mesure que le temps en perfectionnera les procédés, en multipliera les applications, le jour se fera dans la société, et plus tard, j’en suis assuré, grâce aux nouvelles lumières, on s’étonnera de l’avoir si longtemps gouvernée en la connaissant si peu. Je n’ai nulle envie de décourager ces infatigables chercheurs et collecteurs de faits qui, pour parler comme Bacon, vendangent pour la science ; mais, en Angleterre même, l’exclusive préoccupation des faits numérables et mesurables a, par réaction, amené des observateurs d’un autre genre à protester contre les prétentions absolues des écoles économistes. Au moment où j’admirais tant de magnifiques promesses faites à la statistique victorieuse de la philosophie, je lisais à d’autres heures, et dans un livre anglais qu’il faut bien appeler par son nom, un roman :

« Tel atelier occupe tant de centaines d’ouvriers et une machine de la force d’autant de chevaux. On sait à une livre près ce que peut faire la machine ; mais tous les calculateurs de la dette nationale réunis ne sauraient me dire ce que peut, pendant une seconde, pour le bien ou le mal, pour l’amour ou pour la haine, pour le patriotisme ou la révolte, pour la décomposition de la vertu en vice ou la transformation du vice en vertu, l’âme d’un seul de ces travailleurs aux visages paisibles, aux mouvemens réguliers, et qui ne sont que les très humbles serviteurs de cette machine brute. Il n’y a pas le moindre mystère dans la machine, il y a un mystère à jamais impénétrable dans le plus abject de ces hommes. Si donc nous réservions toute notre arithmétique pour les objets matériels, et si nous cherchions d’autres moyens pour gouverner ces terribles quantités inconnues ? Qu’en pensez-vous ?[1]. »


V.

M. Buckle n’est pas le premier qui ait cherché à se rendre compte des élémens de l’histoire de la société : il ne prétend pas l’être d’ailleurs, et il invoque souvent l’autorité de ses devanciers. Lorsqu’on les consulte avec lui, soit historiens, soit philosophes, l’esprit est troublé par l’immense difficulté de concilier la spéculation et l’érudition, l’hypothèse et l’archéologie, les idées et les faits. Vico, Ferguson, Rousseau, Goguet, Turgot, Herder, Herrenschwand, tant d’autres qu’on pourrait nommer, ont varié quant au dénombrement et à l’ordre des faits, et dans la confusion qui résulte de la multiplicité des objets et des points de vue, on conçoit que des esprits positifs et concluans aient cherché à tout simplifier pour tout éclaircir, à rétrécir le cadre du tableau pour le saisir d’un seul coup d’œil. Bien que M. Buckle montre plus de largeur de vue que M. Comte, nous ne pouvons nous empêcher de croire que sa théorie laisse en dehors trop de choses qu’il sera obligé de remettre en ligne de compte quand il l’appliquera à une histoire donnée. Déjà même, en commentant celle de l’Angleterre et de la France, il a rencontré plus de choses qu’il n’en avait annoncé. Le meilleur modèle à nous connu d’une décomposition exacte des élémens de l’histoire d’une nation a été donné par M. Guizot dans ses leçons sur la civilisation française. Essayez de faire entrer tout ce qu’il a vu et montré dans les formules des nouveaux systèmes, et peut-être d’aucun système : vous n’y réussirez pas. Cependant il faut bien que le contenant égale au moins le contenu, et une théorie ne doit rien laisser en dehors. Sans prétendre à tracer une esquisse complète, on nous permettra de rappeler tout ce qu’une telle esquisse aurait à comprendre, et peut-être cela suffira-t-il pour indiquer les lacunes du système et de l’ouvrage objet de cette étude.

De quelque manière que la société ait commencé, les hommes ont des besoins qui veulent être satisfaits les premiers. À ces besoins répondent la nourriture, l’habitation, le vêtement. Pour avoir ces choses, ils emploient de certains moyens, et, si grossiers qu’on les suppose, l’emploi de ces moyens est un travail, et ces moyens, dès qu’ils se répètent, sont des arts ou tendent à devenir des arts. Dès que l’homme s’applique à satisfaire aux premiers besoins de la vie, le travail et l’art ont commencé. Du travail et de l’art naît déjà la propriété. L’homme ne fît-il que monter à l’arbre pour cueillir un fruit, il se l’approprie. S’il n’est pas seul, et il ne l’est pas, il communique avec ses semblables. Un instinct, un instinct physique, car il lui est commun avec tous les animaux, suffirait pour qu’il propageât son espèce ; mais un instinct d’un ordre plus élevé fait naître de ce commerce la famille, comme de ses autres communications est née la société. Dans ce milieu de la famille et de la société encore informes, toutes ces choses, travail, art, propriété, se développent et se caractérisent davantage. Ce que le besoin a commencé, l’habitude le maintient, l’expérience l’améliore, l’exemple le transmet ; la tradition s’établit. Pourtant les hommes diffèrent entre eux ; l’inégalité des facultés et la diversité des circonstances sont la source des perfectionnemens et des découvertes. Les relations mutuelles d’une sociabilité naissante produisent une certaine communauté, c’est-à-dire que si tous ne jouissent pas de ce qui s’est fait, tous le connaissent, et cette communauté de connaissances est ce qu’on pourrait appeler la civilisation commençante. L’inégalité entre des créatures intelligentes, sensibles, actives, mais passionnées, amène des conflits, et l’état de guerre n’aurait ni trêve ni terme, si la raison, bien que faible encore, ne conduisait pas à mettre toutes ces choses, — besoin, travail, arts, propriété, relations de famille et de société, — sous la protection de certaines règles, qui s’établissent surtout par la puissance de l’habitude et par celle de l’intérêt. Ces règles ont besoin d’être défendues ; elles ne peuvent l’être que par la force. Si l’intérêt et la force qui le défend sont approuvés même du spectateur désintéressé, le sentiment du droit a pris naissance. Là est l’origine des lois et des gouvernemens. La convention dont on veut que la première organisation sociale soit l’expression n’est que la coïncidence naturelle des besoins, des habitudes, des idées et des volontés de créatures semblables rapprochées par des circonstances analogues. Voilà, si l’on peut ainsi parler, la société nécessaire, la société du besoin.

Ce besoin n’est pas tout l’homme, ou, si l’on tient à ce mot, l’homme a d’autres besoins que ceux dont la satisfaction est assurée par cette condition sociale grossière. Ceux-là même se développent, se compliquent, se raffinent, et sollicitent un système plus parfait de moyens calculés pour les satisfaire. Toute la communication s’étend et se perfectionne en proportion ; si l’on veut qu’elle n’ait pas dès le début employé la parole, elle y arrive enfin. Avec le langage, qui devient de plus en plus logique et non pas seulement pathétique, tous les élémens sociaux reçoivent un rapide accroissement.

Mais la nature humaine n’est pas seulement active, elle est contemplative. L’intelligence, non contente de percevoir et de vouloir, de se déterminer par une raison qui semble instinctive, et de recommencer sous l’empire de la mémoire et de l’habitude, est capable de réflexion. La réflexion monte en quelque sorte les degrés du langage, et un de ses premiers actes est de se replier sur les actes antérieurs de l’intelligence et de la volonté, de s’en représenter les circonstances, les conséquences, les motifs, et de former ainsi des associations nouvelles qui composent le premier système de la connaissance. Cet ensemble d’idées, liées par la raison comme par la mémoire, devient un dépôt où l’esprit puise ses déterminations pour des occurrences nouvelles. C’est tout un système de connaissances applicable et disponible ; c’est presque de la science. Le premier caractère scientifique est la généralité. Se représenter d’une manière générale les phénomènes de la.nature ou ceux de l’activité humaine, c’est ébaucher une théorie de la nature et de l’homme. Seulement la réflexion, qui la commence, ne la continue pas. C’est elle qui dans la contemplation des effets puise la recherche des causes ; mais elle les demande le plus souvent à l’imagination. Elle se figure d’abord les causes comme des puissances animées, par analogie avec la cause que l’homme connaît le mieux, puisque cette cause est lui-même. Le pouvoir mystérieux des causes naturelles prend donc pour lui de bonne heure quelques-uns des caractères d’un pouvoir surnaturel. C’est ainsi que, dans le cas où d’autres secours ne lui seraient pas donnés, la réflexion sur l’invisible cause des effets visibles le mettrait sur la voie de la Divinité. Ce serait la première forme que prendrait l’idée religieuse. Mais l’homme ne considère la nature que par rapport à lui-même, il la regarde comme une force active qui s’oppose à lui, et il ne peut le faire sans réfléchir à ses propres actes. L’intérêt, l’expérience, le sentiment obscur du droit lui ont bientôt appris à les approuver ou à les condamner. Il les a irrésistiblement distingués en bons et mauvais, en permis et non permis ; peut-être même le commandement et l’interdiction ont-ils commencé à se faire entendre dans la société. Cette distinction entre le bien et le mal généralisée, c’est l’idée morale. Par les raisons qu’on vient de voir, l’idée morale a dû se lier à l’idée religieuse et à l’idée politique. La nature contraint ou empêche, la société ordonne ou défend. La conscience parle le même langage. Ainsi la religion, la politique, la morale tendent à s’unir, à se confondre, et quoique leur alliance soit rarement conclue dans des conditions raisonnables, quoique la superstition, la force et la passion entrent pour beaucoup dans la combinaison, ce concert, si commun chez les peuples naissans, est cependant le signe d’une civilisation qui se développe : il indique que le genre humain s’élève ; mais comme ce mouvement s’est opéré sous l’influence de l’imagination plutôt que de la raison, c’est un progrès vers la vérité encore bien loin de la vérité. Cet état, qu’il plaît à Auguste Comte d’appeler théologique, est trop souvent l’âge d’idolâtrie de la religion.

Quoi qu’il en soit de toutes ces notions ou plutôt de toutes ces croyances religieuses, morales, politiques, naturelles, technologiques, elles restent dans la mémoire avec la tradition des faits qui en ont accompagné la naissance. La réflexion, aidée du langage et servie par l’imagination, tire de là une œuvre nouvelle. C’est l’expression qui reproduit tous ces souvenirs, les développe et les propage. Là est le germe de toute littérature, germe qui éclôt sous la forme de cette fleur qu’on nomme poésie. De même qu’en s’attachant au vrai la littérature trouve le beau, l’art le rencontre aussi en cherchant l’utile. Ainsi la civilisation s’enrichit de ses fruits les plus précieux.

Tels sont les élémens essentiels de toute société. On ne l’appelle à juste titre civilisée qu’après que le temps leur a donné de certains accroissemens, et que la nation, instruite par les traditions orales ou écrites, a pu acquérir une certaine conscience de tout ce qu’elle est avec une certaine mémoire de ce qu’elle a été. D’ailleurs ces élémens qui la composent, ils ont été certainement partout modifiés par les lieux, par les climats, par les grands accidens de la nature, par les influences étrangères, comme la guerre, le commerce, les voyages, les migrations, les colonisations, les conquêtes. Enfin tout le monde parle par tout pays du caractère ou du génie national. Ce paraît être le résultat de toutes les circonstances qui agissent, soit sur l’organisation, soit sur la nature morale de la portion de l’humanité qu’elles ont entourée dès son berceau. Il se peut aussi que dès l’origine cette portion de l’humanité eût de certains traits ineffaçables sans être nécessairement primitifs : ce sont les caractères de la race. Pour celui même que ne persuadent point nos traditions religieuses, il ne se peut prouver qu’il y ait plusieurs espèces humaines : en histoire naturelle, toute question est insoluble où l’expérience est impossible. Pour le plus convaincu de la vérité du récit de Moïse, il existe cependant des races distinctes qui peuvent se mêler, mais qui ne sauraient se résoudre l’une dans l’autre, en sorte qu’une d’elles, après les avoir absorbées, restât ce qu’elle a toujours été. J’insiste sur ce point, parce qu’en ce moment l’ethnographie joue un grand rôle, non-seulement dans l’opinion commune, mais dans la science, et cependant M. Buckle l’a entièrement négligée. Lorsqu’on cherche à connaître l’homme par l’histoire plutôt que par la philosophie, on ne saurait pourtant passer sous silence l’ethnographie, ou si on l’écarté, il faut en donner les raisons. L’auteur d’un livre qui dénote beaucoup d’instruction et d’esprit, M. de Gobineau, a entrepris d’expliquer toute l’histoire par l’inégalité essentielle des races humaines. Les migrations des peuples et le mélange de leur sang seraient, selon lui, les seules causes de tout ce qu’on est dans l’usage d’attribuer au climat, aux religions, aux lois, aux événemens, ou plutôt les religions, les lois, les événemens mêmes auraient leur source dans les veines des nations. Ainsi l’histoire entière serait à refaire depuis le commencement. On peut ne pas aller jusqu’à ces extrémités, et bien des objections se présentent d’elles-mêmes ; mais il faut convenir qu’il y a lieu d’examiner quels sont les fondemens de tant de lieux communs de la politique courante sur les races anglo-saxonnes, sur les néolatines, sur les slaves, sur les sémites, etc. Dans un ordre plus élevé, il faut bien reconnaître qu’une science tout entière est née, et qu’appuyée sur la physiologie, la géographie physique, l’archéologie et la linguistique, elle se présente sous un aspect assez imposant pour que désormais tout historien doive compter avec elle.

De cet insuffisant résumé des élémens sociaux et des matériaux de l’histoire, il me semble résulter que M. Buckle a considéré son sujet, non pas d’une manière fausse, mais d’une manière étroite. Il ramène tout à un seul fait, le progrès de l’intelligence, et ce progrès, il semble le placer tout entier dans l’existence et le travail de l’esprit d’inquisition scientifique. Or il y a ici quelque confusion. La méthode rationnelle des sciences est tour à tour présentée comme l’âme tant de la science historique que de la civilisation réalisée dans les faits. Sur le premier point, nulle difficulté : la question de la méthode depuis longtemps n’en est plus une. Sur le second point, une certaine distinction est nécessaire. D’un commun aveu, la vraie méthode de la science n’est distinctement connue, explicitement pratiquée, passée dans l’usage enfin, que depuis les temps de la renaissance. Depuis ces temps seulement, il y aurait donc eu progrès et civilisation. Depuis trois siècles seulement, l’humanité serait digne d’avoir une histoire. Cependant, depuis l’origine des temps historiques, le sens commun, l’imagination, la passion, la tradition, l’habitude, le vice et la vertu, toutes les facultés et tous les penchans empiriques de la nature humaine ont agi sur la terre, fait beaucoup de bien, fait beaucoup de mal, et laissé le sol social couvert de leurs traces et de leurs monumens. Or il est impossible de tout attribuer à ces procédés d’examen méthodique auxquels on assigne une date si récente. Ce n’est pas la méthode baconienne par exemple qui a amené un jour du rivage ionien une tribu détachée de l’antique race aryenne dans la presqu’île hellénique, et qui a fait naître en foule sous un ciel incomparable, entre des mers toujours voisines, ces hérauts d’intelligence parlant la première langue du monde. Ce n’est pourtant pas un fait insignifiant que l’existence de la Grèce dans l’histoire de la civilisation de l’humanité. La Grèce de moins, se figure-t-on ce que serait le monde ?

Mais, cette observation faite, nous sommes prêt à reconnaître que toutes les œuvres sociales, toutes les créations de l’humanité, se transformant en connaissances, finissent en dernière analyse par se résumer dans l’intelligence, et qu’on peut retrouver dans l’esprit d’un peuple les effets des institutions qu’il s’est données, des travaux qu’il a accomplis, des guerres qu’il a soutenues, des terres même qu’il a défrichées, de l’air enfin qu’il a respiré. Nous ajouterons que, bien que la nécessité, le hasard, mille causes externes aient contribué à le faire ce qu’il est moralement, de bonne heure, et bien avant le xvie siècle, un esprit de curiosité instructive s’est développé parmi les hommes, et que, sans être réduit en règles, ni soutenu par une longue expérience, il a dirigé quelques intelligences d’élite, suggéré même à la multitude quelques notions indispensables. Le fil est aussi ancien que le labyrinthe. L’homme s’en est servi avant de s’apercevoir qu’il l’avait dans les mains, et ce que le temps lui a surtout appris, c’est l’art de l’employer, le courage de s’y confier, l’ardeur à le dévider rapidement en pressant le pas. De là en effet date l’émancipation de l’esprit humain, et depuis la réformation et la renaissance, sans que les autres principes d’action aient disparu de la société, l’accélération et l’étendue des progrès sont principalement dues, je veux bien l’avouer, à l’esprit humain en soi, à l’esprit humain soutenu par le sentiment de ses droits, par la confiance dans ses forces, par la puissance de ses méthodes, par la grandeur de ses œuvres, par une pleine possession de lui-même enfin. Toutefois il ne résulte pas de cet aveu que les choses humaines aient à ce point changé de face, qu’elles aient pour unique cause le mouvement philosophique du savoir, pour seuls faits décisifs les résultats généraux que constate la statistique. Or là semblerait conduire non le livre entier, mais la philosophie du livre de M. Buckle. Ne se pourrait-il pas que, bien qu’assurément il ait conçu son ouvrage avec réflexion, il ne se fût pas rendu un compte assez sévère de sa pensée ? Il faut qu’il nous permette d’être plus rigoureux que lui.


VI.

Dès le début (et ce semble une de ses idées fondamentales), il a l’air de regarder comme évident que l’histoire ne sera parfaite et tout à fait elle-même que lorsqu’elle sera une science ; mais est-il donc dans sa nature d’être une science ? Elle en est une, en ce sens qu’elle nous apprend beaucoup de choses. Assurément les objets de l’histoire sont dignes d’être connus, et elle en est la science en tant qu’elle nous les fait connaître. Elle a de la science qu’elle est tenue d’être exacte, qu’elle a besoin d’ordre et de clarté, qu’elle doit mettre les choses à leur place, bien assortir les causes et les effets, les conséquences et les principes. Est-elle pour cela, peut-elle être une science proprement dite ? Une science proprement dite est au moins un système de généralités, tirées par l’induction de faits constatés, ou, par la déduction, de principes certains, en telle sorte qu’elle puisse également servir à expliquer les phénomènes passés, ou à prévoir les phénomènes à venir. L’histoire est un système, si l’on veut, mais de particularités, et non de généralités. Elle recueille, classe, expose des faits particuliers comme ils se sont passés, dans un ordre que la raison accepte du temps, quoique la raison puisse juger après avoir raconté, et enchaîner, suivant ses propres lumières, les faits en les expliquant. De là naissent au besoin certaines vérités générales, qui serviront, j’en conviens, à éclairer l’avenir comme le passé. Ce sera la partie scientifique de l’histoire ; ce ne sera pas l’histoire, mais la philosophie de l’histoire. Celle-ci n’est peut-être pas fort avancée ; au moins comme tentative, elle n’est pas fort nouvelle. Voici quelques propositions qui étaient à peu près convenues parmi les historiens de l’antiquité : — Les mœurs sont plus puissantes que les lois. — Tous les états sont destinés à traverser des âges analogues à ceux qui partagent la vie humaine, l’enfance, la jeunesse, la virilité, la vieillesse. — Le luxe est le signe et la cause de la décadence de l’état. — On pourrait citer d’autres maximes encore. Sans donner celles-ci pour exactes, il faut cependant reconnaître que, si elles l’étaient, elles pourraient s’appliquer à toute société présente ou future : elles devraient résulter de toute histoire et guider tout historien ; mais elles ne constitueraient pas l’histoire, elles ne la suppléeraient pas : elles ne nous apprendraient rien de la manière dont les choses se sont passées. La science de la botanique ou de la zoologie ne nous donne pas d’avance ou ne remplace pas la flore ou la faune d’une pays déterminé, quoiqu’elle soit fort utile, nécessaire même pour rendre la description exacte, complète et profitable. Ainsi l’histoire n’est pas la science ; elle peut donner naissance à une science, elle n’en est pas une, elle est plus et elle est moins.

Cela semble si évident qu’il est difficile que M. Buckle s’y soit trompé, et il pourra dire, ou l’on dira pour lui, qu’il n’a voulu parler que de l’histoire de la civilisation, celle-ci seule étant pour lui l’histoire véritable, parce que seule elle peut être scientifique. Par sa nature en effet, elle se compose de généralités. Elle considère la société, non les individus ; elle substitue à la narration décousue des guerres, des traités, des événemens, des actions de tel ou tel personnage, la considération systématique des états successifs par lesquels passe une nation, ou, en généralisant l’observation, l’ensemble des nations, l’humanité. Ce pourrait bien n’être encore là que la philosophie de l’histoire ; mais, sans disputer sur les mots, admettons avec M. Buckle que l’histoire ainsi conçue sera bien celle de la nature humaine. S’ensuivra-t-il qu’elle ne soit possible que depuis qu’on sait étudier la nature humaine par la voie de la statistique, et que le recensement de toutes les actions particulières numérables et comparables soit la base de l’histoire de la société et de la civilisation ? Il faudrait dire, pour commencer, que l’histoire du passé est impossible. La statistique ne fait que de naître, et comme elle ne peut s’appliquer par voie rétroactive, nous serions condamnés à ignorer les civilisations que nous n’avons point vues. Ce n’est pas elle pourtant qui a donné à M. Buckle le principe qu’il applique à l’histoire des temps modernes : c’est l’observation et l’induction qui seules lui ont suggéré l’idée de mesurer leurs progrès par le développement de l’esprit d’inquisition philosophique. Et si nous remontons plus haut, comment, si nous ne consentions à étudier en eux-mêmes les événemens, les hommes, leurs établissemens de toute sorte, pourrions-nous rien savoir des grandes causes qui ont exercé une influence décisive sur les destinées du monde ? Quelle statistique ou même quelle méthode philosophique nous apprendrait, si nous ne le savions d’ailleurs, qu’Alexandre a conquis l’Asie et que César a conduit ses légions des Gaules en Italie ? Ce ne sont que des faits particuliers ; mais l’influence en a été générale, et la civilisation, c’est-à-dire l’humanité, s’en est ressentie. J’admets que, pour les avérer et les apprécier comme causes et comme effets, la méthode scientifique ait un grand prix, parce qu’elle a des règles communes avec la critique historique ; mais elle n’a été pour rien dans les faits mêmes, dans leurs innombrables conséquences, et si en les étudiant nous apprenons à connaître la nature humaine, ce ne sera pas pour y avoir puisé d’excellens documens en chiffres sur le mouvement de la population contemporaine. Si je tiens à la connaître, cette curieuse nature humaine, que préférerai-je ? Le compte exact des suicides anonymes de la population de Rome entre l’an 706 et l’an 712 de sa fondation, ou seulement le récit du suicide de deux individus qui se nommaient Caton et Brutus ? Mon choix ne sera pas douteux. Mais les faits généraux de l’histoire eux-mêmes ne sont ni des lois abstraites, ni des formules scientifiques, et nous révèlent pour la plupart toute autre chose que des progrès de l’esprit de doute et d’examen. Il s’agit de savoir quelle impulsion chassait incessamment d’Orient en Occident ces races guerrières qui ont envahi et transformé l’Europe. Je voudrais connaître comment le droit romain s’est conservé au moyen âge et quelle action il a exercée sur les mœurs, les idées et les institutions. On me demande pourquoi les conquérans de l’Occident ont été convertis par les vaincus, tandis que les vaincus de l’Orient ont reçu la religion des vainqueurs, c’est-à-dire pourquoi le christianisme règne à Rome et l’islamisme à Constantinople ? Voilà autant de questions qui rentreraient difficilement dans le cadre où certains principes de M. Buckle semblent renfermer la science historique, et qui sont solubles au contraire par les méthodes jusqu’ici reçues en histoire. On ne dira pas apparemment qu’il faut les négliger, et laisser le passé comme impénétrable. Le présent est tout plein du passé. Les migrations conquérantes des mille tribus qui se sont mêlées aux ancêtres de toutes les nations vivantes, le droit romain, la religion chrétienne et ses constitutions diverses, le mahométisme et son empire, ne sont pas choses indifférentes au sort actuel de l’humanité, et l’état du monde est une énigme pour qui n’en sait pas l’histoire. Or cette histoire, j’en suis bien fâché, se compose d’individualités et d’événemens, de races et de nations, de guerres, de lois, d’arts, de gouvernemens, d’une foule de choses qui ont eu une forme, une date, un lieu, qui ne sont point des abstractions, et il est aussi impossible d’écrire l’histoire de la civilisation sans les connaître dans le concret, non dans l’abstrait, que d’expliquer les effets sans les causes, et de supprimer de l’astronomie la connaissance des astres.

Cela est si vrai que M. Buckle en a fait l’expérience. Nous pourrions lui citer son propre exemple et l’opposer à lui-même. Son histoire dément sa philosophie. La majeure partie de son livre est la peinture de la civilisation des deux ou trois derniers siècles de la France et de l’Angleterre. C’est assurément ce qu’il a fait de mieux. La critique a pu relever des assertions hasardées, des jugemens trop absolus, des inexactitudes même. L’ensemble n’en reste pas moins instructif, intéressant, riche en faits et en idées, et il y a bien de la vérité dans cette appréciation générale de la civilisation moderne. Or ici l’auteur s’est-il astreint à la méthode exclusive qu’il semblait prescrire dans ses premiers chapitres ? A-t-il dédaigné de puiser à toutes les sources historiques où puisaient ses devanciers ? Fait-il abstraction des gouvernemens, des lois, des religions, des lettres, pour expliquer les progrès de la société, c’est-à-dire de la nature humaine, en Angleterre et en France ? Nullement ; il ne dédaigne même pas de mentionner les individus : Guillaume le Conquérant, Henri VIII, Élisabeth, Guillaume III, Hobbes, Locke, Smith, Richelieu, Louis XIV, Descartes, Voltaire, cent autres sont appelés à rendre compte au lecteur de leur œuvre et de leur influence. Les choses humaines sont remises à leur place et vues dans leur jour. Un passage m’a frappé : point de philosophe à qui ce que M. Buckle dit de Descartes ne doive aller au cœur. Il le place au sommet de son siècle, notre maître à tous, celui dont la méthode, je cite les termes, reposait uniquement sur la conscience que chaque homme a des opérations de son propre esprit. Cette méthode est-elle donc si mauvaise ?

Ces observations n’ont point pour but de relever chez un écrivain distingué des inconséquences qui ne sont au contraire que les preuves d’une juste et haute raison : elles montrent que, toutes les fois que M. Buckle échappe aux étreintes de l’esprit de système, il se montre ce qu’il est, capable de voir à fond la vérité. Qu’il ne croie pas en effet que nous ayons envie de lui contester son principe suprême, quoique nous lui contestions quelques vues qu’il a prises peut-être pour des principes. Au-dessus de toutes ces considérations partielles qu’il érige en idées absolues, au-dessus même de cette méthode d’investigation scientifique dont il n’a pas tort d’exalter la valeur, mais dont il exagère l’importance en lui décernant l’universalité, plane dans son esprit et dans son livre une idée supérieure à tout le reste : c’est la foi dans la raison, c’est la conviction que la raison est la légitime maîtresse des choses humaines, et que sa souveraineté est la source de tout bien.

Grâces soient rendues à tous ceux qui rappellent aux hommes et leur plus beau titre et leur plus sûre sauvegarde ! Il est une maladie de l’esprit que Platon regarde comme le vrai fléau de la sagesse, c’est la haine de la raison, triste faiblesse à laquelle nous nous laissons entraîner pour bien des causes diverses ! Non-seulement le délire des passions, la brutalité de l’ignorance, l’orgueil de la force, non-seulement cette fourbe puissante qui fait de l’erreur et de la sottise ses meilleurs instrumens, mais l’imagination chimérique, mais l’excusable crédulité, le respect aveugle des illusions établies, la fidélité aux souvenirs, l’honnêteté craintive, la vertu découragée et jusqu’à l’indignation de l’honneur peuvent inspirer aux hommes un mépris ou une défiance de leur pensée qui, même sous les beaux noms de modestie ou d’expérience, n’est qu’abdication et déchéance, ingratitude envers ce que le ciel a fait pour eux, reniement de la vérité. Haïr la raison, c’est prendre en haine ce qui nous fait hommes et abandonner le monde à l’insolence du fait. Et cependant que vaudrait la vie, à quel appui recourir au milieu de tant de revers qui troublent et qui abattent, s’il n’y avait quelque chose de stable, de supérieur aux vicissitudes accidentelles d’un monde changeant, un bon, un droit, un vrai, objet de l’immortel amour de l’âme ? Mais il ne suffit pas de croire au Dieu caché derrière les nuages et d’espérer dans une éternelle raison inaccessible ici-bas à nos regards. Il faut, si l’on veut faire autre chose qu’errer sur la terre au hasard, croire que sur la terre descendent les rayons de l’astre voilé. Il faut demeurer fidèle à cette généreuse croyance qui, il y a trois siècles, s’est levée tout à coup comme l’espérance terrestre du genre humain : c’est que, désormais et chaque jour plus libre, son esprit, connaissant mieux et sa force et ses droits, façonnera de plus en plus le monde social à son image, et, fait pour la vérité, rendra tout, lois, sciences, mœurs, gouvernemens, de plus en plus conforme à la vérité. Voilà la foi que nos pères nous ont laissée, celle pour laquelle le sang le plus pur a coulé, celle qui peut triompher de tout, excepté de la lâcheté des esprits faibles. Des apparences nous trompent, des regrets nous abattent ; mais au fond rien n’est changé, le monde est le même, tout y est toujours incertain, difficile. Il ne valait pas mieux alors qu’on espérait ; mais, aujourd’hui comme alors, il reste toujours qu’il n’y a de vrai que la vérité, de raisonnable que la raison. Ce n’est que pour elle qu’il est bon de tenter quelque chose. L’ignoriez-vous, que tout était difficile ? J’aime cette parole de Vauvenargues : « Le monde est ce qu’il doit être pour un être actif, c’est-à-dire fertile en obstacles. »

Charles de Rémusat.
  1. Les Temps difficiles, par Charles Dickens, traduction française.