De la Démocratie dans La Bruyère

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De la Démocratie dans La Bruyère
Revue des Deux Mondes5e période, tome 52 (p. 795-808).


DE LA DÉMOCRATIE DANS LA BRUYÈRE





M. Maurice Lange vient de publier un intéressant volume sur La Bruyère critique des conditions et des institutions sociales[1], c’est-à-dire sur La Bruyère démocrate et un peu sur La Bruyère socialiste.

Les conclusions qui en ressortent le plus lumineusement, c’est que la Révolution française a été préparée par les prédicateurs du XVIIe siècle, — et que La Bruyère était surtout un envieux. Arrêtons-nous un instant sur ces deux paradoxes.

La Révolution française a été préparée par les sermonnaires catholiques du XVIIe siècle ; car elle l’a été par La Bruyère, et La Bruyère n’a guère été que le vulgarisateur ou le propagateur laïque des sermonnaires catholiques du XVIIe siècle. Que disent en effet ces sermonnaires ? Ils sont réformistes, ils sont démocrates, ils sont anticléricaux, ils sont socialistes.

Ils sont réformistes. Contre l’hérédité des charges de la magistrature ils disent ; le Père Dorléans : « Qui a mis cette charge de judicature sur les épaules de ce juge ignorant, qui y fait tous les jours tant de fautes ? L’avarice d’un père et d’une mère. Il y avait une charge dans la maison ; on ne savait peut-être pas trop bien que faire de l’homme, ni de la charge : on a chargé le public de l’un et de l’autre. »

Le Père Bourdaloue : « Ce jeune homme est de telle famille où telle dignité est héréditaire : de là son sort est décidé ; il faut que le fils succède au père. Et de cette maxime que s’ensuit-il ? Vous en êtes tous les jours témoins : c’est qu’un enfant, à qui l’on n’aurait pas voulu confier la moins importante affaire d’une maison particulière, a toutefois dans ses mains les affaires de toute une province et les intérêts publics… On en souffre, on en gémit, le bon droit est vendu, la justice est renversée… »

Contre la magistrature elle-même, ses mœurs, ses habitudes d’esprit, ses vices, sa servilité, ils disent ; le Père de la Rue : « Qu’a-t-on vu quelquefois dans une jeunesse parée de la pourpre, mais ennemie de toute occupation sérieuse ? Que savaient-ils et, dans la conduite qu’ils tenaient, que pouvaient-ils savoir ? Ils savaient se divertir et se réjouir ; ils savaient se répandre dans le monde, parcourir les compagnies et s’y distinguer par les agrémens de la conversation ; ils savaient tenir leur place dans les jeux…, ils savaient fréquenter les théâtres,… mais ils ne savaient rien de leurs obligations les plus étroites et de ce qu’ils ne pouvaient ignorer sans crime. »

Le Père Bourdaloue : « Maintenant, c’est le crédit qui l’emporte et qui a, presque partout, gain de cause. Le plus fort a toujours raison, quoi qu’il entreprenne… Combien de familles ruinées parce que le bon droit, attaqué par une partie redoutable, n’a point trouvé de protection !… Malgré la justice et les lois, le faible succombe presque toujours. »

Le Père Bourdaloue encore, touchant une matière un peu plus délicate : « Combien de juges ont été pervertis par le sacrifice d’une chasteté livrée et abandonnée ; et pour combien de malheureuses la nécessité de solliciter un juge impudique n’a-t-elle pas été un piège et une tentation ! »

Contre le fait du prince, qui, s’il n’a pas disparu avec les princes, avait, même du temps des princes, une assez grande autorité, ils disent ; Bossuet : « Cette justice qui fait semblant d’être rigoureuse à cause qu’elle résiste aux tentations médiocres et peut-être aux clameurs d’un peuple irrité ; mais qui tombe et disparaît tout à coup lorsqu’on allègue, sans ordre même et mal à propos, le nom de César. Que dis-je, le nom de César ! Ces âmes, prostituées à l’ambition, ne se mettent pas à si haut prix ; tout ce qui parle [au prince], tout ce qui approche du [prince], ou les gagne, ou les intimide ; et la justice se retire d’avec elles. »

L’abbé Boileau : « Le crédit est une espèce de jurisprudence dont on n’a garde de s’écarter ; et qui n’aurait pour toute protection que la bonté de sa cause serait fort en danger de la perdre. » Contre les lois du clergé, contre ces lois qui permettent de donner des bénéfices ecclésiastiques à des jeunes gens aussi peu doués de vocation et aussi peu préparés que possible à la vocation et qui permettent qu’il existe des abbés qui ne sont pas prêtres et des ecclésiastiques qui ne sont nullement d’Église, ils disent ; le Père Lejeune : « … le grand mal que font les pères et les mères quand ils obligent leurs enfans à l’état ecclésiastique sans vocation… ; » le Père Cheminais : « … des enfans mal nés, esclaves des passions les plus vives et les plus déréglées, insensibles à tous les mouvemens de piété et plus mondains que ceux qui vivent dans le monde… »

Fromentières : « Dans la distribution des charges et des dignités séculières la politique et le bon ordre des États demandent qu’on ne les donne qu’à ceux dont on reconnaît le mérite. Que doit-on dire des dignités ecclésiastiques et avec quelle circonspection ne faut-il pas examiner la vie, les mœurs, la pureté et la capacité de ceux qui prétendent les posséder ? » Or, « avant que vos enfans puissent parler, vous les destinez à certaines conditions. Vous dédiez cet enfant aux autels parce que vous espérez que le prince, ou un parent, le chargera bientôt de bénéfices. Vous destinez cette fille à la religion sans la consulter, ou plutôt vous l’y condamnez, vous l’égorgez toute vivante pour décharger votre famille… Voilà une étrange vocation ! »

Bourdaloue : « Comment voulez-vous que des gens qui n’ont ni grâce, ni vocation pour un état y soient fidèles à leur devoir ? que la même cupidité, la même ambition qui les y a fait entrer ne les porte pas à mille autres désordres ?… Il ne faut pas admettre inconsidérément dans les dignités ecclésiastiques des gens dont on n’aura examiné ni la maturité de l’âge, ni la disposition de l’esprit, ni l’assiduité au travail, ni l’exemple d’une bonne vie. »

Sur les abbés commendataires, et le scandale qu’ils donnent, ils disent ; le Père Nicolas : « Où trouvera-t-on des bénéficiers qui, pour conserver la foi, renoncent à ces prieurés ou à ces abbayes de commande que la simonie a mis dans leur maison comme un patrimoine et dont la faveur du prince les a chargés sans mérite et sans vocation ? »

Le Père de la Roche : « Pour ces bénéfices simples et commodes qui font vivre de l’autel ceux qui ne servent jamais à l’autel, qui lient à Jésus-Christ sans détacher du monde, qui donnent droit d’être clerc sans cesser d’être laïque, ou plutôt qui font de ceux qui les possèdent un monstre qui tient de l’un et de l’autre et qui n’est ni l’un, ni l’autre… Ah ! pieux fondateurs de ces revenus si mal dispensés, paraissez ici pour combattre ces abus ! »

Ils sont démocrates. La noblesse considérée comme un préjugé, comme un faux principe, n’a jamais été attaquée plus vigoureusement que par les sermonnaires du XVIIe siècle. Contre le principe même de l’aristocratie, ils disent ; le Père Soanen : «… Ces hommes qui se font un mérite de mépriser leurs frères et de vivre en êtres qui végètent, enrichis, et ces grands qui ne vivent que pour surcharger la terre »… qui eût soupçonné aux temps primitifs « qu’un siècle viendrait où la parure et l’oisiveté seraient des titres d’honneur ? »

Bossuet : «… cette différence infinie que l’on a essayé de mettre entre le sang noble et le sang roturier, comme s’ils n’avaient pas les mêmes qualités et n’étaient pas composés des mêmes élémens. »

Le Père Soanen : « Quelles sont donc les marques qui distinguèrent le prince et le roturier ? Et qui est-ce qui, au milieu d’une foule d’enfans confondus les uns avec les autres, pourrait reconnaître celui qui est noble et celui qui est artisan ? Serait-ce à la figure ? Mais ne voit-on pas tous les jours que la personne la plus ordinaire a le visage le plus distingué, la taille la plus régulière, l’air le plus imposant ?… Avez-vous jamais pensé que cette origine dont vous vous glorifiez avec tant d’insolence et de hauteur ne fût peut-être que le fruit de l’intrigue, de l’intérêt et, ce que je n’ose dire [et il a une singulière manière de ne pas oser le dire], du crime d’une mère infidèle à ses devoirs. » (Comparez Boileau en sa satire sur la noblesse.)

« En quel temps, dit encore le Père Soanen, d’après saint Jean Chrysostome, du reste, le Seigneur a-t-il déclaré qu’il dispensât les nobles, les opulens de la pénitence et du travail ? »

Contre l’orgueil des grands et leur dureté et leur cruauté, ils disent ; Bourdaloue : « Oui, Dieu entend les cris de ces domestiques dont vous exigiez si rigoureusement les services et à qui vous en refusiez si impitoyablement la récompense ; les cris de ces marchands qui vous revêtaient, qui vous nourrissaient, qui vous entretenaient de leur bien et qui n’en ont jamais touché le juste prix ; les cris de ces ouvriers qui s’épuisaient pour vous de travail et qui n’ont jamais eu de vous leur salaire ; les cris de ces orphelins, de ces pupilles, de ces familles entières… »

Bourdaloue encore : « Ce qui nous indispose à l’égard des grands et ce qui nous porte le plus souvent contre eux aux murmures et aux mépris, ce sont leurs hauteurs et leurs fiertés, ce sont leurs airs dédaigneux et méprisans ; ce sont leurs façons de parler, leurs termes, leurs gestes, leurs regards, toutes leurs manières ou brusques ou rebutantes ou trop impérieuses ou trop dominantes ; ce sont, encore bien plus, leurs tyrannies et leurs duretés, ce sont leurs injustices, leurs violences, leurs concussions, et si je puis user de ce terme [il paraît qu’il croit pouvoir] leurs brigandages : ce sont les désordres de leur vie, leur débauche, leurs excès, leur irréligion… Voilà, tout grands qu’ils sont, ce qui les rabaisse infiniment dans les esprits et ce qui les avilit. »

Le Père Cheminais : « Quand le mérite manque à ceux que le monde élève au-dessus de nos têtes, on répugne à la soumission ; on sent je ne sais quelle résistance secrète que produit le peu d’estime qu’on a pour eux, et l’on regarde ce renversement de l’ordre naturel comme un attentat à sa liberté. Telle est cependant la destinée des esclaves du monde ; c’est la naissance, la fortune, la faveur, l’argent, qui vous donne un maître ; et presque jamais le mérite. »

Ils vont même jusqu’à attaquer le Roi, indirectement, il est vrai, et le tenant pour trompé par des sophistes, mais marquant qu’il peut l’être, qu’il l’est, et lui reprochant de l’être, et le dénonçant, comme plus tard Montesquieu, en tant que prince qui change la monarchie en despotisme. Fromentières : « Il y a de ces gens auprès du prince, « qui lui ôtent tous les scrupules qu’il aurait d’entreprendre contre les lois anciennes et les libertés publiques et qui lui font croire que son État est florissant lors même qu’il souffre de très grandes misères…, intéressés casuistes, qui lui persuadent qu’il est le maître absolu de la fortune de ses sujets, qu’ils ne doivent travailler que pour lui et qu’il peut en faire autant de victimes de l’insatiable avidité de ces voleurs publics, qui, sous prétexte de donner leurs soins à ses finances, ruinent son peuple et s’engraissent de la substance de ses provinces. »

Ils sont anticléricaux. J’entends par-là que, non seulement ils critiquent certains abus qui se sont introduits dans la législation ecclésiastique, comme nous avons vu plus haut, mais qu’encore ils fulminent contre une partie du clergé lui-même, contre ses mauvaises mœurs et ses vices et aussi contre les mauvaises mœurs et les vices des mauvais dévots. Contre les mauvais dévots, ils disent : Bourdaloue : « Un dévot intéressé est capable de tout ; prenez garde, capable de tout ; parce que, quelque dessein que la passion lui suggère, sa piété, ou plutôt l’estime où cette piété fastueuse l’établit, le met en état de réussir. Veut-il pousser une vengeance, rien ne lui résiste ; veut-il supplanter un adversaire, il est tout-puissant ; veut-il flétrir la réputation du prochain et le décrier, son seul témoignage ferait le procès à l’innocence même… »

Contre les princes de l’Église qui sont beaucoup plus princes qu’ils ne sont d’Église et contre tous les ecclésiastiques mondains, ils disent ; Bourdaloue : « Ont-ils satisfait à un office, qu’ils abrègent autant qu’il leur est possible et qu’ils récitent très légèrement, ils se tiennent quittes de tout… Ni pratiques de l’oraison, ni études des sciences divines : visites fréquentes, conversations inutiles, parties de divertissement, vie molle et par là, vie très dangereuse, exposée à tous les écueils où l’oisiveté peut conduire… ; mondains dans les affaires où ils s’emploient, vivant dans une agitation perpétuelle de procédures, de poursuites, de soins temporels ; mondains dans leurs habitudes et leurs sociétés, voulant être de toutes les assemblées, de tous les jeux, de tous les plaisirs, de tous les spectacles ; mondains dans leurs manières et leurs discours, affectant de se distinguer par des airs dissipés, par des paroles indécentes, par des excès de joie et des libertés dont ils se flattent qu’on les applaudit et dont ils se font un faux mérite ; mondains jusque dans leurs vêtemens et par où ? par toute la propreté, par tout l’ajustement, par tout le luxe qu’ils peuvent joindre à la simplicité évangélique… Ah ! Seigneur, sont-ce là les ministres que vous avez spécialement consacrés ? »

Le Père Genault, visant particulièrement les évêques non résidens et les prélats fastueux : « N’appréhendez-vous point que ces longues absences, qui ont pour prétexte quelque intérêt temporel et pour véritable cause un divertissement inutile, ne soient suivies du dérèglement de votre diocèse et n’attirent après elles la licence des ecclésiastiques et le scandale des séculiers ? Ne craignez-vous pas que cette pompe qui vous accompagne partout ne justifie les plaintes des pauvres dont vous dissipez le patrimoine, que cette magnificence qui éclate en vos bâtimens, que ce luxe qui paraît en vos meubles, que cet excès qui se voit en votre table, ne vous accusent devant le souverain évoqué de vos âmes ? »

Et Bourdaloue visant le clergé tout entier, du moins sans acception de degré, tout ce qui dans le clergé se ressentait de ce relâchement général, et se couvrant de l’autorité de saint Bernard et de saint Jean Chrysostome : « Le beau spectacle, disait saint Bernard, de les voir engagés dans l’Église, pourquoi ? pour en recueillir les revenus, pour se montrer sous la mitre et sous la pourpre, jamais pour servir à l’autel, jamais pour assister à l’office divin, jamais pour subvenir aux besoins des pauvres… Être prêtre et même, si vous voulez, grand prêtre, et ne paraître à l’autel qu’à certains jours de cérémonie, qu’en certaines occasions d’éclat, que lorsqu’on ne peut s’en dispenser ; être prêtre et s’abstenir des choses saintes pour mener une vie toute profane, pour entretenir dans le monde de vains commerces, pour se dissiper dans les divertissemens du siècle ou plutôt mener une vie dissipée, mondaine, profane ; être prêtre et se mettre par sa conduite hors d’état de célébrer les sacrés mystères ; être prêtre de la sorte, ah ! mes frères, s’écriait saint Jean Chrysostome, est-il rien de plus opposé à la dignité du sacerdoce ? »

Ils sont socialistes. Contre l’injuste et funeste inégalité des biens de ce monde, ils disent ; Bossuet : « Quelle injustice, mes frères, que les pauvres portent tout le fardeau et que tout le poids des misères aille fondre sur leurs épaules ! S’ils s’en plaignent et s’ils en murmurent contre la Providence divine, Seigneur, permettez-moi de le dire, c’est avec quelque couleur de justice ; car, étant tous pétris d’une même masse et ne pouvant pas y avoir de grandes différences entre de la boue et de la boue, pourquoi verrions-nous d’un côté la joie, la faveur, l’affluence, de l’autre la tristesse, le désespoir et l’extrême nécessité, et encore le mépris et la servitude ? Pourquoi cet homme fortuné vivrait-il dans une telle abondance, et pourquoi contenter jusqu’aux désirs les plus inutiles d’une curiosité étudiée ; pendant que ce misérable, homme toutefois aussi bien que lui, ne pourra soutenir sa pauvre famille ni soulager la faim qui le presse ? »

Bossuet encore : « Les murmures des pauvres sont justes. Pourquoi cette inégalité des conditions ? Tous formés d’une même boue, nul moyen de justifier ceci qu’en disant que Dieu a recommandé les pauvres aux riches et leur assigne leur vie sur le superflu, ut fiat æqualitas, comme dit saint Paul. »

Bossuet encore : « Ce n’est pas pour vous seul que Dieu fait lever son soleil ni qu’il arrose la terre. Les pauvres y ont leur part aussi bien que vous. Dieu a donné dès le commencement un droit égal à tous ses enfans à toutes les choses dont ils ont besoin pour la conservation de leur vie. Et ce droit si naturel que les hommes ont de prendre dans la masse commune ce qui leur est nécessaire, gardez-vous bien de croire que les pauvres l’aient tout à fait perdu. »

Or toutes ces idées subversives, La Bruyère les a recueillies, et il n’a fait que les rééditer, de 1688 à 1695, sans les exagérer, sans les exaspérer, et, au contraire, en les adoucissant, parce que ce qui est permis à un prêtre dans la chaire l’est moins à un laïque dans un livre. Et ces idées sont devenues celles du XVIIIe siècle et ont fait leur explosion en 1789. On ne saurait croire à quel point les révolutionnaires sont ingrats à l’égard du clergé catholique, et l’on ne saurait imaginer à quel point il serait équitable qu’ils élevassent un monument portant cette inscription : « Au Clergé catholique du XVIIe siècle la Révolution reconnaissante. »

La Bruyère a-t-il ajouté quelque chose aux idées que nous avons diligemment relevées plus haut ? Oui, sans doute, il y a ajouté l’accent personnel. Les ecclésiastiques dont nous avons rapporté les paroles parlent toujours d’une façon générale ; ils ne se disent jamais blessés personnellement par les travers, défauts et vices qu’ils reprochent aux autres ; ils ne disent jamais : Je. La Bruyère, s’il ne le dit pas toujours, le dit souvent et toujours il le fait entendre. Il y a dans La Bruyère un peintre avant tout ; puis un psychologue, un critique, un philosophe, un sociologue, un théologien même, un élégiaque aussi et quelquefois charmant, — et enfin il y a un ambitieux déçu qui fut envieux.

Il était ambitieux. Nul doute, comme je crois que l’a dit M. Lange, qu’en entrant dans la maison de Condé à quarante ans, lui, homme à l’aise, célibataire et pouvant vivre de son bien, il n’ait eu la pensée de se pousser vers quelque grand emploi qu’il n’a jamais obtenu. Il l’a à peu près avoué, trop averti et se surveillant trop pour l’avouer tout à fait. Il a dit : « On ne vole point, des mêmes ailes pour sa fortune que l’on fait pour des choses frivoles et de fantaisie. Il y a un sentiment de liberté à suivre ses caprices et tout au contraire de servitude à courir pour son établissement : il est naturel de le souhaiter beaucoup et d’y travailler peu, de se croire digne de le trouver sans l’avoir cherché. » — Il est presque tout entier dans ces lignes, avec son ambition un peu sourde et secrète, son goût pour la vie de libre curiosité qui le détourne de son ambition et son orgueil qui lui persuade qu’un homme comme lui devrait rencontrer un poste élevé sans courir après.

Il dit encore, cette fois plus mélancoliquement (et avec quelle vérité du reste ! ) : « Les choses les plus souhaitées n’arrivent point ; ou, si elles arrivent, ce n’est ni dans le temps, ni dans les circonstances où elles auraient fait un extrême plaisir. » — Certainement, il a rêvé autre chose que l’Académie française, à quoi du reste il a tenu fort, et ce quelque chose l’a fui d’une fuite éternelle.

De là ce sentiment de jalousie qui perce si souvent dans son ouvrage. Théophraste avait écrit un traité sur les animaux sujets à l’envie. L’homme devait y être ; ou au contraire n’y être pas, comme tellement supérieur que, spécialement pour ce qui est de l’envie, il doit former une classe à part ; et La Bruyère a montré, à cet égard, que, dans les plus hauts cœurs, il est toujours de l’homme.

Il a horreur en effet de ces grands qui sentent tant de plaisir à se faire prier, presser, solliciter, à faire attendre ou à refuser, à promettre et à ne pas donner ; qui ont quelquefois le goût à mettre les sots en vue et à anéantir le mérite quand il leur arrive de le discerner ;… qui, si vous les saluez, sont mis par vous dans l’embarras de savoir s’ils doivent vous rendre le salut ;… qui, brusques, inquiets, suffisans, bien que sans aucune affaire qui les appelle ailleurs, vous expédient en peu de paroles et, quand on leur parle encore, ont déjà disparu ;… qui sont enfermés et occupés à ne recevoir personne quand on vient les voir et sortis quand on revient ;… qui vous préviennent par leurs civilités quand ils sont dans la médiocrité et attendent qu’on les salue en un autre temps, ce qui vous instruit suffisamment qu’ils sont mieux logés, mieux nourris et mieux meublés qu’à l’ordinaire ;… qui entrent sans saluer que légèrement, marchent des épaules et se rengorgent comme des femmes, prennent la parole et président au cercle, jusqu’à ce que plus grand qu’eux survienne, qui les réduise à leur naturel ;… qui, à la vérité, ne méprisent pas toujours le vrai mérite, mais le laissent sans récompense, l’oublient et ne font rien ou peu de chose pour ceux qu’ils estiment beaucoup ;… qui (et non pas eux seulement, mais un peu tout le monde) sont en de telles dispositions à l’égard des sciences et des belles-lettres qu’il n’y a pas d’art si mécanique ni de si vile condition où les avantages ne soient plus sûrs, plus prompts et plus solides ; que le comédien, courbé dans son carrosse, jette de la boue au visage de Corneille qui est à pied ; que, chez plusieurs, savant et pédant sont synonymes ;… qui disent : « il est savant ; il est donc incapable d’affaires ; je ne lui confierais l’état de ma garde-robe ; il sait le grec ; c’est un grimaud, c’est un philosophe… ; » qui ont cet avantage immense d’avoir à leur service des gens qui les égalent par le cœur et par l’esprit et qui les passent quelquefois ;… qui sont, pour la plupart, incapables de ces deux grandes démarches : sentir le mérite et, quand il est connu, le bien traiter.

Il a horreur de ces riches qui, « pourvus de 50 000 livres de revenu, vous disent : « Pour vous, vous êtes riche ou vous devez l’être : 10 000 livres de rente et en fonds de terre, cela est beau, cela est doux et l’on est heureux à moins… ; » qui sont laids, de petite taille et ont peu d’esprit ; mais que l’on regarde avec d’autres yeux, — quelle sottise ! — dès que quelqu’un vous a dit à l’oreille : « Il a 50 000 livres de rente… ; » qui, si les pensées, les livres et leurs auteurs dépendaient d’eux, en feraient une proscription ; qui prennent ce ton et cet ascendant que vous connaissez sur les savans ; qui observent une majesté souveraine à l’égard de ces hommes chétifs que leur mérite n’a ni placés ni enrichis et qui en sont encore à penser et à écrire judicieusement… ; qui vous font dire : « Qu’on ne me parle plus d’encre, de papier, de plume. Après vingt ans entiers qu’on me débite dans la place, suis-je mieux nourri, plus lourdement vêtu, suis-je dans ma chambre à l’abri du Nord, ai-je un lit de plumes ? J’ai un grand nom, beaucoup de gloire, oui, beaucoup de vent. Ai-je un grain de ce métal qui procure tout ?… ; » qui vous font dire enfin, suprême tristesse : « Il est triste d’aimer sans une grande fortune et qui nous donne les moyens de combler ce que l’on aime et le rendre si heureux qu’il n’ait plus de souhaits à faire. »

Il a horreur de ces gens, aussi, qui ne sont pas des grands, mais qui ont réussi auprès des grands, et dont le mérite est mince et qui vous font songer à « tant d’hommes admirables, doués de très beaux génies, morts sans qu’on en ait parlé, à d’autres aussi, vivans, dont on ne parle point et dont on ne parle pas… ; qui vous font songer qu’il y a au monde plusieurs personnes, connues ou inconnues, qu’on n’emploie pas et qui feraient très bien… ; qui vous font vous écrier : « Quelle horrible peine a un homme qui est sans preneurs et sans cabale, qui n’est engagé dans aucun corps, mais qui est seul, qui n’a que beaucoup de mérite pour toute recommandation, de se faire jour à travers l’obscurité où il se trouve et de venir au niveau d’un fat qui est en crédit,.. ; » qui ne sont pas grands, mais sont d’après un grand ; qui s’ils sourient à un homme du dernier ordre, à un homme d’esprit, choisissent leur temps si juste qu’ils ne sont jamais pris sur le fait et qui rougiraient s’ils étaient malheureusement surpris dans la moindre familiarité avec quelqu’un qui n’est ni opulent, ni puissant, ni ami d’un ministre, ni son allié, ni son domestique. »

Il a une pointe de jalousie même contre les orateurs, les prédicateurs : « Quel avantage n’a pas un discours prononcé sur un ouvrage qui est écrit ! Les hommes sont les dupes de l’action et de la parole, comme de tout l’appareil de l’auditoire. Pour peu de prévention qu’ils aient en faveur de celui qui parle, ils l’admirent et cherchent ensuite à le comprendre… On se passionne moins pour un auteur… On lit son livre, quelque excellent qu’il soit, dans l’espérance de le trouver médiocre ; on le feuillette, on le discute, on le confronte ; ce ne sont pas des sons qui se perdent dans l’air et qui s’oublient ; ce qui est imprimé demeure imprimé… »

Il regarde d’un œil qui semble bien être jaloux même les régisseurs du théâtre de Chantilly : « Ils ont fait le théâtre, ces empressés, les machines, les ballets, les vers, la musique, tout le spectacle, j’entends le toit et les quatre murs dès leurs fondemens… J’en juge par le mouvement qu’ils se donnent et par l’air content dont ils s’applaudissent de tout le succès… »

Mon Dieu, oui, il était jaloux ; et ce qui lui fait honneur, c’est qu’il s’en apercevait et se rendait compte très bien de ce que c’était. Juvénal disait : facit indignatio versus ; et La Bruyère disait, songeant à lui-même : facit invidia indignationem. Et s’apercevoir de ses défauts et ne pas les prendre pour des qualités étant la moitié d’en guérir, La Bruyère se ramenait de temps en temps à une sorte de résignation fière et d’abnégation dédaigneuse, soutenues de la contemplation de son mérite. C’était comme la lance d’Achille. L’admiration qu’il avait de son mérite personnel, d’ordinaire émouvait sa bile contre les heureux de ce monde, et quelquefois le consolait et le guérissait de sa bile. Alors il disait par avance le mot de Montesquieu : « Le mérite console de tout, » tout en sachant bien que, quand il ne réussit pas au gré de l’ambition qui l’accompagne, il console le dimanche et irrite toute la semaine.

Tant y a qu’il disait de temps en temps : « Nous avons pour les grands et pour les gens en place une jalousie stérile et une haine impuissante [le mot de Stendhal] qui ne nous venge point de leur splendeur et de leur élévation et qui ne fait qu’ajouter à notre propre misère le poids insupportable du bonheur d’autrui. Que faire contre une maladie de l’urne si invétérée et si contagieuse ? Contentons-nous de peu et de moins encore s’il est possible ; sachons perdre dans l’occasion : la recette est infaillible et je consens à l’éprouver. J’évite par-là d’apprivoiser un suisse ou de fléchir un commis… de demander à un ministre, en tremblant et en balbutiant, une chose juste, d’essuyer sa gravité, son ris amer et son laconisme. Alors je ne le hais plus ; je ne lui porte plus envie ; il ne me fait aucune prière, je ne lui en fais pas ; nous sommes égaux, si ce n’est peut-être qu’il n’est pas tranquille et que je le suis. »

Et il y a encore beaucoup d’amertume dans cette prétendue abnégation ; mais, quand il se réfugie dans l’orgueil, La Bruyère paraît plus assuré et plus calme : « Le sage guérit de l’ambition par l’ambition même ; il tend à de si grandes choses qu’il ne peut se bornera ce qu’on appelle des trésors, des postes, la fortune et la faveur ; il ne voit rien dans de si faibles avantages qui soit assez bon et assez solide pour remplir son cœur et pour mériter ses soins et ses désirs ; il a même besoin d’efforts pour ne les pas trop dédaigner [nous exagérons peut-être un peu]. Le seul bien capable de le tenter est cette sorte de gloire qui devrait naître de la vertu toute pure et toute simple ; mais les hommes ne l’accordent guère et il s’en passe. »

Tel était La Bruyère en son fond intime, que du reste je le féliciterai plutôt que je ne le blâmerai de n’avoir guère voulu cacher.

Où ai-je lu ce portrait que j’ai « extrait » et que je retrouve dans de vieux papiers ? « Myrice est plein de mérite. Il sait du grec, du latin, de l’histoire, de la philosophie autant qu’homme de France puisse en connaître. Il sait même le français et il est le seul peut-être parmi nos beaux esprits qui se connaisse au siècle de Ronsard et de Montaigne, sans quoi l’on n’a guère qu’une Connaissance mondaine, pour ainsi parler, de notre langue. Il excelle à bien voir les gens et à les bien peindre. Ascagne est statuaire, Hégion fondeur, Œschine foulon, et Myrice peintre de portraits. C’est sa profession. Quand il en sort, il est faible, soit en philosophie, quoiqu’il la sache, soit en politique, soit même en critique, quoiqu’il ait dit, en cette affaire, un petit nombre d’excellentes choses. Il a beaucoup d’esprit et du plus fin, quoiqu’un peu cherché et quoiqu’on voie qu’il se travaille à dire de bons mots. Il écrit non seulement « raisonnablement, » comme il a dit qu’il faut faire, mais presque « merveilleusement, » avec une façon inconnue jusqu’à lui, qui étonne les vieillards, qui ravit les jeunes gens et les femmes, qui, selon qu’elle sera acceptée ou rejetée par la postérité, demeurera un accident curieux et intéressant, ou deviendra une manière nouvelle d’écrire en français, un nouveau style, qui remontera à Myrice comme à son origine. Il est domestique d’un grand prince qui ne fait pas grande attention à lui, et il n’y a pas de doute qu’il n’ait visé aux grands emplois et qu’il n’y en ait peu dont il ne s’imagine qu’il ne soit en passe. Il n’en a obtenu aucun, dont il enrage en feignant de n’en avoir cure. Il n’en est pas moins qu’il ne peut souffrir ceux qui les ont, ni leurs façons, ni leurs airs. Il souffre de n’être point salué ou de l’être peu, ou de l’être comme en cachette, ou de l’être aujourd’hui quand il ne l’était pas hier, ce qui lui fait appréhender de ne l’être pas demain. Quelque ancien a dit de soi : Minime omnium salutator ; Myrice pense de soi : Maxime omnium salutandus. On ne peut s’empêcher de se demander si Molière n’a pas prévu Myrice quand il a dit :


Son mérite jamais n’est content de la cour,
Contre elle il fait métier de pester chaque jour,
Et l’on ne donne emploi, charge ni bénéfice
Qu’à tout ce qu’il se croit on ne fasse injustice.


Il a tout désiré, rien demandé, rien obtenu et de tout ce qu’il a souhaité et manqué il se console par en médire. Bon homme au fond, charitable, droit et point adroit, estimé des plus honnêtes gens et digne de leur estime et qui serait heureux s’il était aussi résigné qu’il affecte de l’être et s’il ne redoublait son malheur par l’effort même qu’il fait pour s’y résigner. »

Ce portrait n’est pas dans La Bruyère, où il serait infiniment meilleur. Il est à remarquer qu’il est très faux qu’on ne se connaisse point. On se connaît bien, puisqu’on se déguise. On se connaît donc ; seulement, on n’aime point à se connaître, ni à s’appesantir sur cette connaissance jusqu’à se peindre ; et on ne trouve dans La Bruyère ni portrait du jaloux, ni portrait du médisant.

Tel nous apparaît La Bruyère quand on ne le prend ni comme peintre, ni comme critique, ni comme philosophe, ni comme élégiaque ; mais quand on le prend comme homme. C’est lui faire tort, comme à peu près à tout le monde, que de le prendre en soi. C’est ainsi que l’a pris M. Lange, par la nécessité même de son sujet. Il a été amené fatalement à l’amoindrir. Joubert disait : « Quand mes amis sont borgnes, je les regarde de profil. » M. Lange a regardé La Bruyère de profil, aussi, mais du côté où il était borgne.

Son livre pourtant était à écrire ; car La Bruyère sociologue n’avait pas été assez étudié. Il l’est maintenant avec pénétration et avec justesse, et l’on saura désormais que La Bruyère, disciple des sermonnaires du XVIIe siècle, peut passer pour le premier des Encyclopédistes. Les sermonnaires du XVIIe siècle se trouvent rattachés aux Encyclopédistes, que peut-être ils auraient peu aimés, par un chaînon étincelant qui fait grand honneur aux uns et aux autres.


Émile Faguet.
  1. Un vol. in-8o ; Hachette.