De la Déportation et des colonies pénales

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DE
LA DÉPORTATION
ET
DES COLONIES PÉNALES.

La Russie envoie ses exilés dans les déserts de la Sibérie ; l’Espagne, outre ses galères, a ses présidios d’Afrique ; le Portugal faisait passer autrefois ses malfaiteurs à Mozambique et dans les Indes ; la Hollande enfin a versé en Asie l’écume de sa population. En adoptant ainsi le système de déportation sur des plans plus ou moins vastes, le but principal s’est trouvé rempli sous le rapport de la peine ; mais en choisissant mal le lieu où les coupables devaient la subir, ces gouvernemens n’ont obtenu aucun résultat durable de leurs systèmes de déportation. L’excès du froid ne permet pas aux climats glacés de devenir jamais des provinces florissantes, et le ciel brûlant des tropiques dévorera toujours sans fruit les victimes nombreuses que l’Europe lui confiera. L’Angleterre a seule agi avec sagesse et prévoyance ; c’est en faisant marcher de front l’exil forcé et l’expatriation volontaire dans des contrées tempérées, qu’elle a établi sur des bases immuables l’existence de deux peuples qui lui feront un éternel honneur.

L’Angleterre ayant seule réussi au-delà de toutes ses prévisions, je me contenterai d’examiner les deux modes qu’elle a suivis à l’égard de l’Amérique septentrionale et de l’Australie, sans cacher les fautes commises dans ses premiers essais.

Dès que les convicts condamnés à la déportation en Amérique étaient embarqués, ils sortaient des mains du gouvernement ; les capitaines des navires les transportaient à leurs frais pour les louer à leur profit aux colons qui les employaient sur leurs habitations. Ceux qui pouvaient payer le passage se trouvaient libres en arrivant, et la peine se bornait pour eux au simple bannissement. Ainsi la loi n’était pas égale pour tous, et les scélérats enrichis pouvaient même devenir les maîtres des malfaiteurs qui n’avaient pas su se ménager les profits de leurs crimes. On voit que le gouvernement songeait uniquement à se débarrasser du rebut de sa population, en augmentant celle de ses colonies au meilleur marché possible. Cessant d’exercer une surveillance immédiate et sévère, il confondait le criminel endurci avec le malheureux égaré, et ne laissait exister de distinction qu’entre le riche et le pauvre. Mais d’ailleurs les mesures les plus convenables eussent été paralysées par le choix des localités. Une faible distance et des communications toujours ouvertes rendaient le retour facile ; la tentation était continuelle, et l’exil devenait passager pour la plupart des criminels, qui rapportaient bientôt dans leur patrie toute l’expérience du vice.

En fondant une colonie pénale dans l’Australie après la reconnaissance de l’Amérique comme état indépendant, l’Angleterre voulut éviter à la fois les inconvéniens des premières localités qu’elle avait choisies et ceux du système suivi jusqu’alors. Le gouvernement se chargea du transport des convicts, et voulut conserver sur eux toute son autorité, en exerçant avec sagesse le droit de récompenser la bonne conduite par le don de la liberté, et de corriger des lois trop générales en proportionnant plus également la peine aux circonstances des délits. Il trouva en même temps dans l’extrême distance et dans l’isolement de sa colonie, le moyen le plus sûr d’empêcher les retours illégaux, et de forcer la plupart des bannis à adopter une nouvelle patrie où ils n’auraient plus à rougir. Cependant les mesures furent d’abord mal prises, et l’établissement se ressentit pendant quelques années des premières erreurs dans lesquelles on tomba, erreurs graves qui augmentèrent beaucoup les charges de la métropole, et dont je vais tracer un court tableau.

D’après un rapport avantageux fondé sur un examen très-superficiel, plus de mille personnes furent transportées tout à coup à Botany-Bay de la manière la plus imprévoyante. Ce lieu n’offrit aucune ressource aux nouveaux colons, et fut abandonné pour le port Jackson, dont la découverte devint l’événement le plus heureux et le plus inespéré. Le nombre des déportés eût été bientôt doublé par l’arrivée d’un second convoi, si les maladies et la famine n’avaient pas éclairci les rangs en exerçant leurs ravages sur ces malheureux. Pour recevoir une population si considérable dans un pays qui n’offrait encore aucune ressource, il fallut s’occuper sans relâche de faire construire des huttes, des maisons, des casernes, des hôpitaux et des magasins, par des hommes inhabiles aux travaux nécessaires, et affaiblis par les privations. On n’avait fait aucun choix, et il se trouvait parmi les déportés beaucoup de femmes, d’infirmes, de vieillards, également à charge à la colonie. Elle ne fut composée d’abord que de soldats et de convicts, et il n’exista pendant long-temps aucune classe intermédiaire d’inspecteurs, d’agriculteurs et d’artisans libres pour surveiller et diriger les travailleurs. Dans une réunion si vicieuse, la police, inconnue d’abord, ne fut établie que sur la demande des convicts eux-mêmes, à qui il fallut bien en confier l’exercice.

Au milieu de tous ces embarras et de ces craintes, occupée uniquement des constructions indispensables, l’autorité locale ne put entreprendre aucun défrichement considérable ; la culture se borna à quelques jardins, et les fermes qui furent établies par la suite, dirigées sans connaissance, sans zèle et sans intérêt personnel, n’augmentèrent pas d’une manière sensible les ressources de l’établissement. La colonie continua à languir dans les angoisses du besoin avec cette surabondance de population, tant qu’il ne s’y trouva pas un certain nombre d’hommes libres et industrieux, qui, devenus possesseurs de terrains concédés, surent tirer parti des services des convicts pour exploiter les richesses du sol avec intelligence. Alors on vit les travaux d’un petit nombre de laboureurs surpasser dans un instant tous ceux que le gouvernement avait entrepris lui-même. Mais ce ne fut qu’au bout de cinq années qu’on connut réellement les ressources de la colonie, que les espérances qu’on avait conçues se réalisèrent, et que l’opinion publique cessa de se montrer contraire.

Depuis cette heureuse époque, la prospérité naissante n’a fait que prendre de nouveaux accroissemens, malgré les fautes souvent répétées de l’administration ; mais l’essor était pris, rien n’a pu l’arrêter, et l’on voit par l’événement combien la nature de cette colonie, triomphant de tous les obstacles, renferme d’élémens de succès.

Des forêts immenses ont été converties en champs fertiles, soixante mille habitans y trouvent l’abondance ; le commerce s’empare de l’excès des récoltes et de plusieurs denrées précieuses ; des navires arrivent chaque jour de tous les points du globe ; des cités s’élèvent ; des routes sont établies dans toutes les directions ; des chariots, des voitures publiques, de brillans équipages les parcourent, et quarante ans se sont à peine écoulés depuis que les premiers colons ont débarqué sur ces rivages.

En déportant ainsi le rebut de sa population dans des contrées saines et tempérées, l’Angleterre a assuré sa tranquillité intérieure, amélioré les mœurs du peuple, diminué le nombre des exécutions, fait des économies sur ses frais de police et sur la taxe des pauvres, et transformé des criminels, des vagabonds et des misérables en citoyens laborieux et paisibles. En même temps elle a placé aux extrémités de la terre le berceau d’un peuple qui y rappelle sa puissance, ouvert un asile assuré à l’excès de sa population, rendu à la jouissance de l’homme civilisé une vaste portion du globe, et établi des débouchés considérables pour alimenter son commerce.

Voilà, ce me semble, la manière large et impartiale dont l’histoire doit envisager la fondation des colonies pénales de l’Australie et ses immenses résultats. Cet esprit, j’en conviens, est tout-à-fait opposé aux vues étroites d’un ouvrage récent dans lequel on a voulu déprécier la grande conception du cabinet britannique, en faisant ressortir les fautes accidentelles et les inconvéniens inséparables du système, en répétant toutes les critiques et en affectant d’ignorer les réponses les plus péremptoires et les relations avantageuses publiées en Angleterre et même en France[1].

J. de Blosseville,
Lieutenant de vaisseau.
  1. Nous reviendrons prochainement sur ce sujet ; un de nos collaborateurs, qui s’occupe depuis long-temps de l’histoire des établissemens anglais dans les terres australes, nous promet d’importantes communications à cet égard. Les colonies pénales sont peut-être maintenant un des plus pressans besoins de la France. Cependant nous possédons Alger. N’y aurait-il pas moyen d’y verser la partie turbulente de la population ? L’état y gagnerait en bonheur et en tranquillité ; le commerce et l’agriculture, en activité.

    (Note du D.)