De la Génération et de la Corruption/Livre I/Chapitre IV

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CHAPITRE IV

Différences de la production et de l’altération ; distinction du sujet et de l’attribut du sujet ; définition de l’altération, exemples divers ; définition de la production absolue, et, exemples divers. Fin de la comparaison entre la production et l’altération.


§ 1.[1] Il faut maintenant expliquer en quoi diffèrent la production et l’altération ; car nous pensons que ces changements des choses sont tout à fait distincts l’un de l’autre, attendu que le sujet qui est un être réel, et la modification, qui, naturellement, est attribuée au sujet, sont quelque chose de tout différent, et qu’il peut y avoir changement de l’un et de l’autre.

§ 2.[2] Il y a altération quand le sujet demeurant le même et étant toujours sensible, il subit un changement dans ses propriétés spéciales, qui peuvent être d’ailleurs ou contraires ou intermédiaires. Ainsi par exemple, le corps est bien portant ; et ensuite il est malade, tout en restant le même. C’est encore ainsi que l’airain est tantôt arrondi, et tantôt anguleux, tout en restant le même substantiellement.

§ 3.[3] Mais lorsque l’être vient à changer tout entier, sans qu’il reste rien de sensible, en tant que seul et même sujet, et que, par exemple, le sang se forme en venant de toute la semence, que l’air vient de toute l’eau, ou réciproquement, l’eau de tout l’air ; alors il y a, dans ce cas, production de l’un, et destruction de l’autre. C’est surtout vrai, lorsque le changement passe de l’insensible au sensible, soit pour le sens du toucher, soit pour tous les autres sens ; par exemple, lorsqu’il y a production d’eau, ou lorsqu’il y a dissolution de l’eau en air ; car l’air est comparativement à peu près insensible.

§ 4.[4] Mais si dans ces choses, il subsiste quelque qualité identique pour les deux termes de l’opposition, dans l’être qui naît, et dans celui qui est détruit ; et si par exemple, lorsque l’eau se forme en venant de l’air, ces deux éléments sont également diaphanes et froids, alors il ne faut plus que l’une de ces deux propriétés seulement appartienne au corps dans lequel se fait le changement. Quand il n’en est pas ainsi, ce n’est qu’une simple altération ; par exemple, dans le cas où l’homme musicien est venu à disparaître, et l’homme non-musicien s’est produit et a paru. Mais l’homme n’en demeure pas moins toujours le même. Si donc ce n’était pas essentiellement une propriété ou affection de cet être que l’habileté ; ou l’ignorance, en fait d’art musical, alors il y aurait production de l’un des phénomènes et destruction de l’autre. Aussi voilà pourquoi ce ne sont là que des modifications de l’homme, tandis que c’est production et destruction de l’homme qui est musicien, et de l’homme qui ne sait pas la musique. Il n’y a là qu’une affection du sujet qui subsiste, et c’est là précisément ce qu’on appelle une altération.

§ 5.[5] Lors donc que le changement d’un terme contraire à l’autre se fait en quantité, c’est augmentation et diminution ; quand c’est dans le lieu, c’est translation ; quand c’est en propriété spéciale et en qualité, c’est altération proprement dite. Mais lorsque rien ne demeure absolument du sujet, dont l’un des contraires est une affection ou un accident, c’est qu’il y a production, d’une part, et destruction, d’autre part.

§ 6.[6] Or c’est la matière qui est, éminemment et par excellence, le sujet susceptible de la production et de la destruction ; et en un certain sens, elle est aussi ce qui subit les autres espèces de changements, parce que tous les sujets, quels qu’ils soient, sont susceptibles de certaines oppositions par contraires. Du reste, nous nous arrêtons ici, dans ce que nous avions à dire sur la production et la destruction, et aussi sur l’altération, pour expliquer si elles sont ou ne sont pas, et comment elles sont.

  1. Ch. I V, § 1. La production et l’altération, la production ou génération est le mouvement dans la substance, c’est-à-dire, le mouvement qui va de ce qui n’est pas à ce qui est, du non-être à l’être ; l’altération est le mouvement qui, dans le sujet, fait varier les qualités et succéder les contraires ; voir la Physique, l. III, ch. 3, § 8, et l. VII, ch. 4, § 3 de ma traduction, et passim. — Changement de l’un et de l’autre, le terme de changement est pris ici dans le sens de mouvement.
  2. § 2. Il y a altération, cette définition de l’altération ne s’éloigne en rien de celle qui a été donnée dans la Physique. — Et étant toujours sensible, en d’autres termes ; une réalité distincte et individuelle, que nos sens peuvent percevoir. — Ou contraires ou intermédiaires, par exemple, le corps passant du noir au blanc, ou par toutes les nuances qui peuvent être entre les deux. — Tout en restant le même, sous le rapport de la substance ; c’est la condition essentielle, et sans laquelle l’altération ne pourrait avoir lieu. — Substantiellement, j’ai ajouté ce mot, pour rendre la pensée encore plus claire.
  3. § 3. Mais lorsque l’être vient à changer, définition de la production ou du Devenir des choses. — Tout entier, c’est la condition essentielle de la génération ; autrement, il n’y aurait qu’altération. — Le sang se forme en venant de toute la semence, c’est au contraire la semence qui vient du sang, à moins que le mot de Semence n’ait ici une signification particulière. Production de l’un et destruction de l’autre, j’ai pris des expressions aussi vagues que celles du texte. — Comparativement, j’ai ajouté ce mot.
  4. § 4. Mais si dans ces choses, le commentaire des Coïmbrois trouve avec raison que la pensée de ce § est obscure, et les explications de Philopon ne l’éclaircissent pas. Il semble qu’Aristote veut répondre à quelque objection, qu’il n’exprime point précisément. « Dans la production, l’être naît tout entier, et le changement l’atteint en totalité ; dans l’altération, les qualités seules sont soumises à changer. Lors donc qu’il y a production d’un nouvel élément, on peut se demander si les qualités du premier doivent aussi disparaître complètement avec lui ». Aristote répond que non, lorsque la qualité est commune à l’être qui périt, et à celui qui naît par le changement. Ainsi l’eau, bien qu’elle vienne de l’air qui a péri, a encore les propriétés de l’air, étant diaphane et froide ainsi que lui. Telle est l’explication des commentateurs, que je reproduis ; il eût été à désirer que le texte fût plus développé. — Seulement, j’ai ajouté ce mot. — Quand il n’en est pas ainsi, c’est-à-dire, quand l’objet produit n’a pas les mêmes qualités que l’objet détruit. — Ce n’est qu’une simple altération, le texte est un peu moins précis. L’altération est un simple changement de qualité ; ce n’est pas un changement substantiel. — L’homme musicien est venu à disparaître, j’ai conservé la tournure du texte, aussi bizarre en grec que dans notre langue. — Mais l’homme, c’est-à-dire, l’être substantiel qui est tour à tour musicien et non-musicien. — Une propriété ou affection, il n’y a qu’un seul mot dans le texte. — Que l’habileté ou l’ignorance en fait d’art musical, le texte est très concis ; et ma traduction n’a pu être aussi concise que lui. — Production… et destruction, comme pour les substances. — Des modifications, ou affections. — De l’homme, qui subsiste sous ces changements divers. — De l’homme qui est musicien, et qui n’est plus simplement homme, pris au sens absolu et substantiel.
  5. §5. D’un terme contraire à l’autre, le texte dit précisément, « de la contrariété ; » voir les Catégories, ch. 10 et 11, page 109 de ma traduction, pour la différence des opposés et des contraires. — C’est augmentation et diminution, l’être alors change de quantité. — C’est translation, l’être alors change simplement de lieu. — En propriété spéciale, ou « en affection. » - Proprement dite, j’ai ajouté ces mots, pour préciser le sens.
  6. § 6. C’est la matière, en la prenant d’une façon tout à fait indéterminée, comme dans le 1er livre de la Physique, ch. 8, page 473 de ma traduction. — Éminemment, ou « à proprement parler. » - De la production et de la destruction, selon qu’elle est ou qu’elle n’est pas. — En un certain sens, d’une manière détournée et non plus d’une manière propre. — Les autres espèces de changements, augmentation et diminution, translation, altération. Philopon remarque, avec raison, qu’Aristote ne s’est exprimé nulle part plus nettement qu’ici sur la définition de la matière, qui est toujours si difficile.