De la Génération et de la Corruption/Livre I/Chapitre VI

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CHAPITRE VI.

De l’action réciproque des éléments les uns sur les autres ; de leur mélange ; opinion de Diogène d’Apollonie. Pour comprendre que les éléments agissent ou souffrent les uns par les autres, il faut expliquer ce qu’on entend par leur contact : sens divers de ce mot. Différences du mouvement et de l’action ; le moteur immobile n’a pas besoin nécessairement de toucher l’objet qu’il meut ; l’objet mu peut ne rien toucher à son tour. Fin de la théorie du contact.


§ 1.[1] Comme il faut, en étudiant la matière et conséquemment les éléments, dire tout d’abord s’ils sont ou ne sont pas, si chacun d’eux est éternel ou s’ils sont créés d’une façon quelconque, et, étant créés, s’ils peuvent tous se produire mutuellement de la même manière, ou si l’un d’eux est antérieur aux autres, il s’ensuit qu’il est nécessaire de bien déterminer préalablement les choses dont on n’a parlé jusqu’à cette heure que d’une façon très vague et très insuffisante.

§ 2.[2] En effet, tous ceux qui admettent la création pour les éléments eux-mêmes, aussi bien que pour les composés qui en résultent, se bornent à tout expliquer par la réunion et la désunion, par la passivité et par l’action. Mais l’union n’est qu’un mélange ; et l’on ne nous a pas défini clairement ce que nous devons entendre par le mélange des corps. D’autre part, il n’est pas possible non plus qu’il y ait altération, ni désunion ou réunion, sans un sujet qui agisse et qui souffre ; car ceux qui admettent la pluralité des éléments, les font naître de l’action et de la souffrance réciproques des uns sur les autres.

§ 3.[3] Cependant il faut bien toujours arriver à dire que toute action vient d’un seul et unique élément ; et voilà comment Diogène avait raison en soutenant que, si tous les éléments ne venaient pas d’un seul, ils ne pourraient avoir entr’eux ni action ni souffrance réciproques, et que, par exemple, le chaud ne pourrait pas se refroidir, ni le froid s’échauffer de nouveau. Ce n’est pas, disait-il, la chaleur et le froid qui se changent l’un dans l’autre ; mais évidemment c’est le sujet qui subit le changement. Par conséquent, concluait Diogène, dans les corps où il peut y avoir action et souffrance, il faut né cessairement qu’il y ait une seule nature sujette à ces deux phénomènes. Sans doute, soutenir que toutes les choses sont dans ce même cas, ce ne serait pas exact ; et ceci ne s’observe en effet que dans les choses subordonnées les unes aux autres.

§ 4.[4] Mais si l’on veut s’expliquer nettement l’action, la souffrance et le mélange, il faut, nécessairement aussi, étudier ce que c’est que le contact des choses entr’elles. Les choses ne peuvent pas réellement agir et souffrir l’une par l’autre, quand elles ne peuvent pas se toucher mutuellement ; et si elles ne se sont pas touchées antérieurement, d’une façon quelconque, elles ne peuvent pas du tout être mêlées l’une à l’autre. Il faut donc d’abord définir ces trois phénomènes : le contact, le mélange, et l’action.

§ 5.[5] Partons de ce principe : c’est que, pour toutes les choses où il y a mélange, il faut absolument qu’elles puissent se toucher entr’elles ; et si l’une agit et que l’autre souffre, à proprement parler, il faut encore que ce contact soit possible. voilà notre motif pour parler d’abord du contact.

§6.[6] Mais, de même que la plupart des autres mots sont pris en plusieurs sens, tantôt par homonymie, et tantôt par dérivation d’autres mots qui leur sont antérieurs, de même cette diversité d’acceptions se représente pour le mot de Contact. Toutefois le contact proprement dit ne peut s’appliquer qu’aux choses qui ont une position, et il n’y a de position que pour les choses qui ont aussi un lieu ; car il faut entendre le contact et le lieu comme le font les mathématiques, soit que chacun d’eux, le lieu et le contact, soient séparés des choses, soit qu’ils existent de toute autre façon. Si donc, ainsi qu’on l’a démontré antérieurement, se toucher c’est avoir ses extrémités réunies, on peut dire que ces choses-là se touchent, qui, ayant des grandeurs et des positions déterminées, ont leurs extrémités réunies ensemble.

§ 7.[7] Mais la position appartenant aux choses qui ont aussi un lieu, et la première différence du lieu étant le haut et le bas, avec les autres oppositions de ce genre, il s’ensuit que toutes les choses qui se touchent doivent avoir pesanteur ou légèreté, ou ces deux propriétés à la fois, ou au moins l’une des deux. Or, ce sont les choses de cette espèce qui sont susceptibles d’agir et de souffrir. On doit donc évidemment en conclure que ces choses-là se touchent naturellement, qui, étant des grandeurs séparées et distinctes, auront leurs extrémités bout à bout, et pourront l’une mouvoir, et l’autre être mue, réciproquement l’une par l’autre. Mais comme le moteur ne meut pas de la même manière que meut à son tour l’objet mu, et que ce dernier ne peut mouvoir qu’autant que lui-même est mis en mouvement, tandis que l’autre peut mouvoir tout en restant lui-même immobile, il est évident que nous pourrons appliquer les mêmes distinctions au corps qui agit ; car, dans le langage commun, on dit tout aussi bien que ce qui meut agit, et que ce qui agit meut.

§ 8.[8]§ 9. Prise dans son sens le plus général, et en même temps, le plus propre. — S’applique aux corps qui ont une position, voir plus haut, § 6. — L’un des corps en contact, le texte n’est pas aussi formel. — Que celui d’action et de souffrance, le texte dit : « Dans les choses où il y a action et souffrance. »</ref> Cependant il y a ici quelque différence ; et il faut bien distinguer : c’est que tout ce qui meut ne peut pas toujours agir, comme nous le verrons en opposant ce qui agit à ce qui souffre. Un corps ne souffre que dans les cas où le mouvement est une affection ou passion ; et il n’y a passion que dans le cas où le corps est simplement altéré ; par exemple, dans le cas où il devient chaud, ou devient blanc. Mais l’idée de mouvoir a plus d’extension que celle d’agir. Donc il est évident que parfois les moteurs doivent toucher les choses qu’ils meuvent, et que parfois ils ne les touchent pas.

§ 9.[9] La définition du contact, prise dans son sens le plus général, s’applique aux corps qui ont une position, l’un des corps en contact pouvant mouvoir, et l’autre pouvant être mu, et le moteur et le mobile n’ayant d’autre rapport entr’eux que celui d’action et de souffrance.

§ 10.[10] Dans les cas les plus ordinaires, la chose qui est touchée touche la chose qui la touche ; car presque tous les objets que. nous pouvons observer sont mis en mouvement avant de mouvoir aussi à leur tour ; et dans tous ces cas, il semble qu’il y a nécessité que l’objet qui est touché touche l’objet qui le touche. Mais nous disons qu’il se peut parfois aussi que le moteur seul touche l’objet auquel il donne le mouvement, et que l’objet qui est touché ne touche pas l’autre qui le touche. Comme les corps homogènes ne meuvent que quand ils sont mus eux-mêmes, il faut, ce semble, qu’un corps qui est touché, touche aussi. Par conséquent, s’il y a quelque moteur qui, tout en étant lui-même immobile, communique le mouvement, il faudra qu’il touche l’objet qu’il meut, sans que rien le touche lui-même. C’est ainsi, en effet, que nous disons quelquefois que la personne qui nous fait de la peine, nous touche sans que nous la touchions nous-mêmes.

§ 11.[11] Voilà ce que nous avions à dire sur le contact, considéré dans les objets naturels.

  1. Ch. VI, § 1. Comme il faut, j’ai conservé la tournure de la phrase grecque, quoique cette phrase doive paraître un peu longue dans la traduction. — S’ils sont créés, ou « se produisent. » - Dont on n’a parlé, il est probable qu’il s’agit des philosophes antérieurs, et qu’Aristote n’entend pas parler de ses propres théories. — Très vague et très insuffisante, il n’y a qu’un seul mot dans le texte.
  2. § 2. Qui admettent la création, le texte dit simplement : « Qui créent, » qui engendrent, qui produisent. — Se bornent à tout expliquer, le texte n’est pas aussi formel. — La passivité, pour ne pas dire : « la passion. » — N’est qu’un mélange, l’idée n’est peut être pas très juste. — L’on ne nous a pas défini clairement, le texte est un peu plus vague. — Sans un sujet qui agisse et qui souffre, ce sujet est celui qui, sans cesser d’être, peut successivement recevoir les contraires, ainsi qu’on l’explique un peu plus bas, § 3.
  3. § 3. Que toute action, l’expression est bien indéterminée ; mais j’ai dû répéter, comme le texte, ce même mot, qui a été employé un peu plus haut. — Diogène, sous-entendu : « d’Apollonie. » - Tous les éléments ne venaient pas d’un seul, le texte se sert d’un simple pronom au pluriel ; j’ai dû préciser davantage ma traduction. — Ni action ni souffrance, c’est-à-dire agir les uns sur les autres réciproquement, ceux-ci supportant l’action que ceux-là produisent. — Disait-il, j’ai ajouté ces mots, qu’autorise la tournure du texte. — La chaleur et le froid, j’aurais voulu que notre langue me permît de dire : « la froidure, » au lien de : « le froid. » - C’est le sujet, c’est-à-dire, le même corps qui est tour à tour froid ou chaud, et qui, tout en subsistant, peut changer d’état et de manière d’être. — Concluait Diogène, j’ai ajouté ces mots, par les mêmes motifs que ci-dessus. — Sujette à ces deux phénomènes, le texte n’est pas aussi développé. — Subordonnées les unes aux autres, en ce sens qu’elles peuvent agir les uns sur les autres. Peut-être pourrait-on traduire aussi : « Dans les choses où il y a réciprocité des unes aux autres. »
  4. § 4. Nettement, j’ai ajouté ce mot, qui est implicitement compris dans l’expression du texte, et qui complète la pensée. — Des choses entr’elles, j’ai ajouté ces mots. — Ces trois phénomènes, on pourrait traduire aussi : « ces trois mots. » L’expression du texte est tout à fait indéterminée.
  5. § 5. A proprement parler, ceci signifie d’après, le commentaire de Philopon, que c’est un contact purement matériel dont il s’agit ici. On dit bien qu’une calomnie touche celui qui en est l’objet ; mais ce contact est purement moral ; et ce n’est pas en ce sens qu’Aristote prend l’idée de se toucher, en l’appliquant aux choses ; voir plus bas, § 10. — Que ce contact soit possible, le texte dit simplement : « Et pour ces choses, il faut qu’il en soit de même. » J’ai cru devoir préciser davantage le traduction.
  6. § 6. Tantôt par homonymie, voir le début des Catégories, chapitre 1, § 1, page 53 de ma traduction. — Par dérivation, c’est ce que l’on appelle les paronymes ; id. ib., § 3, page 54. — Qui leur sont antérieurs, c’est-à-dire, plus simples et plus généraux. Ceci peut s’entendre également de la simple priorité dans le temps. Le radical est antérieur au dérivé qui en sort. — Cette diversité d’acceptions, le texte n’est pas aussi formel. — Comme le font les mathématiques, ceci demandait à être un peu plus développé ; et il aurait fallu dire précisément comment let mathématiques comprennent le contact et le lieu. — Le lieu et le contact, j’ai répété ces mots, pour que l’expression fût plus claire. — Soient séparés des choses, Philopon pense que c’était là la doctrine Pythagoricienne, qui aurait été adoptée par Platon, si l’on en croit les critiques d’Aristote contre la théorie des idées. — Soit qu’ils existent de toute autre façon, par exemple, dans les choses dont ils ne seraient pas séparés substantiellement. — Ainsi qu’on l’a démontré antérieurement, voir la Physique, l. V, ch. 5, § 4 et 14, pages 300 et 304 de ma traduction. — Ses extrémités réunies, le texte dit simplement : « ensemble ; » et ce mot peut s’entendre du lieu, aussi bien que du temps. — Leurs extrémités réunies ensemble, même remarque.
  7. § 7. La première différence, c’est-à-dire, la différence la plus apparente, celle qui frappe tout d’abord les sens ; voir la Physique, l. III, ch.7, § 28, page 114 de ma traduction. — Avec les autres oppositions de ce genre, c’est-à-dire, à droite et à gauche, devant et derrière, etc. — Il s’ensuit, la conséquence ne paraît pas très rigoureuse ; mais dans les théories d’Aristote, le mouvement en haut impliquant la légèreté, et le mouvement en bas impliquant la pesanteur, le corps ne peut avoir un lieu que s’il est ou pesant ou léger. — Ou ces deux propriétés à la fois, ceci ne se comprend bien que comparativement. Un corps est lourd par rapport à un certain corps, et léger par rapport à un autre. — L’une des deux, ainsi dans les théories d’Aristote, la terre n’a que la pesanteur, et le feu n’a que la légèreté. L’air et l’eau ont à la fois légèreté et pesanteur, selon qu’on les compare aux deux autres éléments extrêmes. — Bout à bout, le texte dit : « ensemble, » comme plus haut. — L’une mouvoir et l’autre être mue, l’expression du texte est tout aussi concise et n’est pas plus nette. — Tout en restant lui-même immobile, voir toute la théorie du premier moteur immobile dans la Physique, l. VIII, ch. 7 et 8, pages 507 et suivantes de ma traduction ; voir aussi la Métaphysique, l. XII, ch. 8, page 203, traduction de M. V. Cousin. — Les mêmes distinctions au corps qui agit, le texte n’est pas aussi formel. — Que ce qui agit meut, cette confusion de l’action et du mouvement ne se comprend bien que si l’on se rappelle les trois espèces de mouvement distinguées par Aristote : la translation, l’altération, l’accroissement. Il y a évidemment action dans tous les trois. D’ailleurs, au § suivant, Aristote marque une différence entre agir et mouvoir.
  8. § 8. Distinguer, ou encore « définir en distinguant ; » c’est le sens et la force de l’expression grecque. - En opposant, l’idée n’est pas ici très claire. La voici un peu plus développée et un peu plus nette : Agir et mouvoir ne sont pas deux termes équivalents et réciproques. Il faut les distinguer ; et pour bien comprendre la différence qui les sépare, il faut comparer deux autres termes, agir et souffrir. — Comme nous le verrons… Un corps ne souffre, l’expression du texte est tout à fait indéterminée ; il a fallu que la traduction fût plus précise. — Affection ou passion, il n’y a qu’un seul mot dans le texte. — Est simplement altéré, c’est-à-dire, sans qu’il y ait ni translation ni changement de grandeur, soit en plus soit en moins. — Dans le cas où il devient chaud, le texte est moins formel. Le corps est simplement altéré, quand de froid il devient chaud, ou que de noir il devient blanc. — A plus d’extension, le mouvement peut être de translation, d’altération et d’accroissement ; l’action ne s’applique qu’à l’altération toute seule. — Donc il est évident, cette conclusion n’est pas aussi évidente que l’auteur semble le croire, et ne résulte pas très clairement de ce qui précède.
  9. § 9. Prise dans son sens le plus général, et en même temps, le plus propre. — S’applique aux corps qui ont une position, voir plus haut, § 6. — L’un des corps en contact, le texte n’est pas aussi formel. — Que celui d’action et de souffrance, le texte dit : « Dans les choses où il y a action et souffrance. »
  10. § 10. Dans les cas les plus ordinaires, il semble que tout ce § est une digression, et qu’il ne tient pas très nécessairement à ce qui précède. — Que nous pouvons observer, ou « que nous avons devant nous. » - Avant de mouvoir aussi à leur tour, le texte n’est pas aussi formel ; mais la pensée n’est pas douteuse. — Ne touche pas l’autre, moralement ceci est possible, comme le prouve l’exemple cité à la fin du § ; mais matériellement les deux choses se touchent réciproquement ; et il est impossible qu’une chose en touche une autre sans en être touchée. L’action peut ne venir que d’un seul côté et n’être pas rendue ; mais le contact, comme le mot même l’indique, est toujours réciproque. L’exemple du moteur immobile n’est pas concluant, parce que la transmission du mouvement peut avoir lieu à distance et sans contact proprement dit. — Les corps homogènes, cette expression est un peu vague. Philopon l’explique en comprenant qu’il s’agit de corps composés de la même matière, et pouvant ainsi rendre l’action qu’ils reçoivent ; voir plus loin, ch. 7, § 5. — Ce semble, peut-être l’expression aurait dû être plus affirmative. — Il faudra qu’il touche, la théorie du moteur immobile a été développée tout au long dans la Physique, livre VIII, et dans la Métaphysique, livre XII, ch. 8. Le moteur immobile, c’est-à-dire Dieu, transmet le mouvement qu’il crée, tout autrement que le mouvement n’est transmis aux objets que notre observation peut atteindre ici-bas. Il ne semble pas probable en ce sens que Dieu touche les êtres, comme les êtres se touchent entr’eux. — Nous touche, l’expression dont je suis forcé de me servir ici ne paraît pas très convenable dans notre langue ; elle l’est sans doute davantage en grec ; mais elle n’est jamais qu’une métaphore, et ce contact moral n’a rien à faire avec les contacts matériels, dont il a été question dans tout ce chapitre.
  11. § 11. Voilà ce que nous avions à dire, on peut rapprocher toute cette théorie de celles qui sont présentées aussi, mais avec moins de développements, dans la Physique, livre V, ch. 5, § 13, et livre Vl, ch. 1, § 2. De part et d’autre, la doctrine est tout à fait la même. — Dans les objets naturels, et non dans les êtres abstraits et mathématiques.