De la Génération et de la Corruption/Livre II/Chapitre VII

La bibliothèque libre.

Suite de la réfutation d’Empédocei ; quand on nie que les éléments puissent se changer les uns dans les autres, on ne peut expliquer la formation des différentes substances organiques ; citation d’Empédocle. — La difficulté d’expliquer la formation des substances diverses n’est pas moins grande quand on admet l’unité de la matière. Indication d’une théorie nouvelle, où ce seraient les contraires qui, par leur action réciproque, formeraient toutes les substances de la nature.


Chapitre VII

§ 1.[1] J’en viens à ce qui concerne les éléments dont les corps sont composés. Tous les philosophes qui admettent un élément commun, ou qui admettent que les éléments changent les uns dans les autres, doivent nécessairement aussi reconnattre que, si l’une de ces suppositions est réelle, l’autre doit l’être également. Mais ceux qui ne veulent pas que les éléments puissent s’engendrer mutuellement, ni venir chacun de chacun, si ce n’est comme des moellons viennent d’un mur, ceux-là soutiennent une théorie absurde ; car alors, comment de ces éléments fera-t-on venir les os, les chairs ou telle autre substance analogue ?

§ 2.[2] Il est vrai que cette difficulté subsiste, et qu’à ceux qui admettent que les éléments s’engendrent mutuellement, on peut tout aussi bien demander de quelle manière les éléments en arrivent à produire quelque chose de différent d’eux-mêmes. Par exemple, si du feu vient l’eau, et si de l’eau vient le feu, c’est qu’il y a entre eux quelque sujet commun. Mais des éléments, il sort bien certainement aussi de la chair et de la moelle ; or, comment ces substances se produisent-elles ?

§ 3.[3] De quelle façon peuvent-elles se produire, d’après les théories de ceux qui suivent la doctrine d’Empédocle ? Nécessairement, il n’y a, entre ces éléments, qu’une juxtaposition comme celle des matériaux d’un mur, qui se compose de briques et de pierres ; dans un mélange de ce genre, les éléments demeurent ce qu’ils sont, et ils sont placés parties à parties les uns à côté des autres. C’est donc ainsi, d’après ces théories, que la chair et toutes les autres choses analogues se seront formées.

§ 4.[4] Mais il en résulte que le feu et l’eau ne ressortent jamais d’une des parties quelconques de la chair, de même que, dans les transformations de la cire, de telle partie peut sortir une sphère, et de telle autre, une pyramide. Tout ce qu’on voit, c’est que l’une et l’autre de ces figures peuvent tout aussi bien venir indifféremment de chacune des deux parties de la cire. C’est donc ainsi que de la chair, sortiraient les deux éléments du feu et de l’eau, et qu’ils seraient produits à la fois par une partie quelconque. Mais, avec les principes d’ Empédocle, l’explication n’est plus possible ; et il faut que chaque élément vienne d’un autre lieu, ou d’une autre partie, comme dans le mur c’est d’un lieu différent que viennent la brique et la pierre.

§5.[5] De même encore pour les philosophes qui n’admettent qu’une matière unique pour tous les éléments, il y a quelque embarras à expliquer comment une substance peut se former de deux éléments, par exemple, de chaud et de froid, ou de feu et de terre. Si la chair se compose des deux et n’est cependant ni l’un ni l’autre, ni une simple juxtaposition de ces éléments conservant leur nature spéciale, que reste-t-il donc à admettre si ce n’est que le composé qui en est ainsi formé est la pure matière ? Car la destruction de l’un des éléments produit ou l’autre élément, ou la matière.

§ 6.[6] Mais comme le chaud et le froid peuvent être plus ou moins forts, on doit dire que, quand l’un est absolument réel, en entéléchie, l’autre n’est plus qu’en puissance ; et quand le sujet n’a pas absolument l’une des deux qualités, et que le froid par exemple est à demi chaud, et le chaud à demi froid, parce que les excès dans un sens ou dans l’autre s’effacent réciproquement par le mélange, alors il n’y a pas précisément ni de pure matière, ni l’un ou l’autre de ces contraires existant absolument en réalité, en entéléchie ; il n’y a qu’un intermédiaire. Mais selon qu’en puissance l’un des deux peut être plus chaud que froid ou le contraire, dans cette même proportion le corps est en puissance deux fois plus chaud ou plus froid, ou trois fois plus, ou suivant tel autre rapport.

§ 7.[7] Ainsi, toutes les autres choses viendront du mélange des contraires ou des éléments ; les éléments eux-mêmes viendront de ces contraires qui sont, en quelque sorte, les éléments en puissance, non pas comme l’est la matière, mais plutôt de la façon qu’on vient de dire. De cette façon, le résultat qui se produit est bien un mélange, tandis que de l’autre façon c’est de la matière pure.

§ 8.[8] Du reste, les contraires aussi sont passifs, dans le sens de la définition qui en a été donnée dans nos premières recherches ; par exemple, le chaud réel est froid en puissance, et le froid en réalité est chaud en puissance également, de sorte qu’à moins d’un équilibre complet, ils changent l’un dans l’autre. De même pour tous les autres contraires qu’on voudrait citer. C’est ainsi que d’abord les éléments changent, et que d’eux ensuite viennent les chairs, les os et toutes les substances analogues, le chaud devenant froid, et le froid devenant chaud, à mesure qu’ils se rapprochent du moyen terme. Là il n’y a plus ni l’un ni l’autre des contraires ; le milieu est multiple et n’est pas indivisible. De même aussi le liquide et le sec, et les autres éléments de ce genre produisent, quand ils sont arrivés à la moyenne, la chair, les os et les autres substances analogues à celles-là.

  1. Ch. VII, § 1. Dont les corps sont composés, il s’agit donc ici non plus de la production des éléments les uns par les autres, mais de leur combinaison pour former tous les corps de la nature. — Un élément commun, c’est-à-dire la matière qui est en puissance, l’élément commun de tous les corps. — L’une de ces suppositions, c’est-à-dire que les éléments ont une matière commune, s’ils se changent les uns dans les autres ; et que s’ils changent ainsi, ils ont une matière commune. — Comme les moellons viennent d’un mur, les moellons composent le mur parce qu’ils sont juxtaposés ; ils ne sont pas combinés et fondus ensemble. De même les éléments seraient juxtaposés et ne se confondraient pas pour former les corps dans la composition desquels ils entrent. La comparaison est assez juste ; mais l’expression n’est pas assez développée ; et cet exemple, amené un peu trop brusquement a quelque chose de bizarre. — Ou telle autre substance analogue, c’est-à-dire tout à fait homogène. Dans le système qu’Aristote critique, les éléments ne peuvent être que réunis les uns aux autres ; ils ne sont pas réellement combinés.
  2. § 2. Que les éléments s’engendrent mutuellement, c’est la théorie contraire à celle d’Empédocle, qui croyait les éléments immuables. — Quelque chose de différent d’eux-mêmes, en supposant que les quatre éléments soient l’origine de tous les corps que nous observons, les corps sont fort distincts des éléments qui les forment, et c’est un problème de savoir comment ils peuvent en venir. — Si du feu vient l’eau, voir plus haut, ch. 5, § 6. — Des éléments, le texte n’a qu’une expression indéterminée.
  3. § 3. Qui suivent les doctrines d’Empédocle, et qui croient que les éléments sont immuables, sans pouvoir se changer les uns dans les autres. — Comme celle des matériaux des matériaux d’un mur, le texte est moins formel. — De briques et de pierres, les matériaux sont juxtaposés simplement et non confondus ensemble. — D’après ces théories, j’ai ajouté ces mots, pour compléter la pensée. — Toutes les autres choses analogues, c’est-à-dire toutes celles où, à cause de leur homogénéité absolue, on ne peut plus distinguer les éléments qui ont contribué à les former. On pourrait d’ailleurs donner aussi à cette phrase une tournure interrogative.
  4. § 4. Mais il en résulte, j’ai conservé l’indécision du texte. — Ne ressortent jamais, sous entendu « ensemble », c’est-à-dire que le feu et l’eau juxtaposés simplement ne sont jamais absolument confondus dans les composés qu’ils forment. — D’une des parties quelconques de la chair, où ils seraient complètement identifiés. — Dans les transformations de la cire, le texte n’est pas aussi formel. — De chacune des deux parties de la cire, même observation. — D’Empédocle, j’ai ajouté ces mots, qui me paraissent ressortir du contexte. — L’explication n’est plus possible, le texte n’est pas aussi précis. — D’un autre lieu, l’expression de Lieu revient ici à celle de Partie : et l’exemple qui suit fait bien comprendre le sens. La brique est placée à côté de la pierre ; et c’est dans un autre endroit, dans une autre place du mur.
  5. § 5. Qui n’admettent qu’une matière unique, il semble que c’est bien là la théorie particulière d’Aristote, puisqu’il admet que tous les éléments peuvent se changer les uns dans les autres ; mais il ne croit pas cette théorie même à l’abri de toute critique. — Une substance, le texte dit simplement : « quelque chose. » — Est la pure matière, j’ai ajouté le mot Pure, qui n’est pas dans l’original, mais qui me paraît ressortir de tout le contexte. La pure matière est ici la matière abstraite, la matière eu puissance. — De l’un des éléments, le texte est moins formel. — Ou la matière, sous-entendu : « en simple puissance. » Les deux éléments s’annulent dans le composé qu’ils forment, et il ne reste que la matière des deux à l’état de non-être.
  6. § 6. On doit dire, la phrase pourrait être interrogative aussi bien qu’affirmative. — Absolument réel, en entéléchie, il n’y a qu’un seul mot dans le texte. — Par exemple, j’ai ajouté ces mots. — Dans un sens ou ou dans l’autre, le texte n’est pas aussi formel. — De pure matière, même remarque qu’au § précédent. — Qu’un intermédiaire, d’ailleurs très difficile à fixer, puisqu’il dépendrait de la sensibilité de chacun des observateurs. — L’un des deux, le texte n’est pas plus précis.
  7. § 7. Toutes les autres choses, c’est-à-dire tous les corps composés, les mixtes, tels que nous les observons dans la nature entière. — En quelque sorte les éléments, j’ai ajouté ces deux derniers mots, d’après le sens donné par le commentaire de Philopon. — Comme l’est la matière, qui n’est rien qu’en puissance et qui n’a pas de réalité, tandis que les contraires en ont une. — Qu’on vient de dire, dans le § précédent. — Est bien un mélange, de deux substances réelles qui en forment une nouvelle en se mélangeant. — De la matière pure, j’ai ajouté ce dernier mot.
  8. § 8. Dans nos premières recherches, voir plus haut, § 6. Philopon croit qu’il s’agit de la théorie de l’action et de la passion développée dans le premier livre ; voir plus haut, livre 1, ch. 7, § 5. — Le chaud réel, on pourrait encore traduire : « Le corps qui est chaud en réalité, etc. » — Le froid en réalité, ou bien « Le corps qui en réalité et actuellement est froid. » - A moins d’un équilibre complet, le texte dit simplement : « S’ils ne sont pas égaux. » — Ils changent l’un dans l’autre, c’est-à-dire que l’un peut remplacer l’autre successivement, l’un des contraires devenant actuel et réduisant l’autre à n’être qu’en puissance. — Qu’on voudrait citer, j’ai ajouté ces mots. — Changent, les uns dans les autres. — Viennent les chairs, les os, aujourd’hui, la chimie organique reconnaît également que les composés viennent de la combinaison des corps simples ; seulement les corps simples ne sont plus ceux qu’admettait l’antiquité ; et la science peut dé-montrer par des analyses exactes comment les combinaisons se for-ment. — A mesure, le texte dit simplement : u quand » etc. -- Des contraires, j’ai ajouté ces mots. — Ce milieu est multiple, voir sur cette théorie la Physique, livre VIII, ch. 12 § 9, page 532 de ma traduction, et aussi livre V, ch. 1, § 12, page 280. — Et il n’est pas indivisible, ce qui ne lui permettrait pas d’avoir successivement les qualités contraires. — De même aussi le liquide et le sec, ceci semble une répétition de ce qui vient d’être dit un peu plus haut sur tous les autres contraires.